SotDH T4 - CHAPITRE 3 : PARTIE 3
Changement (3)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Les funérailles du patron furent une cérémonie modeste et silencieuse. Il n’avait plus de famille, ni gardé le contact avec ses anciennes connaissances.
Elles s’annonçaient longues, alors Jinya avait confié Nomari à Kinu. À présent, seuls Ofuu et lui se trouvaient dans le restaurant. Elle restait figée, l’air absent, accablée par la fatigue et le chagrin. Jinya, sans rien d’autre à faire, s’adossait au mur.
— C’est si… vide, murmura-t-il.
Il ne cherchait pas vraiment à engager la conversation. C’était juste une pensée lancée sans but. La mort du patron l’avait touché plus qu’il ne l’aurait cru, et il n’avait pas la force d’essayer de réconforter Ofuu.
— C’est vrai. Je n’aurais jamais cru que cet endroit puisse paraître aussi vide, répondit-elle.
Le restaurant n’avait jamais connu une grande affluence, mais sans la présence du patron, il semblait encore plus désert qu’à l’ordinaire. L’air vif de l’automne lui paraissait glacial, et il devait en être de même pour Ofuu.
Un instant seulement, elle se serra les bras autour du corps et frissonna. Jinya choisit de croire que ce n’était qu’à cause du froid.
— Je savais que ça arriverait tôt ou tard, reprit Ofuu en traçant un sillon du bout du doigt sur la table. — Nos espérances de vie sont différentes. On ne pouvait pas rester ensemble éternellement. C’est pour ça que j’ai essayé tant de fois de chasser papa… Hyouma de mon jardin de bonheur.
Peut-être cherchait-elle à se confesser, à soulager la culpabilité qu’elle portait. Elle souriait, les larmes coulant librement sur ses joues, sa peine à nu.
— Mais à la fin, je me suis laissée gagner par sa gentillesse. J’ai accepté de souffrir d’un départ que je savais inévitable. Je suis bête, n’est-ce pas ? Je n’ai pas changé depuis tout ce temps.
Ofuu était devenue une démone, consumée par le désespoir d’avoir perdu ses parents. Un chagrin si profond qu’il l’avait arrachée à l’humanité. Aujourd’hui, elle venait de perdre un autre père. Et ce deuil lui déchirait l’âme, comme jadis.
Elle ne cillait malgré les pleurs. Jinya sentit son cœur se serrer. Sans s’en rendre compte, il s’approcha d’elle et posa doucement une main sur son épaule. Il n’avait pas de mots pour la consoler, mais il voulait au moins rester près d’elle.
— Jinya-kun…
Ofuu se blottit contre lui. À les voir, on aurait pu croire qu’ils s’enlaçaient. Mais Jinya, lui, ne voyait pas en elle une femme. Il voyait dans son regard perdu l’abandon d’une enfant à la dérive.
— S’il te plaît… laisse-moi juste faire ça un petit moment.
Ses yeux gonflés par les larmes continuaient de pleurer sans fin. Elle semblait si fragile, si démunie, qu’il lui semblait qu’un rien suffirait à la briser.
— Tu te souviens comme ton père me demandait souvent si je voulais te prendre pour épouse ? commença Jinya.
— Oui… oui, je m’en souviens.
— Je crois que je comprends pourquoi, maintenant. Ce n’était pas juste pour plaisanter. Il pensait vraiment à ce qui serait le mieux pour toi.
Leurs vies étant aussi longues l’une que l’autre, Jinya et Ofuu pouvaient traverser l’éternité ensemble. Le patron avait sans doute insisté avec cette proposition pour qu’Ofuu ait quelqu’un à ses côtés, même après son départ.
— Ton père se moquait toujours de moi parce que je couvais trop Nomari, mais franchement… il n’était pas mieux, pas vrai ?
— Si, si, tu as raison. Il… il ne pensait qu’à une chose : rendre ma vie meilleure.
Jinya resserra un peu son étreinte. Bien qu’il la tienne dans ses bras, il n’y avait là rien de romantique. Si elle pouvait se comporter comme une enfant abandonnée, alors lui aussi en avait le droit. Tous deux étaient perdus, sans repères, et ne pouvaient que panser leurs plaies l’un contre l’autre.
— Je suis sûr… qu’on connaîtra encore bien d’autres pertes, dit Jinya.
Les dernières paroles du patron lui revinrent en mémoire. Si tu peux pleurer le passé, alors sois-en fier, avait-il dit… Mais c’était tout bonnement impossible, pour l’instant. Leur chagrin les submergeait.
— Rien que d’y penser, je me sens si…, dit Ofuu.
— …Oui, je sais.
Le sentiment resta suspendu entre eux, mais aucun ne le formula. Le dire à voix haute aurait semblé trahir les vœux du vieil homme.
Ils allaient sûrement perdre encore beaucoup au fil du temps. Peut-être qu’un jour, le poids de toutes ces pertes finirait par les briser.
Les pensées de Jinya vagabondaient vers l’avenir. Mais lui aussi les garda pour lui.
Finalement, ils se séparèrent. Leur étreinte n’ayant rien eu d’amoureux, la rupture vint tout naturellement. Et pourtant, Ofuu rougit légèrement, un peu gênée.
— D-Désolée.
— Non. Si quelqu’un doit s’excuser, c’est moi.
Ils échangèrent un sourire en coin, trouvant quelque chose d’absurde mais réconfortant dans cette conversation sans queue ni tête.
La perte apportait son lot de douleur, mais il n’existait sans doute pas de plus grande joie que d’aimer quelqu’un au point que son absence nous fasse souffrir. C’était peut-être pour cela que les gens cherchaient à nouer des liens, tout en sachant qu’un jour, ils prendraient fin.
— Merci, Jinya-kun.
— Je n’ai rien fait.
— Si. Tu es resté près de moi, et ça m’a suffi.
Elle essuya ses larmes, et la grâce qui était la sienne revint peu à peu. Jinya pensait ne lui avoir été d’aucune aide, mais peut-être s’était-il trompé.
Quelque temps plus tard, Naotsugu et Nomari arrivèrent. Naotsugu s’inclina en entrant, et Nomari l’imita aussitôt. Il semblait qu’ils avaient fait tout le chemin main dans la main. Nomari appréciait beaucoup Naotsugu… Alors peut-être que cette histoire de mariage avec son fils n’était pas qu’une simple blague, au fond.
— Miura-sama, merci d’ê…
— Allons, allons. J’ai beaucoup apprécié le temps que j’ai passé ici, au Kihee. Tu n’as pas à me remercier pour ma visite.
Ofuu s’apprêtait à le remercier d’être venu, mais il l’avait coupée aussitôt. Ce n’était pas par simple politesse qu’il s’était déplacé : il pleurait sincèrement la perte du patron.
Jinya sourit légèrement. Il n’était pas le seul à chérir les moments vécus ici. Et cela le réchauffa.
— Père, je suis rentrée, dit Nomari de sa voix enfantine, encore un peu maladroite.
— Bon retour, répondit Jinya en lui caressant la tête.
Elle sourit, chatouillée mais heureuse. Son innocence lui réchauffait le cœur.
— Merci de t’être occupé d’elle, Naotsugu.
— Ce n’était rien. Tadanobu était ravi de l’avoir avec lui. Oh, d’ailleurs… Il y a quelque chose que je dois te dire, Jin-dono.
Naotsugu paraissait détendu en surface, mais sa voix trahissait une légère tension. Dans son regard, Jinya lut un sérieux qu’il ne lui avait encore jamais vu. Il était évident qu’il n’était pas venu les mains vides.
— Très bien. Allons parler ailleurs, alors.
— Non, ici, ça ira. Je veux qu’Ofuu-san entende elle aussi ce que j’ai à dire.
— Hein ? Moi aussi ?
— Oui. Tu es aussi une amie précieuse pour moi. Je veux que vous entendiez tous les deux ce que j’ai à dire.
Il fit un pas en avant, comme pour se donner du courage face à ce qu’il s’apprêtait à annoncer.
— Je ne suis pas très doué pour parler, alors je vais faire court.
Il baissa les yeux. Son expression était tendue, et l’atmosphère s’alourdit d’un coup. Nul ne saurait dire combien de temps le silence dura, mais lorsqu’il reprit enfin la parole, ce fut d’une voix claire, habitée d’une volonté résolue.
— Je compte partir pour Kyoto.
Au début de l’ère Keiô, les tensions entre le shogunat et les forces impérialistes s’étaient fortement aggravées, et Kyoto était devenu l’épicentre de la tourmente. Il était facile de deviner pourquoi Naotsugu voulait s’y rendre à ce moment précis.
— Je vais quitter Edo pour rejoindre les forces là-bas, et me consacrer à la chute du shogunat. Un ami m’a permis d’être introduit.
La famille Miura servait les Tokugawa depuis des générations, mais Naotsugu, lui, nourrissait des doutes envers la forme que le shogunat avait prise. Une telle décision n’était donc pas surprenante de sa part.
Jinya repensa à l’incident de la lame démoniaque Yatonomori Kaneomi. Ce jour-là, une détermination nouvelle avait pris racine en Naotsugu. Il avait sans doute commencé à envisager de s’opposer au shogunat dès cet instant. Sa soudaine demande d’affrontement n’était peut-être qu’un entraînement en vue des combats à venir.
En d’autres termes, Naotsugu ne venait pas chercher un avis. Il avait déjà fait son choix. Il avait choisi la voie qu’il suivrait désormais.
— Tu en es sûr ? demanda Jinya.
Une question brève, mais son vieil ami comprit aussitôt ce qu’il voulait dire : Tu es vraiment prêt à trahir les Tokugawa que ta famille a toujours servis ?
Le regard de Jinya était tranchant comme une lame. Mais Naotsugu ne fléchit pas. Il se tenait droit, avec fierté, face à lui.
— Oui, j’en suis sûr. Les troubles qui agitent le pays sont la preuve que le gouvernement a failli à sa mission. Les habitants d’Edo vivent dans la misère, et les puissances étrangères font ce que bon leur semble. J’ai prêté allégeance aux Tokugawa, certes, mais nous, samouraïs, existons pour protéger les faibles. S’accrocher au passé dans une époque pareille ne ferait qu’aggraver la souffrance. C’est précisément pour cela que je choisis de faire tout l’inverse.
Il lui avait sans doute fallu une longue réflexion pour en arriver à cette conclusion. Plus rien ne pourrait le faire revenir en arrière. Et comme pour affirmer sa résolution, il déclara d’une voix ferme :
— Je me battrai dans l’espoir de voir naître un jour une nouvelle ère… un avenir nouveau.
— Tu pourrais mourir.
— Ce serait un honneur que ma vie serve de fondation à ce futur.
C’était un vrai samouraï.
Hatakeyama Yasuhide avait un jour affirmé que les samouraïs deviendraient inutiles, balayés par le cours du temps. Et il avait sans doute raison. Les samouraïs étaient des hommes qui vivaient pour leurs idéaux et acceptaient d’en mourir. La mort faisait partie de leur destinée.
Et pourtant, comme ils étaient éclatants… Ils possédaient une force que Jinya, en tant que démon, ne pourrait jamais atteindre.
— Euh… Kinu-san est au courant ? demanda Ofuu.
— Oui, elle connaît ma décision, et elle l’a acceptée. Elle vient même avec moi à Kyoto… Même si, pour être franc, j’aurais préféré qu’elle reste à Edo. Mais en tant que dame d’une famille de samouraïs, elle est bien trop obstinée pour cela.
— Je… je vois, dit Ofuu, le visage assombri.
Si même son épouse l’approuvait, alors plus personne ne pouvait s’opposer à lui. Jinya et Ofuu étaient profondément inquiets, mais en tant qu’amis, ils devaient respecter son choix.
Jinya s’efforça de garder une expression neutre, dépouillée de toute émotion.
— Alors va. Suis la voie que tu as choisie.
— Merci. Je ne sais pas si je serai bien utile sur le champ de bataille, cela dit.
Et pourtant, il se battrait. Aux yeux de Jinya, qui ne parvenait pas à changer sa propre manière de vivre, la résolution de Naotsugu, prêt à mourir pour ses idéaux, paraissait presque insensée…
— Même si je suis faible, je suis un samouraï. Et en tant que samouraï, je veux me battre pour les autres jusqu’à mon dernier souffle.
…Et pourtant, cette résolution insensée était une chose que personne ne pouvait lui retirer. Ses paroles sonnaient vrai. Il ne les prononçait pas pour qu’on l’écoute, mais parce qu’elles étaient sincères. Il avait choisi de vivre en tant que samouraï, et il se montrerait fidèle au code. Se battre pour autrui n’en était qu’une facette.
Cet homme, Miura Naotsugu Arimori, restait fidèle aux principes des samouraïs afin de rester fidèle à lui-même.
— Quel entêté tu fais, soupira Jinya.
— Peut-être, mais tu es bien la dernière personne à pouvoir me le reprocher, répliqua aussitôt Naotsugu.
L’atmosphère s’allégea. Avec un petit rire, Ofuu plaisanta :
— Jinya-kun est si borné qu’il pourrait être le roi des têtes de mule dans le monde entier.
Naotsugu éclata de rire en voyant le silence qui s’ensuivit chez Jinya. Le sourire qui illumina son visage était d’une sincérité éclatante.
***
Aux alentours de midi, les quatre quittèrent le Kihee pour se rendre au Tomizen, un restaurant de Fukagawa.
— Aujourd’hui, c’est ma tournée. Pour fêter ce nouveau chapitre de ta vie.
À la surprise générale, c’était Jinya qui venait de prononcer ces mots. Naotsugu s’apprêtait à quitter Edo pour se battre, et nul ne savait ce que l’avenir lui réservait. Il y avait de fortes chances qu’il y laisse la vie, aussi difficile cela fût-il à admettre. En tant qu’ami, Jinya n’avait aucun droit de l’en empêcher… mais il tenait au moins à lui offrir quelque chose.
— Merci, Jin-dono.
— Ça ne mérite pas de remerciements. De toute façon, je comptais bien laisser ma fille manger à sa faim aujourd’hui.
Il regarda Nomari, qu’il tenait dans ses bras en marchant.
— Tu peux manger tout ce que tu veux aujourd’hui, d’accord ?
— D’accord.
Ils poursuivirent leur chemin en discutant de tout et de rien, arpentant les rues d’Edo. La ville avait perdu de son agitation d’antan, conséquence des troubles qui frappaient le pays, mais à cette heure, on y voyait encore beaucoup de passants.
— Quand est-ce que tu pars ? demanda Ofuu.
— Demain. Je me suis dit que plus tôt ce serait, mieux ce serait, répondit Naotsugu.
— Je vois. Alors fais attention à combien tu bois, répliqua Jinya.
— Hein ? Ah, euh, de toute façon, je n’avais pas vraiment prévu de boire en plein jour…
— Oh. Je vois…
Jinya avait fini par se prendre d’affection pour l’alcool, en partie à cause d’un ami démon qu’il avait connu. Il avait espéré passer la nuit à boire avec Naotsugu, mais celui-ci n’avait visiblement pas les mêmes projets.
— Je suis sûre que tu survivras sans boire pendant une journée, Jinya-kun, plaisanta Ofuu.
— Sans doute…, répondit Jinya, un peu morose.
Naotsugu les regardait avec un sourire empreint de nostalgie.
— Je ne regrette pas d’avoir décidé de partir à Kyoto… mais je crois que des moments comme celui-ci vont me manquer.
Le visage d’Ofuu s’adoucit. Elle était encore en deuil, mais elle lui sourit tout de même.
— Oh, ne dis pas ça.
— Elle a raison. Tu parles comme si on ne se reverrait jamais, dit Jinya.
Et pourtant, c’était peut-être leur dernier échange. Naotsugu s’apprêtait à plonger dans un conflit sanglant, à un tournant de l’Histoire. La mort faisait partie des possibilités. Mais malgré tout, Jinya voulait croire qu’ils se reverraient un jour.
Une voix rude, surgie de la foule, les interrompit :
— Ainsi tu pars pour Kyoto.
Sans attendre, Jinya confia Nomari à Ofuu, puis sa main gauche se referma sur le fourreau de Yarai. Il abaissa son centre de gravité, prêt à bondir à tout instant, et se retourna pour faire face à un géant de presque sept shaku de haut.
Le tissu de ses vêtements épousait sa musculature imposante. Ses cheveux, plus sauvages encore que ceux de Jinya, tombaient librement jusqu’à ses épaules. Ce visage, il le connaissait. Jinya l’avait vu lors de sa visite chez les Hatakeyama, une famille vassale du domaine d’Aizu.
— Voilà qui est très intéressant…
Il s’appelait Tsuchiura, et c’était le serviteur démoniaque de Hatakeyama Yasuhide, fidèle du shogunat et ancien chef de la famille Hatakeyama.