SotDH T4 - CHAPITRE 1 : PARTIE 2

Contes Nocturnes de sabres démoniaques : Hijin La Lame Volante (2)

—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————–

Sugino Mataroku se demandait sans cesse ce qu’il pouvait bien y avoir de mal à ce que les choses restent telles qu’elles étaient.

— Bon courage pour aujourd’hui, mon chéri.

— Bien sûr.

Les hommes étaient décidément des créatures simples. Il suffisait de ces quelques mots, au moment de se préparer le matin, pour que Mataroku trouve la motivation d’affronter sa journée.

Mataroku et sa femme travaillaient tous deux dans le domaine d’un même samouraï. Il s’occupait de diverses affaires, dans un rôle proche de celui d’un majordome, tandis que son épouse était femme de chambre. La famille Sugino était pauvre, samouraï de nom seulement. Ils avaient autrefois mené une vie comparable à celle du peuple, mais tout avait changé lorsqu’ils furent engagés par le chef d’une autre famille de samouraïs qu’ils connaissaient. Les Sugino reçurent une nouvelle demeure et une qualité de vie sans commune mesure avec ce qu’ils avaient connu. Bien qu’ils fussent désormais occupés, ils travaillaient chaque jour avec joie pour leurs nouveaux bienfaiteurs.

— Oh, j’ai entendu dire que Yasuhide-sama t’avait convoqué hier. De quoi s’agissait-il ? demanda la femme.

— Ah, ça ? Eh heh heh heh. Bon sang, par où commencer ?

— …Chéri, tu te comportes comme un cafard en rut.

— Hé, c’est pas un peu méchant ?! s’exclama Mataroku. Être comparé à un insecte, c’était plutôt vexant.

— Pas la peine de crier. Alors, qu’est-ce qu’il voulait ?

— Hé hé, Yasuhide-sama m’a offert un sabre, figure-toi.

— Un sabre ? Cette fois, ce fut la femme qui éleva la voix.

— Oui, on dirait que tous mes efforts n’ont pas été vains. Il m’a dit quelque chose comme : « J’ai décidé de récompenser ton dévouement en t’offrant un sabre. Accepterais-tu ce présent ? ». Et tu penses bien que j’ai accepté !

L’imitation que fit Mataroku de son maître ne lui ressemblait en rien. Malgré cela, il arborait un large sourire, son visage tout plissé de bonheur. Rappelons-le, la famille Sugino était extrêmement pauvre. Mataroku avait été contraint de vendre son sabre depuis longtemps pour subvenir à leurs besoins. Le sabre étant considéré comme l’âme du samouraï, cette perte l’avait profondément marqué. Il était donc fou de joie d’apprendre qu’on allait lui en offrir un nouveau.

— L’argent a déjà été versé, dit-il. — Il ne me reste plus qu’à aller le récupérer dans une boutique de sabres appelée Tamagawa.

— Je vois… Je me demandais pourquoi tu étais aussi euphorique ces derniers temps.

— Et comment je ne le serais pas ?! Je vais enfin avoir mon propre sabre ! Mon propre sabre, chérie !

— Je veux bien comprendre, mais tu es aussi agaçant qu’un papillon de nuit qui me tourne autour de l’oreille pendant que j’essaie de dormir.

— Pourquoi tu continues à me comparer à des insectes ?! C’est vraiment blessant ! s’exclama-t-il.

Mais c’était leur habitude, et il n’était pas réellement fâché. Ils avaient toujours été comme ça, même avant leur mariage. Ce n’était pas le portrait idyllique d’un couple harmonieux, mais il y avait un bonheur sincère à vivre dans une routine immuable. La vie était déjà bien douce aux côtés de sa femme au verbe acéré. Alors maintenant qu’il allait en plus retrouver un sabre, il était fou de joie. Il ne pouvait s’empêcher d’afficher un sourire jusqu’aux oreilles.

— Bon, j’y vais. Je pars chercher mon sabre !

Sa femme l’accompagna jusqu’à l’entrée pour lui dire au revoir.

C’était trois jours avant la visite de Naotsugu chez Tamagawa.

***

Après l’assassinat du grand ministre Ii Naosuke lors du fameux incident de Sakuradamon, le ministre Andou Nobumasa gravit les échelons du shogunat aux côtés de Kuze Hirochika. Partageant l’ambition du défunt Ii d’ouvrir les frontières du pays, Andou défendait la survie du shogunat et son retour en force. En ce sens, il soutenait une politique connue sous le nom d’Union de la Cour impériale et du Shogunat », visant à renforcer le pays en coordonnant l’influence de la Cour, soutenue par la tradition, avec celle du gouvernement shogunal.

Mais le pouvoir du shogunat déclina irrémédiablement, sa faiblesse politique apparaissant chaque jour plus au grand jour. La signature du traité de Kanagawa[1] avec les États-Unis ne fut que le prélude de cette déchéance. Aux yeux des samouraïs, partisans comme opposants de l’ouverture du pays aux puissances étrangères, le shogunat n’était plus qu’un obstacle.

À cette époque, de nombreux samouraïs des campagnes abandonnèrent leurs seigneurs, tandis que des domaines comme Satsuma et Chôshû affichaient ouvertement leur opposition au shogunat. La fin du long règne des Tokugawa approchait.

Le domaine d’Aizu, quant à lui, fidèle soutien des Tokugawa depuis les temps anciens, figurait parmi les rares à demeurer loyaux au shogunat. En échange de la responsabilité de la sécurité côtière d’Edo, les Aizu reçurent le contrôle des campements de Kamoi et de Misaki, leur territoire s’étendant sur la quasi-totalité de la vaste péninsule de Miura.

Alors que le shogunat avait perdu la confiance des autres domaines, les Aizu en étaient devenus le dernier espoir. Ce rôle ne faisait que renforcer l’ardeur des vassaux du domaine d’Aizu dans leur fidélité aux Tokugawa.

— Sugino Mataroku, tu dis ?

— Oui, il travaille dans le domaine de la famille Hatakeyama, près du château d’Edo. Il a acheté un nouveau sabre il y a quelques jours. C’est sûrement lui à qui le propriétaire de Tamagawa a vendu ce sabre démoniaque.

Jinya et Naotsugu marchaient à l’ouest du château d’Edo, dans un quartier appelé Ushigome, une zone résidentielle de samouraïs connue pour son relief vallonné. Ils cherchaient le domaine des Hatakeyama.

Ushigome était peuplé de résidences de seigneurs féodaux et de vassaux directs du shogun, mais on y trouvait aussi çà et là quelques maisons de marchands roturiers faisant également office de boutiques. Roturiers et samouraïs s’y côtoyaient donc régulièrement. Les rumeurs circulant dans les familles de samouraïs parvenaient ainsi naturellement jusqu’aux roturiers, ce qui permettait d’obtenir des informations sur la famille Hatakeyama avec une facilité étonnante, simplement en interrogeant les passants.

— La famille Hatakeyama a des liens anciens avec le domaine d’Aizu, et elle était autrefois en charge de la sécurité du port d’Edo. Le précédent chef de famille, Yasuhide, a transmis son titre à un héritier et mène à présent une vie paisible de retraité dans sa résidence secondaire d’Ushigome. C’est lui qui a recruté Sugino Mataroku. C’est à peu près tout ce que j’ai pu apprendre, dit Naotsugu.

— Vous vous êtes bien renseigné, remarqua Jinya, impressionné.

— Oui, eh bien, Ushigome est un peu plus facile que d’autres endroits pour soutirer des informations. Et puis, avec mon poste de fonctionnaire, je peux obtenir à peu près n’importe quel document si je dis que c’est pour le tri.

— Je vois. Vous êtes bien laxiste sur les règles, dis donc.

— Et à l’influence de qui est-ce que je dois ça, à votre avis ? répondit Naotsugu dans un rire léger.

Autrefois plutôt rigide, il s’était mis récemment à repousser les limites. Contrairement aux démons, les humains pouvaient changer. C’était peut-être là une forme de maturité chez Naotsugu.

— Vous êtes vraiment sûr de vouloir venir ? demanda Jinya, en lui lançant un regard en coin, comme pour lire son expression.

Naotsugu accompagnait Jinya, venu à Ushigome dans l’espoir de pouvoir au moins voir le sabre démoniaque. Même s’il avait quelque peu changé, Naotsugu restait un homme honnête et consciencieux. Il était étrange de le voir mêlé à une affaire aussi trouble.

— C’est moi qui ai parlé du sabre en premier, alors c’est normal que je sois là, dit Naotsugu. — Et puis, je ne peux pas détourner les yeux quand quelqu’un risque de mourir.

Il ajouta, un peu tristement :

— Je ne peux pas faire grand-chose, mais je peux au moins continuer à chercher des informations.

— Je vois. Cela dit, cette affaire est étrange…

— Quelque chose vous tracasse ?

— Oui. Ce type ne fait que des petits travaux là où il est employé, non ? C’est étrange qu’on lui ait offert un sabre de Kadono juste pour ça…

— Tu as raison. Même sans parler du fait que c’est un sabre démoniaque, c’est déjà bizarre d’offrir une arme aussi clairement conçue pour le combat.

Naotsugu pâlit en prononçant ces mots. Il s’arrêta, puis effleura la garde de son propre sabre du bout des doigts.

— Non… ce n’est peut-être pas si étrange, finalement.

De fins nuages assombrissaient doucement le ciel au-dessus d’eux. Il leva les yeux. Le cri d’un oiseau résonna dans les airs, un oiseau migrateur, peut-être ? Son regard erra, comme s’il tentait de le repérer.

— Avez-vous déjà entendu parler du parti loyaliste de Tosa ?

Sans dire un mot, Jinya secoua la tête. Il sentait que ce n’était pas le moment de parler.

— L’an dernier seulement, Takechi Zuizan-dono a rassemblé ses camarades samouraïs de Tosa et formé un groupe appelé le parti loyaliste de Tosa, expliqua Naotsugu.

En la première année de l’ère Bunkyû (1861), Takechi Zuizan, alors installé à Edo, fonda le parti loyaliste de Tosa dans le cadre d’un mouvement politique opposé au shogunat Tokugawa. Mais il n’était pas le seul à avoir créé sa propre faction, ces dernières années, de nombreux jeunes partisans de la cause impériale s’étaient eux aussi activés dans l’ombre.

— Même moi, j’ai trouvé la réaction du gouvernement face à l’arrivée des navires noirs, à l’ère Kaei, bien trop molle. Il n’est guère surprenant que tant de domaines aient perdu foi dans le shogunat. Le parti loyaliste de Tosa prétend parler au nom de tout le domaine, affirmant que l’ensemble de Tosa souhaite voir l’empereur prendre le pouvoir. Je suis certain que beaucoup d’autres samouraïs rejoindront des causes semblables dans un avenir proche.

— Tu en sais beaucoup sur ce groupe.

— Oui, eh bien, il y a pas mal de samouraïs du domaine de Tosa en service ici, à Edo.

Il poussa un soupir.

— De nos jours, beaucoup de samouraïs pensent que nos sabres ne sont plus faits pour défendre nos seigneurs, mais pour servir des idéaux. Hé. Peut-être que l’époque du dévouement à un seigneur est révolue.

Il sourit. Peut-être voulait-il donner à ce sourire un air ironique, voire un peu amer, mais il était beaucoup trop doux pour cela.

— Je ne crois pas que ce soit là ce que devrait être un samouraï… mais je ne suis pas certain non plus de pouvoir me contenter de ce que je suis. Suis-je vraiment censé soutenir ce shogunat politiquement affaibli, qui piétine la fierté des samouraïs ? Je… je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas.

Puis il se figea, réalisant la portée subversive de ce qu’il venait de dire.

— Pardonnez-moi. Oubliez ce que vous venez d’entendre.

Il se remit en marche, et Jinya le suivit peu après. L’oiseau cria de nouveau, un cri aigu, perçant, plus triste cette fois.

Jinya croyait comprendre d’où venait l’inquiétude de Naotsugu. En tant que secrétaire, celui-ci passait son temps à rédiger et classer des documents. Il n’avait jamais eu l’occasion de combattre, malgré son statut de samouraï, et il ne pouvait qu’envier ceux qui agissaient ouvertement pour leur pays.

Mais son trouble venait surtout, sans doute, d’un doute intérieur : son rôle de samouraï avait-il encore un sens ? Il en doutait, surtout dans une époque aussi instable. Il avait probablement accompagné Jinya à Ushigome en quête d’un but. Il voulait se sentir utile à quelqu’un.

Ce n’était qu’une forme d’évasion, mais Jinya ne pouvait lui en vouloir. Lui-même, après toutes ces années, n’avait toujours pas trouvé sa propre réponse. Il comprenait très bien l’impatience que Naotsugu pouvait ressentir.

— C’est pareil pour moi, dit Jinya. — Parfois, je ne sais pas trop ce que je suis censé faire.

— …Même vous, vous ressentez ça ?

— Bien sûr.

Jinya vivait sans véritable but. Il poursuivait le pouvoir à l’aveugle, dans l’espoir de pouvoir un jour arrêter sa sœur dans sa folie conquérante, mais il n’était même pas capable de décider s’il devait la tuer ou renoncer à sa colère. Pour lui, la vue de ces jeunes partisans de l’empereur, prêts à risquer leur vie pour s’opposer à une époque en mutation, avait quelque chose d’enviable.

— On ne change pas aussi facilement ce que l’on est, hein ?

Naotsugu murmura faiblement en retour :

— Non… on ne le peut pas.

Tous deux continuèrent à marcher, les yeux rivés sur l’horizon devant eux.

Finalement, le domaine qu’ils cherchaient, la résidence de la famille Hatakeyama, se dessina à leur vue. Les arêtes du toit étaient ornées de tuiles décoratives représentant des démons et des bêtes, comme c’était souvent le cas dans les demeures fastueuses de ce genre.

Les deux hommes contournèrent le mur extérieur du domaine et se retrouvèrent face à une porte d’entrée au caractère lourd et imposant.

— C’est ici ? demanda Jinya.

— Oui, c’est la résidence des Hatakeyama. Mais on dirait qu’il y a de l’agitation… fit remarquer Naotsugu.

Ils franchirent la porte et s’avancèrent vers l’entrée. Comme l’avait dit Naotsugu, l’ambiance paraissait troublée : on entendait les allées et venues fébriles des domestiques. Un homme fit coulisser la porte d’entrée pour l’ouvrir d’un simple interstice et jeta un œil vers eux. Profitant de l’occasion, Naotsugu s’adressa à lui :

— Excusez-moi, Sugino Mataroku-dono est-il ici ?

Le domestique se figea. Sa voix, tremblante et empreinte d’inquiétude, répondit :

— O-oh, euh, M-Mataroku, c’est bien ça ?

— Oui. Je suis Miura Naotsugu. J’aimerais parler à Mataroku-dono, si cela est possible.

— Ah… heu… ce n’est pas vraiment… Hé, toi, viens par ici.

Il chuchota quelque chose à quelqu’un, puis s’éloigna dans le couloir. Un autre domestique, à l’air aussi perplexe que désorienté, le remplaça à l’entrée. Il avai le regard qui errait et malgré les appels répétés de Naotsugu, il ne répondit pas. Naotsugu, perdant patience, s’apprêtait à hausser le ton lorsque surgit un homme solidement bâti derrière le domestique.

— Que se passe-t-il ici ?

— Oh, Tsuchiura-sama…

L’imposant Tsuchiura mesurait près de sept shaku et avait les épaules larges. Il ne portait pas de sabre, ce qui laissait entendre qu’il n’était pas un samouraï, mais sa tenue restait propre et soignée.

Elle semblait toutefois un peu serrée, sans doute à cause de sa carrure massive. Sa chevelure, plus indisciplinée encore que celle de Jinya, tombait librement jusqu’à ses épaules.

Tsuchiura scruta Naotsugu et Jinya d’un regard perçant. Le domestique de tout à l’heure l’avait probablement appelé, ce qui signifiait qu’il occupait un poste important au sein de la résidence… même si rien, dans son apparence, ne permettait de deviner lequel.

À vrai dire, un homme de cette stature ne passait pas inaperçu dans un domaine de samouraïs.

Le domestique resté à l’entrée déclara :

— Heu… ces deux personnes disent vouloir voir Mataroku…

— Hmph. Et qu’est-ce que vous lui voulez, à ce Mataroku ? demanda Tsuchiura d’une voix grave et rocailleuse, posant un regard appuyé sur Naotsugu et Jinya.

Jinya fit un pas en avant.

— Veuillez nous excuser cette visite à l’improviste. Je me nomme Jinya. J’ai appris que Sugino Mataroku-dono avait acheté un sabre nommé Yatonomori Kaneomi. Serait-il possible de le rencontrer ?

L’homme massif prit un instant pour réfléchir, puis répondit avec un calme surprenant :

— Je vois. Eh bien, il n’est pas ici.

— Et quand est-ce qu’il devrait rentrer ? demanda Naotsugu.

— Eh bien… je ne pense pas qu’il reviendra un jour ici, répondit Tsuchiura sur le même ton posé.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce matin même, Sugino Mataroku a tué sa femme, puis a pris la fuite.

Aucune émotion ne transparaissait dans les yeux de Tsuchiura lorsqu’il prononça ces mots. Pourtant, il était difficile d’imaginer quelle raison il aurait pu avoir d’inventer un tel mensonge.

— Jin-dono… murmura Naotsugu.

— On est arrivés juste un peu trop tard, répondit Jinya.

Kaneomi, forgeron de la fin de l’époque des Royaumes combattants[2], laissa derrière lui quatre sabres réputés pour avoir été imprégnés artificiellement de pouvoir démoniaque.

 Les détails exacts de leur fabrication restaient obscurs, mais le fait demeurait : ces lames étaient considérées comme des sabres démoniaques.

Et, bien sûr, un sabre démoniaque n’en était pas vraiment un sans un récit sanglant pour l’accompagner.

 

[1] Traité inégal donnant aux américains l’autorisation d’entrer dans les ports japonais de Shimoda et de Hakodate. Ce traité leur permit de s’arrêter dans ces ports afin de s’y ravitailler en charbon et en vivres. Signé le 31 mars 1854 entre le commodore Perry et les représentants du shogunat Tokugawa.

[2] On parle ici de l’ère Sengoku (1477-1573), époque des Royaumes combattants japonais. La période des Royaumes combattants chinois c’est 476 – 221 av J.C.

 

error: Pas touche !!