SotDH T4 - CHAPITRE 1 : PARTIE 4
Contes Nocturnes de sabres démoniaques : Hijin — La Lame Volante (4)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Je me souviens encore de cette texture, à la fois chaude et froide. J’étais sans doute perdu à l’instant même où je me suis laissé enivrer. Je suis possédé par ce sabre démoniaque. C’est à cause de lui que j’ai tué ma femme. Et je dois continuer à tuer. Non pas de mon propre gré, mais parce que je dois obéir à ses ordres.
***
— Vous en avez mis du temps. Il s’est passé quelque chose ?
— Rien de notable.
Jinya retrouva Naotsugu, qui avait déjà franchi la porte. Ensemble, ils quittèrent le domaine des Hatakeyama.
Le démon nommé Tsuchiura était d’une loyauté absolue envers Yasuhide. Si ce dernier finissait effectivement par recourir au surnaturel pour atteindre ses ambitions politiques, alors Jinya devrait peut-être les affronter un jour. Leur brève conversation l’avait clairement laissé entendre.
Jinya évita de répondre directement à Naotsugu lorsque celui-ci l’interrogea sur son échange avec Tsuchiura, et tous deux prirent la direction du restaurant Kihee. Comme toujours, c’était le meilleur endroit pour parler.
— Ce Hatakeyama Yasuhide est un peu… douteux, je suppose, fit remarquer Naotsugu.
Ce n’était pas dans ses habitudes de médire d’autrui, mais il semblait éprouver le besoin d’évacuer une légère frustration en marchant. Jinya ne lui avait pas révélé la véritable nature de Yasuhide, et Naotsugu n’avait donc aucun moyen de savoir ce qui s’était réellement dit.
Malgré cela, il avait perçu que Yasuhide était un fanatique, engagé dans une entreprise pour le moins suspecte.
— Je suis d’accord. Mais je le trouve intéressant, d’une certaine manière, répondit Jinya.
— …Sérieusement ?
— Ne me regardez pas comme ça. C’est vrai, il est douteux, mais je n’ai rien contre les gens déterminés comme lui.
Sa rencontre avec Yasuhide avait été brève, mais Jinya avait le sentiment d’avoir cerné son caractère. C’était un homme prêt à tout pour atteindre son but. Un trait que Naotsugu trouvait sans doute peu recommandable, mais que Jinya, lui, appréciait assez.
Chercher à résister au cours du temps en recourant aux démons relevait certes de la folie, mais les Fidèles du Shogunat étaient acculés. Le choix de Yasuhide lui paraissait contestable, mais il éprouvait tout de même une certaine sympathie à son égard. Cela dit, il savait qu’ils étaient fondamentalement incompatibles.
— Cette histoire de Tomizen, à la fin… Vous voyez de quoi il parlait ? demanda Jinya.
— À peu près, répondit Naotsugu, visiblement un peu contrarié par les propos favorables que Jinya avait tenus sur Yasuhide.
Il inspira profondément, puis planta son regard dans celui de Jinya, retrouvant son ton habituel. Tomizen est un restaurant à Fukagawa. Ce n’est pas un endroit où les gens du peuple peuvent aller sans réfléchir, mais ce n’est pas hors de prix non plus. Si je me souviens bien, il est plutôt populaire.
Jinya s’était bien douté que ce serait quelque chose dans ce genre-là, mais il restait surpris d’apprendre que Tomizen n’était qu’un simple restaurant. Certaines des paroles de Yasuhide n’avaient alors plus beaucoup de sens.
— Alors, toute cette histoire sur le fait que Sugino Mataroku appréciait l’endroit ?
— Ah, ça… Je vous avoue que j’en sais rien moi-même. Peut-être voulait-il simplement dire que Sugino-dono était un habitué du lieu ? répondit Naotsugu en se mordant le pouce, plongé dans ses pensées.
Jinya se creusa la tête à son tour, mais rien ne lui vint à l’esprit.
— Et si on allait y jeter un œil, pour commencer ? proposa Naotsugu.
— Bonne idée. Vous savez où c’est ?
La réflexion avait ses limites. Il valait mieux aller voir par soi-même.
La cuisine à Edo était en général assez rustique, mais à l’aube de l’ère du Bakumatsu, des restaurants raffinés commencèrent à apparaître un peu partout. Ils proposaient une véritable gastronomie, des salles à manger couvertes de tatamis, et des jardins aménagés avec goût.
Ce phénomène ne se limitait pas aux quartiers animés comme Ryôgoku ou Fukagawa : même les villes touristiques en périphérie d’Edo voyaient fleurir des établissements luxueux où les gens cultivés venaient dîner. De la même manière qu’on disait des habitants de Kyôto qu’ils se montraient excessifs dans leur manière de s’habiller à cette époque, on se souviendrait plus tard du Bakumatsu d’Edo comme d’une période d’excès culinaires, portés par l’essor soudain de la culture gastronomique.
Tomizen faisait partie des restaurants haut de gamme les plus abordables d’Edo. C’était peut-être pour cette raison que de nombreux samouraïs de rang modeste ou même des gens du peuple s’y rendaient, ce qui assurait au lieu une certaine prospérité. À cet instant encore, plusieurs salles à tatamis à l’intérieur étaient occupées par des samouraïs en plein banquet. Jinya et Naotsugu entendaient leurs voix depuis la pièce relativement modeste où ils s’étaient installés.
Jinya croqua dans son poisson-sabre grillé au sel. L’arôme savoureux de la peau révélait une juste quantité de gras, et l’assaisonnement était parfaitement dosé.
— C’est délicieux…
— …Oui, je suppose, répondit Naotsugu d’un ton évasif en sirotant sa soupe de tête de poisson.
Son arôme marin était à la hauteur de sa saveur.
— Ils ont aussi un bon choix de boissons, remarqua Jinya en parlant de l’alcool.
— Tout à fait. Mais on dirait bien que cet endroit est vraiment un simple restaurant.
Naotsugu semblait légèrement déçu. Il était venu ici avec une certaine prudence, s’attendant à quelque chose de plus, à cause de ce qu’avait dit Yasuhide. Mais ce n’était rien d’autre qu’un restaurant. Sugino Mataroku n’était nulle part en vue, et il ne leur restait plus qu’à manger. Une serveuse leur apprit que Mataroku venait parfois, mais uniquement lorsque la famille Hatakeyama organisait un banquet. Il n’était pas un client régulier.
— Bon, et maintenant ? murmura Jinya en vidant son verre avec détachement.
La nourriture et les boissons étaient délicieuses, certes, mais cela ne suffisait pas à justifier leur venue.
— Ce serait bien qu’on le retrouve vite. Sugino-dono a tué sa femme, ce qui tend à prouver que le sabre, Yatonomori Kaneomi, est bel et bien une lame démoniaque.
— Oui. Il faut le retrouver avant qu’il ne tue encore. Mais comment ?
— Si seulement on avait une piste sur l’endroit où il pourrait se trouver…
Un silence s’installa entre eux, accentuant d’autant plus le vacarme ambiant. L’atmosphère enjouée des autres salles rendait leur propre humeur encore plus morose.
— On y va ? proposa Jinya.
— Allons-y.
Un peu abattus, ils se levèrent. Le brouhaha du restaurant leur semblait soudain bien lointain. Ils ouvrirent la porte coulissante et sortirent dans le couloir, mais Jinya s’immobilisa en voyant deux hommes arriver en sens inverse.
— Sensei se fait drôlement attendre ! Il vient pas aujourd’hui, ou quoi ?
Les deux hommes ne regardaient pas devant eux et faillirent heurter Jinya. Ils s’arrêtèrent à temps, mais l’un d’eux recula d’un pas de manière exagérée, et Jinya s’inclina légèrement, en signe d’excuse.
— Je suis désolé.
— Mais non, mais non, y a pas de quoi s’excuser ! C’est nous qui ne regardions pas où on allait ! Ga ha ha ha ha !
L’homme éclata d’un rire tonitruant. Il portait un hakama gris et un haori noir. Lui et son camarade avaient visiblement bien bu : leurs visages étaient rouges.
— J’ai une idée ! Et si vous veniez vous joindre à nous ? C’est nous qui régalons !
— Hein ?! dit l’autre homme, plus petit, interloqué par la proposition soudaine de son ami.
Mais l’homme aux cheveux en bataille, à l’accent marqué de Tosa, n’y prêta aucune attention.
— Allez, fais pas cette tête. Si ça se trouve, c’est le destin qui nous fait croiser leur chemin !
— Mouais… j’en sais rien, répondit l’homme plus petit, un brin décontenancé.
Du pouce, il fit coulisser une porte menant à une pièce d’où provenaient depuis un bon moment déjà des éclats de voix particulièrement bruyants. On y fêtait visiblement quelque chose, avec de l’alcool et de la nourriture à profusion.
À en juger par l’attitude décontractée de cet homme aux cheveux ébouriffés, Jinya comprit qu’il n’avait aucune intention cachée derrière son invitation. Pourtant, son ami, qui affichait une grimace évidente, n’avait pas l’air du tout enthousiaste.
— Oh, merci pour l’invitation, répondit Jinya, — mais nous avons justement à faire ailleurs.
Naotsugu n’était pas du genre à accepter ce genre d’invitation sans gêne, et Jinya n’était pas non plus amateur de beuveries avec des inconnus. Ils s’apprêtaient donc à partir, avant de se rappeler la raison de leur venue.
— Vraiment ? dit l’homme aux cheveux en bataille. — Bon, en tout cas, désolé pour tout à l’heure.
— Aucun souci. En fait, tant que je vous tiens, est-ce que je peux vous poser une question ?
— Bien sûr ! Allez-y !
— Connaissez-vous un homme nommé Sugino Mataroku ?
L’homme inclina la tête, d’un côté puis de l’autre, à plusieurs reprises. Puis il s’arrêta net.
— Non, jamais entendu parler !
L’énergie avec laquelle il avait répondu était presque rafraîchissante. Même sous le regard insistant de Jinya, il ne montra aucun signe d’embarras. Ce dernier en conclut donc qu’il disait probablement la vérité.
— Je vois. Eh bien, merci quand même.
— Bah, c’était rien qu’un jeu d’enfant.
Jinya n’avait aucune idée de ce que cette expression signifiait, mais il en conclut que cela devait vouloir dire de ne pas s’en faire.
— Passez une bonne soirée. Prenez soin de vous.
— Vous aussi, l’ami !
L’homme s’engouffra dans la pièce d’un pas énergique. Son compagnon s’inclina légèrement avant de le suivre.
L’homme aux cheveux en bataille était singulièrement… désinhibé, si tant est que le mot convînt. Il semblait plutôt bienveillant, mais aussi du genre difficile à gérer, chacun à sa manière. Jinya resta avec une impression étrange en le regardant s’éloigner.
— Quel personnage tonitruant, fit-il remarquer.
— Ha ha, c’est le mot.
Des éclats de rire retentirent à peine l’homme eut-il franchi la porte. Jinya resta figé quelques secondes. L’accent de Tosa de l’homme lui rappela aussitôt le parti loyaliste du même nom.
— Il venait de Tosa… C’était peut-être l’un de ces samouraïs opposés à l’influence étrangère, dit Naotsugu, manifestement parvenu à la même conclusion.
Le regard plissé, il fixa les portes coulissantes de leur salle. Peut-être que ces jeunes loyalistes impériaux se trouvaient juste derrière ce mur. Son expression s’assombrit, et Jinya ne trouva rien à dire pour le rassurer.
Alors qu’ils s’apprêtaient à partir, les deux hommes interrogèrent machinalement une serveuse à propos des individus qu’ils venaient de croiser.
— Excusez-moi, dit Jinya. — Est-ce que vous sauriez qui sont les hommes dans la pièce du fond ?
— Pardon ? Ah, ce sont des habitués. Ils passent leur temps à discuter de choses qui me dépassent un peu… Il est toujours question de défendre leur pays, je crois ?
— Je vois. Et vous sauriez qui est celui qu’ils appellent “Sensei” ?
— Je crois, oui. Ce n’est pas vraiment un habitué, mais il est venu plusieurs fois. Il me semble qu’il s’appelle Takechi-sama. Tous ces gens-là ont l’air de beaucoup l’apprécier.
— On dirait qu’ils viennent tous de la même région, non ?
— Je ne saurais dire… mais beaucoup ont effectivement cet accent de Tosa.
Ils quittèrent le restaurant après avoir posé leurs questions, et constatèrent que la nuit était déjà tombée. À l’intérieur, l’atmosphère avait été chaleureuse, mais à présent, un vent d’hiver glacial les enveloppait.
— Qu’est-ce qui vous a poussé à poser cette question tout à l’heure, Jin-dono ? demanda Naotsugu avec une curiosité calme, alors qu’ils marchaient côte à côte.
— Hm ? Oh, cet homme sur lequel on est tombés avait l’air issu d’une famille assez influente, non ? Et c’était un habitué, pas vrai ?
— C’est exact.
— J’ai trouvé intéressant qu’un homme comme lui respecte suffisamment quelqu’un pour l’appeler “Sensei”. Si l’on suppose qu’il s’agit de leur chef, alors ça veut dire qu’ils sont bel et bien organisés. Sugino Mataroku est peut-être venu à Tomizen dans l’intention d’entrer en contact avec eux. C’est en tout cas ce que j’ai imaginé.
En supposant que ce grand groupe était bien le parti loyaliste de Tosa, et que l’homme aux cheveux en bataille était l’un de leurs membres, il aurait été logique qu’ils connaissent le nom de Sugino Mataroku, si ce dernier avait effectivement cherché à les approcher. Malheureusement, cet homme-là avait affirmé ne pas le connaître. Il semblait donc que les choses ne seraient pas aussi simples.
— Intéressant, murmura Naotsugu. — Ce ne serait pas impossible que Sugino-dono ait tenté d’entrer en contact avec des loyalistes, dans une époque pareille.
— Mais visiblement, ce n’est pas ce qu’il a fait.
— En effet. Sugino-dono est au service du domaine d’Aizu, après tout. Même s’ils sont d’accord sur la fermeture des frontières, les Aizu s’opposent à l’idée de renverser le shogunat…
Naotsugu s’arrêta net, les épaules figées. Jinya s’immobilisa lui aussi, intrigué. Le regard baissé, absorbé dans ses pensées, Naotsugu reprit :
— C’est vrai… Les Aizu et les Tosa ne s’entendent pas sur ce point. Il est logique qu’ils considèrent l’autre camp comme un obstacle…
Il resta silencieux encore quelques instants, puis, les épaules frémissant sous le coup d’une soudaine prise de conscience, il poursuivit :
— Ce n’est qu’une hypothèse, mais si ceux qui étaient réunis au fond du restaurant viennent bien de Tosa, alors ce sont probablement des membres du parti loyaliste de Tosa.
Même s’ils partageaient une position politique similaire sur la question des frontières, les Tosa et les Aizu divergeaient sur la légitimité du shogunat. Sugino Mataroku servait Hatakeyama Yasuhide. Il n’était donc pas impensable qu’il soit lui aussi un Fidèle du Shogunat. Mataroku pouvait tout à fait considérer les gens de Tosa comme des adversaires.
— Jin-dono, cet homme à l’accent marqué a dit que leur sensei se faisait attendre, non ? On peut supposer qu’il s’agit de quelqu’un d’important. Et si Sugino-dono avait essayé de s’en prendre à lui, en tant qu’ennemi des fidèles du Shogunat ?
— Je crois comprendre ce que vous voulez dire.
— Si mon hypothèse est juste, alors voir ce Sensei en danger porterait un coup dur à leur mouvement. Il s’agit sans doute de celui dont Hatakeyama-dono a laissé échapper le nom : Takechi Zuizan.
Takechi Zuizan, figure centrale du parti loyaliste de Tosa. Les domaines d’Aizu et de Tosa s’opposaient tous deux farouchement à l’influence étrangère, mais leurs objectifs différaient profondément. Les Aizu souhaitaient soutenir le shogunat et préserver le système en place, tandis que les Tosa voulaient remettre le pouvoir entre les mains de l’empereur et renverser le shogunat Tokugawa. Takechi incarnait clairement le mouvement pro-impérial, à tel point qu’il constituait une cible évidente.
— Vous pensez que Sugino Mataroku en a après lui ? demanda Jinya.
— Ce serait logique. Au minimum, cela réduit notre champ de recherche.
Il convient ici de mentionner quelques événements qui, bien plus tard dans l’histoire, resteraient gravés dans les mémoires. En octobre de la deuxième année de l’ère Bunkyû (1862), une réunion eut lieu à Fukagawa, à Edo, entre le parti loyaliste de Tosa et d’autres groupes hostiles à l’influence étrangère.
Takechi Zuizan plaidait pour que tout le domaine de Tosa soutienne l’empereur et accordait une attention particulière aux allégeances des différents fiefs. Il envoya des membres de son parti enquêter à travers tout le pays, parmi lesquels le célèbre Sakamoto Ryôma. Ce dernier parcourut plusieurs domaines selon les instructions de Takechi, mais en février de la même année, sa mission prit fin et il rentra à Tosa. Vers cette période, le domaine de Tosa reçut la nouvelle que le seigneur féodal de Satsuma, Shimazu Hisamitsu, marchait vers Kyôto à la tête d’une armée, un signe clair de soutien à l’empereur contre le shogunat. Pourtant, le domaine de Tosa refusa de suivre cet exemple.
Déçus, plusieurs loyalistes impériaux quittèrent alors le parti loyaliste de Tosa pour rejoindre le mouvement pro-impérial du domaine de Satsuma à Kyôto. Ryôma faisait partie de ceux-là, et quitta le domaine de Tosa le 24 mars de cette même année.
En octobre, Takechi se rendit à Edo en compagnie d’un envoyé impérial. C’est là qu’il retrouva Ryôma, lui aussi récemment arrivé. Cette rencontre est aujourd’hui considérée comme l’un des événements majeurs de la période du Bakumatsu, connue sous le nom d’« Entrevue de Fukagawa ».
Bien entendu, tous ces faits n’étaient pas encore porteurs de sens au moment de notre histoire. À cette époque, Takechi Zuizan et le parti loyaliste de Tosa n’avaient que peu d’influence. Mais Hatakeyama Yasuhide semblait entrevoir ce que l’avenir leur réservait, et vouloir étouffer leur élan dans l’œuf.
— Vous pensez qu’il pourrait y avoir une tentative d’assassinat ? demanda Jinya.
— Ce n’est pas le genre de conclusion que je tirerais d’ordinaire. Mais étant donné que Sugino-dono possède un sabre démoniaque, il pourrait très bien aller jusqu’au meurtre.
— Oui. Dès qu’il est question de surnaturel, il ne faut plus rien écarter.
Après avoir obtenu une lame démoniaque, Sugino Mataroku pouvait très bien se laisser emporter par ses convictions passées et tenter un assassinat sous l’impulsion du moment. C’était tout à fait envisageable, même si plusieurs zones d’ombre subsistaient.
— Je suis surpris que vous ayez pensé à tout ça, dit Jinya.
— Ce n’est pas à mon crédit. Hatakeyama-dono a volontairement semé des indices pour nous amener à cette conclusion, répondit Naotsugu, visiblement agacé.
Il savait que si certaines informations nous échappaient, nous ferions le lien.
— Et en supposant que ce soit vrai… Pourquoi aurait-il fait ça ?
Naotsugu se mordit la lèvre, frustré.
— Je n’en sais rien. Mais ce qui est clair, c’est que Hatakeyama-dono n’accorde plus aucune valeur à Sugino Mataroku. Il y a une chose qui me dérange, pourtant. Hatakeyama-dono ne pouvait pas savoir qu’on viendrait chez lui, et pourtant on nous a invités à entrer pour lui parler. Il a même essayé de vous engager.
En y repensant, c’était effectivement très étrange de tenter de vous engager un rônin venu là par hasard. Jinya hocha la tête, reconnaissant que quelque chose clochait.
Le visage marqué par une certaine colère, Naotsugu poursuivit :
— Vu tout ce qui s’est passé aujourd’hui, on dirait que Hatakeyama-dono savait tout de vous dès le début. Pas en tant que simple rônin, mais comme un homme qui s’occupe d’affaires surnaturelles. Il cherchait à vous rencontrer depuis un bon moment, j’en suis sûr. C’est pour ça qu’il vous a attiré ici.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire…
Jinya se souvint alors de la raison qui les avait conduits là en premier lieu, et tout s’éclaira.
— …Le sabre démoniaque n’était qu’un appât.
— Très probablement. C’est moi qui vous ai parlé du sabre par hasard, mais même si je ne l’avais pas fait, il aurait sans doute répandu cette rumeur lui-même.
— Autrement dit, Hatakeyama Yasuhide se moque éperdument du sabre démoniaque en lui-même.
— Exactement. Ce n’était qu’un prétexte pour vous faire venir. Sugino-dono n’était qu’un outil commode pour lui, rien de plus.
Si Mataroku parvenait à tuer Takechi Zuizan, tant mieux. Mais dans le fond, qu’il échoue importait peu, car Yasuhide avait déjà atteint son objectif.
— Si Hatakeyama Yasuhide savait que Sugino Mataroku pourrait aller jusqu’à tenter un assassinat, alors c’est vraiment un homme tordu, dit Jinya.
— Oui. Le fait qu’on le laisse agir à sa guise montre à quel point les Fidèles du Shogunat sont acculés. Ce gouvernement est peut-être réellement à l’agonie…
Naotsugu serra les dents. En tant que chef de famille samouraï, il semblait révolté face à la situation. Ou bien exprimait-il simplement sa déception envers les Tokugawa.
— Désolé. Je me suis un peu emporté.
— Ce n’est rien.
— Alors, que comptez-vous faire ? demanda Naotsugu, précisément parce qu’il avait entendu la conversation entre Jinya et Yasuhide.
Jinya n’avait aucun intérêt pour les conflits autour de la fermeture du pays. Mais s’il poursuivait le sabre démoniaque et stoppait Sugino Mataroku, il prendrait malgré lui parti dans cette lutte.
Après un moment d’hésitation, Jinya déclara d’un ton réfléchi :
— Si ce n’était qu’un complot d’assassinat impliquant un sabre démoniaque, je ne m’en mêlerais pas.
Il n’était pas un saint. Même si Mataroku assassinait un adversaire politique, cela lui serait plutôt égal. À ses yeux, l’assassinat pouvait être un moyen comme un autre d’atteindre un but. Il s’était lancé dans cette affaire uniquement pour déterminer s’il y avait un élément surnaturel en jeu. Il n’avait aucune intention d’imposer ses valeurs à qui que ce soit.
— Mais la situation est différente. Puisque ce sabre démoniaque semble influencer directement les actes de Sugino Mataroku, je ne peux pas détourner le regard. Et surtout, je n’approuve pas que Hatakeyama Yasuhide utilise les gens comme de simples pions qu’on jette après usage, quelle que soit la noblesse du but poursuivi.
Les méthodes de Yasuhide dérangeaient profondément Jinya. Employer des moyens inhumains pour manipuler des hommes ordinaires, c’était, à ses yeux, n’être guère mieux que les esprits maléfiques qu’il avait éliminés jusqu’ici. Il ne resterait pas les bras croisés pendant que des innocents perdaient la vie.
Jinya claqua la langue à cette pensée. Depuis quand jouait-il au héros, lui ? Il n’était pas un homme capable de prétendre agir au nom des autres.
— …Je retire ce que j’ai dit. Je n’aime simplement pas sa manière de faire. Et si ce sabre démoniaque est bien réel, j’en aurai peut-être l’utilité. C’est tout.
Jinya pouvait éprouver une certaine sympathie pour Yasuhide, et il ne détestait pas son genre. Mais ce qu’il était au fond de lui, il ne pouvait pas le changer. C’était ainsi. Rien de plus, rien de moins.
— Autrement dit… ? insista Naotsugu.
— On revient au point de départ. On poursuit le sabre démoniaque.
Il ne vacillerait pas.
Instinctivement, sa main gauche se posa sur le sabre à sa ceinture.
***
Quelques jours passèrent. Nous étions en octobre, deuxième année de l’ère Bunkyû.
Un homme avançait sur le sentier longeant la rivière en direction de Fukagawa. Un frisson lui parcourut l’échine, partant du point où sa main gauche serrait fermement le sabre à sa ceinture. Ce sabre, c’était le Yatonomori Kaneomi, une lame démoniaque artificielle forgée par le forgeron Kaneomi à la toute fin de l’époque des Royaumes combattants. L’homme en avait déjà éprouvé la puissance, et il avait toute confiance en elle. Avec ce sabre, il pouvait massacrer tous ces imbéciles qui voulaient remettre le pouvoir entre les mains de l’empereur.
…Pourquoi, mon chéri… ?
La voix de sa femme résonnait à ses oreilles. Cela n’avait plus d’importance, mais il l’avait tuée sous l’influence du sabre démoniaque. Il n’était plus capable de s’arrêter. Il tuerait, encore et encore, jusqu’à être tué à son tour. C’était la seule manière d’être délivré du sabre.
Il se dirigeait vers le Tomizen. Il avait appris que Takechi Zuizan devait s’y rendre aujourd’hui, et il ne comptait pas laisser passer l’occasion. Même si lui aussi s’opposait à l’influence étrangère, Takechi se moquait du shogunat. C’était un traître qui cherchait à renverser la société des samouraïs. Son seigneur avait un jour dit que si on laissait Takechi agir librement, il finirait par poser problème. Alors il allait le tuer aujourd’hui. Il avait une raison pour ça et cela suffisait à justifier son acte. Quoi qu’il en soit, il devait tuer, avant que la soif de sang ne le détruise de l’intérieur.
— Je vais vous le dire franchement…
L’homme s’immobilisa. Une voix glaciale comme du fer s’éleva au moment où il allait franchir le pont qui enjambait la rivière de Fukagawa.
— Je ne considère pas l’assassinat comme un acte lâche ou méprisable. Un sabre est fait pour tuer. Peu importe les circonstances dans lesquelles il est utilisé, un sabre qui tue accomplit son rôle. Je ne vois donc rien de particulièrement répréhensible dans un assassinat. Cela étant dit…
Un homme de près de six shaku émergea du crépuscule. Lentement, il dégaina le sabre à sa ceinture et en pointa la lame vers l’avant.
— Désolé, mais je ne peux pas vous laisser faire.
Il n’y avait aucun doute. Cet homme était un ennemi.