SotDH T4 - CHAPITRE 1 : PARTIE 3

Contes Nocturnes de sabres démoniaques : Hijin La Lame Volante (3)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Ravi de faire votre connaissance. Je suis le maître de cette demeure, Hatakeyama Yasuhide.

Ils étaient assis dans une pièce au sol recouvert de tatamis, dont l’absence de toute décoration lui conférait une austérité fonctionnelle digne d’un samouraï. Assis en face de Naotsugu et Jinya se trouvait l’homme massif de près de sept shaku[1], Tsuchiura. Son seigneur, un homme aux yeux étroits, se tenait en position formelle, à genoux.

— C’est un honneur. Je me nomme Miura Naotsugu. Je travaille comme secrétaire au sein du shogunat.

Naotsugu adopta la même posture et s’inclina avec respect. Comme on pouvait s’y attendre d’un samouraï autorisé à servir au château d’Edo, son attitude était irréprochable.

Naotsugu et Jinya avaient tenté de quitter les lieux à la hâte dès qu’ils avaient appris la disparition de Sugino Mataroku, mais Tsuchiura leur avait déclaré que Yasuhide souhaitait les rencontrer, et les avait presque forcés à entrer. Yasuhide semblait n’avoir qu’une trentaine d’années à peine, bien jeune pour un homme censé avoir transmis son titre et pris sa retraite. La famille Hatakeyama servait depuis longtemps le domaine d’Aizu, mais Yasuhide ne paraissait ni robuste ni impressionnant. Il avait l’air plutôt doux, et n’évoquait guère l’image que l’on se faisait d’un samouraï.

— Je suis…

— Jinya-dono, n’est-ce pas ?

Avant même que Jinya n’ait pu se présenter, Yasuhide prononça son nom. Ce détail mit Jinya sur ses gardes : sa main se crispa légèrement.

Yasuhide poursuivit :

— J’ai eu le plaisir d’entendre des rumeurs au sujet d’un gardien Yasha qui traque les démons d’Edo et les terrasse d’un seul coup…

Jinya exerçait le métier de chasseur de démons à Edo depuis longtemps, et il n’était pas étonnant que des rumeurs aient fini par circuler à son sujet. Mais un homme du rang de Yasuhide n’était pas censé entendre ce genre de récits. Le fait qu’il soit aussi bien informé impliquait qu’il avait volontairement cherché à en apprendre davantage, ce qui était suspect.

— Alors comme ça, vous avez enquêté, dit Jinya.

Tsuchiura, qui faisait office de garde du corps, bouillonnait déjà, mais Yasuhide leva une main pour l’arrêter avant qu’il ne se lève.

— Jin-dono, faites preuve d’un peu de tenue, je vous prie. Hatakeyama-sama, veuillez pardonner l’impolitesse de mon compagnon, dit Naotsugu en s’excusant pour lui.

Avec la dignité d’un ancien chef de famille samouraï, Yasuhide secoua lentement la tête, comme pour dire que ce n’était rien.

— Oh, cela ne me dérange nullement, Miura-dono. Parlez donc librement. Je ne suis qu’un retraité, il n’est nul besoin d’autant de formalisme.

Il se montrait magnanime, du moins, en apparence. Son sourire figé le rendait difficile à cerner.

— Inutile d’être aussi méfiant, Jinya-dono. Je n’avais aucune intention cachée en vous faisant venir ici. Je voulais simplement rencontrer en personne le maître du sabre dont j’ai tant entendu parler.

— Je doute être aussi intéressant que vous le prétendez, répondit Jinya.

— Allons, vous êtes bien trop modeste. Je perçois en vous une force intérieure qui dépasse celle des hommes ordinaires. Je suis certain que n’importe qui souhaiterait en apprendre davantage à votre sujet.

La manière dont Yasuhide s’exprimait semblait chargée de sous-entendus. Ses yeux étroits s’ouvrirent légèrement, comme s’il jaugeait Jinya.

Il avait bel et bien enquêté. Jinya ignorait où il avait obtenu ses informations, mais une chose était certaine : Yasuhide connaissait sa véritable nature. Il savait qu’il était un démon.

— Qu’est-ce que…

— Vous êtes venus pour Sugino, non ?

Jinya s’apprêtait à interroger Yasuhide, mais ce dernier changea habilement de sujet. Il attendit de voir Jinya froncer les sourcils avant de poursuivre d’un ton calme :

— C’était un homme travailleur, celui-là. Mais ce matin, il a soudainement tué sa femme avant de prendre la fuite. C’est moi qui l’avais engagé, pourtant jamais je n’aurais imaginé qu’il soit capable d’une telle chose. Les autres domestiques disent que Sugino aurait mis la main sur un sabre démoniaque, rien que ça. Ah… je suppose que c’est ce que vous cherchiez, vous deux ?

Jinya avait tenté de porter un coup, mais on le lui avait paré, et la riposte était déjà lancée avant qu’il ne retrouve son équilibre. Dans un duel à l’épée, Jinya aurait probablement eu le dessus, mais dans cet échange verbal, son adversaire dominait. Yasuhide tenait fermement les rênes de la conversation, et il n’était pas près de les lâcher. Bien qu’il fût à la retraite, il conservait la sagacité d’un chef de famille au service du domaine d’Aizu depuis des générations.

— …C’est exact, répondit Jinya.

— Alors vous êtes bien ce que disent les rumeurs : un gardien du peuple qui tranche les esprits malins menaçant les innocents.

— Épargnez-moi vos flatteries.

La voix de Jinya était basse, presque sourde, mais une pointe d’agacement y transparaissait. Il chassait les démons, mû par des émotions troubles, indignes d’admiration. S’il s’intéressait à cette affaire de sabre démoniaque, c’était simplement parce qu’il espérait pouvoir en dévorer la puissance démoniaque. Rien d’autre.

Yasuhide ignorait sans doute ces détails personnels et n’avait probablement aucune mauvaise intention, mais ses mots semblaient presque moqueurs vis-à-vis de la nature profonde de Jinya.

— Oh ? Mais vous n’abandonnerez pas quelqu’un qui a besoin d’aide, n’est-ce pas ?

— Eh bien, non, je suppose que non…

Mais cela n’avait rien à voir avec un quelconque sens de la justice, seulement avec sa fierté de gardien de prêtresse. Il abattait les esprits qui menaçaient l’humanité. La prêtresse qu’il protégeait n’était sans doute plus de ce monde, mais son serment demeurait.

— Bref, dit Jinya, — que nous vouliez-vous au juste ?

— Pardon ? Je crains de ne pas comprendre ce que vous voulez dire.

— Vous ne comptez tout de même pas me faire croire que vous nous avez convoqués simplement pour bavarder ? dit Jinya en fixant Yasuhide, l’invitant du regard à aller droit au but.

— Ha ha. Pour ma part, une simple conversation m’aurait tout à fait convenu. Mais oui, j’avais effectivement une raison de vous appeler.

Yasuhide laissa passer l’impolitesse de Jinya avec un sourire… qui s’effaça soudainement. Toute trace de douceur s’évanouit de son visage. Il présentait à présent l’image même du samouraï.

— J’ai entendu dire que vous étiez un rônin. Accepteriez-vous d’entrer au service de la famille Hatakeyama ?

La proposition, aussi soudaine qu’inattendue, surprit aussi bien Naotsugu que Jinya, et l’atmosphère se tendit aussitôt.

— J’ai peut-être reçu l’autorisation de porter un sabre, mais mon statut n’est guère supérieur à celui d’un roturier. Je ne suis pas digne de servir une famille de samouraïs, répondit Jinya.

 

 

— Peu importe. Vous ne deviendriez pas un vassal officiel du domaine d’Aizu. Vous seriez directement employé par moi, ce qui ne poserait aucun problème. En réalité, Tsuchiura ici présent vient d’un milieu proche du vôtre.

Jinya tourna les yeux vers l’homme gigantesque. Avec sa longue chevelure sauvage et sa carrure massive, il était facile d’imaginer que Tsuchiura était un roturier engagé à titre privé plutôt qu’un samouraï. Mais ce n’était pas tout à fait ce que Yasuhide voulait dire en parlant d’un « milieu similaire ».

— Un milieu similaire, dites-vous…

Une lueur rouge, semblable à de la rouille, brilla un instant dans les yeux de Tsuchiura. Il cligna des paupières, et ses yeux redevinrent brun foncé. Cette rougeur n’était pas une illusion, Jinya en était convaincu. Rien qu’à sa présence, il pouvait sentir la puissance de l’homme. Il s’agissait probablement d’un démon supérieur, vivant depuis de longues années.

Autrement dit, Hatakeyama Yasuhide, bien qu’humain, employait sciemment des démons. Et qu’est-ce qui pouvait bien sortir de bon d’un homme pareil ?

— Notre pays se trouve aujourd’hui à un tournant, déclara Yasuhide comme pour se justifier.

Sa voix résonnait de conviction.

— Depuis l’arrivée des navires noirs de l’ère Kaei, la politique étrangère a pris le chemin de l’ouverture. Cette orientation a été consolidée par le défunt grand ministre Ii Naosuke-dono et son successeur spirituel, le ministre Andou Nobumasa-dono. Nombreux sont les samouraïs à avoir suivi ce mouvement en pensant accompagner le progrès… mais ils commettent une grave erreur. Il est évident que les traités imposés par les nations étrangères sont d’une inégalité insupportable. Ils n’ont pas négocié avec nous. Ils nous ont envahis. Si nous les laissons faire, notre grand pays deviendra une colonie d’une puissance étrangère. Le système féodal s’effondrera, et la paix instaurée par les Tokugawa disparaîtra avec lui.

Naotsugu écoutait Yasuhide avec attention. Il était vrai que le shogunat avait cédé aux exigences des puissances étrangères jusqu’ici. À ce rythme, son effondrement n’avait rien d’invraisemblable.

— Et lorsque le shogunat tombera, poursuivit Yasuhide, nous, les samouraïs, tomberons avec lui. La fin du système féodal signera la preuve que nous ne sommes plus dignes de gouverner. Un nouveau gouvernement émergera peut-être, mais ce sera un monde sans samouraïs, où nous aurons été rendus inutiles et oubliés.

Naotsugu sembla vouloir répondre un instant, mais il poussa un léger grognement et se tut. Le discours passionné et ininterrompu de Yasuhide ne laissait aucune place à l’objection. Et au fond, Naotsugu lui-même n’était pas capable de nier totalement la vision que Yasuhide décrivait.

— Ces idiots qui soutiennent l’ouverture du pays n’ont jamais envisagé cette possibilité. Ils croient qu’ils conserveront leur position même après la chute des Tokugawa. Mais nous, qui servons le domaine d’Aizu, sommes différents. Nous descendons d’une fière lignée, forgée à travers les guerres successives, pour offrir au pays un monde de paix. Nous avons le devoir de protéger ce pays, de préserver le règne des Tokugawa et la fierté de tous les samouraïs. Si nous voulons survivre, nous devons repousser les barbares étrangers hors de nos terres… par tous les moyens nécessaires.

Les paroles de Yasuhide étaient fermes, et son regard l’était tout autant. Il croyait véritablement à ce qu’il disait.

Pour le dire simplement, Hatakeyama Yasuhide incarnait à lui seul le parfait exemple du « Fidèle au shogunat », un terme utilisé pour désigner ces samouraïs à l’ancienne, restés loyaux au régime Tokugawa en cette époque troublée du Bakumatsu, tout en refusant l’entrée des influences étrangères dans le pays.

Il souhaitait que le système gouvernemental féodal fondé sur le shogunat demeure inchangé, et aspirait à protéger la nation telle qu’elle existait depuis l’Antiquité. Un désir parfaitement compréhensible venant d’un samouraï, qu’on ne pouvait, à vrai dire, pas lui reprocher.

— Je suis à la retraite, poursuivit-il, — mais je ne peux m’empêcher de m’inquiéter pour l’avenir du pays. Votre force est grande, Jinya-dono. Rejoignez-moi, et servez-vous de cette force pour défendre le règne des Tokugawa.

…Mais en venir à employer des démons ? Voilà qui changeait tout.

Ils étaient nombreux à rester fidèles au shogunat tout en s’opposant à l’influence étrangère. Après tout, il était logique de craindre qu’une ouverture des frontières n’entraîne l’effondrement d’un ordre établi. Mais ces Fidèles du shogunat commettaient une erreur fondamentale dans leur raisonnement.

Si tant de voix soutenaient l’ouverture du pays, c’était parce que l’arrivée des bateaux noirs sous l’ère Kaei avait démontré la puissance écrasante des nations étrangères. Si le Japon devait affronter ces puissances en combat direct, il ne ferait pas le poids. C’est pourquoi le shogunat avait choisi d’ouvrir les frontières : pour absorber un maximum de connaissances auprès de l’Occident, et s’en servir afin de remettre le Japon sur un pied d’égalité.

Malgré leur volonté de rejeter toute influence étrangère, les fidèles du shogunat n’avaient aucune réponse concrète à opposer à la faiblesse militaire et politique du régime. Ainsi, bon nombre de ceux qui refusaient l’ouverture en venaient à réclamer que l’empereur reprenne le pouvoir, tandis que le shogunat, lui, penchait chaque jour davantage vers la voie de l’ouverture.

Les rangs des Fidèles du shogunat étaient donc voués à s’amenuiser rapidement.

C’est pour inverser cette tendance que Hatakeyama Yasuhide cherchait à employer des démons comme force armée contre les puissances étrangères. Une idée pour le moins insensée.

— Jinya-dono, dit alors Yasuhide, — j’aimerais entendre votre avis. Que pensez-vous être le mieux pour notre pays ?

— Malheureusement, je ne m’y connais pas vraiment en la matière. Que ce soit l’ouverture des frontières ou le rejet des étrangers, cela ne m’intéresse absolument pas.

— Je vois. Vous vous moquez donc de ce qu’il adviendra de ce pays ? répondit Yasuhide, avec une pointe de mépris dans la voix.

Cela ne pouvait sans doute pas être évité. Ses méthodes étaient peut-être discutables, mais Yasuhide se souciait de l’avenir de son pays et cherchait à le faire évoluer. L’indifférence de Jinya ne pouvait que lui apparaître comme une offense.

Mais Jinya ne se rétracta pas. Il ferma simplement les yeux et déclara :

— Un jour, j’ai rencontré un démon qui m’a dit quelque chose de semblable. Elle affirmait que ce pays adopterait les progrès venus de l’étranger et se développerait en conséquence. Mais que les temps changeraient trop vite pour que les démons puissent suivre, et qu’ils finiraient par disparaître, ne survivant plus que dans les contes populaires.

— Voilà un démon intéressant. Nous, samouraïs, on nous répète aussi que nous deviendrons obsolètes. C’est d’autant plus de raisons pour vous de vous joindre à moi.

Il ne le dit pas explicitement, mais il était clair que Yasuhide plaçait démons et samouraïs dans le même bateau, tous deux menacés d’être laissés derrière par le cours du temps.

— Je suis désolé. Je ne vois pas comment nous pourrions travailler ensemble, répondit Jinya d’un ton neutre.

— …Vous trouvez donc mes aspirations répréhensibles ?

Jinya secoua lentement la tête.

Yasuhide reprit :

— J’ai entendu dire que vous ne tuez que les démons qui nuisent aux humains. Êtes-vous donc un homme qui met sa force au service des faibles ?

— Quelle idée.

 

La remarque lui tira presque un sourire. Voilà longtemps que Jinya ne prétendait plus protéger qui que ce soit. La sœur qu’il chérissait autrefois était devenue un démon. Il avait tué sa propre mère et son propre père de ses mains. Il avait piétiné bien des vies dans la poursuite d’un but né de la haine. Dire qu’il agissait pour protéger autrui serait une insulte.

— Je comprends ce que vous cherchez à accomplir, et je ne vous juge pas pour les moyens que vous employez. Mais de la même manière, j’ai mes propres objectifs. Ils sont peut-être insignifiants, personnels, en comparaison des vôtres… mais ce sont les seuls qui me restent. Quoi que vous disiez, je ne peux renier la vie que j’ai menée jusqu’à présent.

— J’ignore quel est ce but qui vous anime, mais je n’ai aucune intention de m’y opposer. Je vous demande seulement de m’accorder quelques instants de votre longue, très longue existence. Est-ce trop demander ?

— Je suis désolé.

D’un ton doux, Jinya opposa un refus catégorique. Il était impossible de savoir ce que Yasuhide pensait de cette résolution, car son visage restait simplement grave. Mais, quelles que soient ses méthodes, Yasuhide avait fait preuve de respect envers Jinya. Il était normal que ce dernier lui rende la pareille, en refusant sans détour.

Il ajouta :

— Mais même si l’on mettait de côté nos buts respectifs, je ne pourrais tout de même pas travailler pour vous.

— Et pourquoi cela ? Je croyais que vous ne voyiez aucun mal dans mes aspirations.

— Notre monde est fait de hauts et de bas, poursuivit Jinya. Comme vous l’avez dit, ce pays sera peut-être un jour envahi et détruit par des forces étrangères. Je reconnais l’honneur qu’il y a à prendre les armes pour empêcher un tel sort… mais je n’ai pas le droit d’y prendre part. Quelles qu’en soient les conséquences, cela doit être accompli par les vôtres, et par les vôtres seuls.

 

Ce qu’il entendait par « les vôtres » n’échappa pas à Yasuhide. Jinya ne reprochait à personne d’avoir recours à des moyens inhumains pour réaliser un but sincère. Mais pouvait-on vraiment faire ce choix à la place d’un pays tout entier ? Les grandes heures de l’histoire humaine avaient toujours été écrites de main d’homme, et cela, les non-humains ne devaient pas y toucher.

— C’est pour cela que vous refusez de m’aider ?

— Oui. D’autant que je n’ai même pas encore trouvé moi-même la raison pour laquelle je manie ma lame. Un homme comme moi n’a pas sa place dans le combat pour l’avenir.

Ce serait un blasphème à l’égard de ceux qui luttaient par véritable patriotisme. Voilà pourquoi Jinya ne pouvait s’aligner ni d’un côté ni de l’autre dans le débat sur l’ouverture du pays.

— N’y a-t-il vraiment aucune chance que je puisse vous faire changer d’avis ?

— Si je me laissais facilement convaincre, nous n’en serions pas là.

Même lui trouvait son entêtement agaçant. Mais il avait suivi ce chemin sans jamais bifurquer, et ce n’était pas maintenant qu’il s’arrêterait.

Yasuhide laissa échapper un rire, comprenant qu’il n’arriverait à rien avec Jinya.

— Ha ha, vous êtes un homme fascinant. Ce n’est pas la morale ni les idéaux qui vous retiennent… mais une question de bon goût ?

Il avait bien résumé la chose. Si Jinya avait agi selon des principes ou des idéaux, il aurait peut-être été prêt à quelques concessions pour défendre son pays. Mais jusqu’ici, il n’avait poursuivi qu’un seul but : devenir plus fort.

Il avait perdu beaucoup, regretté encore plus, mais il ne s’arrêterait pas pour les beaux discours d’un autre.

— Je doute qu’il y ait quoi que ce soit de noble ou de raffiné dans ce que je fais… mais je ne peux pas me battre pour une cause en laquelle je ne crois pas moi-même, déclara Jinya.

— C’est bien dommage. Je vois que vous ne changerez pas d’avis.

— Je suis désolé. Je ne trouve rien à redire à vos objectifs. Je suis simplement obstiné dans ma façon d’être.

— Inutile de faire preuve d’autant d’humilité. Je sais combien il peut être difficile de renoncer à ce à quoi l’on est attaché.

Les paroles de Yasuhide semblaient suggérer qu’il connaissait la véritable nature de Jinya, mais celui-ci ne s’en formalisa pas. Il avait le sentiment que Yasuhide était capable de parler ainsi parce qu’il portait intérieurement, lui aussi, quelque chose qu’il ne pouvait abandonner. Cette compréhension effaça toute irritation qu’il aurait pu ressentir, et fit même naître une certaine sympathie envers cet homme qui partageait sa condition.

— Cela dit… dans l’état actuel des choses, il se pourrait bien que nous soyons ennemis la prochaine fois que nous nous croiserons, dit Yasuhide avec un sourire.

Sa voix ne portait plus la moindre trace de mépris, mais ses yeux, désormais plissés d’intensité, exprimaient une volonté tranchante et limpide.

— J’espère que nous n’en arriverons pas là, répondit Jinya.

— Moi aussi. Mais je n’ai aucune intention de m’écarter de ma voie.

Yasuhide était prêt à tout pour atteindre son objectif, quitte à ce que des civils meurent sous les griffes de démons dans le processus. L’homme qui employait des démons et le Yasha gardien qui les pourfendait étaient voués à se croiser un jour. Et si cela arrivait, Jinya se battrait, peu importait alors ce que cela signifierait pour l’avenir du pays.

Tous deux avaient quelque chose à quoi ils ne pouvaient renoncer. Et si l’un venait à se dresser sur le chemin de l’autre, alors ils devraient s’affronter.

— Nous sommes tous les deux bien têtus, non ? dit Jinya.

— Je ne pourrais être plus d’accord. Mais on ne peut vivre selon sa volonté sans l’être un peu.

— En effet.

Pour l’instant, aucun conflit n’aurait lieu. Tsuchiura, quant à lui, n’avait pas bougé d’un cil.

Yasuhide poussa un soupir satisfait, et la conversation prit fin naturellement.

Jinya croisa une dernière fois le regard de Yasuhide en silence, puis conclut :

— Naotsugu, on devrait y aller. Nous avons un sabre démoniaque à retrouver.

— O-oh, c’est vrai. Eh bien, Hatakeyama-dono, nous allons prendre congé.

— Je vois. Tsuchiura, je te laisse les raccompagner.

Alors que les deux hommes se levaient, Yasuhide fit un geste à Tsuchiura pour qu’il les accompagne jusqu’à l’entrée. Celui-ci gardait peut-être quelque ressentiment envers Jinya, pour le manque de respect qu’il avait montré plus tôt à son maître, mais il n’en laissa rien paraître et obéit sans un mot.

En quittant la pièce aux tatamis, Jinya ne put s’empêcher de penser que le lien entre ces deux-là, un homme et un démon, avait quelque chose d’étrange.

— Oh, encore une chose, dit Yasuhide alors qu’ils s’éloignaient. Il paraît que Sugino avait un faible pour Tomizen. Des gens de Tosa, dont Takechi, ont l’habitude de s’y rendre. Ce serait bien que cette affaire puisse se régler sans faire trop de vagues…

— Tsuchiura-dono, n’est-ce pas ?

Alors que Naotsugu s’apprêtait à franchir la porte principale, Jinya se retourna comme s’il venait de se souvenir de quelque chose qu’il voulait demander.

— Vous n’avez pas besoin d’être aussi respectueux envers moi.

— Je vois. Permettez que je vous appelle simplement Tsuchiura, alors. Puis-je vous demander pourquoi vous avez choisi de servir Hatakeyama-dono ? J’ai l’impression que, tout comme moi, la question de l’ouverture des frontières ne vous intéresse guère.

Pendant toute la discussion, Tsuchiura n’avait pas quitté Jinya des yeux, assis bas, le poids légèrement projeté vers l’avant, prêt à réagir au moindre signe d’hostilité envers Yasuhide.

Pour Jinya, cette posture dépassait celle d’un homme agissant par simple devoir. Et pourtant, rien n’indiquait chez lui une intention malveillante. Qu’est-ce qui pouvait donc le pousser à servir Yasuhide comme le ferait un humain ?

Après un silence, Tsuchiura plissa les yeux et déclara :

— J’ai déjà été trahi par des humains… ou peut-être devrais-je dire que j’ai vu ma confiance brisée.

Sa voix ne portait aucune émotion. Il semblait évoquer un souvenir lointain, empreint de nostalgie, et d’un peu d’amertume.

— C’est une vieille histoire, maintenant. J’ai été trahi, j’ai sombré dans le désespoir… et c’est alors que Yasuhide-sama m’a trouvé.

À vrai dire, Jinya ne s’était pas attendu à ce que Tsuchiura lui réponde. L’expression du colosse était sincère, sans la moindre trace de duplicité. Cela dit, les démons n’étaient pas capables de mentir, alors ses paroles ne pouvaient être que vraies.

Tsuchiura poursuivit :

— Il m’a dit : « Démons et samouraïs, nous sommes tous deux des vestiges du vieux monde, rejetés par le cours du temps. Cela fait de nous des frères d’armes. Unissons nos forces. » Alors j’ai décidé de le servir… Je lui ai accordé ma confiance.

Il avait appuyé sur ce dernier mot, « confiance », comme pour souligner à quel point sa décision était réfléchie. Jinya ignorait ce qu’il avait vécu par le passé, mais il était clair que Tsuchiura agissait par véritable loyauté, non sur un simple coup de tête. Cela transparaissait aussi dans l’hostilité qu’il lui vouait, même si elle restait contenue derrière un calme apparent.

— Je dois dire que je ne m’attendais pas à ce que vous me répondiez vraiment, fit remarquer Jinya.

— Je suppose que j’ai ressenti un peu de sympathie pour vous. Nous nous ressemblons, après tout.

L’animosité de Tsuchiura ne s’était pas dissipée, mais sa voix s’était faite un peu plus douce. Malgré le regard dur qu’il posait encore sur lui, une certaine forme de compréhension semblait être née.

— L’homme et le démon sont incompatibles. Vous qui vivez parmi les humains, vous devez le savoir mieux que quiconque.

Ne t’approche pas de moi, démon !

La voix d’une jeune fille résonna du plus profond de la mémoire de Jinya. Ayant vécu lui aussi parmi les humains, Tsuchiura avait sans doute connu la même douleur.

Ses yeux vacillèrent un instant, comme s’ils laissaient entrevoir une parcelle de ce passé douloureux.

— Mais malgré nos différences, reprit Tsuchiura, — Yasuhide-sama m’a accepté. Vous comprenez bien ce que cela signifie, n’est-ce pas ?

Être rejeté pour ce que l’on est apportait souffrance. Être accepté malgré tout, de la joie. Cela suffisait à Tsuchiura pour servir Yasuhide. Et c’était aussi la raison pour laquelle il se montrait si disposé à parler à Jinya maintenant.

— Merci de m’avoir confié tout cela, dit Jinya. Mais je ne peux toujours pas travailler pour Hatakeyama-sama.

Sans changer d’expression, il ajouta d’un ton ferme :

— Et comme je l’ai dit tout à l’heure, je me fiche peut-être de la direction que prendra ce pays, mais si vous utilisez des démons pour faire du mal sans raison, alors je dégainerai ma lame.

— Je vois, dit Tsuchiura.

Il ferma brièvement les yeux, comme s’il hésitait.

— Par respect pour la volonté de mon maître, je ne lèverai pas la main sur vous… pour l’instant.

À la manière dont ils se faisaient face, il était évident que toute forme de sympathie échangée un peu plus tôt avait disparu. Le démon devant Jinya laissait transparaître une hostilité franche, sans la moindre retenue.

— Vous pouvez rester là à observer si cela vous chante. Mais si jamais vous osez faire obstacle à Yasuhide-sama…

Son expression se mua en celle d’une bête affamée. La malveillance qui émanait de lui était bien réelle.

L’atmosphère était si tendue qu’elle en piquait la peau.

— Je ressens exactement la même chose. Si vous vous mettez en travers de ma route…

Jinya soutint son regard et posa la main gauche sur Yarai, à sa hanche. Le contact froid du métal affûta instantanément ses pensées.

— Je te tuerai.

— Tu es un homme mort.

 

[1] Env. 2m10

 

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