SotDH T3 - CHAPITRE 4
Fin de l’Arc d’Edo — Lente Torpeur
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Merci d’avoir pris la peine d’aider un vieil homme.
À Sakaimachi, on disait qu’un démon couvert de sang apparaissait chaque nuit. Après avoir accepté la requête de l’estampeur Saga Doshu, Jinya l’avait abattu, rendant un peu de tranquillité au quartier. Le combat n’avait pas été facile, mais pas particulièrement âpre non plus. Il reçut quelques sen en guise de remerciement, et l’affaire fut réglée.
— Un peu de thé, peut-être ? proposa Doshu.
— Désolé, je vais passer cette fois.
— Je vois. Dommage.
Doshu était un ami du père adoptif de Jinya. Il lui arrivait souvent de lui rendre visite pour écouter ses anecdotes, toujours pleines de curiosités. Mais cette fois-ci, il refusa. Il n’était pas d’humeur.
Il s’inclina brièvement et quitta la maisonnette.
Le vent glacé le frappa dès qu’il mit un pied dehors. L’hiver battait son plein, et le froid s’infiltrait jusqu’à ses os. Il n’avait jamais aimé cette saison : elle raidissait son corps et engourdissait ses doigts, rendant plus difficile la prise en main de son sabre.
Mais là, avec la fièvre qui lui brûlait la tête, le froid lui parut agréable. Respirer l’air glacé apaisait la chaleur qui bouillonnait en lui.
C’était le moyen idéal pour retrouver ses esprits.
L’alcool qu’il avait bu cette nuit-là n’avait pas encore fini de circuler dans son sang.
Le lendemain, comme à son habitude, Jinya se rendit au Kihee pour manger un bol de Kake soba en soirée. Il retrouvait enfin le goût du bouillon. La saveur était plus ou moins revenue.
Il jeta un regard autour de la salle et aperçut quelques clients. Le restaurant comptait un peu plus de monde ces derniers temps, mais Natsu et Zenji, eux, ne venaient plus. Il s’y était habitué.
Quelque temps s’était écoulé depuis l’affaire du Souvenir de Neige. Jinya menait exactement la même vie qu’avant. Perdre quelques liens n’avait rien changé pour lui. Tant que son objectif restait le même, lui aussi ne changerait pas.
Un seul élément avait évolué : les incidents causés par des démons devenaient plus fréquents. Cela lui assurait du travail, certes, mais il n’y avait là rien de réjouissant. Cela reflétait simplement le malaise croissant de la population.
— Tout est devenu horriblement cher, dernièrement.
— C’est clair… Le gouvernement fout quoi, franchement ?
Jinya entendait les autres clients râler. Ces plaintes, il les entendait souvent, désormais. Il n’y avait pas si longtemps, des navires noirs venus d’un pays étranger avaient accosté, et le shogunat s’était montré incapable de les repousser. Au début, cela semblait bien lointain pour les gens ordinaires. Mais aujourd’hui, entre la baisse de l’ordre public et l’augmentation des prix, cela les touchait de plein fouet. Même certains samouraïs exprimaient leur mécontentement.
— Ce n’est qu’une rumeur, mais… paraît qu’il y a des gens qui songeraient à s’opposer au shogun…
Lentement, l’ère de paix qui avait duré si longtemps commençait à se fissurer.
Jinya n’avait aucune idée de ce que l’avenir réservait au monde. Il ne savait même pas comment se dessinait l’avenir pour lui en premier lieu. Mais il ressentait, oui, que les temps se faisaient de plus en plus rudes.
— Excusez-moi, l’addition s’il vous plaît.
— Dix-huit mon.
Il y avait quelque chose de triste à se dire qu’une simple hausse de deux mon suffisait à le rendre si conscient de l’état du monde.
Jinya termina son repas, puis se leva pour partir. Mais avant qu’il ne franchisse le seuil, une voix l’appela dans son dos.
— Jinya-kun, pourrais-tu m’attendre un instant ?
— Il y a un problème ?
— Non. J’aimerais simplement marcher un peu avec toi.
C’était inhabituel de la part d’Ofuu, surtout avec des clients encore présents. Jinya jeta un regard au patron.
Celui-ci éclata de rire :
— Ne t’en fais pas, je l’envoie juste faire quelques courses. On commence à manquer de provisions.
Fukagawa n’était plus un quartier très sûr, ces derniers temps. Le patron s’inquiétait pour sa fille, même s’il savait qu’elle était un démon.
— Je vois. Ça ne me dérange pas, répondit Jinya.
— Dans ce cas, on y va ?
Ils sortirent tous deux dans la rue. Le ciel était parfaitement dégagé, et la lune y brillait sans le moindre nuage. D’ordinaire, ils échangeaient quelques mots sur les fleurs qu’ils croisaient au fil du chemin. Mais ce soir-là, rien de tout cela. Était-ce la faute du froid ? Ou bien la clarté douce de la lune qui les plongeait dans cet état d’âme ? Toujours est-il qu’ils parlèrent peu.
Mais ce silence n’avait rien de pesant. Même sans parler, Jinya se sentait à l’aise. Peut-être parce qu’elle aussi était un démon. Il n’avait pas besoin de rester sur ses gardes avec elle.
Comme si elle ne le remarquait que maintenant, Ofuu s’exprima :
— Il fait froid, aujourd’hui, non ?
— Ouais.
Elle sourit à sa réponse brève et un blanc soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres.
— …Je vois que tu tiens le coup.
— Pourquoi est-ce que je n’irais pas bien ?
— Eh bien, tu travailles sans relâche ces derniers temps.
Apparemment, la fréquence de ses missions l’inquiétait.
— Ah… Pardon. Je t’ai causé du souci ?
— Bien sûr. Ce serait dommage qu’un de nos rares habitués se blesse, répondit-elle avec légèreté.
Le fait qu’elle ait choisi de dire se blesse plutôt que perdre n’échappa pas à Jinya. Elle évitait sciemment d’évoquer les deux qui ne venaient plus. Il ne put s’empêcher de sourire face à tant de délicatesse.
— Je vais rentrer, dit-elle soudainement.
— Et tes courses ?
— Je les ferai demain.
Elle fit demi-tour, repartant sur le chemin qu’ils venaient d’emprunter.
Il semblait que le père et la fille avaient simplement voulu prendre de ses nouvelles. Depuis qu’il était arrivé à Edo, Jinya avait traversé bien des épreuves, mais il avait aussi eu la chance de rencontrer de bonnes personnes.
Alors qu’il la regardait s’éloigner, elle se retourna brusquement.
— Tu te souviens de ce que j’ai dit au sujet du daphné d’hiver ?
Puis, sans attendre de réponse, elle reprit sa marche.
Bien sûr qu’il s’en souvenait. Le daphné d’hiver était la fleur qui supportait le froid glacial pour pouvoir éclore et annoncer le printemps. Rien d’étonnant à ce qu’elle le mentionne maintenant.
Le message était limpide : ta douleur d’aujourd’hui, c’est pour pouvoir fleurir demain.
Oui… il avait vraiment eu de la chance de croiser des gens aussi bons. Son esprit, encore embrumé par l’alcool, redevint subitement clair. Il s’enfonça dans la nuit, à la recherche d’une nouvelle rumeur à poursuivre.
Le monde n’était pas assez clément pour que tout se passe comme on le voulait. Cette leçon, Jinya l’avait apprise très tôt. Il savait qu’il ne devait pas laisser des liens perdus le ralentir. La démone aux cheveux blonds cherchait, sans le moindre doute, à devenir un dieu-démon.
Cette pensée fit remonter en lui une haine trouble, profonde.
Lui aussi était en hiver. Mais au bout d’un long, très long hiver, le printemps l’attendait.
Ou peut-être…
Une idée lui traversa l’esprit. L’arrivée des navires noirs avait semé le chaos à Edo. Peut-être n’était-ce pas seulement Jinya qui attendait la fin d’un hiver rigoureux. Peut-être que tout le pays vivait, lui aussi, sa propre saison glacée.
Et que cette souffrance, aujourd’hui, était le prix à payer pour le printemps à venir.
Il leva les yeux vers le ciel nocturne et vit une lune froide, qui donnait le frisson. Les rues d’Edo, baignées de cette pâle lumière, ressemblaient au visage d’un homme malade et amaigri.
Nous étions en l’an 3 de l’ère Ansei (1856), en hiver.
Edo était en plein cœur de ce que l’on appellerait plus tard la période du Bakumatsu, à savoir, la fin du shogunat.
À suivre…
Sword of the Demon Hunter : Kijin Gentôshô — Arc du Bakumatsu —
La logique de l’Amanojaku.