SotDH T3 - CHAPITRE 2 : PARTIE 4

Pièce manquante (4)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Après cette confrontation au crépuscule, Jinya reprit la route en direction du Kihee, à Fukagawa. Le ciel s’était teinté d’un bleu indigo atténué. Tandis qu’il marchait, les cigales, lointaines à présent, poursuivaient leur chant.

Akitsu Somegorou, troisième du nom, l’avait accompagné un moment sur le chemin du retour, avant de prendre congé. Avant de partir, il lui avait expliqué comment mettre un terme à l’état de Natsu. La méthode était si simple que Jinya doutait qu’elle puisse réellement fonctionner, mais il n’avait d’autre choix que de faire confiance à cet homme. Et si, en fin de compte, Somegorou s’était moqué de lui, il n’aurait qu’à le retrouver et le tuer.

Jinya retrouva Natsu sur le chemin menant au Kihee. Elle attendait au bord de la route, la barrette en forme de coucou toujours dans les cheveux. Son profil trahissait une profonde tristesse. Il ne restait presque plus rien de l’ancienne Natsu.

— Natsu.

— Mon cher frère… tu es revenu…

Il avait eu de la chance que ce soit l’été, aussi étouffant soit-il. En une autre saison, elle aurait pu mourir de froid dehors.

— Tu m’attendais ?

— Oui. Comme tu me l’avais demandé.

Elle lui sourit, même si, au fond, elle n’avait jamais voulu qu’il parte. Ce sourire n’était qu’un effort pour le rassurer, pour lui faire croire qu’elle allait bien.

— Pardon. J’ai un peu tardé.

S’excusait-il de l’avoir fait attendre, ou d’avoir prononcé ses promesses à la légère ? Il baissa la tête sans savoir lui-même ce qu’il regrettait.

— Cela ne m’a point dérangée, puisque je savais que tu reviendrais.

Par une nuit pluvieuse, bien des années auparavant, il avait juré de rester le frère d’une certaine fille jusqu’à la fin, quoi qu’elle devienne. Mais il avait brisé ce serment comme s’il n’avait jamais compté. La confiance que Natsu lui témoignait n’en était que plus douloureuse, parce qu’elle était sincère.

Malgré tout, son visage resta impassible. Enfant, il pleurait à la moindre égratignure. À présent, même si on lui ouvrait le ventre, il ne verserait plus une larme. Ce n’était pas qu’il était devenu plus fort, simplement insensible. La douleur, semblait-il, perdait de sa netteté à mesure que l’on vivait.

Était-ce une bonne chose ou non ? Il l’ignorait.

— Marchons un peu, dit-il.

— Avec plaisir. Tant que je reste à tes côtés, peu m’importe où nous allons.

Ils se prirent par le bras et s’avancèrent dans le crépuscule, serrés l’un contre l’autre comme un couple de roman. Natsu rayonnait de bonheur. Il sentait la chaleur de son corps à travers leur étreinte ; elle était si chaude… et pourtant, son cœur, à lui, était glacé.

La nuit était tombée, et les rues de Fukagawa baignaient dans la lumière pâle de la lune. Près de la rivière Kanda, soigneusement entretenue, s’étendait un petit espace herbeux bordé de saules.

— Ce sont des saules des neiges, dit-il en s’approchant pour effleurer l’un d’eux. Ils fleurissent au printemps comme couverts de neige.

Le lieu était paisible, parfait pour parler. Leur pas ralentit naturellement.

— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.

— Pour être franc… oui. T’entendre m’appeler ton frère, c’est… difficile.

Il marqua une pause, puis reprit :

— Je suis un frère raté. Alors, quand tu m’appelles ainsi, je… disons que cela me rappelle à quel point je suis pitoyable.

Un homme qui haïssait sa propre sœur n’avait pas le droit d’être appelé frère.

Chaque fois que Natsu l’appelait ainsi, des souvenirs du passé lui revenaient, des lieux de son enfance, des visages aimés, tout ce qu’il n’avait pas su protéger par faiblesse. C’était pour cela qu’il cherchait à devenir plus fort. C’était tout ce qui lui restait.

— Je ne suis plus Jinta. Je ne peux pas être ton frère, Natsu… ni celui de Suzune.

— Non, tu te trompes.

Ses paroles, douces mais fermes, réfutèrent les siennes. Il releva les yeux et vit que son regard, auparavant rêveur et rougi par l’émotion, avait laissé place à une clarté sereine.

— Quelle raison aurait l’oiseau de ne pas rester auprès de sa fleur ? Ainsi, je demeure auprès de mon frère. Quoi qu’il advienne, ce lien-là ne peut être brisé.

Elle lui sourit avec une infinie douceur. À ses yeux, un frère restait un frère pour l’éternité. Mais la haine nichée dans le cœur de Jinya ne s’effaçait pas pour autant. Il était trop tordu pour accueillir avec sincérité des mots si purs. Ce sourire bienveillant ne faisait qu’éclairer douloureusement la laideur qu’il cachait au plus profond de lui.

Elle poursuivit :

— Tant d’années j’ai voyagé pour te retrouver. À présent, je suis revenue. Et là où j’ai trouvé l’accomplissement, toi aussi tu le trouveras. Ainsi, tu retourneras là où tu dois être.

— …Que veux-tu dire ?

— Rien de plus. Au fil de nos longues, longues vies, nous cherchons ce lieu auquel nos cœurs doivent revenir. Tel est notre but. Rien de plus, rien de moins.

Il n’y avait aucun sens à ses paroles. Jinya ne comprenait pas ce qu’elle disait. Mais s’il existait vraiment un endroit où sa haine perpétuelle pourrait enfin se calmer… alors il voulait le voir de ses propres yeux.

— Est-ce que… je pourrai vraiment trouver un tel lieu ?

— Tu le trouveras. C’est pour cela que nous vivons.

Peut-être les démons vivaient-ils si longtemps pour donner à leurs cœurs obscurs et égarés le temps de chercher leur destination.

— Natsu, je… Non. Tu n’es pas Natsu, n’est-ce pas ?

Il le savait depuis le début. Cette présence n’était pas Natsu. Pourtant, elle lui ressemblait tant qu’il avait fini par y voir une sorte de prolongement. Mais c’était une erreur. Elle n’était pas Natsu, ni sa sœur, simplement une inconnue sans nom.

— Je suis désolé de ne pas pouvoir t’appeler par ton nom.

S’il le lui demandait, elle le lui dirait sans doute. Mais il ne voulait pas le savoir. Demander un nom, c’était un acte qu’il réservait à ceux qu’il s’apprêtait à tuer. Il valait mieux qu’elle reste une étrangère, juste une fille croisée un soir sous la lune.

— …Merci. D’avoir écouté mes états d’âme, je veux dire.

Il glissa une main dans sa robe et en sortit un objet. Il ignorait qui elle était, mais il savait ce qu’elle désirait. Somegorou le lui avait expliqué.

— En remerciement… permets-moi de te réunir avec ton autre moitié.

Dans sa paume brillait l’épingle gravée de glycine qu’il avait reçue du patron du Kihee.

— Ah…

L’inconnue fixa l’épingle avec ferveur. Ce n’était pas à Jinya qu’elle s’adressait, mais à elle :

— Mon cher frère… Je peux enfin te toucher…

Un cri d’oiseau aigu et ténu s’éleva, plus léger qu’un souffle, une mélodie portée par la nuit : « Teppenkaketaka. Teppenkaketaka. »

Le chant s’éloigna aussitôt, emporté par les courants d’air. Il existait une série d’ouvrages encyclopédiques intitulée Enquête sur les choses d’hier et d’aujourd’hui. Compilée durant les ères Bunsei et Tenpô (1818–1844), elle recensait événements historiques, croyances et autres savoirs du Japon.

L’un des passages rapportait ceci :« Il existe un oiseau à la voix cristalline qui s’élève vers le ciel clair. Enfermé dans une cage, il prononce son nom : Teppenkaketaka. »

Jinya reconnut l’appel de cet oiseau, clair et unique.

— Un coucou… ?

Il repensa alors à la barrette. N’était-elle pas inspirée du coucou ?

— Mille mercis, dit l’étrangère. Je peux enfin… partir.

Elle prit l’épingle des mains de Jinya, retira la barrette en forme de coucou, puis les serra toutes deux dans ses paumes. Une lumière pâle se mit à filtrer entre ses doigts fins, une lumière si douce qu’elle éclipsait presque celle de la lune.

— Mon frère… Partons ensemble.

La lumière prit la forme d’un coucou qui battit doucement des ailes. Celle qui avait emprunté la bouche de Natsu prononça une prière souhaitant le bonheur, puis offrit un dernier sourire empreint de tendresse.

Et le coucou s’envola dans la nuit.

***

« T’as planqué un p’tit quelque chose dans ton kimono, pas vrai ? Je parierais que c’est soit un peigne, soit une épingle à cheveux. Ah, c’était donc une épingle, hein ? Suffit d’la donner à la fille, et tout rentrera dans l’ordre. » Voilà tout ce que Somegorou avait dit à Jinya.

Ce dernier avait eu des doutes, sur le fait qu’un geste aussi simple puisse vraiment aider Natsu. Mais à présent que tout était terminé, il ne pouvait plus se permettre de douter de cet homme. Il rattrapa Natsu juste avant qu’elle ne s’effondre, inconsciente. Son regard restait fixé dans la direction où le coucou s’était envolé.

— Bien joué.

Au même moment, Somegorou réapparut et s’adressa à Jinya d’un ton désinvolte. Il avait cet air détaché et un brin triomphant.

— Akitsu Somegorou…, murmura Jinya, en prononçant son nom complet.

— Pourquoi t’es si raide ? Enfin bon. Je suppose que tout s’est passé sans accroc ?

Jinya hocha la tête. Somegorou lui répondit d’un sourire, ni soulagé ni particulièrement joyeux, comme s’il avait su dès le départ que tout finirait ainsi. Jinya, en revanche, ne comprenait toujours rien à ce qu’il venait de se passer… ni pourquoi. Somegorou daigna enfin donner une explication.

— Tu savais que les épingles à cheveux s’appelaient autrefois des gratte-cheveux ? À l’origine, elles servaient à attacher les cheveux, mais aussi à se gratter le cuir chevelu sans abîmer la coiffure, un outil de toilette pour dames, tu vois ? Eh bien, si elles sont faites par le même artisan, une barrette et une épingle peuvent être considérées comme frère et sœur, en quelque sorte. Et comme les barrettes sont portées par les femmes, et les épingles souvent rangées avec les sabres des hommes… on peut dire qu’une barrette et une épingle du même artisan sont comme frère et sœur.

— …Je crois que je comprends où vous voulez en venir.

— Voilà. Cette épingle gravée de glycine est une œuvre de Somegorou. Et comme c’est toi qui la portais, t’es devenu le « frère » de cette barrette.

C’était un concept étrange à concevoir, une barrette et une épingle à cheveux qui seraient frère et sœur, mais cela se tenait. Natsu, ou plutôt l’étrangère qui avait pris possession de son corps, s’était sans cesse blottie contre la poitrine de Jinya. Il avait cru qu’elle cherchait la proximité avec lui… mais en réalité, c’était l’épingle glissée dans son kimono qu’elle voulait retrouver.

— Une barrette… à la recherche de son frère ? murmura Jinya, pensif.

— Difficile à croire, hein ?

— Non, juste… inattendu. Je pensais que c’étaient les sentiments de l’ancienne propriétaire de la barrette qui avaient possédé Natsu.

— Et que tu ressemblais au frère de cette ancienne propriétaire ? Ha ha ha, on dirait le scénario alambiqué d’une pièce de théâtre.

Mais au final, c’était bien l’épingle qu’elle cherchait… La barrette cherchait à rejoindre son frère. Est-ce qu’un simple objet pouvait vraiment ressentir quelque chose d’aussi fort ?

Jinya avait vu les esprits canins de Somegorou, il savait qu’un objet pouvait prendre forme. Mais il y avait tout de même quelque chose qui le dérangeait dans cette histoire.

Voyant que Jinya semblait toujours perdu, Somegorou reprit, sur un ton plus doux, comme un maître face à un élève qui peine à comprendre :

— Tu as vu que les objets pouvaient contenir des émotions, et même prendre forme. Dans ce cas, c’est pas si invraisemblable qu’une barrette veuille retrouver son frère, pas vrai ?

— Je suppose…

— Tout le monde veut être auprès de ceux qu’il aime. Que ce soit un humain, un animal… ou même un objet.

Peut-être que cette barrette n’avait souhaité qu’une chose : retrouver celui qu’elle aimait. Peut-être avait-elle traversé les âges, passée de main en main, poursuivant un très, très long voyage pour revenir là où elle devait être.

— Ces deux-là étaient faits pour former une paire, à l’origine. « Lorsque les pétales de glycine s’épanouissent, sache que le chant du coucou approche. » C’est un vieux poème du Man’yôshû. Le premier Akitsu Somegorou avait le sens de l’humour, tu vois, dit Somegorou avec un sourire en coin, en regardant la barrette et l’épingle dans les mains de Natsu.

Le poème évoquait comment le chant du coucou commençait à résonner à la même époque où les glycines fleurissaient. Glycines et coucous avaient de tout temps inspiré les poètes.

Quelle raison aurait l’oiseau de ne pas rester auprès de sa fleur ?

Jinya se rappela ces mots. Ce n’était donc pas une métaphore.

— Ce monde est vraiment rempli de choses étranges…

— Et c’est un démon qui dit ça ?

— Touché.

Jinya dut l’admettre : qu’un esprit inhumain trouve quelque chose d’étrange… c’était en soi bien bizarre. D’un ton joueur, Somegorou ajouta :

— Tu sais, ta première idée n’était peut-être pas si loin de la vérité. P’t’être que la propriétaire de cette barrette cherchait vraiment son frère, à une époque.

Le coucou avait disparu dans la nuit. Sa destination restait un mystère, tout comme son passé. Mais rien ne les empêchait d’imaginer ce qu’ils voulaient. Somegorou ne s’en priva pas.

— Peut-être que la barrette et l’épingle appartenaient à un frère et une sœur, autrefois. Et qu’à leur mort, leurs attachements se sont mêlés aux sentiments des objets eux-mêmes. Ce serait une belle histoire, non ?

Sa voix restait légère.

— Ou alors… c’étaient les souvenirs d’un couple marié. Non, de deux amants séparés ! Ils regardaient leurs souvenirs en se rappelant leur promesse : s’aimer, ne jamais se trahir, ce genre de choses…

Jinya poussa un soupir las, peu intéressé par les affabulations du vieil homme. Mais Somegorou ne s’en offusqua pas. Il haussa simplement les épaules, comme pour dire : C’est toi qui perds quelque chose.

— D’accord, d’accord. On ne saura jamais où cette barrette est allée, ni à quels sentiments elle est liée. Et c’est très bien comme ça.

Il leva les yeux vers le ciel nocturne. Des nuages dérivaient et d’innombrables étoiles scintillaient. Peut-être que l’une de ces lumières était maintenant le coucou. Jinya se joignit à l’homme pour regarder le ciel vaste et étendu.

— Tu sais, paraît que le coucou serait la réincarnation d’un roi quelque part du côté de la dynastie Qing

Un roi qui, après s’être réincarné en oiseau, était revenu dans son pays. Mais trop de temps s’était écoulé. Son royaume avait été envahi, détruit. Ayant tout perdu, il pleurait, crachait le sang, empli de douleur. C’est pour ça que le coucou est connu comme l’oiseau qui ne peut rentrer chez lui.

Dans la longue vie qui l’attendait, Jinya connaîtrait sans doute un sort semblable. À mesure que le temps passerait, l’endroit qu’il appelait « chez lui » finirait par changer, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de ce qu’il avait été. Une étrange compassion le lia alors à ce pauvre oiseau. Comme pour dissiper la mélancolie, Somegorou conclut avec bienveillance :

— Mais ce coucou-là… il a pu retrouver son frère. C’est tout ce qui compte.

Son chant s’était éteint au loin, sa trace perdue. Mais il avait retrouvé son frère. Et peut-être que cela suffisait.

— Je me demande où elle est partie…, murmura Jinya pour lui-même.

— Oh, quelque part très loin, bien sûr. Bien au-delà de ce ciel lointain et de cet océan immense, vers un lieu très, très éloigné… là où les cœurs vont se reposer. Où cela se trouve exactement, seul le coucou le sait, mais… j’aime à croire qu’elle est partie là où elle voulait vraiment être.

Après un long voyage, la barrette avait enfin retrouvé sa moitié. Peut-être poursuivait-elle à présent sa route vers ceux dont les sentiments s’étaient autrefois mêlés aux siens, pour leur annoncer la bonne nouvelle. Nul doute que le coucou chanterait encore, joyeusement, auprès de quelqu’un prêt à l’écouter.

— …Oui. Ce serait bien.

Ces mots lui échappèrent sans qu’il y pense, preuve qu’ils venaient du cœur. En silence, tout au fond de lui, Jinya adressa une prière : que le coucou parvienne à retourner là où il le désirait.

Il ne sut combien de temps il resta ainsi à prier. Cela dura peut-être une éternité… ou juste un instant. Puis Somegorou croisa les bras et s’étira comme après une longue journée de labeur.

— Bon, sur ce, je vais y aller.

Il se retourna, prêt à partir, il n’avait plus de raison de rester.

Sans réfléchir, Jinya le retint :

— Attendez.

— Hm ?

— Je suis un démon qui fait semblant d’être humain.

— Ah. Oui, ça. Franchement, ça ne m’intéresse pas, répondit Somegorou sans la moindre hésitation.

Même s’il se voyait davantage comme un artisan que comme un exorciste, c’était une réaction bien imprudente. Face au regard incrédule de Jinya, il lui répondit par un sourire en coin :

— T’es un ami d’Ofuu, pas vrai ? J’ferme déjà les yeux sur elle, alors un de plus ou de moins, tu penses bien que c’est pas bien grave. Et puis, t’es pas un danger.

— Mais… vous en êtes sûr ?

— Écoute, j’suis vraiment qu’un artisan. Si on me paye pour chasser un démon, je le fais. Si on m’attaque, je me défends. Mais je n’ai aucun compte à régler avec un démon qui ne cherche à nuire à personne.

Mais son expression changea soudainement. Un bref instant, il prit le visage d’un véritable chasseur de démons, froid comme la pierre.

— Mais n’oublie jamais ça : au bout du compte, vous restez des démons. Peu importe ce que vous faites, vous êtes des proies. Que ce soit Ofuu avec toute sa gentillesse, ou tous ceux que vous pourriez sauver, même si moi je vous accepte… ça ne changera rien à ce fait-là.

— …Je sais.

— Tant mieux. Allez, à la prochaine.

Cette fois, il partit pour de bon.

Jinya resta un moment immobile, les yeux levés vers la lune d’été, Natsu dans ses bras.

Il lui semblait entendre encore, très loin, les trilles et les battements d’ailes du coucou.

***

Le lendemain, au Kihee, le restaurant de soba.

— Ça fait plaisir de revoir Mlle Natsu comme avant. Mais pourquoi elle a l’air aussi déprimée ?

Zenji, soulagé de constater que Natsu n’était plus possédée, remarquait tout de même qu’elle semblait encore troublée.

— Tu sais si quelque chose s’est passé, Ofuu ?

— Eh bien… Il semblerait qu’elle ait gardé les souvenirs de ce qu’il s’est passé, répondit Ofuu.

— Ah, je vois…, acquiesça Zenji avec un soupir de compréhension.

Le comportement récent de Natsu était impensable venant d’elle. Elle devait mourir de honte en y repensant. Bien sûr, tout cela était la faute de l’esprit qui l’avait possédée, mais cela n’allégeait en rien son embarras.

— Ouais, moi aussi j’aurais honte après ça. Être là, à faire « Oh, mon cher, mon très cher frère » en se collant à Jinya et tout le reste…

— Tu sais que je t’entends, hein ?

Natsu lança un regard noir à Zenji, les yeux larmoyants.

— A-attends, non, promis, je ne me moquais pas de toi ! Mlle Natsu !

Décidément, Zenji était toujours aussi prompt à gaffer.

— Allons, allons, Natsu-chan, ce n’est pas la peine de passer tes nerfs sur Zenji. Allez, commande ce qui te fait envie. C’est la maison qui offre aujourd’hui, dit le patron du restaurant.

— Monsieur… Merci.

— Ce Jinya-kun se fait bien attendre aujourd’hui, hein ? lança-t-il, remarquant l’absence du rônin.

— Erk.

Natsu rougit aussitôt, les souvenirs de ses échanges avec Jinya lui revenant en tête.

Voyant cela, Ofuu eut un sourire gracieux.

— Tu crois qu’une coquille de palourde pourrait apparaître un jour ?

Les hommes la regardèrent, perplexes, mais Natsu comprit. Elle tapota du doigt la sculpture de moineau porte-bonheur posée sur la table et répondit :

— …Je préférerais que ça reste un moineau.

Elle repensa à la chaleur de Jinya, à leurs bras enlacés. Elle n’avait peut-être pas été maître d’elle-même à ce moment-là, mais… ce n’était pas désagréable non plus. Cela dit, il était encore bien trop tôt pour parler de s’échanger des coquilles de palourde. Elle s’affaissa sur la table, au bord du désespoir.

— …Pfff. Comment je suis censée lui faire face, maintenant ?

— Oh là là, hi hi… fit Ofuu, amusée.

Mais malgré ses lamentations, le fait était là : Natsu était venue au Kihee, là où Jinya venait toujours manger. Il lui faudrait encore du temps pour comprendre ses propres sentiments.

Pendant ce temps, Jinya se trouvait à Asakusa. Il n’avait aucune intention d’aller au Kihee ce jour-là, pas avec le risque d’y croiser Natsu et de devoir supporter l’embarras qui s’ensuivrait. Il décida d’attendre encore quelques jours avant d’y remettre les pieds.

L’air renfrogné, il avançait le long de l’avenue principale, désormais déserte depuis la fin du marché aux lanternes. C’est là qu’il tomba sur une personne qu’il ne s’attendait pas à voir en plein jour.

— Qu’est-ce que c’est que cette tête, Rônin ? lança une voix charmeuse.

— …Tiens donc. La fille des bas-fonds.

C’était une règle tacite : les prostituées ne hantaient les rues que la nuit. Celle-ci n’était pas assez laide pour devoir se dissimuler dans l’obscurité, mais il n’en demeurait pas moins étrange de la croiser en plein jour.

— Ce n’est pas un peu tôt pour aller racoler ?

— Comme tu es grossier… Et dire que j’étais venue gentiment pour te remonter le moral.

Elle balaya la remarque d’un rire léger, accompagné d’un sourire enjôleur. Il fallait bien le reconnaître, elle avait des nerfs d’acier. Elle restait une énigme à ses yeux, mais rien ne l’empêchait de parler avec elle. Après les événements étranges de la veille, cela ferait du bien de retrouver un semblant de quotidien.

— Tu ne veux pas discuter un peu ? proposa-t-elle. J’ai de nouvelles rumeurs à te souffler à l’oreille.

Parfait. Il n’avait rien de mieux à faire que de bouger un peu, histoire de se changer les idées.

C’est alors qu’un cri perçant retentit.

— C’était… un coucou ? murmura-t-il.

Teppenkaketaka. Teppenkaketaka.

Le chant résonna avec netteté dans l’air estival. Il n’y avait aucune chance qu’il ne reconnaisse pas ce son après ce qu’il avait entendu la nuit précédente.

— Ah, encore lui… soupira la fille des bas-fonds, visiblement agacée.

Sa mine aguicheuse s’était volatilisée, et une certaine vulnérabilité émergea. Avant qu’il n’ouvre la bouche, elle devina la question latente et lâcha d’un ton sombre :

— Ce truc me tourne autour depuis ce matin. Même avant que je m’endorme, il était déjà là. Sans lui, je serais en train de dormir, là. J’ai l’impression qu’il me suit. C’est pas étrange ?

Somegorou avait dit que le coucou retournerait là où il désirait être. En supposant que cet endroit fût aux côtés de son ancienne propriétaire, probablement une jeune femme, alors peut-être chantait-il pour elle à cet instant même.

— Quoi ? Je te plais, c’est ça ? le taquina-t-elle en le voyant la fixer.

Il ne connaissait rien de son passé. Pas même son nom. Tout était possible.

— …Non. C’est absurde, murmura-t-il. Certaines choses sont trop invraisemblables pour être vraies.

Et il coupa court à cette pensée.

— Bon, sérieusement, qu’est-ce qui se passe ? …Tu ne penses pas que ce coucou pourrait être un démon, si ?

Une lueur d’inquiétude traversa son regard, comme si elle imaginait le pire.

Le coucou continua de chanter, une voix claire et cristalline.

Jinya en était certain : ce n’était pas un démon. Mais ce n’était pas non plus un simple oiseau. Il était impossible de connaître la vérité, puisqu’il ignorait tout autant le passé de cette femme que celui de la barrette. Et même si cette pensée absurde s’avérait fondée… qu’est-ce que cela changerait ?

— Ce n’est rien d’inquiétant.

Au final, ce fut tout ce qu’il répondit. Il ferma un œil, inclina l’oreille vers le chant limpide de l’oiseau, un mince sourire aux lèvres.

— Le coucou qui s’était envolé dans la nuit a retrouvé sa fleur, voilà tout.

Rien de plus. Rien de moins.

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