SotDH T3 - CHAPITRE 3 : PARTIE 4
Songes d’Ivresse dans la Blancheur Éternelle (4)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Je suis là, à t’attendre !
— Papa…
— De l’alcool ! Apporte-moi encore de l’alcool !
Ce matin-là, le réveil de Jinya fut tout sauf agréable. Le père et la fille du logement voisin se disputaient de nouveau, et cette fois dès l’aube. Les cloisons minces de la maison mitoyenne bon marché n’atténuaient en rien leurs cris. Sa chambre exiguë lui avait semblé encore plus étroite cette nuit-là, si bien qu’il avait eu du mal à trouver le sommeil. Et maintenant que les cris du voisin l’avaient réveillé, il avait la sensation de ne pas s’être reposé du tout.
— Faaaah…
Akitsu Somegorou, la raison pour laquelle sa chambre était si étroite, s’étira et poussa un énorme bâillement, lui aussi réveillé par les cris d’à côté. Arrivé à Edo la veille, il n’avait pas trouvé de logement, forçant Jinya à le laisser passer la nuit dans sa chambre. Il fallait une certaine audace pour partager une pièce avec un quasi-inconnu dont on savait qu’il était un démon.
— Salut. J’ai drôlement faim, t’aurais pas un truc à bouffer, ici ?
Jinya était déconcerté par tant de désinvolture. Cet homme était soit stupide, soit incroyablement hardi, mais impossible de le savoir. Une chose au moins était claire : on lui accordait une certaine confiance. Il répondit :
— Non.
— Zut. Bon, je vais chercher un endroit où manger, alors. Tu viens ?
Le sourire forcé de l’homme ne laissait rien transparaître de ses véritables pensées. Jinya poussa un soupir, exaspéré par l’opacité de cet être avec qui il avait pourtant choisi de s’associer.
La neige tombée la veille au soir avait continué jusqu’au matin, recouvrant Edo d’un manteau blanc. Par moments, un rayon de lumière réussissait à percer les nuages pour se refléter de manière vivace sur la neige. Cette dernière crissait agréablement sous leurs pas tandis qu’ils marchaient. Jinya n’avait plus le cœur adolescent qui lui aurait permis de se réjouir de la neige comme autrefois, mais cet aspect de l’hiver ne lui déplaisait pas pour autant.
Les seuls endroits où manger à proximité étaient le salon de thé et Kihee. Ils optèrent pour ce dernier et s’y rendirent, mais ce ne fut pas le sourire habituel d’Ofuu qui les accueillit, mais un cri furieux.
— Quoi, t’as un problème avec nous, c’est ça ?!
— N-non, pas du tout.
Derrière le noren de l’entrée se trouvaient deux hommes rouges de colère et de boisson, qui hurlaient des injures à Ofuu, recroquevillée, les larmes aux yeux. Le patron du restaurant était dans la cuisine avec Natsu, sans doute occupé à tenir son client à l’écart du danger. Évidemment, il n’allait pas non plus laisser sa fille chérie se faire agresser alors il avait attrapé un couteau avec rage. Jinya, jugeant que cela risquait de mal tourner, s’avança dans le restaurant et prit la parole avant que le patron n’ait le temps de sortir.
— Que se passe-t-il ici ?
Tout le monde se figea et se tourna vers lui : les visages familiers, avec surprise, et les deux visages inconnus, avec hostilité.
— J-Jinya-kun.
Son expression s’adoucit de soulagement en le voyant. Elle avait beau être une démone, Ofuu n’en restait pas moins une femme. Se retrouver acculée par des hommes bien plus grands qu’elle la terrifiait.
— C’est qui ce type ? lança l’un des hommes en s’avançant.
Jinya fronça les sourcils en sentant l’odeur d’alcool qui émanait de lui, non parce qu’elle était désagréable, mais parce qu’il trouvait étrange que l’alcool soit encore en cause. Serait-ce encore une influence du Souvenir de Neige, ce démon qui vole la raison ?
— À ton avis, un ivrogne ordinaire ? Ou quelque chose de plus inquiétant ? demanda-t-il à Somegorou.
— Hmm, les deux sont possibles, mais je penche pour la seconde option, répondit ce dernier en laissant tomber son sourire forcé pour arborer son regard froid de chasseur de démons.
— C’est quoi ces conneries, morveux ?! grogna l’homme en le fusillant du regard.
— Hmm, j’crois bien que ce gars-là est plus âgé que toi, fit remarquer Somegorou d’un ton sérieux.
Même dans ce genre de situation, il ne montrait aucune tension.
Jinya n’avait plus envie d’attendre et frappa de son poing droit avant que l’homme ne puisse parler à nouveau.
— Gah ?!
Le coup le frappa en pleine mâchoire. Ses yeux se révulsèrent sous l’impact, et il s’effondra.
— Et toi ? lança Jinya à l’autre.
Prenant cela comme une provocation, l’autre homme, au lieu de fuir, se mit en colère.
— Espèce de petit enf…
Trop lent. Jinya réduisit la distance en un instant et le frappa au ventre. L’homme n’eut sans doute même pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Il se plia en deux et tomba à terre.
— Eh ben, t’y vas pas de main morte, commenta Somegorou.
— Pourtant, je me suis retenu.
— Enfin… techniquement, j’imagine que oui ?
Le fait qu’il ne les ait pas tués comptait comme retenue, du moins, c’est ce que Jinya semblait penser. Somegorou, lui, n’en était pas si sûr.
Ofuu poussa un soupir de soulagement. Elle semblait prête à s’écrouler d’un instant à l’autre, sa posture habituellement irréprochable complètement effondrée. Jinya voulut dire quelque chose pour la réconforter, mais il se ravisa et lança à la place un regard glacial.
— S-salaud… Je vais te tuer…
L’homme frappé à l’estomac n’aurait pas dû pouvoir se relever, et l’autre aurait dû être complètement inconscient. Et pourtant, les voilà qui se redressaient lentement. Jinya s’était bel et bien retenu, mais un humain normal aurait dû être hors d’état de nuire après de tels coups. Il se prépara à poursuivre le combat, mais les deux hommes l’ignorèrent et s’élancèrent hors du restaurant comme s’ils poursuivaient quelque chose.
— Attends, merde ! lança l’un d’eux.
Stupéfaits par ce retournement de situation, tous restèrent un instant à fixer d’un air vide les rideaux de l’entrée encore agités, à l’exception de Somegorou, qui affichait un large sourire.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Jinya.
— Hein ? De quoi tu parles ?
— Ne fais pas l’idiot.
— Ah ah, pas la peine de faire cette tête, je vais te dire, d’accord ? Tiens.
Somegorou ouvrit la main de façon à ce que seul Jinya puisse voir, révélant une coquille de palourde ornée d’une peinture laquée.
— En Qing, ou chez les Shen… enfin, disons que dans certaines traditions, on disait que cette coquille de palourde respirait au printemps et en été depuis l’océan pour créer une tour imaginaire. C’était la manière dont les gens expliquaient les mirages, à l’époque. Donc, si on y pense, il est logique qu’un esprit d’artéfact prenant la forme d’une coquille de palourde soit capable de provoquer des illusions similaires, tu ne crois pas ?
Les esprits d’artefacts étaient des âmes apparaissant dans des objets après cent ans d’usage.
En tant qu’utilisateur de la chose, Akitsu Somegorou savait exploiter les capacités de ces objets anciens, y compris ceux issus des légendes qui leur étaient associées. Autrement dit, l’esprit du coquillage était capable de créer des mirages. Si l’on en croyait les paroles de Somegorou, c’était grâce à cela qu’il avait détourné les deux hommes.
— C’est étrangement utile. Ça permet même de ne montrer l’illusion qu’à certaines personnes. Toi aussi, tu t’es fait avoir, tu te souviens ?
Jinya se rappela leur affrontement. Il avait porté à Somegorou un coup qui aurait dû être décisif, mais l’avait complètement manqué. Si c’était une illusion, alors ce pouvoir était réellement utile.
— Mais qu’est-ce que tu leur as montré, au juste, pour qu’ils se précipitent dehors comme ça ? demanda-t-il.
— Oh, rien de bien intéressant. Plus important, je meurs de faim. Mangeons, tu veux bien ?
Comprenant qu’il n’obtiendrait rien de plus, Jinya renonça.
— Heu… merci de m’avoir sauvée, Jinya-kun, dit Ofuu.
— Oh, heu… de rien, répondit-il faiblement.
Il ne pensait pas mériter ces remerciements, puisque c’était Somegorou qui avait poussé ces hommes à fuir. Mais personne ne le savait, car les seuls à avoir vu le mirage étaient les deux hommes en question.
— Et toi aussi, Akitsu-san.
— Oh, je n’ai pas fait grand-chose.
— Oui, tu t’es contenté de rester là à regarder, pas vrai ? lança Natsu en sortant de la cuisine.
— Ha ha, bien vu, mademoiselle.
Somegorou sourit avec gêne. Il n’avait aucune intention de s’expliquer et jouait les imbéciles pour garder ses secrets.
— Bon, Ofuu-chan, tu pourrais me faire un soba tempura ?
— Tout de suite. Et je suppose que ce sera un Kake soba pour toi, Jinya-kun ?
— S’il te plaît.
Ils allaient enfin pouvoir manger. La journée ne faisait que commencer, et Jinya se sentait déjà épuisé.
— Donc voilà, c’est pour ça qu’il se démène en ce moment. Mais bon, on récolte ce qu’on sème, pas vrai ?
Natsu ne se fit pas prier pour mettre Jinya au courant de ce qui était arrivé à Zenji après leur séparation. Il n’avait pas été renvoyé de son poste de gérant, mais il s’était attiré les foudres de Jyuuzou et s’était levé tôt ce matin pour tenter de regagner sa confiance.
— Et physiquement, comment va-t-il ?
— Il a quelques douleurs, mais il est en état de travailler.
— Il a dit ou fait quelque chose d’étrange ?
— Non. Il semble que tout ce qui s’est passé, c’était juste parce qu’il était ivre.
Elle souriait doucement, sincèrement, peut-être soulagée. Mais Jinya, lui, ne partageait pas ce soulagement.
Au départ, Zenji n’avait pas pu boire le Souvenir de Neige, mais il y était parvenu par la suite. Beaucoup d’autres qualifiaient cet alcool de sublime et s’en délectaient volontiers. À en juger par la foule chez le marchand et par les hommes de tout à l’heure, le Souvenir de Neige se répandait rapidement dans Edo. Pour l’instant, tout allait encore bien, mais que se passerait-il une fois cet alcool devenu omniprésent ?
Une pensée sinistre surgit, si plausible qu’elle lui donna la nausée.
— Merci de t’inquiéter pour Zenji, dit Natsu. — Mais il va bien, maintenant.
— Je vois. Tant mieux.
Il ne laissa rien paraître de ses réflexions. Il n’y avait aucune raison d’inquiéter Natsu inutilement. S’efforçant de se comporter comme à l’ordinaire, il porta à ses lèvres une gorgée de thé.
La conversation achevée et l’esprit tranquille, elle se leva.
— Je vais y aller. Je vais passer voir Zenji et peut-être acheter quelque chose pour mon père, histoire d’améliorer son humeur.
Elle devait être plus soucieuse de Zenji qu’il ne l’aurait cru, si elle envisageait de payer de sa poche pour amadouer son père à sa place.
— Peut-être que je vais lui prendre un de ces alcools qu’il aime bien.
— N’en achète pas, dit-il d’un ton ferme.
Le simple fait qu’elle mentionne de l’alcool avait durci sa voix plus qu’il ne l’aurait voulu. Elle sursauta, surprise par ce changement soudain d’humeur.
— H-hein ? Qu’est-ce qui te prend ?
— Jyuuzou-dono boit le Souvenir de Neige tous les soirs, non ? Il y a quelque chose d’étrange dans cet alcool. Dis-lui de boire autre chose.
Devant son sérieux, elle déglutit puis hocha la tête. Soulagé, il se détendit enfin.
— Merci. Rentre prudemment, c’est devenu dangereux ces derniers temps.
— …Tu parles comme mon père. Mais merci quand même.
Elle se détendit à son tour et laissa échapper un petit rire innocent, avant de quitter le restaurant d’un pas léger. La regardant s’éloigner, Somegorou sourit avec une pointe d’ironie et murmura :
— On dirait que c’est encore un moineau, hein.
— En effet. Et je doute qu’un coquillage apparaisse de sitôt, répondit Ofuu, clairement amusée elle aussi.
Jinya leur jeta un regard de côté, sans comprendre un traître mot de ce qu’ils racontaient, ce qui fit sourire Ofuu de plus belle.
— Mais je suis sûre que ce n’est qu’une question de temps.
Au final, ils ne jugèrent pas utile de lui expliquer quoi que ce soit, si bien qu’il ne put que pousser un soupir d’exaspération.
***
— Tiens, te revoilà, Rônin. Et cette fois, tu n’es pas venu seul, on dirait.
Alors que le crépuscule laissait place à la nuit, Jinya et Somegorou arrivèrent au pont de Yanagibashi. Peu après, une femme sembla émerger de l’obscurité dans la neige. C’était la fille des bas-fonds, une ombrelle usée à la main, un sourire aguicheur tandis qu’un nuage de vapeur blanche s’échappait de sa bouche.
— Ce n’est pas un ami, dit Jinya. — Disons plutôt… un suiveur ?
— Oh. Ce n’est pas faux, mais tu pourrais être un peu moins froid, répliqua Somegorou avec un sourire poli, mais factice.
La fille des bas-fonds lui jeta un regard bref. Ne trouvant rien d’intéressant chez cet homme venu de Kyôto, elle reporta son attention sur Jinya.
— Bref. J’ai enquêté sur ton affaire.
L’atmosphère sembla se tendre, et pas seulement à cause du froid.
Elle poursuivit :
— Je n’ai pas encore trouvé d’où vient la liqueur ni comment elle est introduite dans Edo, mais j’ai identifié le principal fournisseur. C’est un grossiste en alcool de Kuramae qui livre de nombreuses échoppes de la ville.
— Tu travailles vite, fit remarquer Jinya.
— Je fais de mon mieux. Tu es déjà allé chez ce grossiste de Kuramae, tu te souviens ? Il y avait une demande pour tuer un démon dans l’un de leurs entrepôts.
Jinya s’était débarrassé d’un jeune démon nommé Kikuo, là-bas. Il se souvenait bien de cette mission, peut-être parce qu’elle lui avait laissé un goût particulièrement amer. À l’époque, le propriétaire avait mentionné avoir reçu un excellent alcool, peut-être s’agissait-il déjà du Souvenir de Neige.
Elle reprit :
— Certains clients ont demandé où le Souvenir de Neige était fabriqué, mais le patron avait juste répondu que c’était un don des dieux, venu d’une source qu’il a découverte. Peut-être qu’il plaisantait.
— …Comme dans l’histoire du fils dévoué qui découvre la source de Kikusuisen ? C’est un peu gonflé, tu ne trouves pas ? fit Somegorou.
La source de Kikusuisen était issue d’un ancien conte : une source d’où jaillissait de l’alcool. Il était une fois un homme pauvre, mais vertueux, qui travaillait dur pour subvenir aux besoins de son vieux père et priait chaque jour pour sa longévité. Son père adorait boire, mais l’alcool était un luxe rare, et la famille avait déjà du mal à se nourrir.
Un jour, comme à son habitude, l’homme s’enfonça dans la montagne pour y ramasser du bois. Mais il glissa et tomba dans un ravin. Par chance, il n’eut que de légères blessures et se réveilla sans réel problème, si ce n’est une gorge desséchée. Guidé par sa soif, il suivit le bruit de l’eau et tomba sur un ruisseau tout proche. Il s’approcha et assista alors à un spectacle magnifique : une cascade élégante s’élevait à perte de vue.
Rempli de gratitude, il se pencha et recueillit un peu d’eau de la source pour se désaltérer. Mais à sa grande surprise, ce n’était pas de l’eau, mais de l’alcool au parfum plus envoûtant que tout ce qu’il n’avait jamais senti. Il en rapporta à son père, qui, émerveillé, lui demanda aussitôt d’où venait ce délicieux breuvage. L’homme raconta ce qui lui était arrivé, et son père conclut qu’il avait été récompensé par les dieux pour sa piété filiale.
L’histoire parvint jusqu’à l’impératrice de l’époque. Touchée par tant de dévotion, elle récompensa l’homme et renomma l’ère en cours : Yôrô (717–724 apr. J.-C.), signifiant littéralement « prendre soin de ses aînés ». La cascade découverte par l’homme fut baptisée « cascade de Yôrô », et la source devint la source de Kikusuisen, dont les bienfaits furent vantés par l’impératrice elle-même pour sa capacité à rendre leur jeunesse aux ainés.
Ce récit était bien connu, souvent illustré dans les livres. Si le marchand d’alcool avait cité cette histoire en toute connaissance de cause, alors c’était un homme d’une audace inouïe.
— C’est un peu culotté, en effet, mais laissons ça de côté pour l’instant, dit la fille des bas-fonds. — D’après ce que j’ai entendu, le patron est parti ces deux derniers jours pour se réapprovisionner en Souvenir de Neige. Je ne sais pas s’il est allé en montagne comme dans l’histoire, mais il devrait être de retour demain soir. Peut-être que ça vaut le coup d’y jeter un œil ?
— Ça se pourrait bien. Merci.
Jinya glissa la main dans sa robe et tendit à la fille des bas-fonds une petite bourse remplie de pièces de sen. Elle la prit sans en vérifier le contenu, peut-être en signe de confiance.
— Ah, et autre chose. Il paraît que ce marchand, Mizukiya, reçoit parfois la visite d’une très belle femme aux cheveux blonds. Il est donc possible que cet alcool vienne d’un autre pays, en fin de compte.
— Non, répondit Jinya sans hésiter.
Sa réplique soudaine surprit la fille des bas-fonds, tout comme elle le surprit lui-même. Il avait parlé sans réfléchir, par pur réflexe. Et lui-même ignorait pourquoi il en était aussi sûr. Il ajouta :
— Du moins… j’ai le sentiment que non.
— Hmm… Moi, je ne miserais pas grand-chose sur un simple pressentiment, mais si tu le dis…
Il n’arrivait tout simplement pas à imaginer que ce Souvenir de Neige, à la saveur si rustique et empreinte de nostalgie, puisse être fabriqué dans un autre pays.
C’était tout. Rien de plus, rien de moins…
C’est ce qu’il se répétait, pour se convaincre.
Mais une part de lui savait très bien qu’il se mentait à lui-même.
***
Ainsi vint l’aube.
Somegorou avait de nouveau passé la nuit dans la modeste maison mitoyenne, ce qui avait rendu le sommeil difficile dans la chambre exiguë. Raide à cause des courbatures, Jinya fit tourner ses épaules pour détendre ses muscles tendus.
Somegorou s’était levé avant lui et lui fit un léger signe de la main en guise de salut matinal.
— On va chez Mizukiya aujourd’hui, hein ?
— Oui. Mais on a un peu de temps à tuer.
— Et si on passait au Kihee, alors ? J’ai bien envie de taquiner un peu la p’tite demoiselle, encore.
Jinya n’aurait su dire si l’homme plaisantait ou s’il était sérieux. Il lui semblait pourtant que Somegorou avait un certain sens des valeurs, puisqu’il avait tenu à enterrer convenablement ce cadavre qu’ils avaient trouvé. Mais dans l’ensemble, il restait difficile à cerner.
— Papa, je crois qu’il faudrait que tu arrêtes.
— J’t’ai dit de la fermer !
Le père et la fille du logement voisin se mirent à se disputer, interrompant les pensées de Jinya. Les cris étaient toujours aussi violents, et la voix aiguë du père résonnait dans toute la maison mitoyenne.
— Eh ben, dès le matin ? commenta Somegorou d’un ton désinvolte, manifestement peu concerné par les affaires des autres.
Habitué aux querelles du voisinage, Jinya n’y prêta pas attention et commença à se préparer. Il pensait que ce n’était qu’un matin comme un autre, mais il allait bientôt découvrir qu’il se trompait.
— Gack… ! Agh !
— Papa ? Papa ?!
La fille cria, inquiète, alors qu’on entendait quelqu’un s’étouffer. Quelque chose se brisa avec fracas, et tout le bâtiment grinça sous l’agitation qui suivit.
— A-arrête, papa ! Arrête !
Cela n’avait rien d’une dispute ordinaire. Sentant que quelque chose clochait, l’attitude insouciante de Somegorou disparut.
— Hé, ça n’a pas l’air d’aller, là.
Ce vacarme était bien trop violent pour n’être qu’une querelle habituelle. Jinya prêta l’oreille. Les bruits de casse avaient cessé. Les cris aussi, remplacés par les gémissements douloureux du père… et la voix de sa fille, pas inquiète, mais terrorisée. Jinya se demanda un instant s’il s’agissait d’un excès de violence dû à l’alcool, mais il abandonna bien vite cette idée.
— Nguaaagh… Ooooghh…
Un grondement sourd s’éleva, d’une voix profondément inhumaine.
— Jinya !
Mais Jinya était déjà en mouvement. Il attrapa Yarai et se précipita hors de la maison mitoyenne. Quelques flocons de neige matinaux tombaient, mais il n’avait pas le temps de les contempler. Il se rua vers la pièce voisine, enfonça la porte d’un coup de pied et s’élança à l’intérieur.
Il entendit un léger bruit de déchirure, puis vit un démon hideux se redresser en grognant. À ses pieds gisait le cadavre décapité d’une jeune fille. Du sang encore chaud coulait des paumes du démon. Le père que Jinya connaissait n’était plus là. Il n’était pas assez naïf pour se demander ce qu’il était devenu.
— …Il s’est transformé en démon ?
Il tira Yarai de son fourreau et adopta une garde, la lame tenue à l’horizontale à ses côtés. Son regard se fixa avec dureté sur la créature. Le corps du démon se figea un instant, puis il bondit, les yeux pleins de haine.
Il venait tout juste de naître, et pourtant il était rapide. Il planta son pied gauche en avant, pivota et projeta son corps contre Jinya. Celui-ci parvint à esquiver de justesse, laissant le démon s’écraser contre la maison d’en face. Le vacarme attira quelques curieux.
Jinya s’en inquiéta brièvement, mais pour une raison inconnue, la créature ne semblait nourrir de haine que pour lui. Elle ne cherchait pas à s’en prendre à d’autres. Il ignorait pourquoi, mais cela jouait en sa faveur.
Il raffermit sa prise sur le sabre et abaissa sa posture. Le démon se redressa et serra les poings, puis enchaîna les coups, visant sans relâche la tête de Jinya avec ses mains épaisses comme du bois. Contrairement à la plupart des démons nouvellement apparus, ses attaques étaient puissantes et bien dirigées, mais cela s’arrêtait là. Ce n’était pas un adversaire redoutable.
Jinya s’avança en position basse et frôla les poings du démon. Prenant appui sur son pied gauche, il fit pivoter son torse et transmit l’élan de ses hanches jusqu’à ses bras pour porter une taillade horizontale de toute sa force. Le démon fut tranché net en deux, et sa vie s’éteignit sur-le-champ.
— Pas mal, commenta Somegorou en applaudissant, lui qui avait tout observé du début à la fin.
Mais Jinya ne tirait aucune fierté de ce qu’il venait de faire. D’ailleurs, Somegorou n’affichait pas non plus le moindre sourire.
— Akitsu Somegorou…
— Je sais.
Le père ivrogne s’était transformé en démon. Et l’alcool était de nouveau en cause. Les bouteilles qu’il avait consommées étaient brisées, si bien qu’il était impossible de savoir avec certitude ce qu’il avait bu. Mais tous deux avaient une idée assez précise. Zenji, lui, ne s’était pas transformé. Il y avait peut-être un effet différé. Une hypothèse glaçante, qui ressemblait fort à la vérité, traversa l’esprit de Jinya.
— On dirait qu’on a encore quelques questions à poser au patron de ce marchand d’alcool.
Son souffle formait une buée blanche. Et la neige redoublait d’intensité.