SotDH T3 - CHAPITRE 3 : PARTIE 6

Songes d’Ivresse dans la Blancheur Éternelle (6)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Un grognement bestial résonna dans le froid de l’entrepôt. Un démon de plus de sept shaku de haut se dressait devant eux. La longueur de ses bras et de ses jambes était irrégulière, comme si son corps avait grandi trop vite pour suivre. Il conservait encore une forme vaguement humanoïde, ce qui ne faisait que rendre la disproportion de ses membres plus frappante. Ses vêtements s’étaient déchirés au fil de sa transformation, laissant apparaître sa peau grisâtre.

— …Je crois me souvenir qu’il s’appelait Kikuo, dit Jinya, repensant au démon qu’il avait abattu dans cet entrepôt quelque temps plus tôt.

La lame qu’il tenait pointée vers la créature tremblait légèrement, de colère ou d’incertitude, il l’ignorait. Sa voix, en revanche, débordait d’une hostilité inhabituelle.

Il n’avait aucun doute : le propriétaire de Mizukiya savait que le Souvenir de Neige transformait les gens en démons. Mais puisqu’il s’était contenté d’embouteiller l’alcool d’une source découverte dans la montagne, comment aurait-il pu connaître ses effets ? Peut-être avait-il entendu parler des clients devenus fous après en avoir bu ? Non, ce n’était pas possible. En tant que commerçant, il n’aurait jamais vendu quelque chose dont il ignorait les effets.

Il ne restait qu’une seule explication :

— Tu l’as forcé à en boire, pas vrai ? Ton propre apprenti.

Pour comprendre ce qu’était réellement le Souvenir de Neige avant de le mettre en vente, le commerçant avait fait boire l’alcool à l’un de ses jeunes apprentis. Kikuo. Ce jeune garçon devenu démon qui s’était retranché ici, dans l’entrepôt. Le démon bougea légèrement, poussant un grognement indistinct. Le commerçant avait vendu l’alcool en toute connaissance de cause.

Jinya n’éprouvait aucune pitié pour lui.

Il pouvait tuer cette créature sans la moindre hésitation, et il était sur le point de s’élancer, la main crispée sur la garde de son sabre.

Le démon rugit en se lançant à l’attaque. Le sol de l’entrepôt s’effondra sous la pression de son appui. Grâce à sa taille, plus de sept shaku, il réduisit la distance jusqu’à Jinya à une vitesse stupéfiante. Son corps était désormais bâti pour un tel élan, et la violence de ses coups n’en était que plus rapide.

Jinya s’accroupit, esquiva les attaques en se glissant entre les bras du démon et passa dans son dos. Il comptait en finir d’un coup avant que la créature ne puisse se retourner, mais il fut trop lent. Le démon l’avait déjà repéré du regard.

L’air se mit à siffler au passage de la main monstrueuse. Ce n’était pas un véritable coup de poing, simplement un bras lancé vers l’avant, brutalement. Mais avec une force démoniaque pareille, cela suffisait pour tuer. Et pourtant, Jinya ne pouvait reculer. Il n’avait pas de temps à perdre. Il devait abattre ce démon le plus vite possible, puis courir au Sugaya.

Il avança d’un pas décidé, se faufila sous le bras du démon et se rapprocha. Il arma sa lame pour une taillade en diagonale inversée, et sentit le coup porter, car l’acier trancha la chair. Mais le sang ne jaillit que faiblement. Son attaque ne manquait pas de puissance, c’était la peau du démon qui était plus résistante qu’il ne l’aurait cru. Le coup ne l’arrêterait pas.

La créature poussa un hurlement dénué de sens et abattit son bras depuis le haut. Pressé par l’urgence, Jinya se prépara à encaisser le coup pour pouvoir riposter. Il s’accroupit, étendit le bras droit, les pieds ancrés dans le sol, et se projeta vers l’avant, concentrant toute sa force dans sa frappe.

— Gah… !

Son sabre perça la chair du démon, mais dans le même instant, la frappe de la créature l’atteignit au flanc gauche.

Jinya n’avait pas réussi à l’abattre… mais ses propres blessures étaient étrangement légères. Il avait pris le coup de plein fouet ? il aurait dû avoir des côtes brisées, des lésions internes. Et pourtant, il n’avait ressenti qu’une légère brûlure. Somegorou s’avança et dit :

— Tes attaques sont complètement désordonnées.

Dans sa main droite, il tenait une petite sculpture en netsuke représentant un moineau porte-bonheur.

En hiver, les moineaux gonflaient leur plumage pour emprisonner une couche d’air qui les protégeait du froid. Ce gonflement les faisait paraître bien dodus, ce qui, par un jeu de mots, leur valut le surnom de moineaux porte-bonheur.

Le plumage du moineau le protégeait du froid. Il était donc logique qu’un esprit d’artefact en forme de moineau porte-bonheur puisse, lui aussi, renforcer la défense de son porteur. L’endurance surnaturelle que Jinya avait observée chez Somegorou venait certainement de ce pouvoir.

— Désolé. Et merci pour ton aide, dit Jinya.

— Pas de quoi.

À peine eurent-ils échangé ces quelques mots que l’air fusa de nouveau : le démon lançait un nouveau coup vers Jinya, interrompant leur bref échange.

Jinya se mit en position, raffermit son ancrage au sol et concentra sa force dans ses jambes. Plutôt que de battre en retraite, il s’élança en avant et abattit sa lame dans une taillade descendante, légèrement décalée. L’acier s’enfonça dans la chair, mais il ne s’arrêta pas là. Profitant de l’ouverture, il projeta son épaule gauche dans le plexus du démon. La créature vacilla sous l’impact, ce qui lui permit d’enchaîner aussitôt avec une entaille oblique.

— Va, hirondelle de papier.

Une hirondelle fendit l’air, frappant à l’unisson avec l’épée de Jinya. Elle semblait assez acérée pour transpercer le démon, elle aussi. Mais la créature poussa un hurlement, brandit son bras et repoussa sans mal l’épée comme l’hirondelle.

Jinya fut légèrement déséquilibré, mais il ne relâcha pas sa prise. Sans même chercher à retrouver son équilibre, il força son bras à frapper de nouveau, visant cette fois la gorge du démon. La lame s’enfonça dans la chair, mais de manière superficielle. Le coup, porté dans un équilibre instable, manquait de force.

— …Il est drôlement costaud pour un démon qui vient tout juste de naître, tu trouves pas ça bizarre ? demanda Somegorou.

Jinya esquiva la contre-attaque de la créature, recula et fit claquer sa langue sous l’agacement. Le démon ne le poursuivit pas.

Il resta planté là, continuant de grogner. C’était un démon inférieur, ce qui signifiait qu’il ne possédait aucun pouvoir particulier, mais sa force, sa vitesse et ses réflexes étaient anormaux. Rien ne le distinguait en soi, mais il était simplement trop puissant pour une créature nouvellement formée.

— Elle l’a sans doute préparé à l’avance…, dit Jinya.

— Hein ? Tu veux dire quoi par-là ?

Si la femme blonde était bien celle à laquelle Jinya pensait, alors il comprenait pourquoi ce démon était aussi fort. Le jeune homme du conte avait découvert la source de Kikusuisen parce qu’il était vertueux. Mais le propriétaire de Mizukiya, lui, avait été guidé vers le Souvenir de Neige par cette femme. Dans ce cas, on pouvait considérer cet alcool non comme une eau mystérieuse de source, mais comme une création de cette femme.

C’était elle qui avait fabriqué ce breuvage, en connaissant parfaitement ses effets, et qui cherchait à le répandre à grande échelle. Mais elle savait aussi qu’un homme nourrissait une rancune tenace contre elle, et elle avait forcément prévu des contre-mesures.

Le propriétaire de Mizukiya était l’une de ces mesures : un obstacle destiné à éliminer quiconque découvrirait la vraie nature du Souvenir de Neige. Elle avait fait en sorte qu’il se transforme en démon. Du moins, c’est ce que pensait Jinya. Et si sa théorie était juste, alors il avait aussi une idée assez claire de ce qu’il se passait à la source même de ce breuvage.

— Reste à savoir si c’est la tête ou le corps qu’elle a utilisé, murmura-t-il.

Sa voix était emplie de colère. L’image qui traversa son esprit lui fit serrer les dents. Un jour, elle deviendrait un fléau menaçant l’humanité entière, et ses actes actuels ne faisaient que la rapprocher du titre de Dieu-Démon. Cette prise de conscience fit monter en lui une haine sourde, accompagnée d’une autre émotion, plus trouble, que les mots ne suffisaient pas à désigner. Qu’est-ce qui, au juste, lui serrait ainsi le cœur ?

— …Pourquoi t’es aussi tendu ? demanda Somegorou.

Il n’ajouta rien sur ce que Jinya venait de murmurer, peut-être parce qu’il savait qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Jinya lui en fut reconnaissant. Il inspira profondément. Un air hivernal et glacé emplit ses poumons, qu’il expira aussitôt, chaud. Il était un peu plus calme à présent.

— Le père de Natsu boit cet alcool tous les soirs.

— Le père de la p’tite, hein ? Je vois… C’est pas bon signe.

Le visage de Somegorou changea : il comprenait enfin pourquoi Jinya semblait aussi pressé. Celui-ci venait de voir un homme se transformer en démon, il était facile d’imaginer ce qui attendait d’autres buveurs. Après un bref silence, Somegorou déclara fermement :

— Dans ce cas, vas-y. Je m’occupe de celui-là.

C’était généreux de sa part… mais ce démon était un adversaire redoutable. Et même si Somegorou était un chasseur de démons, il restait un humain. Jinya pouvait-il vraiment le laisser seul ?

— Akitsu Somegorou…

— Allons, fais pas cette tête. Tu crois vraiment que je vais perdre contre un démon pareil ? lança-t-il avec un grand sourire malgré la bataille encore en cours. Les humains sont beaucoup plus coriaces que tu ne le crois.

Il sortit une dague de sa robe et la montra à Jinya. Elle avait deux tranchants, mesurait à peine un shaku. Ce n’était pas une vraie arme de combat, et Somegorou n’était pas particulièrement doué en arts martiaux. Cela ne lui donnerait aucun avantage dans ce combat.

— Allez, va chez la p’tite.

— Mais…

— Je vais m’en sortir. Les techniques des Akitsu ne sont pas si faibles que ça, au point de tomber face à un démon comme lui.

Le regard de Somegorou s’embrasa. Était-ce pour rassurer Jinya ? Hésiter plus longtemps serait une offense. Et de toute façon, dans l’état où il se trouvait, Jinya n’avait plus l’esprit assez clair pour se battre efficacement.

La décision s’imposait d’elle-même.

— …Merci.

Jinya laissa derrière lui Somegorou et l’entrepôt. Il entendit un grand fracas dans son dos, sans doute ce dernier interceptant le démon au moment où il chargeait.

— Oh oh, t’as vraiment envie d’te battre, hein ? lança Somegorou à la créature. — La maison de la p’tite, c’est le Sugaya, non ? Je te rejoins là-bas dès que j’en ai fini ici.

En entendant ces mots pleins de désinvolture, Jinya accéléra le pas. Il ne voulait pas laisser la bonté de Somegorou être vaine. Il s’élança dans la nuit, foulant la neige à grandes enjambées.

Il arrivait souvent trop tard quand tout se jouait.

Les rues d’Edo étaient ensevelies sous la neige, et les vents qui les traversaient étaient tels des lames. Même maintenant, la chute de neige ne montrait aucun signe de répit, et la nuit baignait dans une lueur grisâtre.

Jinya courait à grandes enjambées dans la neige tassée, en direction du Sugaya. Dans sa vie d’humain, il y avait eu une autre nuit, semblable à celle-ci, où il avait couru ainsi. Mais cette fois-là, il était arrivé trop tard, et la femme qu’il aimait, qu’il considérait comme sa famille, avait perdu la vie.

Peu importaient ses efforts ou sa hâte… lorsqu’il le fallait vraiment, il arrivait souvent trop tard.

Mais malgré tout, il courait.

Il courait pour le père qu’il avait abandonné. Il courait pour la jeune fille qui aurait pu être sa famille, dans une autre vie. Il n’avait plus rien à y gagner, il savait qu’il était trop tard. Et pourtant, il courait, s’arrachant à cette existence qu’il avait cru être tout ce qu’il lui restait.

Jyuuzou et Natsu formaient une véritable famille, même s’ils ne savaient pas toujours comment se parler. Jinya en était convaincu, et il était heureux pour eux. C’est pour cela qu’il courait vers eux à présent, même s’il ne comprenait pas lui-même ce qui le poussait à le faire.

La neige s’accrochait à ses pieds. Le vent lui taillait la peau. Son corps glacé était engourdi, pesant. Mais il ne pensa à rien de tout cela, et continua de courir. Cette maison familière finit par apparaître à l’horizon. Et avec elle, une boule d’angoisse se forma en lui : aucune lumière n’était allumée à Sugaya.

Sans même frapper, il se jeta contre la porte de toutes ses forces. Le verrou céda, et il pénétra à l’intérieur. Il avait une idée d’où se trouvaient les deux à cette heure-ci, car Jyuuzou buvait toujours dans sa chambre. S’appuyant sur de vieux souvenirs, Jinya traversa la maison. À chaque pas, le bâtiment résonnait d’un bruit creux et désagréable. Il chassa cette impression et arriva devant la pièce.

— Pourquoi…

Il perçut la voix tremblante de Natsu de l’autre côté de la porte de papier. Le sang martelait ses tempes lorsqu’il la fit coulisser d’un geste brusque, avant d’entrer en trombe. Il vit d’abord Natsu effondrée au sol, les jambes tremblantes. Il suivit la direction de son regard frémissant… et aperçut cette silhouette brun rougeâtre.

Jiiinnn…taaahh…

C’était un démon hideux, à la peau suppurante. Et à cet instant précis, il tendait une main vers Natsu grâce à Fulgurance. Autrefois, il aurait été trop lent. Mais aujourd’hui, il possédait une force qui dépassait tout. Son vœu de devenir plus fort lui avait offert ce pouvoir, au prix de nombreuses vies. D’un seul pas, il atteignit sa vitesse maximale. Il se rua sur le démon à une vitesse que nul corps humain n’aurait dû pouvoir atteindre. Inutile de dégainer sa lame. Il serra le poing et frappa de toutes ses forces le visage monstrueux du démon.

— Haaaah ! hurla-t-il.

Son poing s’abattit de plein fouet sur le visage du démon. Le coup portait toute sa force inhumaine, mêlée à sa vitesse surnaturelle. Le démon n’eut aucune chance. Projeté en arrière, il s’écrasa contre le mur avant de s’affaisser, inerte.

— A-ah…

— Natsu, tu vas bien ?

Elle devait être morte de peur. Ses yeux étaient vides, et ses dents claquaient.

Jinya se plaça entre elle et la créature, sans quitter cette dernière des yeux. Lentement, le démon se redressa. Son coup n’avait pas suffi.

Jiiin…taah… grogna faiblement la créature.

Le cœur de Jinya battait à tout rompre. Mais face à un démon, il n’y avait qu’une seule chose à faire. Il dégaina son sabre et prit position. Il calma son esprit et se concentra, prêt à réagir au moindre mouvement de la bête.

Il ne releva pas que le démon avait prononcé son ancien nom, ou plutôt, il se persuada de ne pas l’avoir entendu.

— N-non… J-Jinya, arrête…

La voix qu’il voulait le moins entendre à cet instant s’éleva derrière lui. Il ne voulait pas écouter ce qu’elle allait dire. Il le savait déjà.

Mais tant qu’elle ne le disait pas, il pouvait encore s’accrocher à l’idée du contraire.

Dans une voix brisée au bord de la rupture, Natsu hurla :

— Ce démon, c’est… Père !

Encore une fois. Encore une fois, il était arrivé trop tard.

***

Une hirondelle de papier était exactement ce que son nom laissait entendre : un petit jouet en papier découpé en forme d’hirondelle, attaché à une ficelle et fixé à un bâton qu’on agitait. Comme ses hirondelles et ses chiens spirituels étaient faits de papier, un matériau léger, Somegorou pouvait les transporter sans difficulté et en faisait souvent bon usage. Ses anciens chiens lui avaient été ôtés par Jinya, mais au fond, ce n’étaient que des esprits d’artefact logés dans des figurines harikô en papier mâché. Il avait facilement trouvé des remplaçants.

L’hirondelle tranchait, et les chiens mordaient. Ensemble, ils lui permettaient d’affronter des démons à distance. Ce démon-là, cependant, balayait ses créatures sans difficulté. Il subissait des dégâts, mais pas assez pour que cela entrave ses mouvements.

Les chiens possédaient une capacité de régénération modérée et des sens affûtés leur permettant de cibler l’ennemi. L’hirondelle, elle, avait pour elle sa vitesse et sa capacité à tournoyer sans perdre d’élan. Mais ni l’un ni l’autre ne disposait de la puissance nécessaire pour achever un tel adversaire.

Le démon chargea avec une vitesse impensable au vu de sa taille. C’était un vrai problème pour Somegorou, qui ne maîtrisait pas vraiment les arts martiaux. Il ne pouvait pas laisser la créature s’approcher. Il la tenait à distance à l’aide de ses chiens et de son hirondelle, gagnant du terrain chaque fois qu’il le pouvait. Ce petit jeu de chat et la souris durait depuis un moment déjà.

— Hmm… Je vais pas pouvoir continuer à jouer comme ça éternellement, commenta Somegorou.

Si cela se jouait à l’endurance, le démon gagnerait à coup sûr. À ce rythme, Somegorou finirait par être dépassé… et tué. Mais malgré cette certitude, son calme ne vacilla pas un instant.

— Je suppose qu’il va falloir en finir rapidement. Heureusement que j’ai envoyé Jinya ailleurs.

Il y avait deux raisons pour lesquelles Somegorou avait laissé Jinya partir. La première, par bonté envers le rônin, et par inquiétude pour Natsu. La seconde… parce qu’il ne voulait aucun témoin de ce combat.

— Après tout, une carte maîtresse ne vaut que tant qu’elle reste cachée.

Même s’ils se connaissaient mieux désormais, Jinya restait un démon. Le jour où ils devraient s’affronter finirait peut-être par arriver, et c’est ce qui poussait Somegorou à ne jamais dévoiler toutes ses cartes. Mais maintenant que Jinya était parti, il pouvait libérer toute sa puissance. Il tenait sa dague à la main. Avec elle, il était à son maximum.

— On y va.

À l’époque où la dynastie Qing s’appelait encore Tang, son sixième empereur, Xuanzong, tomba malade au point d’être alité. En proie à une forte fièvre, il fit un rêve. Et dans ses songes, il vit des démons malfaisants se déchaîner dans le palais et le posséder. Il conclut que ces êtres étaient la cause de sa maladie, qu’ils rongeaient son corps de l’intérieur. Mais un jour, un grand démon terrifiant surgit de nulle part, attrapa les démons un à un et les dévora sans difficulté.

Xuanzong lui demanda de décliner son identité, et le grand démon répondit : « Je suis Shouki. Autrefois, j’aspirais à devenir fonctionnaire, mais j’ai échoué à l’examen impérial. De honte, je me suis donné la mort dans la cour. Mais l’Empereur fondateur m’a offert une sépulture honorable. Je suis revenu pour lui rendre ce bienfait. »

À son réveil, Xuanzong constata que sa maladie avait disparu. Ému par ce rêve, il ordonna à un peintre célèbre du nom de Wu Daozi de représenter Shouki.

Lorsque le portrait fut achevé, l’empereur déclara qu’il correspondait parfaitement à ce qu’il avait vu. Il proclama Shouki divinité, et celui-ci devint en temps un dieu protecteur, vénéré pour sa capacité à chasser les épidémies. Son histoire parvint jusqu’au Japon, où l’on fabriqua des poupées à son effigie, utilisées lors de la fête des Garçons (aujourd’hui fête des Enfants) pour repousser les démons.

La dague que tenait Somegorou avait été conçue à l’origine pour une de ces poupées de Shouki.

L’esprit d’artefact qu’elle renfermait n’était autre que Shouki lui-même, le dieu démon exterminateur de fléaux et tueur de démons.

— Je vous invoque, Shouki-sama.

Un grand démon barbu au regard féroce apparut. Il portait une tenue de fonctionnaire brodée d’or et tenait une épée du même modèle que la dague de Somegorou.

L’air sembla se réchauffer malgré le froid de l’hiver, une illusion provoquée par la seule présence écrasante de Shouki. Le démon en face comprit aussitôt qu’il n’avait pas affaire à un adversaire ordinaire, et s’approcha avec prudence. Puis, brusquement, il se jeta sur Shouki. Tous ses muscles s’activèrent d’un seul coup. Son dos se cambra comme un arc, et son poing fusa tel une flèche.

Un bruit sourd résonna dans le petit entrepôt. Le coup atteignit Shouki en pleine poitrine, mais celui-ci ne bougea pas d’un pouce.

— Ça suffira pas, commenta Somegorou, parfaitement confiant. — Il s’y attendait.

Précisons que Shouki ne possédait aucun pouvoir particulier. Contrairement aux autres esprits d’artefacts, le moineau porte-bonheur qui renforçait la défense, les chiens dotés de régénération, ou encore le coquillage capable de créer des mirages, Shouki, lui, n’avait rien de tel. Il ne disposait pas de la portée de l’hirondelle de papier, et la dague nécessaire à son invocation était relativement lourde et peu pratique à manier.

Et pourtant, Shouki restait la carte maîtresse de Somegorou. Soudainement, le premier leva les bras, puis les abattit sur la tête du démon dans un mouvement souple, mais fulgurant.

— Désolé, mais ce combat est terminé.

La lame de Shouki trancha plus vite que l’œil ne pouvait suivre. Et dans son sillage… il ne resta rien. La tête du démon n’avait pas été sectionnée : elle avait simplement été réduite à néant.

Encore une fois, Shouki ne possédait aucun pouvoir spécial. Il était simplement fort et cela suffisait amplement.

Le démon s’effondra un instant plus tard, tandis qu’une vapeur blanche s’élevait de son corps. Il ne restait plus qu’à attendre que la dépouille disparaisse.

— Pff… Ça fait drôle de tuer quelqu’un comme ça, admit Somegorou.

Il avait encore parlé avec le propriétaire peu de temps avant, et malgré sa transformation en démon, une part de lui éprouvait du scrupule.

Le regard douloureux, il observa la dépouille disparaître, et ne se retourna que lorsque plus rien ne subsistait.

— J’ai confiance en Jinya… mais je ferais bien de me dépêcher.

Il quitta l’entrepôt et prit la direction du Sugaya.

Un léger pli persistait sur son front, il savait que cette affaire lui laisserait un arrière-goût amer.

Ses pas se faisaient lourds, et pas seulement à cause de la neige.

***

Son adversaire n’était pas particulièrement fort. Il était bien plus lent et plus faible que le démon qu’il avait affronté dans l’entrepôt un peu plus tôt. Il n’avait ni technique ni intelligence, et aurait dû être facile à éliminer.

Et pourtant, Jinya n’arrivait pas à esquiver entièrement.

Un coup le frappa.

Il para de son bras gauche, mais entendit la chair se déchirer, l’os craquer, même un démon faible restait un démon. Il répliqua avec Yarai, son sabre. Trop lent. La lame, qui avait abattu d’innombrables démons jusqu’ici, ne fit que fendre le vide dans un souffle inutile.

— Mer…de…

Sa respiration était saccadée. Ses bras, ses jambes, tout son corps lui paraissait lourd. Il ne bougeait plus comme il le voulait.

Il avait déjà échangé plusieurs coups avec le démon. Il était couvert de blessures, tandis que la créature n’avait pas une seule égratignure. Ce que livrait Jinya n’avait rien d’un véritable combat, c’était un spectacle pitoyable.

Il tenta de réguler son souffle, mais le démon ne lui en laissa pas le temps. Il voyait ses mouvements. Il pouvait réagir. Il prit sa garde, recula d’un pas, leva son sabre.

Il lui suffisait de l’abattre de toutes ses forces sur la tête du démon, complètement exposée. La créature ne chercherait même pas à esquiver. Tout aurait pu se finir là, aussi simplement que ça.

Mais à la place, Jinya se rappela combien cet homme pouvait être doux malgré sa réserve. L’hésitation retint sa lame, et le poing du démon la balaya.

— Gagh, pah !

Il avait été heureux d’apprendre que le père qu’il avait abandonné avait trouvé une nouvelle famille, et ce bonheur lui avait apporté du réconfort. C’était là une forme de salut : pouvoir se réjouir pour Jyuuzou prouvait que Jinya avait bien été, autrefois, son fils.

Même s’il avait été un fils ingrat.

Lorsque les deux s’étaient retrouvés après tant d’années, Jyuuzou lui avait dit : Natsu et moi ne sommes peut-être pas liés par le sang, mais je la chéris comme ma propre fille. Protège-la, s’il te plaît.

Jinya n’avait pas manqué le véritable sens de ces mots. Jyuuzou ne cherchait pas à lui dire à quel point Natsu comptait pour lui, mais combien il tenait encore à son fils.

— Nnngaaah !

Son sabre, agité dans un geste désespéré, ne toucha rien. Peut-être n’essayait-il même pas de frapper. Sa lame ne fit que fendre l’air, misérablement.

Entre deux attaques, un poing le frappa en plein ventre. Plusieurs de ses organes éclatèrent, et un goût de fer envahit sa bouche. Avec une vive douleur, il cracha du sang.

Sa conscience devenait floue. Ses jambes refusaient de bouger.

Le démon en profita pour attaquer. Lorsqu’il comprit ce qui arrivait, il était déjà trop tard. Son corps s’envola et alla heurter le mur. Une grande douleur se propagea dans son dos. Il glissa lentement jusqu’au sol, appuyé contre la paroi. Ses doigts étaient engourdis. Il n’arrivait même plus à lever la tête, encore moins son corps.

Jinn…taa…

Il n’avait pas besoin de voir pour savoir que le démon était tout près. Il grognait, prêt à dévorer sa proie.

— Agh…

Il allait mourir. Et il ne pouvait rien y faire. Quelle misère. Quelle pitié. Il avait juré de retourner à Kadono, un jour, et de mettre fin aux agissements du Dieu-Démon. Il avait tué de sa lame, piétiné des vies, dévoré des démons pour gagner en puissance, à tous points de vue, il aurait dû être bien plus fort qu’il ne l’était dans le passé.

Alors pourquoi ne parvenait-il plus à se battre ?

Il en avait tué tant pour en arriver là…

Et il était incapable d’en abattre un seul, aujourd’hui.

Jinya était devenu un démon. Mais il n’avait jamais totalement renoncé à son cœur d’humain. Et c’était précisément ce cœur, en cet instant, qui le poussait dans ses derniers retranchements.

Ah, comme il était faible.

— Argh…gh…

Ses doigts effleurèrent quelque chose. Une bouteille. Du Souvenir de Neige ? Il n’avait même plus la force de tendre la main pour vérifier. À ce stade, il ne pouvait plus bouger un seul doigt.

Toutes ces paroles sur sa volonté d’arrêter le Dieu-Démon, de réparer ses fautes… des mots creux. Jusqu’ici, il avait réussi à s’en convaincre. Mais au fond, il n’était rien de plus qu’un homme médiocre.

Un profond découragement l’envahit. Il était fatigué. Si fatigué. Peut-être que s’il se laissait aller maintenant, il trouverait enfin un peu de paix, pour toujours.

Tu es comme moi, au fond. On a tous les deux choisi de suivre le chemin qu’on s’était imposé, au lieu d’écouter ce qu’on ressentait l’un pour l’autre. Mais…

Un parfum d’alcool, léger, flottait dans l’air. Il lui évoqua aussitôt une femme d’autrefois, pleine de nostalgie.

C’était étrange. À l’époque, il ne buvait jamais. Et pourtant, l’odeur de cet alcool lui donnait l’impression qu’elle était là, tout près, lui tendant la main.

Une flamme s’alluma en lui. Faible, terriblement faible… mais son cœur abattu se remit bel et bien à battre.

Ah… Évidemment. Comment avait-il pu l’oublier ? Il n’avait pas le droit de tomber ici. Pas tant que son vœu n’était pas exaucé. Il n’avait pas le luxe de changer de voie, pas après être allé aussi loin. Mais plus encore, renier son mode de vie maintenant, ce serait salir la mémoire de tout ce qui l’avait mené jusqu’ici.

— Gnnuaaaaah !

Sa main se referma sur la bouteille de Souvenir de Neige, et il ordonna à son corps meurtri de se remettre en mouvement.

C’était douloureux, mais il lui ordonna d’avancer malgré tout. C’était impossible, mais il le voulut quand même. Il n’avait pas le droit de mourir ici. Il ne pouvait pas laisser le serment qu’il avait fait être rompu.

Son corps grogna. Il ne parvenait plus à y mettre aucune force. Il avait l’impression que s’il lâchait prise, il s’effondrerait pour de bon. Et pourtant, il se força à se relever.

— P-Père, non ! N’approche pas !

Lorsqu’il entendit la voix de Natsu, il était enfin debout. Le démon avait visiblement changé de cible. Elle tremblait dans un coin de la pièce, et Jinya, d’un pas lourd, s’avança pour s’interposer entre elle et la créature.

Le démon le fixa avec rage.

— J-Jinya…

Il ne répondit pas. Il brisa le goulot de la bouteille avec les doigts, puis en but le contenu à grandes lampées, une partie lui coulant sur le menton. L’alcool coula dans sa gorge, froid. Cela avait le goût de l’eau.

— Si faible…

La même impression que la première fois qu’il y avait goûté. Un alcool nostalgique, mais faible. Et à présent, il en comprenait la raison. Le Souvenir de Neige créait des démons en implantant la haine. Et lui, qui s’était déjà abreuvé à une source bien plus noire, trouvait ce breuvage d’une extrême fadeur.

— Je le sens à présent…

Il jeta la bouteille vide, qui se brisa en mille morceaux.

Ce n’était pas aussi intense qu’autrefois, mais la haine, oui, la haine remuait clairement en lui. Haine envers sa sœur. Haine envers lui-même, misérable comme jamais.

— Ah…

Il se détestait profondément. Il était faible. Prêt à abandonner, simplement parce que son père était devenu un monstre.

— Natsu…

Il l’appela, mais aucun mot ne suivit.

Je vais te sauver. Je vais te protéger. Tout ira bien. Tu es en sécurité maintenant.

Il ne pouvait pas dire ça. Ces mots n’avaient aucun sens dans sa bouche, pas quand il n’avait jamais su protéger quoi que ce soit.

Prétendre pouvoir protéger quelqu’un, maintenant… ce serait un mensonge.

Alors à la place, il ferait simplement ce qui devait être fait.

Son bras gauche se contracta. Un bruit immonde accompagna la métamorphose de son corps.

Sa peau prit une teinte brun sombre, mate comme du métal terni, tandis que son bras enflait démesurément, virant au rouge-noir.

Le côté droit de son visage se figea, durci comme un masque de fer noir, soulignant l’éclat fixe de son œil droit.

Et bien sûr, ses yeux étaient rouges, la couleur d’une rouille ancienne.

— Je ne te demanderai pas ton nom. Tuer les démons est mon seul devoir.

Car malgré tout le temps passé, c’était encore la seule chose qu’il savait faire.

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