SotDH T4 - CHAPITRE 3 : PARTIE 4

Changement (4)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Toujours en train de rôder, à ce que je vois, dit Jinya en avançant d’un pas, se plaçant devant Ofuu et Nomari.

Il avait déjà légèrement dégainé son sabre, prêt à l’extraire complètement à tout moment. Toute son attention était braquée sur les mouvements de Tsuchiura.

— Tu viens enfin pour m’éliminer ?

— Je n’ai rien à te reprocher, tant que tu ne t’opposes pas à mon maître.

Ils avaient déjà compris, lors de leur précédente rencontre, qu’ils ne pourraient jamais se comprendre. Jinya s’attendait donc à ce que cette seconde entrevue se termine dans le sang. Pourtant, à sa grande surprise, Tsuchiura restait calme. Il restait sur ses gardes, mais ne semblait pas venu pour se battre.

— Celui qui m’intéresse, c’est cet homme-là, dit-il en posant sur Naotsugu un regard glacial.

Jinya sentit Naotsugu frémir derrière lui. Tsuchiura était un démon ; s’il le désirait, il pouvait abattre un humain en un instant. Sentir une telle hostilité dirigée contre lui avait dû éveiller une peur viscérale en Naotsugu.

— M-moi ?

Tsuchiura ricana. Ses yeux débordaient de mépris.

— Mon maître a de nombreux contacts au sein du shogunat. On lui a rapporté qu’un samouraï employé comme secrétaire volait des documents. Il a jugé cet acte comme une rébellion.

Jinya trouva cela étrange. Naotsugu occupait bien un poste de secrétaire au château d’Edo, mais il n’avait accès qu’à des documents publics, principalement pour les classer. Même s’il avait transmis quelque chose aux anti-shogunat, cela ne valait sans doute pas grand-chose. Rien qui puisse justifier l’inquiétude d’Hatakeyama Yasuhide.

— Alors ton maître veut la mort de Naotsugu, dit Jinya.

Tsuchiura acquiesça.

Jinya ne comprenait pas les véritables intentions de Yasuhide, et il n’avait de toute façon pas le temps d’y réfléchir. Une chose était certaine : la vie de Naotsugu était en danger, et il devrait d’abord tuer le démon devant lui avant de songer au reste.

— Mon devoir est d’éliminer toute menace pour mon seigneur.

Le corps de Tsuchiura commença à se métamorphoser. On entendit des craquements sinistres tandis que ses muscles enflaient. Ses vêtements se déchirèrent, sa peau changea de couleur, ses bras et ses jambes s’allongèrent. Une fois sa transformation achevée, il dépassait encore sa taille initiale, atteignant près de huit shaku. Une corne jaillit de son front. Sa peau était d’un bronze terne, parcourue de motifs étranges, noirs comme l’obsidienne et cernés de rouge, en cercles et ellipses inquiétants.

Ses yeux, eux, étaient d’un rouge rouille.

Et donc, je vais te tuer ici.

— H-Hé, c’est quoi ça ?!

— U-Un démon !

Les cris affolés des passants retentirent. Tous s’enfuirent. Certains s’arrêtèrent plus loin, à bonne distance, observant la scène avec horreur.

Tsuchiura ne prêta aucune attention à la panique autour de lui. Son corps massif sembla s’estomper un instant… puis il bondit.

Sa cible était Naotsugu, resté derrière Jinya.

Tous les samouraïs s’exerçaient un minimum au sabre, mais cela ne suffisait pas à affronter un démon. Naotsugu, paralysé par la peur, ne bougea pas d’un pouce, incapable ne serait-ce que de dégainer son arme, alors que Tsuchiura fonçait sur lui.

Mais Jinya n’allait pas le laisser faire.

Il se lança à travers la trajectoire de Tsuchiura et abattit son sabre en une frappe verticale descendante. C’était le même mouvement qu’il avait utilisé contre Naotsugu lors de leur duel… sauf que cette fois, il était bien plus rapide.

Tsuchiura avait anticipé l’attaque. Il se jeta sur le côté sans même ralentir, esquivant facilement le coup et mettant une bonne distance entre lui et Jinya.

Ce coup était impressionnant. Ta réputation n’est pas usurpée, déclara-t-il sans la moindre trace de trouble.

Il l’avait esquivé sans peine, après tout.

Jinya marmonna une injure, le regard rivé sur le démon.

— Ofuu, occupe-toi de Nomari.

— Jinya-kun… D’accord, je comprends.

Ofuu attrapa la main de Nomari et s’éclipsa avec elle dans la foule.

Leurs visages exprimaient l’inquiétude. Il devait en finir vite, pour les rassurer.

Lentement, il leva Yarai, prit sa garde et fit face à Tsuchiura.

— Naotsugu, toi aussi tu devrais partir.

— Mais Jin-dono, c’est moi qu’il vise.

— Peu importe. C’est un démon, et les démons, c’est mon affaire.

Les yeux toujours fixés sur Tsuchiura, Jinya ordonnait à Naotsugu de partir. Il le regrettait, mais il savait que son ami était du genre à se mettre inutilement en danger. Naotsugu sembla comprendre ce qu’il voulait dire et n’insista pas. À contrecœur, il battit en retraite.

Une fois certain qu’il était parti, le regard de Jinya se durcit encore.

— Tsuchiura… Tu as perdu la tête ?

Il avait révélé sa forme démoniaque en pleine journée, en plein milieu d’une rue passante, qui plus est.

Tsuchiura ricana, impassible face au regard assassin de Jinya.

C’est plutôt moi qui devrais te poser la question.

Il semblait avoir décidé de s’occuper d’abord de Jinya avant de s’en prendre à Naotsugu. Et cela convenait parfaitement à Jinya.

Il avança son pied gauche, relâcha ses épaules, puis ramena son sabre sur le côté en le pointant vers l’arrière.

Il venait de prendre sa posture favorite.

Tsuchiura prit lui aussi sa garde, serrant légèrement les poings. Il ramena la jambe gauche en arrière et abaissa son centre de gravité. Celui-ci était légèrement décalé vers l’arrière, non pas dans une posture défensive, mais pour pouvoir bondir d’un coup de pied à tout moment. Au moindre relâchement de Jinya, sa carrure massive fondrait droit sur lui.

— Alors c’est ainsi que ça devait finir, murmura Tsuchiura sans rompre sa posture.

C’était peut-être inévitable. En tant que démons, ni l’un ni l’autre n’étaient capables de céder. Maintenant que leurs routes s’étaient croisées, il ne leur restait plus qu’à s’affronter de front.

…Je suppose que tu ne reculerais pas, même si je te le demandais ?

— Bien sûr que non.

Ainsi soit-il. Le combat à mort était scellé. Toute logique, toute morale furent balayées, remplacées par une seule chose : tuer l’adversaire.

Le premier à bouger fut Tsuchiura. Il glissa des pieds pour réduire la distance, ramena la main droite à sa hanche et étendit le bras gauche devant lui. Puis, il fit pivoter son buste et lança son poing droit, visant directement Jinya.

De son côté, Jinya s’avança et attaqua du gauche. Il visait à se glisser sous le poing pour trancher le haut du bras droit de Tsuchiura.

Les deux attaques manquèrent leur cible, et ils ne firent qu’échanger leur place. Jinya parvint à esquiver le coup de poing, mais au prix d’un renoncement à une frappe décisive.

L’attaque de Tsuchiura reposait sur l’élan d’un coup de poing, utilisant la torsion de son buste sur l’axe horizontal. Et surtout, tous ses gestes s’effectuaient dans un même élan, preuve d’une grande maîtrise des bases du kenpô. Sa vitesse ne venait pas de sa force brute, mais de sa technique. Il frappait avec le poing affiné d’un homme, non avec la seule puissance d’un démon.

Un démon qui recourait aux techniques des hommes… En cela, il ressemblait à Okada Kiichi, et plus encore à Jinya lui-même. Tous deux s’appuyaient sur la force de leur corps démoniaque et les techniques humaines pour combattre.

Autrement dit, ils partageaient les mêmes atouts.

Tsuchiura était un adversaire redoutable. Mais se plaindre n’y changerait rien. Jinya concentra son esprit et s’enfonça plus profondément dans le duel.

Il pivota, puis s’élança avant de porter une taillade en diagonale sans la moindre hésitation.

Tsuchiura dévia le coup du bras droit, puis lança son poing gauche en direction de l’abdomen de Jinya.

Ce dernier savait qu’un coup direct d’un bras aussi puissant le mettrait hors combat. Il lâcha donc son sabre de la main droite et tendit la paume, non pour frapper, mais pour esquiver et préparer son prochain mouvement. Au moment où sa paume toucha l’extérieur de l’avant-bras gauche de Tsuchiura, Jinya se déporta sur le côté pour éviter le coup, puis poursuivit son déplacement autour du flanc gauche du démon. Comme le bras gauche de Tsuchiura bloquait sa propre trajectoire, il mettrait un instant à réagir.

C’était exactement ce que Jinya espérait.

Pendant l’esquive, il avait fait glisser son sabre dans sa main gauche, jusqu’à le tenir en prise inversée.

Tandis que sa main droite restait posée sur le bras de Tsuchiura, Jinya avança d’un demi-pas du pied droit, abaissa son centre de gravité et enfonça les deux pieds dans le sol. Il concentra toute sa force et porta une taille ascendante, lame inversée, visant le cou du démon.

À une telle distance, il était impossible que Tsuchiura pare ou esquive à temps. Jinya en était certain : ce coup serait fatal. Sa tête était à lui.

La lame fendit l’air dans un éclat terne, trop rapide pour l’œil nu.

Mais le résultat ne fut pas celui qu’il attendait.

Un son strident retentit, comme du métal heurtant du métal.

— Quoi… ?

Les yeux de Jinya s’écarquillèrent. Son coup n’avait pas tranché le cou de Tsuchiura. Il n’y avait même pas laissé la moindre marque. Sa lame s’était simplement arrêtée sur la peau de son adversaire.

La peau des démons était plus dure que celle des humains. Un sabre quelconque ne pouvait l’entamer, mais ces créatures n’étaient pas invulnérables. Une lame célèbre, forgée par un maître, pouvait les tuer. Même une arme ordinaire pouvait couper, à condition d’avoir la technique. Jinya avait déjà éliminé nombre de démons avec des sabres Kadono.

Et c’est bien cela qui le sidérait.

Yarai était l’aboutissement du savoir-faire de Kadono. Son compagnon de toujours dans la traque aux démons. Et pourtant, il n’avait même pas entamé la peau de Tsuchiura.

Voyant une ouverture, Tsuchiura passa à l’action. Il s’avança dans l’espace de Jinya, ramena un poing vers sa hanche, puis prit appui sur sa jambe gauche en pivotant le corps.

Jinya sentit le danger. Parce qu’il avait visé le cou de Tsuchiura, il s’était approché plus qu’il n’aurait dû. À cette distance, le poing était plus rapide que la lame.

Tsuchiura poussa sa rotation à son maximum et lança le bras droit vers l’abdomen de Jinya. Son poing semblait vouloir le transpercer de part en part.

Jinya laissa tomber son centre de gravité en arrière et se propulsa du sol, opposant son bras droit à l’attaque.

— Ngh… !

Le choc fut si violent qu’un cri sourd s’échappa de ses lèvres. Autant dire que bloquer n’avait servi à rien. Son bras droit craqua sous l’impact, et le coup atteignit tout de même ses organes internes.

Mais c’était à son tour d’attaquer. Les deux mains sur la garde, il abattit sa lame de toutes ses forces sur le crâne de Tsuchiura, et le même tintement métallique retentit. Peu importait la puissance de ses frappes, sa lame ne parvenait pas à entamer cette peau.

Jinya recula d’un bond, mettant de la distance entre eux.

— Tes efforts sont vains, déclara Tsuchiura, qui réduisit aussitôt cet écart pour préparer une nouvelle attaque.

Il enfonça son pied gauche dans le sol, fit glisser le droit vers l’avant, puis ramena son poing à hauteur de la hanche, le poignet tordu contre son flanc, paume tournée vers le haut. Rien d’étrange dans ce mouvement : c’était la position classique précédant un coup de poing… et pourtant, un frisson parcourut l’échine de Jinya.

Il leva les bras pour protéger son buste et bondit en arrière, espérant amortir l’impact. Tsuchiura frappa, sans se soucier de cette défense. Son coup était à la fois orthodoxe… et déconcertant.

Ce qui le rendait dangereux, ce n’était pas tant sa technique que son degré de perfection. La puissance issue de la rotation de ses hanches se transmettait à la perfection jusqu’à ses phalanges, produisant une frappe explosive. Tous ses gestes étaient d’une rigueur académique, mais le degré de maîtrise avec lequel il mobilisait l’ensemble de son corps était terrifiant.

Cela n’avait duré qu’un instant, et pourtant Jinya en resta saisi.

Puis l’air rugit.

Le poing du démon s’écrasa contre la garde de Jinya, et l’impact qui traversa ses bras n’avait pas d’équivalent. Son corps fut projeté en arrière, basculant deux fois avant de heurter le sol.

S’il avait été humain, un tel coup l’aurait déchiré comme du papier. Il ne devait sa survie qu’à sa nature démoniaque.

Allongé à terre, il vérifia son état. Ses bras, par miracle, n’étaient pas brisés, mais ses organes internes avaient été violemment atteints. Tout son corps était engourdi, au point qu’il ne pouvait plus bouger. Un goût de fer lui monta dans la bouche. Il cracha le sang accumulé, puis releva la tête pour lancer un regard noir à Tsuchiura.

Quelle honte. Quelle que soit sa renommée, ta lame ne saurait me trancher. Mon corps est inébranlable !

La voix du démon n’exprimait rien, comme s’il ne faisait qu’énoncer une vérité.

Jinya avait eu de la chance de survivre, mais se relever allait lui prendre du temps, temps que son adversaire ne comptait pas lui laisser. Tsuchiura s’approcha lentement, prêt à porter le coup de grâce.

Jinya mobilisa la force de son centre, et son corps s’embrasa de douleur. Il l’ignora pour tenter de se redresser.

— Ngggaaaaaahh !

Il ne pouvait pas mourir ici. Et pourtant, son corps refusait d’obéir. Le démon avançait de manière implacable.

Mais il s’immobilisa soudainement.

Oh ?

Quelque chose dans sa voix évoquait presque l’admiration.

Devant le corps sans défense de Jinya se dressait Naotsugu.

Miura Naotsugu. Que signifie ceci ?

— Cet homme est mon ami. Si tu veux le tuer, il faudra me passer sur le corps.

Naotsugu dégaina et pointa la lame droit vers les yeux de Tsuchiura. Sa voix était ferme, son corps affranchi de toute peur.

Risible. Que comptes-tu faire contre moi ?

Les mots du démon n’étaient pas moqueurs. C’était un simple constat : Naotsugu ne pouvait pas vaincre Tsuchiura. Mais de tous ceux présents, Naotsugu était celui qui en avait le mieux conscience.

— Je sais que je ne peux pas te vaincre… mais je suis un samouraï, et parfois, un samouraï doit se battre même quand il sait que c’est sans espoir !

Abandonner un ami dans le besoin allait à l’encontre de tout ce en quoi croyait un samouraï. Même en sachant que la mort l’attendait, Naotsugu tenait son sabre avec une vigueur qu’on ne lui aurait jamais crue.

Face à un tel homme, Tsuchiura sembla s’assombrir un instant et ferma les yeux. Mais lorsqu’il les rouvrit, son expression démoniaque était revenue. Il reconnaissait désormais Naotsugu comme un ennemi.

Soit. Miura Naotsugu, tu mourras ici pour mon seigneur.

Jinya mordit sa lèvre, impuissant. La situation était différente, mais elle lui rappelait tous ceux qu’il avait déjà perdus. L’image de la femme qu’il aimait, le cœur transpercé sous ses yeux, puis celle de son père transformé en démon, traversèrent son esprit.

— Naotsugu, non. Tu ne peux pas le battre.

— Tu ne m’as pas écouté ? En tant que samouraï, je ne peux pas fuir.

Naotsugu ne se retourna même pas. Jinya ne se doutait pas qu’il pouvait faire preuve d’une telle obstination… mais celle-ci ne pouvait mener qu’à la mort.

Meurs.

Tsuchiura leva le poing au-dessus de sa tête.

Jinya se trouvait à plus de trois ken de là. Il n’avait aucune chance de l’atteindre à temps. Encore une fois, il allait perdre un compagnon sans rien pouvoir faire.

Non. Pas cette fois.

Il grimaça. Par miracle, une partie de ses sensations lui était revenue pendant l’échange entre Tsuchiura et Naotsugu. Il força son corps endolori à bouger, contre toute raison.

— Graaaaaaaaah !

Il rejeta la douleur et se redressa d’un coup, abattant son sabre à l’horizontale pour lancer Lame Volante. Le trait fendit l’air, réduisant la distance en un éclair. Il ne pouvait espérer entailler Tsuchiura avec cette technique, pas avec un tel corps, mais ce n’était pas le but. La Lame Volante devait seulement le distraire, le forcer à détourner son attention de Naotsugu.

Ce dernier lança un regard stupéfait à Jinya, mais il n’aurait de réponses que plus tard. Jinya passa devant lui, ignorant la douleur qui lacérait tout son être, et fonça sur Tsuchiura.

Tsuchiura dut penser que son précédent coup suffirait à garder Jinya à terre, car son regard mêlait la surprise à une forme de respect discret.

Jinya, lui, se rendait compte, bien trop tard, de toutes les erreurs qu’il avait commises jusqu’ici. Il avait traité Tsuchiura de fou pour avoir révélé sa forme démoniaque en plein jour, mais peut-être que le véritable fou, c’était lui. Tsuchiura faisait partie des démons les plus puissants qu’il ait jamais affrontés. Croire qu’il pouvait le combattre tout en restant sous forme humaine relevait de l’arrogance. C’était lui qui avait agi comme un insensé. Face à un tel adversaire, il ne pouvait se permettre la moindre retenue.

Alors, Jinya décida de ne plus rien retenir.

Un bruit immonde de chair qui craque retentit. Son corps se métamorphosa. Sa peau et ses cheveux changèrent de couleur, ses muscles se déformèrent jusqu’à prendre des proportions grotesques. En quelques instants, il n’avait plus rien d’humain. Mais la transformation ne s’arrêta pas là.

— Force Surhumaine…

D’un murmure, il activa sa capacité. Son bras gauche se mit à palpiter, jusqu’à se déformer jusqu’à l’os. Il enflait, se tordait, devenant un membre massif et difforme. Il serra le poing. Le bruit sec du serrage résonna distinctement. Ses yeux, désormais rouges, se fixèrent sur la cible à abattre.

Il projeta son bras, visant le cœur de Tsuchiura. Le coup possédait une puissance inouïe, suffisante pour réduire en charpie un ennemi ordinaire. Son poing atteignit parfaitement la poitrine gauche du démon.

L’inébranlable

Mais Tsuchiura ne subit aucune blessure. Il recula tout au plus de trois pas. L’attaque la plus puissante de Jinya n’avait produit aucun effet.

— …Je vois. Voilà donc ton pouvoir.

La peau des démons pouvait être résistante, mais pas au point de supporter un coup imprégné de Force Surhumaine sans être transpercée. « L’inébranlable » que venait d’évoquer Tsuchiura devait être une capacité qui durcissait son corps.

En effet. Mon pouvoir me confère un corps que rien ne peut briser.

Une capacité simple, mais redoutable. Si ce que disait Tsuchiura était vrai, alors Jinya ne possédait aucune arme capable de le vaincre, pas même la Force Surhumaine.
Il n’avait aucun moyen de remporter ce combat, mais s’il fuyait, Naotsugu mourrait. Il devait au moins gagner assez de temps pour qu’il puisse s’échapper.

— Naotsugu, fuis.

N’ayant reçu aucune réponse, Jinya s’apprêtait à le répéter plus fort, mais se tourna vers lui… et les mots lui restèrent en travers de la gorge.

— Jin… dono ?

Le visage de Naotsugu était pétrifié de peur et d’incompréhension, comme s’il se tenait face à un monstre.

…Non. Il se tenait réellement face à un monstre.

Les paroles tranchantes de Natsu résonnaient encore au fond de Jinya.
Il ne s’en rendait pas compte, mais il évitait de montrer sa forme démoniaque aux autres.

À mesure qu’il dévorait ses semblables, il s’était transformé en abomination, un être difforme, composite, un amas de traits hideux. À ce stade, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Jinya était faible. Et il se haïssait pour cela. Il avait peur qu’on voie sa laideur. Il prétendait être l’ami de Naotsugu, mais il aurait préféré le maintenir dans l’ignorance à jamais.

— J’ai dit de fuir, bordel !

Dans un rictus de douleur, il se força à crier.

Naotsugu trembla, puis finit par s’élancer. En s’éloignant, il murmura d’une voix à peine audible :

— Pardon…

C’était très bien ainsi. Cela lui faisait mal, oui. Mais au fond, Jinya était soulagé.
Son ami allait survivre. Restait désormais à gérer Tsuchiura. Sans moyen de le blesser, il devait improviser un plan de secours. Mais que faire contre un adversaire invulnérable ?

Alors que Jinya s’efforçait d’imaginer une solution, Tsuchiura relâcha sa garde. Ses bras retombèrent le long de son corps.

— …Qu’est-ce que ça veut dire ?

Le démon semblait avoir complètement perdu l’envie de se battre.

Ma cible, c’est Miura Naotsugu. Je n’ai plus aucune raison de me battre maintenant qu’il est parti. répondit-il, d’un ton parfaitement indifférent.

Il se retourna, offrant une ouverture totale, sans doute certain que l’Inébranlable le protégerait. On aurait dit qu’il défiait presque Jinya de tenter quelque chose.

Jinya resta figé, incapable de comprendre ce revirement soudain.

Après quelques pas, Tsuchiura se retourna comme s’il venait de se souvenir de quelque chose.

Je t’ai déjà dit qu’humains et démons étaient incompatibles.

Ses yeux exprimaient une forme de pitié, bien qu’ils aient été en train de s’entretuer un instant plus tôt.

Tu comprends ce que je voulais dire, maintenant ?

Jinya jeta un coup d’œil aux habitants massés au loin. Tous l’observaient, figés… avec la même peur dans les yeux. Une peur dirigée autant vers Tsuchiura que vers lui.

Les humains rejettent ce qui ne leur ressemble pas. Leur peur était légitime.

— Père…

Sa propre fille était là, dans la foule. Il comprenait que la peur humaine soit naturelle… mais le cœur lui faisait mal.

— Je te l’ai dit aussi : mon maître m’a accepté. Il ne juge ni les hommes ni les démons, tant qu’ils ont du potentiel. Évidemment, il se débarrasse aussi sans hésiter de ceux qui n’en ont pas. Réfléchis à ce que cela signifie.

Là-dessus, Tsuchiura tourna les talons.

Il ne restait plus qu’un seul démon sous les regards braqués de la foule.

Peur. Dégoût. Haine. Toutes ces émotions semblaient s’accrocher à lui.

— C’est un monstre…

— Je crois que je l’ai déjà vu…

— Oui, moi aussi. Il est d’ici, non ?

— Donc c’est un démon.

Peut-être que la douleur qu’il ressentait encore venait du coup de Tsuchiura. Ou peut-être pas. Quoi qu’il en soit, il ne voulait plus rien entendre.

Invisibilité…

D’un souffle, son corps se dissout dans l’air.

Et ainsi, les deux démons disparurent.

C’était le début de l’après-midi. Des nuages, fins comme des traînées d’encre, s’étiraient dans le ciel d’automne.

Toutes choses étaient vouées à changer sans fin.

Les jours paisibles que Jinya chérissait s’étaient révélés bien fragiles, emportés quelque part dans les caprices du temps.

 

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