SotDH T3 - CHAPITRE 1
Une nuit sous les cerisiers
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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C’était le printemps de la septième année de l’ère Kaei (1854).
Sous la bruine d’une pluie printanière, un homme dégaina le sabre qu’il portait à la ceinture. Il fit un pas en avant et abattit sa lame sur sa cible. Ce qu’il venait de trancher n’était pas un être humain, mais une créature hideuse. L’homme n’éprouvait aucune crainte face à elle, en vérité, il ne montrait aucune émotion. Il essuya le sang d’un geste sec, rengaina son sabre, et observa la vapeur blanche s’élever du cadavre qui se dissipait peu à peu.
À Edo, où les esprits erraient librement dans les rues à la tombée de la nuit, une certaine rumeur circulait, celle d’un gardien Yasha qui traquait les démons de la capitale. Ce n’était pas un simple conte de bonnes femmes.
Cet homme s’appelait Jinya. Un rônin singulier dont on disait qu’il pouvait abattre un démon d’un seul coup. Ce soir-là, comme tant d’autres, il avait suivi une rumeur qui parlait d’une apparition démoniaque, et avait rapidement mis fin à la menace. La scène qui s’offrait à ses yeux lui était désormais bien trop familière.
— Oh là là… Quelle scène élégante que voilà.
Ce qui rendait cette nuit différente des autres, c’était la présence d’une femme étrange. Malgré le sort funeste qu’elle venait de voir s’abattre sur le cadavre aux pieds de Jinya, elle arborait un sourire provocateur, presque aguicheur.
— …En quoi ? demanda-t-il.
— Un démon sous la pluie, et une lame décrivant un croissant aussi beau que la lune. N’est-ce pas là une vision élégante ?
Il se tourna vivement vers elle, mais son regard ne la fit pas trembler. Elle portait une robe usée, qui avait dû être de mauvaise facture même à l’état neuf. Son corps trempé par la pluie semblait dangereusement maigre, et sa peau, d’un pâle maladif.
Elle paraissait avoir un ou deux ans de plus que Natsu, et avait les manières de celles qui gagnaient leur vie en séduisant les hommes.
— …Tu es une fille des bas-fonds ?
— C’est bien ça. Je n’ai pas eu beaucoup de clients aujourd’hui, alors je me suis dit que je tenterais ma chance près de cette berge. Je ne regrette pas, j’ai pu assister à quelque chose de fort magnifique.
Une fille des bas-fonds était une prostituée aguichant ses clients aux abords des rues. Contrairement aux courtisanes oiran, qui menaient une vie de luxe dans le quartier des plaisirs de Yoshiwara, les filles des bas-fonds appartenaient à la caste la plus basse, vivant dans la misère et vendant leur corps pour une bouchée de pain. La plupart ne pouvaient se payer ni maquillage ni vêtements décents, et nombre d’entre elles, vieillissantes, avaient la peau abîmée. C’est pourquoi elles ne travaillaient que la nuit, lorsque l’obscurité leur permettait de masquer leur apparence.
La femme qui se tenait à présent devant Jinya avait l’allure misérable et négligée typique de ces filles. Elle avait un joli visage sans que ce soit non plus sublime. Ce qui la distinguait surtout, c’était qu’elle n’arborait pas l’expression lasse propre à son métier, ni ce ton obséquieux et plaintif dont usaient souvent celles qui cherchaient à appâter un client.
— Tant que nous y sommes… Tu n’aurais pas envie d’acheter un peu de mon temps ? demanda-t-elle.
— Je vais devoir refuser. Je m’en vais, sauf si tu avais autre chose à dire.
Quelle étrange femme, pensa Jinya, puis il cessa d’y prêter attention. Une fille des bas-fonds un peu jolie, c’était peu commun, certes, mais cela n’avait rien d’exceptionnel à ses yeux. Les rencontres avec Ofuu et les autres l’avaient changé, mais pas au point de le pousser à chercher compagnie pour la nuit. Cependant, ce qu’elle dit alors qu’il se détournait le fit s’arrêter net.
— Oh, quel dommage. Je dois dire, je suis un peu surprise, pourtant. Je m’attendais à ce que le fameux gardien Yasha soit plus impressionnant… mais on dirait plutôt un enfant perdu.
Elle ne le regardait pas avec la crainte que suscitait d’ordinaire la vue d’un démon abattu, mais avec un air amusé. Pourtant, ses paroles ne l’agaçaient pas. Elle disait vrai.
Humain, dans quel but manies-tu ta lame ?
Il n’avait toujours pas trouvé de réponse à cette question, posée il y avait bien longtemps. Si cette femme disait qu’il avait l’air égaré, alors c’était sûrement le cas.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Lorsqu’on fait ce métier depuis un moment, on devient plutôt douée pour lire les hommes, répondit-elle avec un sourire enjôleur. — En temps normal, je ne me permettrai pas ce genre de remarques, mais tu ne m’as pas l’air d’être du genre à faire des histoires.
Elle avait lu Jinya comme dans un livre ouvert. Il pensait qu’avec l’âge, il avait appris à mieux dissimuler ce qu’il ressentait, mais elle l’avait percé à jour comme si de rien n’était. Son visage demeurait impassible, mais un malaise sourd l’envahissait. Comme si elle l’avait perçu, la fille haussa légèrement les épaules, d’un air détaché.
— Pardon, je ne voulais pas me moquer. J’ai bien une raison de t’aborder, en vérité, reprit-elle d’un ton las, tandis que ses doigts se mirent à danser dans les airs d’un geste sensuel. — Il y a une rumeur qui circule parmi nous autres filles des bas-fonds… Une rumeur au sujet d’un démon, sous les cerisiers en fleurs.
La rumeur venait d’une autre fille des bas-fonds. D’après elle, plusieurs hommes avaient été tués sur un sentier obscur en rentrant de Yoshiwara, le plus grand quartier des plaisirs d’Edo. L’endroit grouillait chaque nuit de visiteurs, mais même ses établissements les plus modestes restaient hors de prix. Les gens du peuple y allaient pour admirer les courtisanes de haut rang, mais repartaient souvent sans avoir rien consommé. Les filles des bas-fonds visaient justement ces hommes, cherchant à les séduire sur le chemin du retour.
Celle qui avait lancé les rumeurs était l’une d’entre-elles. Alors qu’elle traînait sur un chemin faiblement éclairé à la recherche d’un client, elle aperçut un homme debout sous un cerisier à demi fleuri. Croyant avoir trouvé une cible, elle s’approcha, mais remarqua une autre femme à ses côtés. Celle-ci portait des haillons, et elle supposa qu’il s’agissait d’une semblable.
Lorsqu’elle se détourna pour s’éloigner, l’homme s’effondra soudainement. La femme tenait un couteau de cuisine ensanglanté, et l’homme gisait à terre, le cœur transpercé. Puis elle leva les yeux, et son visage hideux se dévoila.
Depuis, plusieurs témoignages faisaient état d’une affreuse démone tuant les hommes sous ce cerisier. Désormais, nul n’osait s’en approcher une fois la nuit tombée.
— Nous, les filles des bas-fonds, on entend toutes sortes de choses dans ces nuits noires. Même les hommes qui reviennent de Yoshiwara se mettent à parler de cette rumeur. Puisque tu es le gardien Yasha dont tout le monde parle, celui qui pourchasse les démons… tu pourrais peut-être t’en charger, non ?
— Je ne travaille pas gratuitement.
— Bien sûr. Je te paierai. Mais il faudra… modérer un peu tes attentes.
Jinya traquait principalement ces démons pour gagner en puissance, l’argent n’était qu’un motif secondaire. Il réclamait toutefois une rémunération, ne serait-ce que pour jauger à quel point la femme tenait à ce qu’il s’en charge. Bien qu’elle lui ait répondu sans hésiter, il remarqua qu’elle s’était tendue un instant. Vu l’état de ses vêtements, elle n’avait manifestement pas les moyens. Et pourtant, sa volonté de l’engager était claire. Cela le rendit méfiant.
— Pourquoi aller aussi loin pour une simple rumeur ?
— Oh, tu voudrais bien savoir, hein ? …C’est ce que je dirais normalement, mais je ne voudrais pas te faire fuir avec mes plaisanteries.
Comprenant qu’il doutait de ses motivations, elle poussa un léger soupir et ferma les yeux.
— Je n’ai pas de raison particulière. En tant que femme, j’aimerais simplement qu’elle puisse enfin trouver le repos.
Un instant, elle n’eut plus rien d’une fille des bas-fonds, mais simplement d’une femme ordinaire. Et à en juger par ses paroles, elle semblait avoir une idée assez précise de la véritable nature de ce démon.
— …Qui es-tu, au juste ? murmura Jinya, comme pour lui-même.
— Moi ? Que veux-tu dire par là ?
Il était clair qu’elle n’avait aucune intention de lui donner une réponse honnête. La femme ordinaire avait disparu. À sa place se tenait de nouveau une fille des bas-fonds Avec un doux sourire, elle répondit :
— Je suis une fille des bas-fonds, rien de plus. Si tu dois me donner un nom, alors que ce soit celui-là, fille des bas-fonds.
Il contempla cette femme bien pâle, debout sous cette pluie fine, et se demanda : S’il fallait vraiment appeler quelque chose d’« élégant »… ne serait-ce pas elle ?
— Quoi ? J’ai quelque chose sur le visage ?
Le lendemain, il se rendit chez Kihee, le restaurant de soba, et y trouva Natsu. Il s’assit à ses côtés et mangea avec elle. Rien là de bien inhabituel, mais les souvenirs de la veille lui revenaient en tête, et sans s’en rendre compte, il se mit à fixer Natsu.
— Ah. Pardon. Je ne voulais pas te dévisager.
— Ce n’est rien. Il s’est passé quelque chose ?
— Plus ou moins.
Il n’ajouta rien, ce qui fit pencher la tête à Natsu, intriguée. Elle avait dix-sept ans, si sa mémoire était bonne. Elle avait dépassé l’âge où l’on parlait encore d’une enfant, mais elle gardait ce cœur ouvert, cette candeur légère et bienveillante propre aux plus jeunes. En contraste, la fille des bas-fonds qu’il avait rencontrée la veille était calme, posée, et n’avait pas hésité à lui montrer qu’elle voyait clair en lui.
Pourtant, elle ne l’avait pas agacé. Il la trouvait simplement étrange… et songeait qu’elle devait avoir à peine un ou deux ans de plus que Natsu.
— Attention, Ofuu. Si tu n’y prends pas garde, on va te le voler, ton homme.
— Papa, de quoi tu parles ?
Le duo père-fille était fidèle à lui-même. Maintenant qu’il connaissait une part de leur passé, Jinya trouvait leur complicité d’autant plus touchante.
Le patron du restaurant s’était pris d’une affection étrange pour Jinya dès leur première rencontre, ce que Jinya comprenait à présent : l’homme avait deviné sa nature démoniaque. Étant, comme Ofuu, un démon, et de surcroît quelqu’un de plutôt raisonnable, Jinya correspondait sans doute au strict minimum de ce que le vieil homme attendait d’un prétendant pour sa fille. Pourtant, même en tenant compte de cela, il était bien trop empressé à vouloir les unir. Même Ofuu semblait lasse des remarques fantasques de son père.
— Alors, Jinya-kun, quel genre d’affaire t’occupe cette fois-ci ? demanda le patron en apportant le thé.
Il avait sans doute perçu, à l’attitude de Jinya, que quelque chose se tramait. Jinya hésita un instant. Les filles des bas-fonds étaient tout en bas de l’échelle de la prostitution, méprisées même par les gens du commun, en particulier par les femmes. Il ne pensait pas que Natsu ou Ofuu étaient du genre à juger, mais il restait malgré tout réticent à évoquer qu’il avait accepté un travail confié par une fille de la sorte.
— Alors ? Tu as accepté une nouvelle mission dangereuse ? demanda Natsu.
— Allons, vous deux… les réprimanda doucement Ofuu.
Jinya lui fut reconnaissant pour cette intervention. Cela dit, la mission semblait liée au fameux cerisier. Et comme Ofuu pouvait peut-être remarquer un détail qui lui avait échappé, il choisit de leur raconter l’affaire, en omettant quelques détails mineurs. Il leur parla des hommes tués, la nuit, par un démon hideux, sous un cerisier en fleurs. Et il leur dit que la demande venait d’une femme, qui disait vouloir cela en tant que « femme ».
— Une femme, tu dis ? releva Ofuu.
— Oui. Ça t’évoque quelque chose ?
— Pas vraiment… Peut-être si ça avait été un camélia plutôt qu’un cerisier.
Elle lui avait déjà parlé des camélias. Ce sont des fleurs à cinq pétales qui fleurissent au soleil du printemps, allant du rouge clair au blanc. Elles étaient un sujet prisé des poètes depuis des temps immémoriaux, remontant jusqu’aux poèmes du Man’yōshū, au VIIIe siècle. À la fin de leur floraison, les camélias ne perdent pas leurs pétales un à un, ils tombent d’un seul bloc. Certains trouvaient ce phénomène touchant, élégant et même d’autres y voyaient un présage funeste, car il évoquait une tête tranchée.
— Pourquoi un camélia ? demanda-t-il.
— On dit que les âmes des morts résident dans les vieux camélias, et qu’elles prennent forme pour tromper les vivants. Toutes ces histoires sont anciennes, mais ces esprits sont presque toujours des femmes. Des femmes très belles, d’ailleurs.
Ofuu ajouta qu’il était aussi possible que les hommes aient été attirés sous le cerisier depuis un autre endroit. Le restaurateur enchaîna alors avec une histoire qu’il connaissait à propos des cerisiers.
— Les cerisiers font penser à la légende de Saigyô et le cerisier en fleurs, cette pièce de théâtre nô où l’âme d’un vieux cerisier apparaît. Apparemment, les gens pensaient autrefois que les vieux arbres avaient une âme, et que celle-ci devenait parfois un esprit, ou quelque chose du genre.
À le voir au quotidien, personne n’aurait deviné que le patron du restaurant venait d’une famille de samouraïs. Il avait reçu une éducation raffinée.
— L’âme d’un cerisier, hein… murmura Jinya.
Il médita un moment sur l’idée. Elle avait une certaine beauté poétique, mais ce n’était pas ce qu’il cherchait. La rumeur parlait d’une femme démoniaque, hideuse, qui avait froidement tué de nombreux hommes. Cela dit, il ne savait jamais ce qui pouvait s’avérer utile, alors il conserva l’information dans un coin de sa mémoire. À présent, il ne lui restait plus qu’à se rendre auprès du cerisier en question.
Si l’on dépassait le Saule qui se retourne1 sur la colline d’Emon, puis que l’on suivait le sentier de Gojyukken en serpentant, on arrivait devant la grande porte de Yoshiwara.
Cette imposante porte de bois marquait la frontière entre la réalité de l’extérieur et le monde de songes qu’abritait le quartier des plaisirs.
L’ancien Yoshiwara avait été détruit par le Grand Incendie de Meireki, puis déplacé à Nihonzutsumi, dans les environs de Sensôji, une zone qui, à l’époque avait été à l’abandon. L’urbanisation avait ensuite tracé des routes menant à Nihonzutsumi, mais le lieu restait perçu comme reculé, un coin perdu aux marges de la capitale. Ainsi, dès qu’on s’éloignait un peu de la route principale, on trouvait des sentiers paisibles, déserts. Le cerisier de la rumeur se trouvait justement dans un de ces endroits, bien loin de l’éclat tapageur du quartier rouge.
L’arbre, un vieux cerisier, portait çà et là quelques fleurs rose pâle. Peut-être était-ce parce que le soleil était encore haut, mais la floraison n’avait rien de la beauté envoûtante que l’on associe d’ordinaire à ces arbres. En vérité, le spectacle de cet arbre vieillissant, peinant à fleurir, avait quelque chose de tristement mélancolique. En tout cas, il n’émanait de lui rien de cette aura inquiétante qu’on aurait pu attendre d’un esprit malfaisant qui attaquait les passants.
— C’est un endroit charmant, commenta Ofuu, debout aux côtés de Jinya.
Il était peu commun d’aller admirer les cerisiers alors que le soleil était encore si haut. Mais bien sûr, ce n’était pas pour les fleurs qu’ils étaient venus. Ofuu avait tenu à l’accompagner, affirmant qu’il ne risquait rien en plein jour.
Jinya fut déçu. Malgré tout ce qu’on racontait sur les âmes résidant dans les vieux camélias ou les cerisiers centenaires, l’arbre en question n’avait rien de particulier, assez banal, en vérité, pour qu’Ofuu parle de lui avec tendresse.
— Alors ce démon et le cerisier n’ont rien à voir l’un avec l’autre ?
— Peut-être bien. Mais je crois tout de même que ça valait le coup de venir ici. Ce vieux cerisier à demi fleuri, sur le sentier qui part du quartier des plaisirs… il me rappelle Suicide d’amour sous les cerisiers en fleurs.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une pièce de kabuki.
Dans le théâtre kabuki, comme dans les spectacles de marionnettes ningyô-jôruri ou les balades chantées, il existait un genre consacré aux amours tragiques, conclues par un double suicide. Le marionnettiste Chikamatsu Monzaemon était particulièrement renommé pour ses œuvres dans ce registre. Ces récits mettaient souvent en scène un couple dont l’amour était rendu impossible par les circonstances, et qui choisissait de mourir ensemble, ne pouvant vivre leur amour ici-bas. Cette tristesse poignante d’un amour sans avenir fascinait les gens du peuple, et le genre restait immensément populaire depuis l’ère Genroku (1688–1704). Suicide d’amour sous les cerisiers en fleurs était l’un de ces récits.
Dans Suicide d’amour sous les cerisiers en fleurs, le jeune propriétaire d’une boutique de tissus tombe éperdument amoureux d’une courtisane oiran. Les deux s’échangent des vœux et rêvent d’un avenir commun. Le jeune homme met de l’argent de côté pour la racheter de ses dettes et l’épouser, mais un incendie ravage sa boutique, et il perd tout. Sans argent, il lui est impossible de la faire sienne. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne renonce à leur amour. Jusqu’à ce qu’un autre homme se présente : il propose de racheter la courtisane et de l’épouser. Le quartier des plaisirs, insensible aux sentiments, vend la jeune femme sans considération. Le mariage est fixé. Mais la nuit précédant la cérémonie, la courtisane promet à son amant de le rejoindre sous le vieux cerisier pour s’enfuir ensemble. Elle s’éclipse discrètement, le retrouve là où ils s’étaient donné rendez-vous… mais ils ont été suivis. Sachant qu’ils n’ont plus d’issue, les deux amants se tranchent la gorge à l’aide du poignard rituel offert à la mariée. En attendant la mort, ils s’allongent l’un contre l’autre, espérant au moins pouvoir s’unir dans l’au-delà.
— Je vois. Oui, je comprends ce qui t’y fait penser, dit Jinya.
Avec la proximité du cerisier par rapport à Yoshiwara et la rumeur étrange qui l’entourait, il ne serait guère étonné qu’on lui dise que la pièce de kabuki avait été inspirée par cet arbre. Tout semblait si parfaitement concordant.
Sur un ton léger, Ofuu s’exclama joyeusement :
— Dis, et si cette femme démon que tu cherches était en réalité une oiran qui aurait survécu à un double suicide amoureux raté ? Ce serait un sacré retournement de situation, non ?
— En effet.
Ce ne serait pas impossible. Devenir un démon sous l’effet d’une émotion trop forte était chose courante. D’ailleurs, il se souvenait vaguement d’un cas semblable : une personne était devenue démon après un amour contrarié et un suicide manqué avec son bien-aimé. Que cela se reproduise n’avait rien d’étonnant.
Des souvenirs anciens lui revinrent en tête. Feignant de les ignorer, il ferma doucement les yeux.
Yoshiwara était un quartier des plaisirs officiellement reconnu par le shogunat Tokugawa. Il avait été fondé en l’an 3 de l’ère Genna (1617), après que l’on eut autorisé la création d’un quartier réservé à Fukiyachô, dans le district de Nihonbashi.
Depuis ses débuts, Edo comptait bien moins de femmes que d’hommes. Les seigneurs féodaux étaient tenus de résider à Edo une année sur deux, alternant entre la capitale et leurs domaines, et les vassaux qui les accompagnaient laissaient souvent femme et enfants derrière eux. De plus, de nombreux jeunes commerçants ou roturiers célibataires, tous des hommes, affluaient dans l’espoir de faire fortune.
Le shogunat, ses vassaux, comme les simples ouvriers, avaient tous besoin d’un exutoire à leurs désirs. C’est pourquoi l’on autorisa sans grande résistance la fondation d’un quartier des plaisirs. Même après l’incendie dévastateur de Meireki, qui détruisit Nihonbashi, le quartier de Yoshiwara poursuivit son activité, ayant été déplacé à Asakusa.
Mais il faut le dire : le monde de Yoshiwara n’avait rien de la pureté qu’il affichait en surface. Les femmes y étaient vendues comme des esclaves, enchaînées à des dettes. Les prostituées de rang inférieur y étaient traitées de manière abjecte. Et pourtant, Yoshiwara restait un sujet idéalisé dans les estampes ukiyo-e, les contes rakugo, les épopées au shamisen, ou les pièces de marionnettes ningyô-jôruri, certaines étant même transmises de génération en génération. Les hommes entraient dans les quartiers éclatants de Yoshiwara et y voyaient un monde empli de songes, tout en sachant pertinemment qu’il reposait sur un mensonge.
Bien sûr, pour certaines, cela ne pouvait jamais être un monde de rêve. Par exemple : la misérable fille des bas-fonds.
Pour être une femme de Yoshiwara, il fallait la jeunesse, et la beauté. Certes, il y avait à Yoshiwara des prostituées sans grand éclat, mais celles qui en étaient dépourvues au point d’en être rejetées s’entassaient dans les rues.
On devenait fille des bas-fonds quand, arrivée à la trentaine, on n’avait plus ni famille ni moyens de subsistance. Elles étaient méprisées comme les plus sales de toutes les prostituées. Leur valeur était si dérisoire qu’on les appelait parfois les « vingt-quatre mon », car une nuit avec elles coûtait à peine cela : vingt-quatre mon. En couchant avec deux hommes, elles pouvaient à peine se payer trois bols de soba. Si les prostituées de Yoshiwara vivaient enfermées dans un rêve, les filles des bas-fonds étaient celles qui avaient glissé entre les failles de ce même rêve…
Jinya ne savait pas si cette situation était juste ou non, et il ne se sentait pas légitime à en juger. Il écarta toute forme de sentimentalisme inutile et poursuivit sa marche nocturne dans Asakusa. Lorsqu’il parvint à destination, il leva les yeux et vit des pétales rose pâle flotter doucement dans l’obscurité.
— Un démon sous les cerisiers, hein…
En pleine nuit, sous la lueur floue de la lune printanière, il se tenait sous un cerisier modeste, âgé, en fleurs, et murmura ces mots.
Les lumières éclatantes de Yoshiwara ne parvenaient pas jusqu’à ces ruelles. Et avec la rumeur d’une femme démon qui courait, plus personne n’osait approcher ce vieux cerisier et ses fleurs pâles et humbles.
— Oh, rônin ! Tu es venu.
Personne, sauf une femme démon, un gardien Yasha … et une étrangère que même ce dernier ne parvenait pas à comprendre, la femme qui refusait de dire son nom, et demandait simplement qu’on l’appelle « Fille des bas-fonds ». Sous la clarté diffuse de la lune voilée, sa peau paraissait encore plus pâle qu’à l’ordinaire.
— Tu ressembles à un fantôme.
— Oh là là. Ce n’est pas très poli, ça.
— Et à quoi bon me taire ? Tu aurais deviné ce que je pensais de toute façon.
— C’est vrai. On lit facilement en toi.
Elle eut un petit rire. Bien qu’elle fût une fille des bas-fonds, elle n’avait rien de pathétique. En vérité, elle semblait s’élever au-dessus de tout cela. Une femme décidément étrange.
— …Et c’est quoi, cette histoire de « rônin » ?
— Eh bien, puisque je suis simplement « Fille des bas-fonds », tu pourrais être « Rônin ». Pas besoin d’en dire plus, tu ne crois pas ?
Des noms lancés à la va-vite suffisaient bien pour deux personnes qui ne deviendraient jamais plus proches que cela. Jinya n’y voyait aucun inconvénient. C’était même exactement comme il aimait les choses.
— Bonne chance, alors, rônin. Mets un terme à cette histoire de démon sous les cerisiers, pour moi.
Sur ces mots, la fille des bas-fonds s’éloigna d’un geste paresseux de la main.
Jinya ne fit rien pour la retenir. Elle ne l’intéressait pas, toute son attention devait désormais se porter sur le démon à venir.
Il ne savait combien de temps s’était écoulé, mais un vent froid finit par souffler. Un nuage passa devant la lune voilée, et quelques pétales se détachèrent, virevoletant doucement dans l’air.
Puis, cela arriva.
Jinya était adossé à l’arbre quand une femme apparut devant lui.
Dire que ses vêtements étaient en lambeaux aurait été encore trop généreux : elle semblait simplement vêtue d’un haillon. Son corps n’était que peau et os, et elle tenait dans la main un couteau couvert de croûtes de sang séché. Une légère odeur flottait autour d’elle, probablement celle de l’alcool. Ses cheveux, longs, rêches et épars, tombaient en mèches désordonnées, laissant entrevoir un côté du crâne presque dégarni. Son visage hideusement ulcéré ne portait plus de nez, et sa peau était mouchetée de taches brun rougeâtre.
— Ô… noble samouraï … s’il vous plaît… vous ne voudriez pas… m’acheter ?
Elle parlait en pointant son couteau vers lui. Sa voix tremblait, tout comme sa main, mais Jinya sentait bien qu’elle n’avait aucune intention de le laisser tranquille. Il n’y avait aucun doute possible : c’était elle, la démone dont parlait la rumeur du cerisier. Pourtant, ses yeux étaient brun foncé. Elle n’était pas un démon, seulement une humaine. Peut-être une meurtrière… mais une humaine.
— Je vais devoir refuser, répondit Jinya.
— M’a… acheter…
— Savez-vous qu’on vous appelle le démon sous les cerisiers ?
— S’il vous plaît…
Elle ne semblait pas comprendre ses paroles. Une larme coula le long de sa peau ulcérée. Il ne s’était même pas rendu compte qu’elle avait commencé à pleurer.
— Ça fait mal… ça fait mal… Je vous en prie… achetez-moi…
— J’ai dit non.
Ces mots semblèrent tout déclencher. Dès qu’elle les entendit, elle changea brusquement.
— Aaah… aaahhhhhh… !
Jusqu’à cet instant, elle avait été humaine. Ses yeux étaient brun foncé, et rien, dans son apparence, ne la désignait comme autre chose. Mais à présent, ses yeux étaient rouges. Elle était devenue un démon.
— Merde… merde ! Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?!
Elle se rua sur lui. Mais même transformée, elle était plus lente que la moyenne des humains. Sans même dégainer sa lame, il se déplaça sur le côté et la heurta avec le fourreau de son sabre.
Cela suffit. Il n’avait mis presque aucune force dans ce coup, et pourtant elle s’effondra. Elle venait à peine de devenir un démon. Elle n’avait acquis aucun pouvoir, aucune force propre à ces créatures. Plus encore, elle était terriblement faible.
— Qu’est-ce que vous êtes ?
— Ça fait mal… ça fait mal… J’vais te tuer, enfoiré… aaah…
Elle pleurait toujours, tout en agitant frénétiquement son couteau. Elle ne représentait aucune menace pour lui. Il pouvait esquiver ses assauts aussi longtemps qu’il le souhaitait, sans même se fatiguer. Pourtant, c’était bien elle, la créature des rumeurs. Si on la laissait agir, elle finirait un jour par tuer de nouveau. Il fallait l’achever.
— Je m’appelle Jinya. Vous ne me direz pas votre nom ?
S’il devait prendre une vie, alors il se devait d’en porter le poids. Demander le nom de ceux qu’il tuait était une sorte de rituel pour lui. Mais la femme ne répondit rien.
— Ça fait mal… Je vais te montrer, salaud…
En y repensant, la plupart de ses paroles ne semblaient même pas l’atteindre. Elle avait probablement perdu la raison depuis longtemps, bien avant qu’on ne commence à l’affuble de ce surnom de « démon sous les cerisiers ».
— Quel dommage.
Jinya dégaina lentement Yarai. Il prit position, son sabre sans ornement en main, tandis que la femme démon se rua sur lui, sans la moindre hésitation.
Il la plaignait, mais il n’avait ni l’intention d’acheter ses services, ni celle de la laisser errer librement. Il regrettait de ne pas avoir pu connaître son nom, mais cela, au fond, n’était qu’un geste pour soulager sa propre conscience, et il n’allait pas se retenir pour autant.
Une partie de lui, pourtant, ne pouvait s’empêcher de se demander : un jour, ne serait-il pas puni pour avoir pris des vies dans un but aussi personnel ?
Comme pour chasser cette pensée, il dévia son sabre sur le côté, avança d’un large pas du pied gauche, et profita de l’élan pour balayer l’air d’un coup horizontal.
Il ne rencontra aucune résistance.
L’odeur d’alcool s’évanouit, remplacée par celle du sang.
Le démon qui avait tué tant d’hommes fut lui-même facilement abattu, et s’effondra.
Il y avait maintenant un cadavre sous les cerisiers en fleurs.
Ainsi, sans aucun témoin ni éclat, le démon des cerisiers en fleurs rencontra sa fin.
***
Les courtisanes oiran du quartier des plaisirs de Yoshiwara, aux parures élégantes, faisaient battre bien des cœurs parmi les hommes d’Edo. Pourtant, toutes ne pouvaient pas devenir oiran, ni espérer qu’un seigneur féodal ou un riche marchand vienne un jour régler leurs dettes. La majorité des prostituées étaient de rang moyen ou inférieur, et devaient trimer comme des bêtes de somme pour gagner de quoi se nourrir.
Elles subissaient les punitions corporelles infligées par leurs maisons, et devaient payer elles-mêmes leurs parures pour pouvoir séduire les clients, ce qui ne faisait qu’aggraver leurs dettes. Malgré tout, aucune ne cherchait à fuir, car elles savaient qu’il n’y avait nulle part où aller. Yoshiwara était un mensonge éblouissant, qui s’effondrait dès qu’on le regardait de trop près. Nombre de femmes, piégées dans ce monde de rêve, mouraient sans avoir pu en supporter les souffrances.
Mais parmi toutes ces épreuves, celle qu’elles redoutaient le plus portait un nom : la syphilis2. Attraper la syphilis, on appelait cela « être envoyée au poulailler ». Comme les oiseaux qui, en période de mue, se terrent dans leur enclos pour y perdre leurs plumes, les prostituées atteintes de syphilis étaient enfermées dans leurs chambres pendant que leurs cheveux tombaient.
À Yoshiwara, une prostituée qui avait survécu à ce séjour forcé était perçue comme supérieure aux autres. Survivre à la syphilis entraînait des fausses couches plus fréquentes, ainsi que davantage de naissances d’enfants morts nés. Or cela était vu comme un avantage, car une grossesse faisait d’une femme une prostituée indigne, et celles qui ne pouvaient concevoir valaient plus cher. Malgré cela, les prostituées redoutaient la syphilis, car il n’existait aucun remède connu.
Les plus fortunées, comme les oiran, pouvaient s’offrir une période de repos pour suivre un traitement, mais les prostituées de rang inférieur n’avaient droit à aucun répit. Même celles qui, un temps, avaient eu de la valeur, se retrouvaient négligées dès lors qu’elles contractaient la maladie. Au fil du temps, elles finissaient clouées au lit à mesure que le mal progressait.
La peau s’enflammait, se couvrait de plaques rouges, et la douleur devenait insoutenable. Le nez, les parties génitales, tout finissait par pourrir, tandis que les organes cédaient un à un. Puis, l’esprit à son tour se détériorait, et elles mouraient sans plus rien comprendre à ce qui leur arrivait.
— Franchement, mieux vaut mourir vite. La plupart sont chassées de Yoshiwara avant d’en arriver là. Personne ne veut d’une fille à qui la syphilis a bouffé le nez, tu sais ?
Sous le cerisier, éclairée par la lumière diffuse de la lune printanière, la fille des bas-fonds parlait d’un ton lointain, le regard perdu dans le vide. C’était le soir suivant celui où Jinya avait abattu le démon. Elle était venue pour le payer.
La bourse qu’elle lui remit contenait seulement vingt-quatre mon, le tarif en vigueur pour une nuit avec une fille des bas-fonds. Jinya insista sur le fait que cela suffisait amplement, mais elle refusa catégoriquement, et proposa de lui transmettre ce qu’elle savait, en plus.
Elle lui parla de la face cachée de Yoshiwara, de la syphilis, et du sort réservé aux prostituées chassées du quartier. Elle lui raconta tout ce qu’elle savait du monde dissimulé derrière le rêve éclatant que les hommes contemplaient.
— Certaines, contraintes de devenir des filles des bas-fonds, peuvent retourner chez elles… mais la plupart finissent par mourir dehors, quelque part. Tu en as déjà vues, n’est-ce pas ?
— …Oui.
Il n’était pas rare de croiser une prostituée morte au bord d’un chemin. Malgré cela, les hommes continuaient à croire au rêve que Yoshiwara leur offrait. C’était peut-être précisément parce qu’il était si éloigné de la réalité qu’on l’appelait un rêve.
— Il faut croire que l’une d’elles a eu la malchance de survivre à la syphilis, dit la fille des bas-fonds.
Le démon sous les cerisiers en fleurs était une prostituée rejetée, devenue démon. Elle avait été retenue à Yoshiwara comme exutoire aux désirs des hommes, puis jetée dehors dès qu’elle avait contracté la maladie. Une fois libre, elle n’avait pourtant aucun choix pour subsister, sinon vendre son corps. Même après avoir perdu l’esprit, elle gardait en mémoire ce seul moyen de survivre, mais plus personne ne voulait d’elle.
— Elle était piégée dans un rêve, et vendue pour un rêve. Après être tombée malade, elle a été rejetée, est devenue un démon, et s’est mise à tuer des hommes… tout en restant tourmentée par ce même rêve. C’est terrible, n’est-ce pas ?
Même dans la douleur, même privée de sa beauté d’autrefois, cette femme suppliait qu’on l’achète, qu’on lui permette de vivre. Mais tous les hommes fuyaient d’horreur devant son apparence, oubliant que c’étaient eux qui l’avaient menée là. Et alors, elle s’était mise à tuer ceux qui la rejetaient. Elle ne pouvait pardonner l’égoïsme des hommes. Brisée, elle erra dans la nuit, jusqu’à devenir une rumeur locale. Tel était le véritable visage du démon sous les cerisiers. Une prostituée misérable, sans nom.
— Vous êtes venu me trouver par pitié ? demanda Jinya.
— Disons que c’était de la sympathie. Qui sait… je pourrais très bien finir comme elle, un jour. Et une fois que j’ai pensé ça, je n’ai pas pu ignorer la chose.
Il n’y avait plus rien à faire pour cette femme. Mais la fille des bas-fonds voulait au moins la voir quitter ce monde. En tant que femme elle aussi, en tant que prostituée tombée dans les interstices du rêve de Yoshiwara, elle souhaitait que cette femme sans nom puisse être libérée du rêve qui la tourmentait encore.
— Merci, rônin. Désolée pour le désagrément que je t’ai causé.
Jinya, comme toujours, était resté impassible. Aucune émotion n’affleurait sur son visage. Pourtant, tuer cette femme pitoyable lui laissait un goût amer. Et la fille des bas-fonds, comme toujours, avait su le percevoir.
— Au fait… si je deviens un jour un démon errant sous les cerisiers, voudrais-tu bien venir me trancher ? Évidemment, il faudrait que ce soit gratuit.
— Je crains de ne pas être porté sur le travail bénévole.
— Dommage.
Mais elle avait deviné ce qu’il n’avait pas dit : Je ne travaille pas gratuitement, alors ne va pas faire quelque chose qui m’obligerait à te tuer.
Amusée de le voir incapable de le formuler franchement, elle esquissa un sourire en coin. Elle jeta un dernier regard vague aux cerisiers, puis s’éloigna en murmurant :
— Alors… adieu.
Les pétales voltigeaient, comme dansant avec la brise printanière, tandis que sa peau pâle scintillait sous la lune voilée. Et dans l’obscurité de la nuit, elle se dissipa. Il y avait peut-être, dans tout cela, quelque chose de véritablement élégant.
Quelle étrange femme…
Seul désormais, Jinya contempla le cerisier en fleurs. Un pétale rose pâle tomba avec grâce dans l’obscurité. Perdu dans cette beauté, il repensa à l’histoire racontée par Ofuu, celle du double suicide amoureux, dans laquelle une courtisane oiran ayant fui le quartier des plaisirs mourait avec son amant sous un cerisier, afin qu’ils puissent être réunis dans l’au-delà.
Il resta là un moment, tandis qu’une pensée lui venait : Se pouvait-il que cette femme démon ait attendu quelqu’un, ici ? Peut-être espérait-elle qu’un jour, quelqu’un vienne la sauver, comme l’avait tenté l’amant de l’oiran. Mais personne n’était venu. Alors, elle avait fini par tuer…
Il écarta cette idée d’un soupir. Et après ? songea-t-il. Tout cela n’était que conjecture. Il ne connaissait pas la vérité, et n’avait aucun moyen de la connaître. Même s’il avait vu juste, cela ne ferait que nourrir en lui une pitié plus profonde encore pour cette femme, des années durant.
À quoi bon s’y attarder ?
Jinya détourna les yeux du cerisier et se remit en marche.
Avec grâce, le pétale toucha le sol. Quand le printemps toucherait à sa fin, le pétale, tout comme les sentiments impénétrables du démon, se seraient évanouis, ne faisant qu’un avec la terre.