SotDH T4 - CHAPITRE 4 : PARTIE 2

Voeu (2)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Jinya entendait l’averse tomber. Il n’avait même pas réalisé qu’il pleuvait dehors. Les épaules d’Ofuu étaient légèrement mouillées, preuve qu’elle l’avait cherché sous l’averse.

— Je te cherchais, dit-elle.

Il allait lui demander pourquoi, mais se ravisa. Il n’y avait en réalité aucune raison pour qu’elle ne le fasse pas. Elle savait qu’il était un démon. Elle-même en était un. Sa transformation n’avait sans doute rien eu d’étonnant pour elle. Elle se tenait là, fidèle à elle-même, gracieuse comme toujours, malgré son apparence grotesque et dissymétrique.

— Je suis surpris que tu aies deviné où j’étais allé.

— Je ne savais pas. J’ai juste fait le tour des endroits où je pensais que tu pourrais être.

Elle eut un petit rire et vint s’asseoir près de lui.

Un démon et une jeune femme assis côte à côte. Le duo formait un couple étrange et mal assorti.

— Tu vas bien ? demanda-t-elle.

— Ce n’est pas ça qui me tuera.

— Tu sais bien que ce n’est pas ce que je voulais dire.

Il n’y avait aucune animosité dans sa voix, et Jinya ne sut que répondre.

Ils restèrent assis en silence un long moment, mais ce silence n’avait rien d’oppressant. Il était même apaisant. C’était précisément parce qu’ils étaient tous deux des démons qu’ils pouvaient comprendre et soulager la douleur de l’autre sans prononcer un mot.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? demanda soudainement Ofuu, comme si la question venait tout juste de lui revenir en tête.

Jinya ne pouvait plus rester à Edo maintenant que son identité avait été révélée. Il valait mieux qu’il parte au plus vite, mais il lui restait une chose à accomplir.

— Je dois abattre Tsuchiura… ce démon de tout à l’heure.

Sa voix était faible, dénuée de force.

Ofuu ne réagit pas, baissant simplement un peu les yeux. Était-elle surprise par sa réponse, ou bien s’y attendait-elle ? Il ne pouvait rien lire sur son visage. Mais sa voix trahissait une inquiétude sincère.

— …Tu ne peux pas. Tu n’as même pas réussi à le blesser.

Elle avait raison. En l’état, Jinya n’avait aucun moyen de briser l’Inébranlable de Tsuchiura. Et pourtant, il devait tuer ce démon. Car celui-ci poursuivait Naotsugu sur ordre de Yasuhide.

Yasuhide avait finalement envoyé son pion démoniaque en action. S’il le laissait agir à sa guise, Tsuchiura risquait bien d’écraser tous les loyalistes impériaux du camp anti-shogunat. Que Naotsugu meure au cours d’un conflit, Jinya pouvait encore l’accepter. Mais pas de la main d’un démon.

— Même ainsi, je ne peux pas fuir. Ce serait trahir tout ce en quoi je crois, dit Jinya d’un ton résolu, sans chercher à se justifier davantage.

Le silence qui suivit n’avait plus rien de l’apaisement précédent. Il était tendu, et la pluie semblait redoubler d’intensité. Son écho résonnait plus fort encore dans le calme du temple.

— Jinya-kun…

Ce fut Ofuu qui rompit ce long silence. Sa voix trahissait une certaine hésitation, mais aussi une ferme détermination.

— Je me le suis toujours demandé… pourquoi combats-tu les démons ?

Sa question était franche, directe. Son regard était sérieux, bien loin d’une simple curiosité de passage.

À bien y réfléchir, il ne lui avait encore jamais parlé de son passé. Et après tout, pourquoi ne le ferait-il pas ? Il pouvait bien lui faire confiance.

Sans la regarder, il se mit à parler, par bribes.

— Cela remonte à plus de vingt ans, maintenant. À l’époque, je vivais dans un village nommé Kadono…

Il se lança alors dans le récit honteux de son passé, celui d’un homme incapable de protéger qui que ce soit. Le récit d’un être pathétique.

— Kadono produisait du fer, mais je n’avais pas le talent pour devenir forgeron. J’ai eu la chance de montrer un certain potentiel au sabre, alors je suis devenu le gardien d’Itsukihime… la prêtresse de notre village.

— Une prêtresse…

— Oui. Elle s’appelait Byakuya.

Il fut surpris par la douceur avec laquelle il avait prononcé ce nom, comme s’il allait se laisser emporter par la pluie. Ofuu avait sûrement perçu la tendresse dans sa voix. Une légère gêne suivit, accompagnée d’un bref silence.

— Tu… l’aimais ? demanda Ofuu.

— …Oui.

C’était une femme qui avait renoncé à tout espoir de bonheur personnel pour le bien du village. Jinya la respectait profondément, et il avait juré de la protéger.

Mais il avait échoué.

— Un jour, des démons ont attaqué le village. J’ai tenté d’accomplir mon devoir de gardien de prêtresse, mais j’ai échoué et tout perdu. Le démon qui l’a tuée est reparti en jurant de plonger le monde dans le chaos.

La nuit où tout cela s’était produit remontait à bien longtemps, désormais. Il n’avait pas su protéger la femme qu’il aimait. Il avait perdu la famille qu’il chérissait. Son devoir, autrefois si noble, avait été souillé. Une seule chose lui restait.

— J’ai ressenti de la haine. Une haine implacable pour le démon qui m’avait tout pris. On m’a dit que ce démon deviendrait un jour le Dieu Démon, un seigneur des ténèbres, et qu’il reviendrait à Kadono dans plus de cent ans. Alors je me suis fait la promesse de l’arrêter. Depuis, je ne vis plus que pour cela.

C’était la raison pour laquelle il recherchait la puissance, afin de pouvoir un jour faire face à cette calamité qui menacerait l’humanité tout entière. Il voulait être assez fort pour ne plus douter de sa haine.

— Je combats les démons pour les dévorer et m’approprier leur force. Mon seul objectif est de devenir plus fort.

Il aurait menti en prétendant que tous ces meurtres ne signifiaient rien pour lui. Il tenait à beaucoup de ceux qu’il avait dévorés, Mosuke, Yuunagi, et pourtant, il les avait consumés malgré tout. Car tel était le chemin qu’il avait choisi.

— Le démon qui a tué Byakuya s’appelle Suzune… et c’était ma petite sœur

Rien qu’à prononcer ce nom, la colère se ralluma en lui. Sa haine n’était même plus une émotion, mais une composante même de son être. Comme on ne pouvait s’empêcher de respirer, il lui était impossible de renoncer à sa haine, peu importe combien il tentait de lui pardonner.

— Alors… tu veux devenir plus fort pour pouvoir tuer ta sœur ? demanda Ofuu, allant droit au but.

Sa voix était calme, posée, sans la moindre trace de jugement.

— …Qui sait ?

Elle baissa légèrement les yeux, visiblement déçue par sa réponse. Il n’y avait pas de colère dans son regard, mais Jinya y lut une forme de tristesse. Comme si elle pensait que cette réponse signifiait qu’elle n’était pas digne d’entendre ses véritables sentiments. Mais ce n’était pas cela. Il ne savait tout simplement pas ce qu’il ressentait réellement, encore moins comment l’exprimer.

— Je ne suis pas quelqu’un à qui tu peux te confier ? demanda-t-elle.

— Non. Je te fais confiance. Je ne sais juste pas quoi répondre.

La haine qui brûlait en lui l’empêchait de pardonner à Suzune. Mais le bonheur qu’ils avaient partagé autrefois l’empêchait aussi de la tuer. Il avait avancé jusque-là sans jamais vraiment savoir quel était le sens de tout cela.

— Je vois… Dans ce cas, laisse-moi te poser une dernière question.

Elle n’insista pas face à son excuse vague et hocha doucement la tête, comme si elle comprenait. Trouvant sa réaction étrange, il leva les yeux vers elle, et vit qu’elle le regardait droit dans les yeux.

— Je comprends que tu combattes les démons pour devenir plus fort, dans le but d’arrêter ta sœur. Mais alors… pourquoi veux-tu l’arrêter ?

À cette question, son esprit se vida. Pourquoi voulait-il l’arrêter ? Qu’est-ce qui l’avait poussé à suivre cette voie ?

— Je n’arrive pas à comprendre, dit-elle. — Pourquoi avoir choisi un chemin qui pourrait t’obliger à tuer ta propre sœur ?

— Je…

— Est-ce pour protéger les gens ?

C’était bien l’une de ses raisons, autrefois. Lorsqu’il avait quitté Kadono, Jinya avait dit au chef du village qu’il arrêterait le Dieu Démon pour empêcher la destruction du monde. Mais depuis, cet objectif lui semblait vide de sens.

— Ou bien est-ce parce que tu détestes cette Suzune-san ? Est-ce une vengeance que tu poursuis ?

Il ne pouvait nier que la vengeance avait joué un rôle. C’était elle qui avait tout déclenché, après tout. Mais si elle avait été sa seule motivation, jamais il ne serait aussi tourmenté aujourd’hui.

Il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il voulait arrêter Suzune, mais il savait qu’il devait être celui qui mettrait un terme à tout cela. Qu’il s’agisse de lui pardonner ou de la tuer, cela devait venir de lui. Il chercha en lui une réponse, mais ne trouva rien de satisfaisant. Pourtant, il sentait qu’une explication existait quelque part au fond de lui. Et en fouillant, il parvint à remonter jusqu’à ces mots qu’il avait prononcés autrefois :

— C’est moi qui l’ai conduite à un tel destin. Alors je dois réparer les choses.

Et là, il comprit. La vérité qu’il portait en lui, mais qu’il avait toujours refusé d’admettre, venait enfin d’émerger.

— C’est donc ça ? Tu la détestes à ce point ? demanda Ofuu.

 

Peut-être qu’à ses yeux, vouloir tuer sa propre sœur pour une telle raison relevait de la folie.

— Non. Ce n’est pas ça.

Jinya secoua la tête.

Ofuu lui avait appris tant de choses sous prétexte de lui parler de fleurs. Elle s’était donnée beaucoup de mal pour lui offrir un endroit afin qu’il se sente comme chez lui. Il était trop maladroit pour le dire franchement, mais il lui en était profondément reconnaissant. Il pouvait bien lui révéler sa faiblesse.

— J’aime toujours Suzune, poursuivit-il. Mais cette haine en moi ne disparaît pas. Je la sens encore maintenant… cette rancœur, cette malveillance. Je l’aime de tout mon cœur, et pourtant, je ne peux pas m’empêcher de la haïr.

Les paroles de Suzune l’avaient sauvé cette nuit de pluie, il se souvenait encore de la chaleur des jours qu’ils avaient partagés. Mais cette haine inextinguible qu’il portait en lui effaçait tout.

— Rien que l’idée de la tuer me fait hésiter. Des décennies ont passé, et je ne sais toujours pas ce que je veux vraiment faire.

Toutes ces années, il avait erré sans but. Mais à présent, il comprenait. Il savait enfin contre qui il voulait vraiment brandir son sabre.

— Et pourtant, j’ai juré de l’arrêter. Je suis sûr que ce n’était ni par haine pour elle, ni pour protéger les autres.

Il était prêt, désormais, à faire face à la vérité.

Il n’avait pas emprunté ce chemin par un noble désir de protéger le monde.
Il ne l’avait pas non plus fait par vengeance contre celle qui avait tué la femme qu’il aimait.

— …Je voulais simplement assumer la vie que j’ai choisie.

C’était lui, Jinya, qui avait poussé sa petite sœur douce et angélique à maudire à ce point l’humanité tout entière. Voilà pourquoi il devait l’arrêter. C’était la seule manière, pensait-il, de se racheter pour sa faute.

La vengeance, le salut des autres, tout cela n’était qu’un prétexte. Il voulait seulement faire quelque chose contre la faiblesse qu’il voyait en lui, reflétée à travers Suzune.

Il n’avait pas su remplir son rôle de protecteur. Puis il avait détruit de ses propres mains ce qui restait. Il s’était abandonné à la haine, était devenu un démon abject, un être sans but ni signification.

Celui contre qui il voulait vraiment pointer sa lame, c’était lui-même.

— …Je suis pitoyable. Je veux la tuer, et en même temps, je veux lui pardonner. Les deux sont vrais. Mais cette contradiction, ce n’est qu’un moyen pour moi de dissimuler ma faiblesse.

Il afficha un sourire vacillant, qui jurait avec son apparence monstrueuse.

— Je finirai sûrement de la pire des façons. Je ne pourrai jamais me détacher de cette haine… La vie que j’ai choisie était une erreur.

La vérité qu’il venait de découvrir sur lui-même était hideuse, honteuse. Il avait tué sans même en prendre conscience. Et pour quoi ? Il baissa la tête, défiguré par une grimace de dégoût envers lui-même.

— Dieu merci.

Ofuu se blottit un peu plus contre Jinya et poussa un soupir de soulagement.

— Tu es bien le Jinya-kun que je connais. Celui qui sait reconnaître ses fautes.

Elle lui adressa un doux sourire, pour montrer que ses paroles n’étaient pas vides de sens.

— Est-ce vraiment si important de toujours faire ce qui est juste ?

Une brise froide traversa la pluie et pénétra dans le temple. Elle était rude, mais son souffle semblait doux. C’était sans doute elle, Ofuu, qui avait rendu le vent plus clément. Sa simple présence rendait le monde plus tendre.

Elle poursuivit :

— Mon père a tout abandonné pour moi. Maintenant que je connais la vérité, je comprends que c’était une erreur de sa part, en tant qu’humain.

— Ofuu, ce n’est pas…

— Ne dis rien. C’est la vérité… À cause de son choix, quelqu’un a beaucoup souffert.

Naotsugu admirait profondément son grand frère. Que Sadanaga l’ait rayé de sa vie sans un mot relevait d’une cruauté impardonnable. Et même si Ofuu adorait son père, elle acceptait de l’admettre, tout en affichant, malgré tout, ce même beau sourire.

— Et pourtant, ce qu’il a fait m’a sauvée.

Son sourire avait l’éclat d’une fleur en pleine floraison. Un sourire que Jinya connaissait bien, et qui ne cessait de le captiver.

— Faire ce qui est « juste » n’est pas toujours ce qu’il y a de mieux. Moi, en tout cas, je ne serais pas là si mon père avait fait ce qui était juste.

Elle acceptait les failles de Jinya, lui disant que se tromper, c’était permis. Ses paroles, pleines de chaleur, vinrent résonner au plus profond de lui.

— Tu te bats pour tuer ta sœur, tu absorbes des démons pour voler leur force, tout ça pour des raisons égoïstes… Oui, tu as pris la mauvaise voie.

Jinya n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. Au fond, tout ce qu’il avait accompli n’avait mené à rien. Il serra les lèvres et baissa la tête. Mais Ofuu haussa le ton en le voyant ainsi.

— Et pourtant, tu as sauvé des gens.

Il s’apprêtait à la contredire lorsque le sol grinça. Il leva les yeux, et vit deux silhouettes entrer dans le temple.

— Que faites-vous ici, tous les deux ?

C’était Naotsugu, l’air gêné, comme s’il ne savait quelle expression afficher, et Nomari, dont les yeux étaient pleins de larmes. Leurs regards serrèrent le cœur de Jinya.

— Désolé. En vérité, on écoute depuis un moment, répondit Naotsugu.

— Ces deux-là te cherchaient aussi, Jinya-kun, dit Ofuu. — Ils veulent s’excuser.

Naotsugu tremblait encore de peur face à Jinya. Et pourtant, au lieu de reculer, il le regarda droit dans les yeux.

— Je vais être franc. Ta forme me terrifie. Être proche d’un être aussi puissant, bien au-delà de l’humain, me donne envie de fuir sur-le-champ.

— Je comprends… répondit Jinya.

Il ne lui en voulait pas. Tout le monde redoutait la mort, et les esprits comme les démons étaient connus pour faucher la vie des imprudents.

— Comme tu peux le voir, je suis un monstre. Ta peur est légitime.

— Non ! s’écria Naotsugu, à la surprise de Jinya. — Tu doutes, tu te questionnes sur ce qui est juste, et pourtant tu continues à suivre le chemin que tu as choisi. En cela, tu n’es pas différent de moi. Tu es peut-être un démon, mais tu n’es pas un monstre !

Jinya resta sans voix, bouleversé par l’intensité de ses paroles. Des larmes scintillaient dans les yeux de Naotsugu, et ses dents serrées trahissaient sa tension, mais jamais il ne détourna le regard.

— Jin-dono, tu es mon ami. Je t’ai fui trop de fois déjà, mais cette fois, je ne le ferai pas. Je veux rester ton ami jusqu’au bout.

Il avait le visage en larmes, nez coulant, dans un état pitoyable, et pourtant, il restait digne. Son plaidoyer maladroit alla droit au cœur de Jinya.

— Père !

Nomari se jeta contre lui pour le serrer dans ses bras, alors qu’il restait figé, incapable de réagir. Elle s’accrocha à lui, comme seul un enfant pouvait le faire, ce qui ne fit que le déstabiliser davantage.

— Nomari… Tu n’as pas peur de moi ?

Elle secoua la tête de toutes ses forces. Elle pleurait. Ses petits yeux ruisselaient, et des larmes coulaient le long de ses joues. Jinya voulut les essuyer, mais il se retint. Il n’osait pas la toucher avec ses mains.

— Père… Père…

Jamais il ne l’avait vue dans un tel état. C’était une enfant sage, probablement à cause des circonstances de sa vie. Il n’aurait jamais cru qu’elle puisse se montrer aussi bouleversée.

— Je n’ai pas peur, alors ne pars pas, d’accord ?

Il comprit enfin la raison de son attitude. Elle ne craignait pas qu’il soit un démon, elle avait peur qu’il disparaisse de sa vie.

Quelle absurdité.

Celui qui avait eu peur, en réalité, c’était lui. Terrifié à l’idée que Nomari l’abandonne, il avait préféré s’éloigner d’elle en premier.

— Tu es vraiment un papa poule, Jin-dono.

— C’est vrai. Il a suffi d’entendre Nomari l’appeler « père » pour qu’il fasse cette tête-là.

Naotsugu renifla avant de parvenir à sourire. Ofuu observait le père et la fille avec chaleur.

Jinya leva la main pour toucher son visage. Ce qu’il sentit, ce ne fut pas le rictus amer qu’il s’attendait à trouver, mais un sourire débordant de bonheur. Gêné, il garda le silence.

Lorsqu’ils le remarquèrent, Ofuu laissa échapper un petit rire, et Naotsugu se mit à rire franchement. Nomari cessa enfin de pleurer dans ses bras, et l’ambiance devint presque semblable à celle qu’ils partageaient au Kihee, malgré le fait qu’ils se trouvaient dans un temple délabré.

— Tout ça, c’est grâce au mauvais chemin que tu as pris, Jinya-kun. Ce n’est pas si terrible, pas vrai ?

Ofuu lui adressa un clin d’œil malicieux qui lui rappela immédiatement son père. Même sans lien de sang, une partie de sa personnalité s’était transmise à elle.

— Non… Non, ce ne l’est pas.

Le sourire sur son visage était simple et sincère. Il n’avait pas souri ainsi depuis sa jeunesse.

Un rêve ancien refit surface dans son esprit.

Mais tu ne vas pas rester ici avec moi, n’est-ce pas, Jinta ?

Dans ce rêve, Shirayuki lui avait dit qu’il continuerait à vivre ainsi, suivant une voie qui ne laissait aucune place pour les sentiments qu’il avait pour elle. Elle lui avait aussi dit qu’un jour, il comprendrait enfin le sens de tout cela, même après avoir tant perdu. Elle avait toujours su trouver les mots.

Il avait perdu son foyer, sa famille, la femme qu’il aimait. Il avait tant perdu, assez pour être encore accablé par le désespoir après toutes ces années. Et s’il poursuivait sa route, il finirait sûrement par perdre encore davantage. Pourtant, il n’avait pas eu tort de prendre cette voie. Même tordu, son parcours lui avait permis de rencontrer des gens capables d’accepter sa nature démoniaque, sa faiblesse et sa forme hideuse.

Il avait été trop aveuglé par sa culpabilité pour voir que quelque chose de bon était né de tout cela.

Ne t’inquiète pas. Mes sentiments seront toujours à tes côtés. Maintenant, va, accomplis ton but.

Il ne croyait pas que tout ce qu’il avait fait était juste. Il avait trop piétiné pour pouvoir l’affirmer. Mais ce qu’il avait préservé, ce qu’il avait trouvé en chemin, prouvait qu’il n’était pas vide. Tel qu’il était à présent, il pouvait accepter de ne pas s’être complètement trompé.

Son corps, qui lui semblait si lourd quelques instants plus tôt, retrouva peu à peu de la vigueur. La douleur persistait, mais elle ne serait pas un obstacle.

Il demanda à Nomari de s’écarter un moment, puis se redressa lentement. Toujours difforme et monstrueux, il se tint debout avec fierté.

— Jinya-kun…

— Je l’admets. J’ai utilisé ma haine comme excuse pour me justifier. C’était une erreur.

Il avait cru poursuivre son but avec sincérité, mais en vérité, il était resté figé. Pourtant, tout n’avait pas été vain.

— Mais ce n’est pas pour autant que le Dieu Démon n’apparaîtra pas un jour. Je ne serai probablement jamais libre de ma haine, et je continuerai à me battre pour tuer Suzune. Mais malgré cela…

Ses mains étaient couvertes de sang, mais peut-être pouvaient-elles servir à autre chose qu’à tuer.

— …peut-être ai-je le droit, moi aussi, de vouloir protéger les autres.

Il regarda les trois personnes devant lui et leur sourit.

— Tu as déjà protégé beaucoup de gens, Jinya-kun. Tu ne voulais simplement pas le reconnaître.

— Je vois… Même si j’ai emprunté le mauvais chemin, j’ai quand même pu faire un peu de bien.

Son chemin était né de mauvaises raisons, mais il ne l’avait pas entièrement égaré. Le sourire d’Ofuu suffisait à lui donner envie d’y croire.

— …Il est temps que je parte, déclara Jinya.

À présent qu’il pouvait de nouveau bouger, un démon restait à éliminer. Il ne pouvait pas laisser Tsuchiura agir librement, pour le bien de Naotsugu.

Naotsugu baissa les yeux, plein de remords.

— Je suis désolé… En fin de compte, c’est encore toi qui dois tout régler.

— Ne t’en fais pas pour ça. Tu pars pour Kyôto. Tu n’as pas de temps à perdre avec ces sottises.

— Mais…

— Il faut un voleur pour attraper un voleur. Et un démon pour arrêter un démon.

— Je… Merci, Jin-dono.

— Aucun souci. C’est ce que je suis censé faire. Toi aussi, fais ce que tu as à faire, en tant qu’humain, et en tant que samouraï.

Leurs buts n’étaient pas différents parce que l’un était un démon et l’autre un homme, mais parce qu’ils avaient chacun choisi leur propre voie. Naotsugu le comprenait à présent, et il pouvait le laisser partir sans honte.

— Prends soin de Nomari pour moi, Ofuu. Et sois bien sage, d’accord, Nomari ?

— D’accord, Père.

Jinya ébouriffa les cheveux de Nomari. Elle sourit, toute joyeuse, alors qu’elle pleurait encore quelques instants plus tôt. Les émotions d’un enfant sont imprévisibles.

Il passa devant eux et s’apprêta à quitter le bâtiment du temple.

— Prends soin de toi, Jinya-kun. Et reviens-nous sain et sauf. On t’attendra, dit Ofuu.

Elle était toujours un peu inquiète quand elle le voyait partir.

Et lui répondait toujours de la même manière, non pas par des mots, mais par un léger signe de la main.

Il s’éloigna sans se retourner, quitta le bâtiment, puis s’engagea sous la pluie pour traverser les terrains délaissés du vieux temple.

Humain, dans quel but manies-tu ta lame ?

Il entendit cette voix mêlée à la pluie, une question que lui avait posée, autrefois, l’être à qui appartenait ce bras gauche monstrueux. À l’époque, il avait répondu : « Pour les autres. Je me bats pour protéger les autres, et rien d’autre. »

Quelle naïveté. Il y croyait vraiment, en ce temps-là. Mais quelque part, au fil de son long périple, il avait perdu cette prétention à dire qu’il agissait pour autrui. Il ne pouvait plus revenir à cet âge où ses sentiments étaient si simples.

Et pourtant, peu à peu, les choses qu’il voulait protéger s’étaient multipliées. Il y avait des êtres que même ses mains couvertes de sang pouvaient encore sauver.

Cette prise de conscience le rendit un peu plus fort. Jusqu’à présent, toute sa force avait été vouée à tuer des démons et arrêter sa sœur. Il s’était acharné à gagner en puissance tout en feignant d’ignorer sa propre faiblesse.

Mais désormais, ce serait différent. Grâce à la force que ces trois-là lui avaient donnée, aussi ténue fût-elle, il pourrait enfin proclamer fièrement qu’il voulait protéger les autres, chose qu’il n’avait jamais pu affirmer avec certitude auparavant.

La pluie continuait de tomber, battante et tenace. La nuit l’enveloppait si bien qu’il ne voyait même plus le chemin devant lui.

Et pourtant, il ne vacilla pas.

Il avança, d’un pas sûr.

La pluie froide le battait de plein fouet, mais il se sentait réchauffé par une chaleur qu’il n’avait plus connue depuis sa jeunesse.

 

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