SotDH T4 - CHAPITRE 3 : PARTIE 1

Changement (1)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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C’était un jour comme les autres. Jinya était venu déjeuner au Kihee, Nomari assise à ses côtés. Les enfants grandissaient si vite. Il lui semblait que c’était encore hier. Elle n’était qu’un bébé, et la voilà désormais capable de marcher seule. Jinya attaqua son bol de soba, et Nomari fit de même. Ce genre de moment lui rappelait avec une acuité particulière qu’il était bel et bien père. Les enfants imitaient ce que faisaient leurs parents, alors il ralentit le rythme, mangea proprement et utilisa correctement ses baguettes. Ofuu et Naotsugu remarquèrent bien sûr ce changement chez lui, et lui adressèrent un sourire.

— Alors, petite, c’est bon ?

— Mmm, ça va.

— Heh. Pas de doute, c’est bien ta fille.

Le propriétaire du restaurant esquissa un sourire en coin face à la franchise de Nomari. À bien y réfléchir, Jinya avait un jour donné une réponse similaire lorsqu’on lui avait demandé ce qu’il pensait des soba. Le fruit ne tombait jamais bien loin de l’arbre, même s’ils n’étaient pas liés par le sang.

Nomari utilisait le bol qu’Ofuu lui avait acheté des années plus tôt. Il était petit, mais profond, et parfaitement adapté à sa taille. Elle avait encore du mal à manier ses baguettes, ce qui l’obligeait à se pencher pour manger, un spectacle attendrissant en soi.

Jinya songea aux défis qu’impliquait la paternité, avec un petit sourire, Il essuya le bord des lèvres de sa fille.

— Nomari, tu en as un peu là.

Les autres les observaient avec affection.

— Tu es vraiment devenu un père, hein ? dit Ofuu.

— J’aurais jamais cru voir le jour où Jinya-kun pouponnerait une gamine comme ça, lança le propriétaire du restaurant, mi-amusé, mi-dépité.

Jinya souriait rarement. À vrai dire, il affichait peu d’expressions en général. C’était sans doute pour cela que le voir sourire à sa fille paraissait si étrange à tous ceux qui l’entouraient.

— C’est vraiment si bizarre que ça ? demanda-t-il.

— Peut-être pas. Je suis mal placé pour parler, moi qui ne cesse de couver Ofuu, répondit le propriétaire du restaurant. — Alors ? Avoir une fille, c’est pas mal, hein ?

— C’est vrai. Je comprends maintenant pourquoi les pères s’inquiètent toujours pour leurs filles.

Le propriétaire hocha la tête longuement, sans rien ajouter. Jinya reporta son regard sur sa fille, et sourit de nouveau.

— Papa, j’ai fait quelque chose de mal ? demanda Nomari en penchant la tête.

— Non, pas du tout. C’est juste que les pères s’inquiètent, c’est dans leur nature.

Il lui caressa doucement la tête, et elle afficha un sourire si radieux que les autres ne purent s’empêcher de sourire à leur tour.

— Ha ha, c’est bien vrai. Et tu vas voir, la paternité te réserve bien des épreuves ! lança le propriétaire du restaurant.

— Je n’en doute pas. Mais je ne peux pas dire que je n’ai pas hâte.

— Au fait, tu ne crois pas que ta petite aurait besoin d’une mère ? Moi, je pense que j’en ai une toute trouvée pour toi. Pourquoi ne pas prendre Ofuu pour épouse ?

— Encore… soupira Ofuu.

Autrefois, elle se serait mise à rougir dès que son père évoquait le mariage. À présent, elle se contentait de laisser passer.

— Mais réfléchis-y, Ofuu.

— Oui, oui, j’y penserai.

— Hey, tu ne serais pas un peu froide avec moi ces derniers temps ?

— C’est que tu racontes toujours des bêtises.

Cet échange, devenu bien trop familier, n’avait jamais marqué Jinya jusque-là. Mais maintenant qu’il était père, il commençait à le voir d’un autre œil.

— …Je me demande si Nomari sera un jour aussi froide avec moi.

— Il est peut-être un peu tôt pour ce genre de préoccupations, non, Jin-dono ? fit remarquer Naotsugu.

Malgré cela, Jinya ne pouvait s’empêcher d’être anxieux à l’idée de ce que l’avenir lui réservait.

Ofuu éclata de rire, trouvant visiblement ces inquiétudes hilarantes.

— J-Jinya-kun, tu as vraiment changé.

Bien des années s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté son village natal. Il avait appris à se détendre un peu, plus qu’auparavant. Ces derniers temps, tout le monde disait qu’il avait changé… mais était-ce vraiment le cas ? Il l’ignorait. Car s’il fermait les yeux, il ressentait toujours cette haine contre sa sœur, tapie au fond de lui. Il ne pouvait lui pardonner, mais il ne voulait pas non plus la tuer. Ces deux sentiments contradictoires coexistaient encore en lui.

— …Tu crois vraiment que j’ai changé ? demanda-t-il.

— Oui, en tout cas pour moi. Ton sourire est plus doux qu’avant.

— …Je vois.

Pour Jinya, son séjour à Edo n’était que le prolongement de celui à Kadono. Il avait le sentiment qu’il resterait à jamais prisonnier de cette nuit fatidique, quelle que soit l’épaisseur du temps. Mais Ofuu, elle, le voyait tel qu’il était à présent. Et peut-être avait-elle raison. Peut-être que sa bienveillance l’avait changé.

— Merci, Ofuu.

Jinya sourit, tentant d’exprimer un peu de cette chaleur indicible qui lui emplissait la poitrine. Les autres lui répondirent aussi par un sourire.

De magnifiques rayons de soleil les illuminaient et l’air était porté par la douce brise de l’été. C’était une après-midi paisible, baignée d’une atmosphère sereine. Rien n’avait changé. C’était simplement un jour comme un autre, sans rien de particulier à raconter.

Mais ce jour finirait par toucher à sa fin, comme tous les autres. Qu’ils soient pleins de joie ou de tristesse, les jours passaient, puis recommençaient. C’était là une vérité universelle que personne ne pouvait contester, car le temps poursuivait sa course implacable, sans jamais s’arrêter pour personne.

Toutes choses existaient dans un cycle perpétuel de changement. Rien n’est immuable.

 

Nous étions en septembre de la troisième année de l’ère Keio (1867). L’automne approchait, et la fin de l’été se faisait sentir dans l’épaississement des nuages qui couvraient le ciel.

Dans la cour du domaine des Miura, situé dans le quartier sud réservé aux samouraïs, deux hommes croisaient le fer. Malgré des sabres en bois d’entraînement, leur ardeur rivalisait comme celle de deux guerriers dans un véritable combat. L’atmosphère dans la cour était tendue.

Un claquement sec de bois résonna.

— Ngh !

Jinya abattit un coup vertical d’une vitesse incroyable, que Naotsugu para. Jinya se retenait, mais les mouvements de Naotsugu n’étaient pas mauvais. Il intensifia sa pression, cherchant à briser la défense de son adversaire. Il n’avait d’ordinaire jamais recours à une offensive aussi brute, mais il voulait observer la réaction de Naotsugu.

— Tu vas pouvoir encaisser ça ?

Piqué par la provocation, Naotsugu fit un pas en avant et repoussa le sabre de bois de son ami. Sans perdre son élan, il s’élança du pied gauche et visa l’épaule de Jinya avec une taillade oblique, exécutée dans les règles de l’art.

La distance semblait suffisante pour que le coup atteigne sa cible… mais ce n’était pas si simple.

— Désolé.

Avant que l’attaque de Naotsugu n’atteigne son but, la pointe du sabre de bois de Jinya s’immobilisa juste à la base de son cou.

Naotsugu demeura figé. Il avait lancé son attaque en premier, et pourtant, la pointe de Jinya était arrivée plus vite. Il n’y avait pourtant aucun secret en cela. Au moment où Naotsugu s’était tendu pour repousser la lame, Jinya avait relâché sa force, reculé le pied droit et abaissé sa posture, ramenant les bras pour pointer la lame vers la gorge de son adversaire. En d’autres termes, il avait simplement adopté une position plus vite que lui après avoir anticipé sa réaction. En réalité, Jinya n’avait pas eu besoin de porter son coup : c’était Naotsugu qui s’y était engagé de lui-même. Une séquence sans le moindre geste superflu. Il ne faisait qu’imiter les techniques de ce meurtrier qu’il avait affronté quelque temps auparavant, mais il les maîtrisait désormais plutôt bien.

— T-Tu m’as eu, admit Naotsugu, tandis qu’une sueur froide lui coulait le long du front.

Jinya poussa un soupir et abaissa son sabre.

— Ton honnêteté est une de tes qualités… mais aussi une faiblesse. On lit facilement en toi.

— Ha ha, quelle honte. Mais je suis impressionné par ta force. Merci de m’avoir montré l’habileté d’un chasseur de démons.

— Merci, mais je ne suis formé à aucune école en particulier. Si quelqu’un doit apprendre de l’autre, c’est moi.

L’art du sabre de Jinya lui avait été transmis par Motoharu, puis affiné au fil de ses propres entraînements. À l’inverse, Naotsugu restait fidèle aux fondamentaux, avec une forme parfaite, telle qu’enseignée dans les manuels. Il représentait pour Jinya un modèle idéal pour réviser les bases. C’était Naotsugu qui avait demandé à être formé, mais Jinya aussi avait beaucoup à y gagner.

— Oh, tu te trompes. C’est moi qui ai encore tout à apprendre. Aussi embarrassant que ce soit à admettre, je n’ai presque jamais eu l’occasion de dégainer mon sabre. Ton habileté, façonnée par de véritables combats, est bien plus impressionnante.

— Si tu le dis. Mais qu’est-ce qui t’a pris de vouloir croiser le fer tout à coup ?

— J’avais juste envie de me dégourdir un peu. C’est tout.

Naotsugu détourna le regard. Il y avait clairement autre chose, mais Jinya n’insista pas. Naotsugu était sincère et bienveillant, mais il restait un samouraï à l’ancienne. Lorsqu’il ne voulait pas parler, il ne le faisait pas.

— Si je peux t’aider, dis-le-moi.

— Merci… J’espère pouvoir tout révéler bientôt.

Naotsugu cachait manifestement quelque chose.

— Est-ce que vous avez terminé ? appela Kinu, l’épouse de Naotsugu.

Elle s’exprimait avec la même politesse que son mari, preuve de ses origines dans une famille d’anciens samouraïs. Elle avait préparé du thé pour eux sous la véranda et s’approcha de Naotsugu avec une serviette.

— Merci, ma chérie.

Naotsugu lui adressa un sourire et s’essuya le front. Il s’entraînait depuis 1 koku et demi (3h), et la fatigue se faisait sentir. Il alla s’asseoir avec soulagement sur la véranda. Kinu leur apporta aussitôt le thé, le couple agissant avec une parfaite harmonie.

— Papa.

Nomari, qui avait maintenant cinq ans, s’approcha de Jinya. Il s’agenouilla, et elle se mit à trottiner. Lorsqu’elle l’atteignit, elle se jeta dans ses bras.

— Hé là, doucement, dit Jinya.

Sa fille était en pleine santé, et débordante d’énergie.

Malgré sa chute presque complète dans les bras de son père, elle affichait un air radieux.

— Eheh !

Jinya n’avait presque pas transpiré durant son entraînement avec Naotsugu, mais il prit tout de même la serviette qu’elle lui tendait. Il la remercia et lui tapota doucement la tête, ce qui fit naître sur le visage de l’enfant un sourire éclatant.

— Tu t’es ennuyée ?

Elle secoua la tête.

— Je vois.

Il se dirigea lui aussi vers la véranda, et Kinu lui apporta une tasse de thé.

— Merci, Kinu-dono.

— Je vous en prie. Merci à vous d’avoir accepté la demande de mon mari, Jinya-sama.

— Le plaisir était pour moi. J’ai beaucoup appris.

— J’en suis ravie.

Jinya avait déjà rencontré Kinu à plusieurs reprises. En tant que père encore inexpérimenté, ses conseils lui avaient été précieux. C’était même elle qui lui avait appris à changer les langes. Il avait toutefois encore un peu de mal à échanger avec elle. Leur relation, il n’y avait pas si longtemps encore, était de nature tout autre.

— D’ailleurs… fit-elle.

— …Oui ?

— Vous ne pensez pas qu’il serait temps de laisser tomber les politesses, Ronin ?

— …Je préférerais de loin, en effet.

— Pourquoi ne pas m’appeler « Fille des bas-fonds », comme avant, tant qu’on y est ?

Pendant très longtemps, elle n’avait jamais révélé son vrai nom, Kinu, à Jinya, et avait insisté pour qu’il l’appelle « Fille des bas-fonds », un mot qui désignait les prostituées de bas rang. Il ne s’était d’ailleurs toujours pas habitué à son véritable nom.

— Je ne peux décemment pas appeler une femme mariée avec un terme faisant office de prostituée.

— Tu es d’un sérieux, dit-elle en pouffant.

Le ton enjôleur qu’elle employait autrefois avait disparu. Il ne restait plus qu’une espièglerie légère, presque enfantine.

Elle avait épousé Naotsugu il y a quelques années. Jinya ignorait même qu’ils se voyaient, si bien que l’annonce soudaine de leur mariage l’avait pris au dépourvu.

Les mariages d’amour étaient rares chez les samouraïs, aussi n’était-il pas étonnant qu’ils aient rencontré des difficultés. La mère de Naotsugu, femme de samouraï à l’ancienne, s’était farouchement opposée à ce que son fils épouse une fille des bas-fonds. Leur chemin jusqu’au mariage avait été semé d’embûches… mais ce n’était pas une histoire à raconter aujourd’hui.

— Comment va ton fils ? demanda Jinya.

— Oh, Tadanobu ? Il est à l’école. Il ne devrait plus tarder, répondit Kinu.

En tant qu’aîné, Tadanobu était destiné à succéder à la tête de la famille Miura, et recevait donc l’éducation qui convenait à ce rôle. L’école privée qu’il fréquentait avait ceci de rare qu’elle accueillait aussi bien des enfants de samouraïs que des roturiers.

— Oh, tiens, justement, le voilà.

— Jinya-sama ! Nomari-san !

Tadanobu avait hérité du charme de sa mère, mais non de son excentricité. Il appréciait beaucoup Jinya, l’ami de son père, et l’accueillait toujours avec un large sourire.

— Vous vous entraîniez avec Père ?

— Oui. Mais on vient tout juste de finir.

— Oh non… Je voulais regarder.

C’était un garçon studieux et poli, mais encore très enfantin sur bien des aspects. Une moitié de son admiration pour Jinya venait de son talent au sabre. Il était fasciné par cet homme qui vivait uniquement de sa lame, et ses yeux brillaient chaque fois qu’il lui adressait la parole.

— N-Nomari… mes s-salutations

 

L’autre moitié venait de Nomari, la fille de Jinya. Elle était adorable, et Jinya trouvait tout naturel que le jeune garçon ait eu un coup de cœur pour elle. Tadanobu perdait tous ses moyens lorsqu’il lui parlait, ce qui était attendrissant en soi.

— On dirait que Tadanobu aime bien la petite Nomari. Tu n’envisagerais pas de marier ta fille à une famille de samouraïs, Jin-dono ? dit Naotsugu en observant les deux enfants.

Difficile de dire s’il plaisantait ou non. Connaissant sa personnalité, il était probablement sérieux.

— Personne ne me prendra ma fille… C’est ce que j’aimerais dire, mais je pense pouvoir faire davantage confiance à ton fils qu’à un inconnu venu de je ne sais où, répondit Jinya.

Naotsugu élevait son fils avec une rigueur surprenante, compte tenu de sa douceur habituelle. Il ne cessait de lui répéter, bien qu’il ne fût encore qu’un enfant, qu’un samouraï existait pour protéger le peuple. Tadanobu était ainsi devenu un garçon de huit ans honnête et déjà bien élevé. Peut-être cette éducation relevait-elle d’une vision dépassée du monde, mais Jinya lui-même était un homme à l’ancienne, et il considérait cela comme une éducation convenable. Si Tadanobu continuait à se développer ainsi, il ne verrait pas d’un mauvais œil que Nomari lui soit un jour promise.

— Mais tout dépendra au final de ce que Nomari veut, dit Jinya. — Quand elle sera grande, ce sera à elle de choisir.

Tadanobu et Nomari couraient à travers la cour, riant aux éclats.

L’idée qu’elle quitterait un jour le nid serra le cœur de Jinya, mais si ce départ devait ressembler à ce qu’il voyait à cet instant, ce ne serait peut-être pas si terrible. Il n’avait aucune intention de forcer sa fille à épouser quelqu’un qu’elle n’aimerait pas… même si cela ne se poserait pas avant de très nombreuses années.

— Je suis surpris, dit Naotsugu. — Je te croyais plus fermé à cette idée.

— Je n’ai pas choisi la vie que je mène. J’aimerais au moins que ma fille puisse vivre la sienne librement.

En y réfléchissant, si Nomari épousait Tadanobu, Naotsugu et Kinu deviendraient sa belle-famille. Rien que cette idée avait quelque chose de plaisant.

Alors qu’il s’égarait dans cette pensée, il remarqua que Naotsugu riait. Il semblait tenter de se retenir, mais ses épaules tremblaient malgré lui sous l’effet du fou rire.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Jinya.

— Rien. Je me disais juste que c’est étrange de nous voir tous les deux à penser à nos enfants, à nous inquiéter pour eux et à réfléchir à leur avenir.

Jinya comprenait ce qu’il voulait dire. Ils s’étaient rencontrés quatorze ans plus tôt, à l’époque où Naotsugu était à la recherche de son frère disparu, Miura Sadanaga Hyouma. Ce fut le début d’une longue amitié, qui durait encore aujourd’hui.

— Je n’aurais jamais imaginé qu’on finirait tous les deux pères de famille, dit Jinya.

— Pas vrai ? On a bien vieilli.

Naotsugu rit à nouveau, puis s’arrêta brusquement. Il lança à Jinya un regard mélancolique et murmura doucement :

— Jin-dono… Tu n’as pas changé d’un pouce, hein ?

C’était exactement l’opposé de ce qu’Ofuu lui avait dit plus tôt. Ofuu parlait du changement intérieur de Jinya. Naotsugu, lui, faisait référence à son apparence, restée figée dans le temps.

Naotsugu avait trente-deux ans cette année. Quelques rides commençaient déjà à marquer son visage. Rien d’anormal pour un humain qui vieillissait. Mais il n’en allait pas de même pour les démons, capables de vivre plus de mille ans. Jinya, lui, n’avait pas changé le moins du monde depuis ses dix-huit ans.

— Désolé. Oublie ce que j’ai dit, reprit Naotsugu.

Jinya et Ofuu cachaient leur nature démoniaque aux autres, mais avec le temps, cela finirait par éveiller les soupçons. Peut-être même que c’était déjà le cas.

— Ce n’est rien. Bon, il est temps pour nous d’y aller.

Il appela Nomari, qui accourut aussitôt. Tadanobu sembla un peu triste de les voir partir, mais il s’inclina poliment. Jinya lui fit un signe de la main, puis prit sa fille dans ses bras. Elle se blottit contre son torse, elle était encore à un âge où elle aimait qu’on la dorlote.

— Attends. Je… je ne pensais pas vraiment ce que j’ai dit, s’excusa Naotsugu.

— Ça va, je sais.

Jinya était reconnaissant envers Naotsugu, qui continuait à le considérer comme un ami, même en s’interrogeant sur l’absence de vieillissement chez lui. Mais il ne pouvait se permettre de lui avouer qu’il était un démon. Il lui faisait confiance, bien sûr. Pourtant, révéler sa propre nature risquait aussi de compromettre celle d’Ofuu. Et cela frôlerait dangereusement la vérité : le fait que le propriétaire du restaurant n’était autre que le frère aîné de Naotsugu, Miura Sadanaga. Une autre crainte subsistait aussi au fond de lui : et si Naotsugu, au fond, ne pouvait pas accepter ce qu’il était vraiment ?

— Je me suis juste dit que j’avais envie de passer au Kihee, voilà tout.

— Oh, je vois…

Naotsugu baissa la tête. Jinya ne savait pas s’il avait cru à son excuse.

Ainsi, Jinya et Nomari quittèrent la cour du domaine des Miura.

Un doute lui traversa l’esprit. Le moment était peut-être venu…

— Oh, vous rentrez déjà ? lança Kinu, l’interpellant juste avant qu’il ne passe sous le portail.

Il s’apprêtait à se contenter d’un hochement de tête et à partir, mais ses mots suivants l’arrêtèrent net.

— Quelle mine sombre. Mon mari a dit quelque chose de travers ?

Jinya avait eu l’intention de dissimuler ce qu’il ressentait, mais elle l’avait percé à jour sans peine. À bien y réfléchir, elle avait toujours su lire en lui. Pour une fille des rues, savoir lire les gens était essentiel car on ne survivait pas longtemps sans cela. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle faisait partie des rares personnes capables de voir au-delà de son impassibilité.

— Pas spécialement.

— Vraiment ? Bon, je ne sais pas ce qu’il a dit, mais n’hésitez pas à revenir quand vous le souhaitez tous les deux.

Elle lui adressa un sourire rare mais sincère. Jinya en resta déconcerté. Il ne s’attendait pas à cela.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.

— Oh, eh bien… Pour être franc, je ne pensais pas que tu voulais que je revienne.

— Et pourquoi tu penserais ça ? S’il y en a un qui ne veut pas être là, c’est plutôt toi, Rônin.

Il fut de nouveau pris de court par sa lucidité, et elle rit de son silence.

— On lit vraiment facilement en toi.

— C’est ce que tu dis… mais tu es bien la seule à pouvoir le faire.

— Quelle chance pour moi, alors. Et si je te perçais à jour une fois de plus, tant qu’à faire ?

Elle laissa échapper un soupir mêlé d’agacement.

— Rônin, tu te tortures bien trop.

Son visage se crispa, comme si elle ne savait par où commencer.

Puis elle reprit :

— Tu es vivant, pour le meilleur ou pour le pire. Et cela veut dire qu’il y a des choses qui changeront, et d’autres qui resteront telles qu’elles sont, peu importe à quel point tu aimerais que ce soit autrement.

Elle tendit la main, posa ses doigts fins contre sa joue, puis les fit glisser jusqu’à sa mâchoire, comme pour s’assurer qu’il était bien là.

— Je ne sais pas quel fardeau tu portes, mais il fait partie de toi, non ? Quoi que tu penses de toi-même, moi, je t’admire, Rônin. Et je suis certaine que mon mari aussi. Est-ce si difficile à croire ?

Elle n’avait pas pu entendre sa conversation avec Naotsugu. Il n’y avait donc aucune raison pour qu’elle sache ce qui tourmentait Jinya. Pourtant, il se sentait mieux qu’un instant plus tôt.

— Penser qu’un jour, ce serait toi, de toutes les personnes, qui chercherais à me remonter le moral…

Trop embarrassé pour la remercier franchement, il s’était contenté de dire cela à la place.

— Hmm… Je vais m’en contenter, répondit-elle avec un sourire.

Il n’y avait aucune chance qu’elle ne perçoive pas sa gêne. Ce genre de détour leur convenait parfaitement.

Ses paroles pleines de douceur l’apaisaient tout autant que la main qui avait effleuré sa joue.

 

Jinya laissa le domaine des Miura derrière lui et se dirigea vers le Kihee, à Fukagawa.

Il passa sous le noren à l’entrée, mais, chose étrange, le propriétaire ne l’accueillit pas comme à son habitude. Il n’était pas à sa place, derrière le comptoir.

— Oh, Jinya-kun… Nomari-chan…

C’était Ofuu qui les avait appelés d’une voix faible à la place de son père. Elle reposait sa tête sur une table, l’air épuisé.

Jinya déposa Nomari, qui s’approcha en titubant jusqu’à Ofuu. Elle s’inclina et dit :

— Bonjour.

Ofuu lui rendit un sourire un peu raide.

— Oui, bonjour. Tu es une vraie petite demoiselle maintenant. Tu es si polie.

Mais elle retomba aussitôt dans sa morosité, et Jinya comprit sans peine pourquoi. C’était précisément pour cette raison qu’il passait d’ailleurs de plus en plus au Kihee, ces derniers temps.

— Où est ton père ? demanda-t-il.

— Il est allongé à l’arrière, répondit Ofuu.

— Je vois.

Depuis la fin de l’année précédente, le propriétaire du restaurant passait de nombreuses journées alité. Ce n’était pas une maladie à proprement parler, simplement le poids de l’âge. Mais peut-être cela aurait-il été plus supportable s’il avait été malade. Car dans ce cas, Ofuu n’aurait pas eu à en souffrir autant.

Elle aimait profondément son père, mais les démons et les humains n’avaient pas la même longévité. Elle croyait sans doute s’être préparée à cette séparation inéluctable, mais personne n’était jamais prêt autant qu’il le pensait.

— Tout est… de ma faute, murmura-t-elle.

La cause de son tourment était évidente : c’était son pouvoir qui avait provoqué ce vieillissement. Si le propriétaire ne l’avait jamais rencontrée, il aurait aujourd’hui vingt ans de moins. Le temps passé dans le jardin de bonheur qu’elle lui eût offert était autant d’années qu’elle lui avait prises. Et cette vérité la rongeait.

Sans dire un mot, Jinya s’assit à côté d’elle. Il n’avait rien de pertinent à lui offrir. Alors il resta là, laissant le temps s’écouler en silence.

— …Tu ne dis rien ?

Ce fut Ofuu qui brisa la lourde atmosphère la première.

— Tu veux que je dise quelque chose ?

— …Non. Je ne crois pas que quoi que ce soit puisse vraiment me soulager.

Le silence retomba.

Toujours muet, Jinya resta là, sans ouvrir la bouche.

Homme et démon. Aussi douloureux cela fût-il à admettre, peut-être n’étaient-ils tout simplement pas faits pour vivre ensemble.

Cette pensée lui traversa l’esprit, alors qu’il restait assis en silence dans ce lieu qui avait jadis été un refuge pour lui.

 

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