SotDH T3 - INTERLUDE 1 : PARTIE 1

Fille des bas-fonds sous la pluie (1)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Mai 2009

Chaque mois de mai, une pièce de théâtre était organisée pour les élèves du lycée de la rivière Modori, dans la préfecture de Hyogo. Une classe à la fois, nous étions réunis dans la salle culturelle de la ville pour admirer tout ce qui avait attrait aux beaux-arts dans sa signification globale. Comme vous vous en doutez, je n’étais pas particulièrement ravie à l’idée de devoir assister à une pièce, mais j’avais été surprise de voir à quel point d’autres l’étaient, car c’était une alternative aux cours. Une fois tous les élèves installés, les lumières commencèrent à baisser. La représentation allait bientôt commencer.

— Ooooh, c’est un peu excitant, non, Miyaka-chan ?

Assise à côté de moi, il y avait Azusaya Kaoru, mon amie proche depuis le collège. C’était une fille menue au visage rond qui paraissait plus jeune que son âge réel. Elle portait une coiffure simple, un gros ruban noué bas sur l’arrière de la tête, et ne se maquillait que très peu, deux choses qui la faisaient paraître encore plus jeune.

— C’est plutôt sympa d’être là au lieu de suivre un cours barbant, non ?

— C’est vraiment mieux ? D’ailleurs ils vont jouer quoi ?

— Oh, tu n’as pas lu la brochure ?

— Non, ça ne m’intéressait pas. J’étais un peu fatiguée aussi.

On dit souvent que je suis trop directe. Kaoru, elle, ne se vexait jamais. Elle s’était habituée à ma manière d’être au fil des trois dernières années. J’étais un peu maladroite quand il s’agissait d’exprimer ce que je ressentais, alors avoir quelqu’un d’aussi patient comme amie était une bénédiction.

— Ah oui, tu m’avais dit que tu avais eu une insomnie. C’est pas ton genre d’oublier de lire un truc… Tu te sens bien ? demanda-t-elle.

— Comme si, comme ça.

En vrai, je tenais à peine debout. Ça allait peut-être paraître prétentieux, mais je gérais tout bien au global. Pourtant, ce jour-là, mon esprit était dans un tel désordre que je n’avais même pas pu finir de lire la brochure distribuée. Mes paupières étaient sur le point de se fermer pour de bon. Il allait falloir que je lutte pour ne pas m’endormir pendant la pièce. Mais jamais, jamais je n’aurais pu dire la vérité à Kaoru, que je n’avais pas pu dormir parce que j’avais eu trop peur d’aller aux toilettes la nuit. Il fallait que je maintienne les apparences. Une fille de mon âge, effrayée par une légende urbaine du genre « Hanako-san, la fille fantôme des toilettes » ? …Non, personne ne devait savoir.

— Alors, de quoi parle la pièce ? demandai-je.

Fille des bas-fonds, une histoire d’amour entre une fille des rues et un samouraï. Apparemment, l’héroïne a réellement existé, et la pièce s’inspire de ses mémoires.

— Ah bon ?

Je me souvenais avoir étudié les filles des bas-fonds en cours d’histoire au collège. C’étaient des prostituées au plus bas de l’échelle de Yoshiwara, qui vendaient leur corps dans la rue, ce qui me paraissait un peu étrange…

— Attends, le taux d’alphabétisation était faible à l’époque d’Edo, surtout chez les femmes, non ? Je pourrais comprendre qu’une oiran de Yoshiwara sache écrire, mais une fille des bas-fonds… ?

— Oh, allez, commence pas à chercher des failles dans une pièce qui n’a même pas commencé ! dit-elle avec un sourire en coin.

Je ne cherchais pas à critiquer, pourtant. Je trouvais juste ça étrange. D’un air un peu satisfait, elle reprit :

— Eh bien, apparemment, beaucoup de prostituées venaient de familles de samouraïs ou de marchands, mais avaient dû se prostituer après la ruine de leur foyer ou la mort de proches. L’héroïne de cette pièce était peut-être une de ces filles-là, ce qui expliquerait qu’elle ait su écrire.

— C’est vrai ? …Tu sembles étonnamment bien informée.

— Eh heh heh. C’est quelqu’un que tu connais qui m’en a parlé.

Voilà donc pourquoi. Je m’étais justement demandé comment une fille aussi peu studieuse pouvait connaître un truc aussi pointu, mais ça tenait debout s’il le lui avait raconté.

Il y avait un garçon dans ma classe avec qui j’étais vaguement liée. Il avait un faible pour Kaoru, donc j’étais certaine qu’il lui aurait expliqué ça sans la moindre hésitation si elle lui avait demandé.

— Oh, on dirait que ça commence, dit-elle.

Un signal sonore retentit, annonçant le début de la représentation. Les bavardages dans la salle se tarirent peu à peu.

— Bonjour à tous, et merci d’être venus aujourd’hui. Nous sommes la troupe Kukami, et nous allons vous présenter Fille des bas-fonds.

Quelques applaudissements dispersés résonnèrent dans la salle. Lentement, le rideau rouge se leva.

***

C’était une soirée pluvieuse.

— Pfiou…

Miura Naotsugu poussa un soupir satisfait en rentrant chez lui, les joues légèrement empourprées par l’alcool, ce qui lui arrivait rarement. Il avait passé la soirée dans un bar d’Asakusa avec deux connaissances rencontrées lors d’un certain événement : Jinya, un rônin, et Zenji, un marchand. Tous trois s’étaient versés mutuellement à boire avec nonchalance, mais Jinya s’avéra avoir une endurance hors du commun, si bien qu’ils finirent par consommer une bonne quantité d’alcool. Naotsugu tenait debout, mais sa démarche trahissait un léger titubement. Et pour ne rien arranger, la pluie s’était mise à tomber, l’obligeant à s’abriter sous l’avant-toit d’une boutique. C’était le printemps désormais, mais les nuits restaient encore fraîches.

— Ça risque pas de s’arrêter de sitôt, hein…

Il leva les yeux vers le ciel en murmurant, l’air distrait. Les nuages paraissaient lourds. Zenji s’était éclipsé plus tôt, tout excité à l’idée d’aller passer la nuit à Yoshiwara avec la première fille qu’il trouverait. Naotsugu n’était pas un puritain, mais ce genre de divertissement ne lui convenait guère. Quant à Jinya, il avait annoncé qu’il partait « trouver du travail », avant de disparaître.

Il ne parlait pas d’un emploi ordinaire, bien sûr, traquer les démons était son métier. Il était probablement en train d’arpenter une autre taverne à la recherche de rumeurs. Naotsugu, lui, travaillait le lendemain. Il était donc rentré directement, ou du moins l’aurait-il fait sans cette averse soudaine. Peut-être aurait-il mieux fait d’accompagner l’un des deux autres ; cela aurait toujours été préférable à rester coincé sous la pluie.

— Tch… Quelle poisse, marmonna-t-il.

— Oh, ne m’en parlez pas, mon chou. Je suis trempée jusqu’aux os à cause de cette fichue pluie.

Il sursauta en entendant cette voix enjôleuse. Levant les yeux, il aperçut une silhouette debout sous la pluie. Elle s’approcha tranquillement pour le rejoindre sous l’avant-toit.

C’était une femme en haillons, trempée de la tête aux pieds et dissimulant son visage derrière une petite serviette. L’averse l’avait aussi surprise.

— Coincé sous la pluie, hein, Samuraï-sama ?

Elle s’adressa à lui sur un ton familier alors qu’il faisait partie de la caste des samouraïs. Mais Naotsugu n’était pas du genre à exiger qu’on lui rende les honneurs, alors il laissa passer.

— En effet, à mon grand regret, répondit-il poliment.

— Ça fait deux alors. On dirait que je ne prendrai plus de clients ce soir.

À ces mots, il la dévisagea de nouveau. Ses vêtements en lambeaux, sa façon de parler… Il n’eut aucun mal à faire le rapprochement.

— Qu’y a-t-il, Samuraï-sama ? Ahah ! Seriez-vous intéressé ?

— O-oh, non, je… disons que ce n’est pas dans mes habitudes…

Bien qu’il fût samouraï, il était un homme humble. Il n’aurait jamais songé à mépriser cette femme pour son statut. Il l’avait simplement repoussée, n’ayant jamais eu recours à une prostituée, et n’avait pas l’intention de commencer. Assez sérieux de nature, il était plutôt détaché de ces choses-là.

— Oh là là. On dirait bien que je viens d’être rejetée.

Elle semblait s’amuser de sa gêne, le taquinant doucement en retirant la serviette qui lui masquait le visage.

— Vous êtes bien timide pour votre âge… ou alors, vous hésitez à coucher avec une vulgaire fille des bas-fonds ?

Il resta stupéfait. Son visage, désormais visible, était d’une finesse inattendue pour une prostituée. Elle n’avait rien d’une beauté irréelle, mais sa peau était d’une pureté telle qu’elle n’avait pas besoin de maquillage. Elle était pâle aussi, d’une pâleur presque fragile.

— Quoi ? Vous n’avez jamais vu de prostituées ? le relança-t-elle, moqueuse.

Prenant conscience qu’il la fixait, il baissa aussitôt la tête.

— O-oh, je suis désolé. Je n’avais aucune intention déplacée, j’ai juste été… surpris.

— …Moi aussi. C’est bien la première fois que je vois un samouraï baisser la tête devant une prostituée.

Cette fois, ce fut à son tour d’être déconcertée. Elle s’était attendue à ce qu’il soit hautain, comme tant d’autres, alors cette humilité la déstabilisait quelque peu. Dans un petit rire, elle ajouta :

— Vous êtes un peu étrange, non ?

Il releva la tête et vit qu’elle lui adressait un vrai sourire, un sourire sincère, plus doux et lumineux qu’il n’aurait cru possible venant d’une fille des rues.

— Vraiment ? On me dit souvent que je suis un peu rigide.

— Même avec une prostituée ?

— Est-ce si étrange que ça ?

La conversation mourut d’elle-même, remplacée par le seul murmure de la pluie. Mais ce silence partagé n’avait rien d’inconfortable. Sa présence à elle semblait naturelle, presque comme si elle faisait partie intégrante de la nuit. Soudain, il ne trouvait plus si désagréable d’être coincé sous la pluie.

— Elle n’a pas l’air de vouloir s’arrêter, hein ?

Un moment passa, peut-être long, peut-être bref. La pluie ne faiblissait pas. Visiblement lassée d’attendre, la fille des bas-fonds s’éloigna de l’avant-toit, les yeux levés vers les nuages gris.

— Hé, vous allez être trempée.

— Je le suis déjà. Un peu plus, un peu moins… À la prochaine, Samurai-sama.

— A-attendez ! lança-t-il pour la retenir.

Elle se retourna gracieusement, le regarda en silence. Elle l’observa un instant, tandis qu’il restait là, figé, incapable de dire quoi que ce soit malgré sa tentative pour la retenir. Sous son regard, il sentit ses joues s’échauffer, mais il ne pouvait pas rester planté là indéfiniment. Il finit par forcer quelques mots.

— Euh… Ah. Oui. Les noms. Je m’appelle Miura Naotsugu. Vous… accepteriez de me dire le vôtre ?

Ces mots, arrachés à la hâte, le surprirent lui-même. Il n’aurait jamais songé, en temps normal, à demander si familièrement le nom d’une femme qu’il venait à peine de rencontrer. C’était le genre de conduite basse et intéressée qu’il exécrait. Il se maudit intérieurement, mais elle ne sembla pas lui en tenir rigueur.

— Fille des bas-fonds, répondit-elle dans un doux sourire.

Il resta figé un instant, ne s’attendant pas à ce qu’elle lui réponde.

— Si vous devez m’appeler, alors que ce soit ainsi. “Fille des bas-fonds.”

Il grava dans sa mémoire chaque détail de la scène : sa peau pâle, la pluie fine, ses cheveux noirs détrempés, la façon dont elle semblait se fondre dans la nuit, et son sourire. Il y avait dans ce sourire quelque chose de profondément… sincère. Il la trouvait belle. Pour la première fois de sa vie, une femme le laissait sans voix.

…S’il s’était contenté de rester là, fasciné, les yeux posés sur elle, peut-être que tout se serait arrêté là, une simple rencontre fortuite entre deux inconnus, un soir de pluie comme tant d’autres. Mais, pris de pudeur, il détourna légèrement le regard… et le vit.

— …Hm ?

Debout sous la pluie, une silhouette qu’il distinguait à peine à travers les gouttes. À sa carrure, cela semblait être un homme. Naotsugu eut l’impression étrange de l’avoir déjà vu. Pas une seule fois, mais à de nombreuses reprises. Pourtant… cela remontait à bien longtemps.

Lui. C’était lui.

— …Grand frère ?

De là où il se tenait, ce n’était qu’une ombre noire noyée dans l’averse, et pourtant Naotsugu ressentit avec une certitude troublante qu’il s’agissait de son frère aîné, décédé depuis des années.

— Ah… Lui.

La fille des bas-fonds poussa un soupir, comme si cela n’avait guère d’importance. L’air absent, mais résolu, elle gardait les yeux rivés sur l’homme malgré la pluie qui s’abattait sur elle.

— Vous le connaissez ? demanda Naotsugu.

Elle continua à fixer la silhouette, les yeux vides, comme si elle contemplait un paysage lointain. Il crut y percevoir une forme de résignation dans son regard. Trempée jusqu’aux os, elle ne grelottait même pas, ne bougeait pas d’un pouce. Comme pour se convaincre, la jeune femme murmura d’un ton où perçait un soupçon d’agacement :

— Juste un homme que j’ai connu autrefois.

 

Nous étions en l’an deux de l’ère Ansei — 1855. Ce soir-là, une pluie battante tombait sur les rues, emportant les pétales au vent. Le lendemain, Naotsugu passa sous le noren[1] à l’entrée du restaurant de soba Kihee et fut aussitôt accueilli par le sourire d’Ofuu, la serveuse de l’établissement.

— Oh, bonjour, Miura-sama.

— Salut, répondit-il faiblement, avant de pousser un long soupir.

La fille des bas-fonds rencontrée la veille avait finalement ignoré l’homme mystérieux et s’en était allée. Naotsugu, lui, était rentré chez lui sans encombre. Il s’était couché dès son retour, mais n’avait presque pas dormi, obsédé par cette possible réapparition de son frère… et surtout par cette fille.

— Oh, Jin-dono.

En balayant du regard la salle du restaurant, il aperçut Jinya, ce qui n’avait rien de surprenant. Jinya venait souvent ici. Il devait même manger des soba tous les jours. Après un bref salut, Naotsugu alla s’asseoir à sa table et commanda un Kake soba. Il resta silencieux, les yeux fixés devant lui, attendant son plat.

— Quelque chose ne va pas ?

— Hein ? Oh, non, rien du tout.

D’ordinaire, c’était lui qui lançait la conversation, mais cette fois, ce fut Jinya. Naotsugu avait tenté de cacher son trouble, mais il semblait avoir échoué. Le patron du restaurant passa la tête depuis la cuisine, et après avoir lui aussi perçu l’air sombre de Naotsugu, éclata de rire.

— Encore préoccupé, Naotsugu-sama ? Toujours du genre à se faire du souci pour tout et n’importe quoi. Un Kake, prêt !

— J’arrive ! répondit Ofuu.

Elle apporta le soba fumant à leur table et le posa devant lui. Mais Naotsugu ne toucha pas à ses baguettes. Il se contenta de fixer son bol avec un sourire un peu gêné. En le voyant ainsi, Ofuu lui dit :

— Si vous avez besoin d’en parler, on est là, vous savez.

— Non, non, vraiment, ce n’est rien du tout.

— Je n’y crois pas une seconde, intervint le patron. Pas comme si on ne le connaissait pas. Hé, Jinya-kun, tu pourrais lui tirer les vers du nez ?

— S’il n’a pas envie de parler, il n’a pas envie de parler, répliqua Jinya en se replongeant dans ses nouilles.

Si c’était des démons, il aurait sans doute insisté. Mais pour les affaires personnelles, jamais il ne forçait quelqu’un à se confier. Il paraissait froid, distant, mais en réalité, il faisait preuve d’une certaine délicatesse.

— Mouais, mais quand même… grommela le patron, peu convaincu.

— Je vous assure, ça va. Disons plutôt ceci : si un jour j’ai besoin d’aide, je viendrai directement vous trouver. Ça vous va ?

Naotsugu parla d’un ton aussi rassurant que possible, espérant dissiper leurs inquiétudes. Cela sembla suffire, car le patron se ravisa.

— Tss, tu es plus têtu que tu en as l’air. Je me demande bien de qui tu tiens ça…

— De mon père…

— Ah, oui, pardon.

Ofuu réprimanda aussitôt son père pour sa familiarité mal placée. Naotsugu ne put s’empêcher de sourire devant leur complicité.

— Au fait, comment s’est passée votre soirée, Jin-dono ? demanda-t-il.

Il se souvenait vaguement que Jinya avait dit partir chercher du travail. Après ce qu’il avait vu la veille, il était curieux de savoir s’il avait trouvé des rumeurs.

— J’en ai entendu une plutôt intéressante, répondit Jinya.

— En lien avec les démons ?

— Très probablement.

Jinya n’employait le mot « intéressant » que lorsqu’un démon particulièrement coriace semblait impliqué.

— Je retourne à Asakusa ce soir pour en avoir le cœur net.

Naotsugu suspendit ses pensées un instant en entendant cela.

Est-ce qu’elle y sera, elle aussi, ce soir… ?

[1] Court rideau fendu en tissu que l’on accroche à la porte d’entrée des magasins, des restaurants, des maisons au Japon.

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