SotDH T4 - CHAPITRE 1 : PARTIE 1
Contes Nocturnes de sabres démoniaques : Hijin — La Lame Volante
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Sans réfléchir, je portai la main à la blessure. La sensation de sa texture m’enivrait, m’enveloppait. C’était chaud malgré la froideur. Si étrange, et pourtant si délicieux.
Une chair rouge apparaissait à travers la fente de sa peau. Il n’avait suffi que d’un seul coup de cette lame envoûtante, dont l’éclat surpassait en séduction toutes les femmes que j’avais connues. Le sang glissait le long de son tranchant splendide, et le cadavre de ma femme s’effondra à mes pieds.
J’étais comme en transe, seul le contact rugueux de la garde serrée dans ma main me rattachait encore à la réalité. Je venais de tuer ma femme, et pourtant, en contemplant cette lame qui luisait d’un blanc spectral dans le crépuscule, mon cœur s’emballait. Un sourire d’extase se dessina sur mes lèvres. Cela ne faisait aucun doute.
Mon cœur avait été volé par ce sabre démoniaque.
***
Nous étions en l’an deux de l’ère Bunkyû (1862 après J.-C.). Six années s’étaient écoulées depuis l’incident du saké « Souvenir de Neige », mais Edo restait sur le qui-vive. Tokugawa Iesada, treizième shogun, était décédé, et le pays enchaînait les traités de commerce avec les nations étrangères.
L’arrivée de l’expédition de Perry[1] (1853 après J.-C.) avait marqué le déclin de la politique isolationniste que le shogunat avait longtemps défendue. Constatant la puissance écrasante des nations occidentales, le shogunat s’était vu contraint de plier. Peu à peu, l’influence étrangère s’infiltrait et transformait le pays.
La Cour impériale s’élevait contre l’ouverture des frontières, et nombreux étaient ceux qui espéraient que l’empereur reprendrait le pouvoir pour renverser le shogunat. Il y avait aussi des samouraïs partisans de l’ouverture, mais qui désapprouvaient la faiblesse du shogunat. Encore faibles, les voix de la révolution s’élevaient cependant de plus en plus distinctement.
Et dans ce monde en proie au chaos, les démons continuaient de rôder dans Edo sans être remarqués, tapis dans l’ombre… C’était l’époque que l’on nommerait plus tard le Bakumatsu, les dernières années d’agonie du shogunat. La fin d’une ère approchait.
Par un jour d’hiver, Miura Naotsugu se rendait chez un marchand de sabres non loin du château d’Edo. Un marchand de sabres était un commerçant spécialisé dans la vente de lames, comme on pouvait s’y attendre, mais il faisait aussi office d’intermédiaire pour ceux qui souhaitaient commander une pièce à un forgeron renommé ou ayant besoin d’une recommandation pour un affûteur. Nombre d’entre eux exerçaient leur activité dans un quartier d’Edo appelé Atagoshita Hikagechou. Naotsugu, lui, se rendait toujours dans une boutique nommée « Tamagawa » pour y faire affûter son sabre.
— Je vois que vous veillez toujours à garder votre sabre en parfait état, Miura-dono.
Le propriétaire de Tamagawa afficha un sourire professionnel en tendant à Naotsugu la lame non signée qu’il venait d’aiguiser.
— Oh non, je n’ai tout simplement jamais l’occasion de m’en servir.
— Cela dit, le fait qu’elle ne soit ni voilée ni ternie en dit long sur les soins que vous lui apportez. On dit souvent que le sabre est l’âme du samouraï, mais vous, vous traitez le vôtre comme votre propre enfant. Je suis sûr que s’il le pouvait, votre sabre vous remercierait lui-même.
Bien qu’on le louât ainsi, Naotsugu ne parvenait pas à se sentir fier. Il tira la lame de son fourreau, en vérifia le fil, le visage fermé.
— Quelque chose ne va pas ?
— Non, répondit Naotsugu. — Votre travail est irréprochable. C’est juste que… j’ai mes propres doutes. Mon sabre est si net, si limpide…
Naotsugu avait vingt-sept ans cette année. Il avait désormais une épouse, ainsi qu’un enfant. Dans l’ensemble, la vie lui souriait. Il n’y avait, en principe, pas la moindre raison de se plaindre. Et pourtant, la netteté immaculée de son sabre lui inspirait une légère mélancolie.
Sois juste et courageux, connais la bienveillance et le respect, jure fidélité aux Tokugawa et sois prêt à te battre au nom du shogun. Tels étaient les préceptes auxquels un samouraï devait se conformer, et les suivre était pour lui une source de fierté. C’était pour ces valeurs que les samouraïs étaient prêts à verser leur sang sur les champs de bataille en tant que guerriers. Naotsugu avait appris de sa mère que la valeur d’un samouraï se mesurait à celle de sa lame. Mais lui-même n’avait jamais connu le combat. Une nuit de pluie, il avait bien dégainé sa lame face à un démon, mais c’était Jinya qui, au final, l’avait terrassé.
Le sabre de Naotsugu était resté immaculé parce qu’il n’avait jamais servi, et cela l’amenait à se poser une question : quelle valeur un sabre inutilisé pouvait-il bien avoir ?
Les puissances étrangères empiétaient sur le territoire, et le monde des samouraïs entamait une lente transformation. C’était précisément parce que le monde changeait que Naotsugu en venait à douter de la place qui était la sienne.
— Hein ? Qu’est-ce qu’un sabre limpide a de si dérangeant ? demanda le propriétaire de Tamagawa.
— Rien. Enfin, j’espère… répondit évasivement Naotsugu, en replaçant la lame dans son fourreau.
Il inspira profondément, mais cela ne le soulagea en rien. Le commerçant, remarquant le trouble de son client, reprit :
— Hm, ce n’est pas une mine très réjouie, ça. Peut-être que jeter un œil à une lame rare que j’ai en réserve vous remonterait un peu ? Qu’en dites-vous ?
C’était étrange de proposer à quelqu’un d’admirer une lame pour lui remonter le moral, mais l’idée convenait parfaitement à Naotsugu, un véritable passionné de sabres. En vérité, s’il soignait autant le sien, comme l’avait justement remarqué le propriétaire de Tamagawa, c’était parce qu’il y voyait un véritable passe-temps.
— Je détesterais vous importuner, mais ce serait merveilleux, répondit Naotsugu.
— Oh, vous ne me dérangez pas du tout. Ça ne me pose aucun souci, surtout pas pour un client important comme vous. Attendez-moi un instant, je vais vous la chercher.
Le propriétaire disparut à l’arrière de la boutique, puis revint peu après, portant avec une importance appuyée une longue boîte effilée en bois de paulownia. Naotsugu sentit son attente s’éveiller peu à peu. Il s’agissait sans doute d’un des joyaux de la boutique. L’homme continua à en accentuer la valeur en ouvrant lentement la boîte, avec des gestes étudiés, avant d’en sortir le sabre.
— Le nom gravé dessus est Kaneomi. On appelle parfois ses lames les Tachi du Démon Kaneomi.
Le fourreau était entièrement fait de fer. Dès qu’il le reçut en main, Naotsugu crut que son poids colossal allait le faire lui échapper. Il n’avait reçu que le strict minimum en matière de décoration, lui donnant une apparence brute, grossière.
— Puis-je la dégainer ? demanda Naotsugu.
— Je vous en prie.
Sa première impression, peu flatteuse, disparut dès l’instant où il tira la lame du fourreau et posa les yeux sur l’acier nu. Elle était épaisse, sans ornement, mais d’une qualité de fabrication tout simplement remarquable. La brillance de son fer, presque humide, captivait le regard.
Sa courbure était prononcée, et sa longueur atteignait environ deux shaku et quatre sun. Même un profane aurait compris au premier coup d’œil qu’il s’agissait là d’un chef-d’œuvre.
— Incroyable… murmura Naotsugu.
— Kaneomi était réputé comme le meilleur forgeron de tout le village de Kadono. Ce sabre date de l’époque Tenbun (milieu du XVIe siècle).
— Vraiment ? Ce genre de courbure est rare pour une lame de cette époque.
La courbure des sabres variait considérablement selon leur époque de fabrication. En général, les modèles anciens présentaient une courbure plus prononcée et appartenaient à la catégorie des tachi, comme celui que tenait actuellement Naotsugu. Son ami Jinya possédait d’ailleurs lui aussi un tachi, nommé Yarai.
À l’origine, tous les sabres japonais étaient droits. Mais à partir des périodes Nara et Heian (710–794 ; 794–1185), les lames furent conçues pour le combat singulier, ce qui fit évoluer leur forme : elles devinrent plus épaisses et courbées, afin de mieux trancher à travers les armures. Plus tard, durant les périodes Nanbokuchô et Muromachi (1336–1392 ; 1392–1573), ce furent les uchigatana à courbure plus faible qui gagnèrent en popularité. Le sabre personnel de Naotsugu appartenait justement à cette dernière catégorie.
Les tachi étaient robustes et tranchants, tandis que les uchigatana excellaient dans les attaques d’estoc. La courbure d’une lame influait directement sur sa solidité et sa capacité de coupe. Les changements de forme d’une époque à l’autre ne relevaient donc pas du simple caprice, mais répondaient à des choix stratégiques adaptés à leur temps.
— Kaneomi avait pour spécialité les lames conçues pour le combat réel, expliqua le propriétaire. — La courbure prononcée et la lame épaisse de ce sabre sont pensées pour trancher à travers une armure, et la simplicité de sa trempe améliore légèrement, mais significativement, sa durabilité.
— Oui, c’est indéniablement une lame forgée pour le combat, acquiesça Naotsugu.
— Et pourtant, elle a une telle beauté. C’est merveilleux.
— La beauté de la fonctionnalité, peut-être. Pas de fioritures inutiles, pas de motifs tape-à-l’œil, simplement un sabre entièrement dévoué à la bataille. C’est presque comme s’il incarnait l’esprit des samouraïs d’autrefois. C’est peut-être ma nostalgie qui parle, mais je trouve que ce genre de lame a un charme bien à lui.
Issu d’une ancienne lignée de samouraïs, Naotsugu admirait justement cette idée d’un sabre sans ornement, fait pour n’être rien d’autre qu’une arme. La mélancolie qui pesait sur lui un peu plus tôt s’était dissipée, et il contemplait maintenant la lame avec une admiration sincère.
— Je suis surpris de ne jamais avoir entendu parler de ce sabre, alors que son créateur était si réputé.
— Ce n’est tout simplement pas le genre de lame qui suscite l’intérêt. Un sabre purement dédié au combat ne passionne guère les gens du shogunat. Kaneomi n’appartenait à aucune école célèbre, il n’a pas eu de successeurs, et rares sont les sabres portant sa signature. Ce sont peut-être des pièces parmi les meilleures, mais elles restent des chefs-d’œuvre méconnus.
Naotsugu trouvait regrettable qu’un sabre d’une telle qualité demeure ignoré, mais cette obscurité attisait aussi son intérêt.
C’était précisément ce genre de trésor caché qui flattait le goût d’un véritable passionné. Voyant à quel point Naotsugu buvait chacune de ses paroles, le propriétaire baissa la voix et esquissa un sourire en coin.
— Cela dit, Kaneomi est aussi un peu… célèbre à sa manière.
— Que voulez-vous dire ?
— On dit que quatre de ses sabres sont considérés comme spéciaux. Si vous étiez venu il y a seulement trois jours, j’aurais pu vous en montrer un… mais malheureusement, il n’est plus en ma possession.
— Intéressant. Ces quatre sabres sont donc célèbres ?
— Oh, non. Pas du tout. Le commerçant marqua une pause, puis murmura lentement, avec un effet dramatique — Mais on dit qu’ils sont démoniaques.
Les sabres étaient au cœur de nombreuses légendes. Il y avait le Dôji-giri Yasutsuna, le « tueur de Dôji » qui aurait terrassé le démon Shuten Dôji Kogitsunemaru, nommé d’après la divinité-renard qui aurait aidé à le forger sous les traits d’un enfant, et bien d’autres encore. Il était difficile de dire si un sabre gagnait sa renommée grâce à la légende qu’on lui prêtait, ou si c’était la légende qui naissait autour d’un sabre célèbre, mais une lame renommée s’accompagnait toujours d’une histoire.
Il arrivait cependant qu’un sabre, qu’il ait une légende ou non, soit associé à un passé sanglant. Certains portaient malheur à leur propriétaire. D’autres, assoiffés de sang, le poussaient au meurtre. Ces armes étaient appelées sabres démoniaques, et leurs récits se racontaient souvent tard le soir, comme des histoires de fantômes.
— Démoniaques ? Comme Honegami Tôshirô, le sabre mangeur d’os ? demanda Naotsugu.
— Ah oui, le Mangeur d’Os, célèbre pour broyer les os d’un seul coup. Mais non, pas exactement. Les quatre sabres de Kaneomi sont un peu différents, voyez-vous. Il paraît que Kaneomi aurait rencontré un démon et emprunté son pouvoir pour rendre ses sabres démoniaques.
— …Est-ce seulement possible ?
— Qui sait ? Ce n’est pas à moi de le dire, mais les récits autour de ce forgeron ne manquent pas. Certains prétendent que de nombreux démons auraient visité son atelier. D’autres racontent que sa propre épouse était un démon, et qu’il l’aurait fondue pour la transformer en lame. C’est pour cela que les sabres de Kaneomi sont parfois appelés les Tachi du Démon. Bon, je suppose que ces histoires ont été embellies avec le temps… mais il semble malgré tout que Kaneomi ait réellement tenté de créer des sabres démoniaques.
Le Naotsugu d’autrefois aurait balayé ce genre d’histoires d’un revers de main. Mais à présent qu’il avait un ami impliqué dans de telles affaires surnaturelles, il pouvait y croire. Si les démons existaient, il n’était pas si farfelu d’imaginer que des sabres démoniaques pussent exister eux aussi. Une vague de malaise l’envahit soudainement. Ce sabre surnaturel allait-il faire une victime ? Sans s’en rendre compte, il lançait maintenant un regard noir au propriétaire.
— D’après la légende, Kaneomi aurait forgé quatre sabres démoniaques, puis n’aurait plus jamais rien fabriqué. Certains disent qu’il aurait forgé un cinquième sabre, sans nom, mais ce n’est guère étayé. Quoi qu’il en soit, ses quatre dernières lames sont plutôt mal vues par les gens qui s’intéressent à ce genre de choses sinistres.
— Et vous aviez l’un de ces sabres ici… et vous l’avez vendu en sachant pertinemment que c’était une arme démoniaque ? demanda Naotsugu, d’un ton un peu trop accusateur.
Le commerçant, cependant, se contenta de sourire, sans relever.
— Oui, un vassal du domaine d’Aizu, installé ici à Edo, me l’a acheté il y a tout juste trois jours. Comprenez-moi, Miura-dono, je ne suis qu’un humble marchand de sabres. Je dois gagner ma vie en vendant toutes sortes de lames, certaines au passé noble, d’autres au passé sanglant. C’est la réalité de notre métier. Le commerçant esquissa un sourire figé, strictement professionnel. Bien sûr, jamais je ne commettrais quelque chose de moralement répréhensible pour de l’argent… mais je reste un marchand.
Naotsugu pensa soudainement à son frère, Sadanaga, ainsi qu’à Jinya. Le propriétaire de Tamagawa était sans doute, lui aussi, un homme entêté qui ne pliait pas devant les autres.
— Pourquoi le monde est-il rempli de gens aussi obstinés ? soupira Naotsugu.
Il comprenait que le commerçant n’avait fait que ce que son rôle exigeait, et il était absurde de le condamner pour avoir vendu une lame. En un sens, il avait tout de même assumé une forme de responsabilité, peut-être par remords.
Il avait délibérément laissé entendre que le sabre avait été vendu à un vassal d’Aizu vivant à Edo, une information qu’il n’aurait normalement jamais partagée avec un autre client. C’était là sa manière de faire un geste envers Naotsugu, et ce que ce dernier déciderait de faire de cette information lui appartenait entièrement.
— Pardonnez-moi. Nous autres marchands, nous sommes parfois agaçants.
— Non, ce n’est rien. J’ai fini par m’habituer à l’obstination.
— Ce n’est pas sans poser problème, d’une certaine manière.
— Ha ha… Par simple curiosité, comment s’appelait ce sabre démoniaque que vous avez vendu ?
— Ah, oui. Yatonomori Kaneomi, c’était son nom.
Naotsugu passa sous les noren du restaurant de soba, le Kihee et fut accueilli par le sourire familier d’Ofuu. Il parcourut la salle des yeux, et sans grande surprise, aperçut Jinya. Bien des années s’étaient écoulées depuis leur rencontre, mais le rônin paraissait toujours aussi jeune.
— Oh, Naotsugu.
— Bonjour, Jin-dono.
Ils échangèrent de brèves salutations pendant que Naotsugu prenait place à une table. Il commanda un kake soba, puis, après un moment de réflexion, évoqua ce qu’il venait d’apprendre.
— Un sabre démoniaque ? répéta Jinya.
— Oui. D’après un marchand que je fréquente, un sabre nommé Yatonomori Kaneomi a été vendu il y a trois jours. Ce n’est pas exactement le genre de chose dont vous vous occupez d’ordinaire, mais j’ai préféré vous en informer malgré tout.
Jinya était resté en cuisine pendant tout l’échange, non pas qu’il ignorât son interlocuteur, mais il était absorbé par la préparation de ses plats. Son expression était grave, comme s’il affrontait un démon.
— Merci. Le sujet est pour le moins intéressant… Des sabres démoniaques forgés artificiellement par un forgeron ayant épousé un démon… Il y a peut-être quelque chose à creuser.
— On dirait que vous y croyez. Vous avez déjà vu un de ces sabres ? demanda Naotsugu.
Jinya sortit une pâte à soba d’un bol à pétrir, la rassembla en un bloc, puis la saupoudra de farine avant de l’étaler en cercle. Il était visiblement moins habile que le patron du restaurant, s’interrompant à plusieurs reprises pour ajuster maladroitement la forme de la pâte.
— Non, je ne peux pas dire ça. Mais les objets peuvent retenir les émotions. Il n’est donc pas absurde de penser qu’un sabre puisse devenir démoniaque au fil des années.
— Vraiment ?
— Oui. Ce Yatonomori Kaneomi a été forgé dans ce but précis, non ?
— Je suppose que oui.
Jinya replia la pâte, la déposa sur une planche à découper, puis la trancha en fines lanières qu’il plongea ensuite dans une marmite posée sur le feu. Ce qu’il manquait d’expérience, il le compensait par sa minutie, avançant avec constance. Lorsqu’il vit les soba arriver à ébullition, ses épaules s’affaissèrent de soulagement.
— J’aimerais aller examiner ce sabre moi-même, si possible. Ofuu, les soba sont prêts.
— Tout de suite ! Voilà pour vous, Miura-sama. Un kake soba bien chaud ! dit Ofuu en l’apportant avec un sourire rayonnant.
Une vapeur agréable s’élevait du bol. Les restaurants avaient tendance à préparer leurs nouilles à l’avance, mais celles-ci étaient faites sur place. Ajoutez à cela le froid qui régnait dehors, et les nouilles fumantes paraissaient plus appétissantes que jamais. Pourtant, une question brûlait toujours les lèvres de Naotsugu.
— Hum… Dites-moi, ça me travaille depuis un moment, mais pourquoi est-ce vous qui faites les soba, Jin-dono ?
Le restaurant plongea aussitôt dans un silence total. Naotsugu commença à se demander s’il n’avait pas posé une question déplacée, lorsque Jinya se gratta la joue et répondit avec précaution :
— …Le père d’Ofuu m’a proposé de m’apprendre, alors je me suis dit que je pouvais essayer.
Il gardait son éternel visage impassible, mais un soupçon de gêne perçait dans son attitude, au point qu’il détourna même les yeux. Naotsugu jeta un regard vers le propriétaire, qui avait observé Jinya tout au long de la préparation.
— Oh, c’est comme ça. Je me suis dit que Jinya-kun ne pouvait pas rester rônin toute sa vie, alors je lui apprends la cuisine pour qu’il puisse reprendre le restaurant un jour.
Jinya fronça les sourcils à ces paroles.
— Je n’ai pas l’intention de « reprendre le restaurant un jour ». Je me suis simplement dit que la cuisine, c’était intéressant, alors j’essaie. C’est comme mes cours d’ikebana avec Ofuu : une lubie passagère.
Naotsugu se souvenait que Jinya lui avait un jour confié se consacrer entièrement à la chasse aux démons afin de se préparer à un certain objectif, mais il doutait que ces activités annexes aident réellement le gardien Yasha à atteindre son but.
— Cela dit… poursuivit Jinya avec un léger sourire, — je me suis aussi dit que ce serait dommage de refuser une offre aussi aimable.
La douceur dans sa voix n’échappa pas à Naotsugu.
Environ six ans plus tôt, deux habitués de ce restaurant avaient soudainement cessé de venir. Jinya, à l’époque, avait continué d’afficher son impassibilité coutumière, mais il était évident qu’il traversait une période de peine discrète. C’est sans doute à ce moment-là que le patron avait commencé à lui proposer de lui apprendre à préparer des soba.
— Tu t’es vraiment amélioré, Jinya-kun, dit Ofuu.
— Tu trouves ?
— Oui. Tu pourrais carrément ouvrir ton propre restaurant à ce stade.
— Je doute que ce soit le cas, mais merci pour le compliment malgré tout.
— Ce n’était pas un compliment, pourtant. Je le pense vraiment !
Naotsugu comprenait sans peine pourquoi cet homme, qui répétait sans cesse qu’il ne pouvait changer, était pourtant en train de le faire. Son vieil ami avait reçu bien des marques de bonté. Fini, le Jinya qui refusait toujours d’aller aux festivals. Il était devenu quelqu’un capable de s’arrêter un instant et de souffler lorsqu’il en avait besoin.
— Vous ressemblez drôlement à un couple, tous les deux, fit remarquer Naotsugu.
L’idée lui avait traversé l’esprit en les observant se chamailler gentiment. Jinya et Ofuu, tenant ensemble un restaurant de soba… Il ne put s’empêcher de sourire à cette image attendrissante.
— Oh, voyons, Miura-sama. Ne vous moquez pas de nous ! répondit Ofuu, les joues légèrement rosées, mais visiblement ravie.
Peut-être finiraient-ils vraiment par se marier un jour. Naotsugu, en tout cas, trouverait cela très bien.
— En parlant de couple, comment va votre épouse ? demanda Jinya, probablement pour changer de sujet par pudeur.
— Oh, Kinu ? Elle va bien. Vous devriez passer nous voir un de ces jours, elle serait ravie de vous revoir.
— Je ne suis pas vraiment sûr de la chose.
La famille de Naotsugu n’était pas riche, mais elle appartenait tout de même à la classe des samouraïs, si bien que son mariage d’amour, au lieu d’une union stratégique, avait surpris plus d’un. Sa mère avait eu besoin de temps pour dépasser ses principes traditionnels et accepter Kinu, mais elle y était parvenue. Aujourd’hui, Naotsugu et Kinu formaient un couple uni, avec un fils de quatre ans. Ils menaient une vie modeste, mais accomplie.
— Allons ! Elle vous apprécie vraiment, répliqua Naotsugu. — Dites-moi, vous avez envisagé d’acheter une résidence plus permanente ?
— Pas vraiment.
— Vous devriez y penser. Se poser et fonder une famille, ça vaut vraiment le coup, je vous assure.
— Je n’en doute pas, mais tout de même… répondit Jinya en haussant les épaules, visiblement à court de mots.
Il paraissait indifférent à tout ce qui ne touchait pas à la chasse aux démons, ce qui inquiétait un peu Naotsugu. Peut-être était-ce parce qu’il était marié lui-même, mais il aurait aimé voir son ami sortir de sa solitude.
— C’est une belle idée, Naotsugu-sama ! lança le patron du restaurant. — Justement, je connais une jeune fille adorable que je pourrais te présenter, Jinya-kun. Elle est gentille, agréable à regarder… je dirais même qu’elle serait parfaite pour toi !
— Jamais une occasion ratée, hein ? fit Naotsugu, un brin accablé, exprimant ce que tout le monde pensait.
Cela faisait un moment déjà que le restaurateur nourrissait l’idée de marier Jinya à Ofuu. Il lui apprenait sans doute la cuisine par pure bienveillance, mais l’idée que Jinya reprenne un jour Kihee lui trottait manifestement dans la tête.
— Papa…, soupira Ofuu.
Mais elle ne semblait pas fâchée. Elle se contenta de sourire avec une pointe d’ironie, habituée depuis longtemps aux manigances paternelles.
Et puis, elle avait probablement des sentiments pour Jinya, du moins c’est ce que pensait Naotsugu.
— Ça fait un moment que je me pose la question… Pourquoi t’acharnes-tu autant à vouloir me caser avec Ofuu ? demanda Jinya.
— Eh bien, parce que je suis son père, évidemment. Qui ne voudrait pas voir sa fille épouser un homme bien ?
— Mais je suis un rônin sans emploi stable. Ce n’est pas vraiment une bonne affaire pour elle, tu ne crois pas ?
— C’est justement pour ça que je te répète sans arrêt de reprendre mon restaurant !
— Je te l’ai dit des dizaines de fois : c’est impossible.
— Pff… Tu es vraiment obstiné, Jinya-kun.
Jinya ne semblait pas remarquer les sentiments qu’Ofuu nourrissait pour lui, ce qui, à vrai dire, lui ressemblait bien. Ofuu les regardait, amusée, échanger leurs plaisanteries sans grande importance.
— Ton père ne change jamais, hein ? dit Naotsugu.
— Hihi. Non, jamais. Mais ce n’est pas grave. Ce genre de choses offre à Jinya-kun un moment de répit bienvenu.
— Tu trouves ?
— Oui. Il est toujours trop tendu. Il a besoin de ces instants où il peut relâcher un peu la pression.
Le regard qu’elle posait sur lui était doux, plus proche de celui d’une mère que d’une épouse. Son père et Jinya poursuivaient leur échange sans fin, mais elle n’éprouvait nul besoin d’intervenir. C’était devenu une part naturelle de leur quotidien, et il n’y avait aucune raison d’y mettre un terme.
Naotsugu décida de cesser de se perdre dans ses pensées et attaqua enfin ses nouilles encore fumantes.
— Mhm… c’est excellent.
Le simple fait d’être en vie suffisait à savourer de tels plaisirs paisibles.
[1] L’expédition de Perry est une expédition militaire et diplomatique américaine au Japon, incluant deux voyages distincts vers et en provenance du Japon de navires de guerre américains, surnommés « Navires noirs », entre 1853 et 1854. Menée par le commodore Matthew Perry, elle a abouti à l’ouverture du Japon au commerce international et à l’ouverture de relations diplomatiques entre ce dernier et les grandes puissances occidentales.