SotDH T4 - CHAPITRE 4 : PARTIE 1
Voeu (1)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Il ne voulait pas devenir plus fort.
Il voulait simplement un corps qui ne le trahirait jamais.
Je m’en souvenais encore aujourd’hui. Nous contemplions un paysage splendide. Nous passions nos nuits au bord de la rivière, à écouter son doux murmure tout en discutant. Je l’aimais et elle m’aimait. Ce n’était pas une vie parfaite, mais cela me suffisait.
Ce jour-là, elle m’appela comme elle le faisait toujours, et je gravis la petite colline pour la rejoindre. Elle m’accueillit avec un sourire et me dit « Je t’aime » d’une voix triste.
Mon cœur se mit à battre plus vite, juste avant qu’une douleur fulgurante ne me traverse. Je me retournai et vis plusieurs hommes brandissant des sabres ensanglantés. J’avais été poignardé. Et pourtant, elle ne sourcilla même pas.
Je compris alors que tout cela n’était qu’un complot depuis le début. J’avais été dupé.
Des douleurs aiguës et sourdes m’assaillirent. Était-ce mon corps qui souffrait ainsi, ou bien autre chose ? Quelque chose se brisa en moi alors que ma conscience se dérobait.
« Sale démon. » Les hommes proférèrent des insultes en me tailladant.
Au moment même où je compris que j’allais mourir s’ils me laissaient ainsi, mon corps se mit à bouger de lui-même. Je me laissai submerger par la haine et abattis les hommes, ne laissant derrière moi qu’un amoncellement de cadavres ensanglantés.
Mais je ne pus m’arrêter.
Je ressentis une étrange sensation dans les doigts, puis je vis que ma main l’avait transpercée. Peut-être était-ce ce qu’elle méritait, une juste fin pour celle qui avait tenté de me tuer.
Mais elle souriait encore, comme je le savais déjà.
D’une voix empreinte de remords, elle dit :
— Je suis désolée. Je n’ai pas su être forte comme toi…
Sans m’en rendre compte, je saisis sa main et sentis la vie la quitter.
La seule chaleur que je percevais provenait de son sang sur ma peau, tandis que son corps devenait de plus en plus froid.
Ce ne fut qu’alors que je repris mes esprits et réalisai ce que j’avais fait.
Puis tout s’effaça dans le noir.
Le rêve prit fin.
Mais chaque fois que je fermais les yeux, je retournais dans ce magnifique paysage que nous avions contemplé ce jour-là.
C’est pour cela que j’ai formulé un vœu…
***
Des visions d’un passé désormais ancien et dénué de sens traversèrent l’esprit de Tsuchiura. Son expression resta impassible tandis qu’il chassait les pensées liées à la femme qu’il avait autrefois connue.
Il se rappela combien ces souvenirs étaient désormais vides de sens…et reporta son attention sur la tâche qui l’attendait. Il releva la tête et posa les yeux sur le seigneur à qui il avait juré loyauté.
— Te voilà de retour, Tsuchiura. Comment cela s’est-il passé ?
Les deux hommes se trouvaient dans une pièce au sol couvert de tatamis, au domaine des Hatakeyama.
À une distance d’un ken[1] devant Tsuchiura était assis un homme aux petits yeux ronds dont le visage s’était récemment couvert de rides : Hatakeyama Yasuhide. Ce dernier affichait un sourire de façade en dévisageant Tsuchiura comme s’il l’évaluait.
— Veuillez me pardonner, mais Miura Naotsugu s’est échappé, dit Tsuchiura en s’inclinant si bas que son front toucha le tatami.
Il avait été envoyé pour tuer Miura Naotsugu sur ordre de Yasuhide, mais Jinya s’en était mêlé et l’avait contraint à battre en retraite, couvert de honte.
— J’assume l’entière responsabilité de cet échec. Je suis prêt à recevoir la punition que vous jugerez appropriée.
Tsuchiura était sincère, mais Yasuhide écarta cette idée d’un ton léger.
— Tsuchiura, je ne doute pas de ta loyauté. Je sais que tu mérites ma confiance, et ce n’est pas un simple échec qui y changera quoi que ce soit. Nous n’avons qu’à réessayer.
Yasuhide paraissait ne pas accorder d’importance à cet incident, mais Tsuchiura n’était pas assez naïf pour croire une seconde que son seigneur fût clément.
Yasuhide était un homme capable de se débarrasser sans hésiter de ses pions inutiles. En un sens, cela faisait de lui quelqu’un de plus impartial que quiconque.
Hommes ou démons, Yasuhide ne gardait auprès de lui que ceux qui lui étaient utiles. Il s’abstenait de punir Tsuchiura parce qu’il savait que le démon lui était encore utile. Tsuchiura voyait bien qu’il avait la confiance de cet homme, et il était prêt à tout pour la conserver.
— Merci, Yasuhide-sama. La prochaine fois, je tuerai Miura Naotsugu, sans faute.
— Oh, ne t’en préoccupe plus. Je veux que tu partes maintenant pour Kyôto.
— Kyôto ?
— Oui. La ville est en plein chaos. Le seigneur Matsudaira y contient tant bien que mal les factions anti-shogunat, mais ce n’est pas sans peine. On a besoin de ta force là-bas.
Matsudaira Katamori, seigneur féodal du domaine d’Aizu, était le Commissaire militaire de Kyōto. Il s’appuyait sur le Shinsengumi, qu’il dirigeait, pour maintenir l’ordre. Katamori soutenait la politique de « l’union de la cour impériale et du shogunat », ce qui faisait de lui un adversaire des anti-shogunat. Cependant, à mesure que le temps passait, la chute du shogunat se faisait de plus en plus inévitable. Avec la formation de l’alliance Satsuma-Chôshû et les révoltes paysannes qui éclataient un peu partout dans le pays, le shogunat et le fidèle domaine d’Aizu se retrouvaient peu à peu acculés.
La situation était grave, et pourtant Yasuhide n’affichait pas la moindre trace d’inquiétude.
— J’ai déjà envoyé une centaine de démons mineurs à Kyôto. Je veux que tu les rejoignes et que tu élimines discrètement nos ennemis là-bas. Sers-toi des démons que j’ai envoyés comme de simples pions.
— À vos ordres… Puis-je vous demander où vous avez trouvé autant de démons ?
— Oh, il y avait une liqueur assez curieuse qui circulait. Hélas, elle n’est plus disponible, mais j’ai su tirer parti de ce que j’avais.
Tsuchiura ne comprit pas la réponse, mais il n’insista pas. Il avait reçu ses ordres, et cela lui suffisait. Yasuhide lui avait accordé sa confiance, il lui appartenait donc de lui obéir pour ne pas trahir cet engagement. Telle était la ligne de conduite de Tsuchiura.
À vrai dire, les affaires politiques du pays ne l’intéressaient en rien. Il servait Yasuhide pour une seule et unique raison : rembourser sa dette envers l’homme qui l’avait recueilli alors qu’il n’était qu’un vagabond trahi par les humains.
Cela remontait à plus de dix ans, désormais. Yasuhide lui avait tendu la main en disant : « Aie confiance en moi. Démons et samouraïs ne sont plus que des vestiges d’un monde ancien, balayés par le cours du temps. Cela fait de nous des semblables. Et si nous unissions nos forces ? »
Bien qu’il fût humain, Yasuhide possédait une force dont Tsuchiura était dépourvu. Il était arrogant, mais méritait malgré tout son respect. Tsuchiura aspirait à lui ressembler, fort et inébranlable.
— Je vais prendre congé. Je pars pour Kyôto et éliminerai tous ceux qui s’opposent à vous, déclara Tsuchiura.
— Je compte sur toi.
Tsuchiura s’apprêtait à quitter la pièce, mais s’arrêta. Hésitant, il demanda :
— Yasuhide-sama, puis-je me permettre… Était-il vraiment nécessaire d’attaquer Miura Naotsugu en présence du rônin, et de révéler ma véritable nature ?
Ce n’était pas un hasard si Tsuchiura avait attaqué Naotsugu alors qu’il marchait dans la rue avec Jinya. L’ordre de Yasuhide était clair : tuer Naotsugu alors qu’ils étaient ensemble. Une instruction difficile à comprendre, car Jinya ne manquerait pas d’intervenir. Il aurait été bien plus simple de s’en prendre à Naotsugu lorsqu’il était seul. Tsuchiura ne comprenait pas cette exigence.
— Oui, répondit simplement Yasuhide. — Cela te suffit-il comme réponse ?
— …Oui.
Tsuchiura n’insista pas. Il avait choisi, des années auparavant, de faire confiance à Yasuhide. Il continuerait donc à suivre ses ordres, quels qu’ils soient. Telle était, selon lui, la véritable nature de la confiance. Et puis, même si certaines instructions pouvaient paraître étranges, Yasuhide était un homme avisé. Il devait bien avoir une raison.
Fort de cette logique, Tsuchiura chassa ses doutes.
— Je compte sur toi, Tsuchiura.
La porte coulissante émit un léger froissement en se refermant.
Ils n’avaient été séparés que d’un seul ken, et pourtant, jamais la distance entre eux ne leur avait semblé aussi grande.
***
Les gens évitaient en général le temple abandonné de Mizuho, car des rumeurs de démons y avaient été associées à deux reprises. Ce qui en faisait le lieu idéal pour se cacher.
La nuit était tombée, bien après le crépuscule. La pâle lune attendait, visible à travers de fins nuages. Dans le bâtiment principal du temple de Mizuho se trouvait une seule créature grotesque.
Jinya s’effondra au sol en se laissant glisser contre le mur. Son regard errait sans but alors qu’il restait là, sans même reprendre forme humaine.
Il s’était enfui tout droit ici après son affrontement avec Tsuchiura. Il ne savait même pas pourquoi il avait choisi cet endroit. Peut-être parce que c’était là que Mosuke et Hatsu avaient trouvé la mort. Peut-être parce qu’il y avait rencontré Yuunagi et Nomari. Ou peut-être simplement parce qu’un temple connu pour abriter des démons mangeurs d’hommes convenait bien à quelqu’un comme lui. Il réfléchit un moment aux raisons qui l’avaient mené ici, puis jugea qu’il s’agissait de spéculations vaines et chassa ces pensées. Il n’avait pas le luxe de se perdre dans ce genre de réflexions, pas dans son état.
Il se demanda où était passé Naotsugu. Il se demanda si Ofuu et Nomari avaient pu s’échapper. Mais il n’était pas en état d’aller vérifier lui-même, car les blessures qu’il avait subies étaient loin d’être superficielles. Ses os étaient intacts, mais ses organes internes avaient été gravement touchés. Les démons étaient résistants, pas immortels. Il ne pouvait pas se permettre d’en faire plus dans son état.
Mais plus encore que son corps, c’étaient ses émotions qui l’immobilisaient. S’il l’avait vraiment voulu, il aurait pu ramper jusqu’aux autres, s’il le fallait. Mais ses jambes lui semblaient aussi lourdes que du plomb.
— J’ai encore perdu des êtres chers…
Les citadins l’avaient regardé avec effroi et dégoût. Les réactions de Naotsugu et de Nomari étaient gravées dans son esprit. La douleur qui lui transperçait le cœur surpassait de loin les coups que lui avait portés Tsuchiura.
Il avait révélé sa véritable nature en sachant pertinemment que les démons étaient haïs, et pourtant, cela ne l’empêchait pas d’être anéanti. Peut-être qu’un monstre comme lui n’aurait jamais dû croire qu’il pouvait vivre aux côtés des humains. La réalité de son existence alourdissait son corps. Tout lui paraissait soudainement accablant. La lassitude de son corps et de son cœur lui faisait peu à peu fermer les paupières.
Je suis fatigué. Laissez-moi dormir.
Il avait besoin de repos pour guérir. Du moins, c’était l’excuse qu’il se donnait alors qu’il laissait sa conscience s’éteindre.
Mais une odeur sucrée lui fit rouvrir les yeux.
— Ce serait… du daphné odora ?
Le daphné annonçait le retour du printemps. Son parfum n’avait rien à faire en cette saison, mais il ne s’en étonna pas le moins du monde.
Il leva les yeux et aperçut une jeune fille menue, mais il savait déjà de qui il s’agissait avant même de la voir. Le daphné était sa fleur, après tout.
— Alors c’est ici que tu étais.
Ofuu affichait son éternel doux sourire.
[1] 1 Ken = 2m environ