SotDH T2 - Récit parallèle : Partie 2
Le spectre de Kudanzaka (2)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Les fins arrivent toujours trop brutalement. Jinya, non, Jinta, avait appris jadis cette vérité cruelle du monde, lorsque Motoharu avait rendu l’âme.
— Je n’ai même pas pu protéger la femme que j’aime… Malédiction…
Le démon qui avait attaqué Kadono était colossal. Même à quatre pattes, il dépassait de loin la taille d’un homme. Ses muscles semblaient ne tenir par aucune peau, et de la salive coulait de sa gueule. Ses yeux rouges emplis de folie parcouraient les environs, en quête de proie.
Il avait attaqué le sanctuaire sans prévenir, dévorant Yokaze, la prêtresse du village. Toujours affamé, il s’était ensuite rué dans le village, où il croisa Jinta et Shirayuki, destinée à devenir la prochaine prêtresse. Les deux enfants avaient tenté de fuir, mais leurs jambes trop petites, ne pouvaient distancer un démon. La mort avait tendu la main vers eux… mais juste avant qu’elle ne les atteigne, Motoharu les sauva.
— Non, Kaede. Cette fois, je ne faillirai pas à mon devoir.
Il n’était plus ce Motoharu froid et distant. Il s’élança sans hésiter, protégeant Jinya et Shirayuki, toujours inconsciente, derrière lui. Mais tout espoir fut rapidement réduit à néant. Le démon était bien trop puissant, même pour le meilleur épéiste du village. Il balaya l’air de ses griffes une seule fois, que Motoharu ne put esquiver, laissant une gerbe de sang jaillir.
Il s’effondra sans même avoir eu le temps de réduire la distance. Ce n’était pas un combat, mais un massacre. Malgré ses blessures, Motoharu sourit comme s’il ne ressentait aucune douleur.
— Yokaze… Tu m’as toujours dit que je n’étais pas fait pour être le gardien d’une prêtresse. Tu avais peut-être raison. Peut-être que je ne suis pas digne d’être ton protecteur… ou ton époux.
La situation semblait désespérée. Le démon observait Motoharu, impassible, ne voyant en lui aucune menace tandis qu’il s’approchait en boitant.
— Mais je ne regrette rien. Je ne saurais dire si c’était pour le mieux ou pour le pire, mais te rencontrer m’a changé. Être le gardien d’une prêtresse n’a pas été de tout repos, mais j’ai pu être à tes côtés. Cette vie… n’était pas si mauvaise, en vérité. Est-ce que c’était pareil pour toi ? Au final, je ne t’ai jamais posé la question, pas vrai ?
Il s’interrompit et se remit en garde.
— Tu sais, Jinta…
Sa voix retrouva de la force, comme s’il s’apprêtait à porter le coup final. L’enfant comprit instinctivement : ces paroles seraient les dernières que son second père lui adresserait.
— En réalité, je détestais Yokaze, au début.
Il sourit avec une pointe d’exaspération. L’atmosphère s’allégea, juste un peu.
— Être choisi comme gardien de la prêtresse ne me dérangeait pas… mais je ne supportais pas ses grands airs. Je n’arrêtais pas de me demander si j’allais vraiment finir ma vie avec cette femme froide et prétentieuse.
Le démon se contentait d’observer. Ses yeux ne trahissaient ni intérêt, ni intention. Il grogna, mais ne fit aucun geste pour attaquer.
— Mais à la longue, j’ai eu envie de la protéger… Vraiment. Mais quelque chose en moi avait changé, et ce désir s’était éteint. Les gens sont comme ça. Non, pas seulement les gens. Tout est ainsi. Tout peut changer avec le temps : les saisons, les paysages, les journées qu’on pensait éternelles, même nos cœurs liés par des serments immortels. Quelle que soit la tristesse ou la cruauté d’une vérité, rien n’est immuable.
Son ton chargé d’autodérision blessa Jinta. Mais celui qui souffrait le plus de ces mots… c’était sans doute Motoharu lui-même.
— Je haïssais le changement. Je haïssais la manière dont le monde se transformait autour de moi, et j’avais peur qu’un jour, j’en vienne à accepter ce que j’étais devenu… alors j’ai fait comme si tout allait bien. Cela fait longtemps que je prie pour que rien ne change… mais…
L’homme tourna la tête vers Jinta.
— Ne deviens pas comme moi, gamin.
Il esquissa un faible sourire, empli de résignation.
— Rien n’est immuable. Même les sentiments les plus chers changent de forme. Parfois ils deviennent plus précieux encore, et parfois si hideux qu’on ne peut plus les supporter. Je n’ai pas su accepter cette vérité, et voilà où j’en suis.
Il marqua une pause, puis reprit d’une voix plus douce.
— Jinta. Deviens un homme capable de faire de sa haine une force
Jinta ne comprit pas le sens de ces mots. Face à son trouble, Motoharu lui adressa un sourire radieux.
— Tu n’as pas besoin de comprendre tout de suite. Mais garde en mémoire les divagations de ce vieux fou que je suis… peut-être qu’un jour, en devenant adulte, elles prendront sens.
Ayant tout dit, il tourna de nouveau les yeux vers le démon et leva son sabre.
— La suite te revient, Jinta. Veille sur Shirayuki, et reste proche de Suzune.
L’air autour de lui changea. Son corps retrouva toute sa vigueur tandis qu’il s’élançait…
Ce fut tout ce dont Jinta se souvint, avant de perdre connaissance. Plus tard, il apprit que Motoharu était parvenu à tuer le démon… au prix de sa propre vie. Il s’était éteint en laissant derrière lui une étrange dernière volonté, sans avoir pu dire adieu à sa fille.
Les fins arrivent toujours trop brutalement. L’innocence de l’enfance s’acheva comme si elle n’avait jamais existé.
Les yeux de Dôshu s’écarquillèrent de surprise, puis se plissèrent aussitôt sous l’effet de la nostalgie.
— Je vois, je vois… Alors tu es son fils. Comme le destin est curieux de nous avoir réunis. Si tu veux, je peux te parler de lui. De toute façon, il est impossible d’expliquer Kudanzaka sans passer par là.
Jinya ne fut pas réellement surpris d’apprendre que Dôshu connaissait Motoharu. Il avait déjà pressenti l’implication de Kadono en voyant dans l’ukiyo-e une prêtresse tenant un tachi semblable à celui d’Itsukihime, la prêtresse dévouée à Mahiru-sama. Malgré tout, son regard se fit plus aiguisé au simple nom de son second père. Dôshu poursuivit :
— Du temps où j’étais encore gamin, une femme bien étrange habitait ici. Je n’ai jamais su son nom parce qu’elle refusait de le dire. Mais en échange, elle avait juré de ne jamais mentir. On l’appelait Anonyme.
Son ton se fit plus doux. Il était clair qu’il chérissait ces souvenirs.Jinya n’arrivait toujours pas à voir comment cette histoire allait mener à quelque chose d’aussi sinistre qu’une « image démoniaque », mais il resta à l’écoute.
— Anonyme était d’une rare beauté. Une peau immaculée, une chevelure noire et brillante… Ce n’était pas le genre d’apparence qu’on s’attendait à trouver dans un endroit si miteux. J’étais encore jeune à l’époque, et mon cœur battait la chamade chaque fois qu’elle passait près de moi.
Il jeta un regard à Jinya avec un sourire malicieux. Puis, avec une pointe d’exagération, il ajouta :
— De temps à autre, Motoharu faisait le voyage depuis Kadono rien que pour lui rendre visite.
Il était évident que le vieil homme taquinait Jinya, qui ne réagit pas. Dôshu afficha une mine déçue en voyant qu’il n’avait pas obtenu la réaction espérée.
— Ah, tu n’es pas du genre marrant, toi.
— Désolé.
— Enfin bon, Motoharu ne venait pas pour des raisons romantiques. Il avait été nommé à un poste important dans son village en rapport avec la protection d’une prêtresse, quelque chose du genre. Il venait à Edo voir Anonyme sur ordre de ladite prêtresse.
Maintenant qu’il y repensait, Jinya avait rencontré Motoharu pour la première fois près d’Edo. Entre Edo et Kadono, il fallait plus d’un mois de marche, deux pour faire l’aller-retour. Pendant tout ce temps, le village se retrouvait sans gardien de prêtresse. Qu’est-ce qui pouvait bien justifier un tel déplacement… sur ordre de Yokaze ?
— Comment savez-vous tout cela, Saga-dono ? demanda-t-il.
— Oh, Motoharu n’était pas un inconnu. On bavardait souvent autour d’un verre. Malgré son air détaché, il aimait faire part de ses soucis.
Il était évident, à présent, que Dôshu et Motoharu étaient amis. Oui, comme le destin était étrange, à réunir ainsi Jinya et cet homme.
— Je me souviens qu’il se plaignait souvent d’être envoyé ici. Il n’avait rien contre le fait de voir Anonyme, mais il supportait mal de recevoir des ordres de sa prêtresse « tyrannique ».
— Vraiment ? Je croyais qu’ils s’entendaient bien…
— Tu es son fils. Il a sûrement évité d’en parler devant toi.
Jinya parvenait aisément à imaginer son père adoptif en train de se plaindre de son quotidien… mais contre Yokaze ? C’était difficile à croire. Il avait bien dit un jour qu’il la détestait, mais entendre parler de tension réelle entre eux lui faisait tout de même un effet étrange. Dôshu perçut aussitôt sa surprise et afficha un sourire amusé.
— J’ignore ce que Motoharu et Anonyme pouvaient bien se dire. C’était peut-être lié à sa fonction. Ça ne me regardait pas, alors je ne posais pas de questions. Quoi qu’il en soit, il venait ici une fois par an. Et puis, un jour, Anonyme a quitté Edo, et il a cessé de venir. Cela fait maintenant vingt ans que je ne l’ai pas revu.
Le vieil homme ferma les yeux avec nostalgie, sans doute perdu dans les souvenirs de sa jeunesse. Son visage, accompagné d’une expression que Jinya n’aurait su nommer, s’adoucit dans un soupir.
— J’ai déjà eu du mal à croire qu’il ait eu un enfant avec cette prêtresse dont il ne cessait de se plaindre, et voilà que je me retrouve face à son fils adoptif. Bon sang. Quel drôle de type celui-là.
Jinya sentait bien que l’homme avait une véritable affection pour Motoharu malgré le ton rude. Il ne put s’empêcher de sourire légèrement.
— Enfin bref, on parlait de Kudanzaka, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est une peinture que j’ai faite à l’époque où Anonyme était encore là. Je ne sais comment, mais Senkendou en a entendu parler et m’a demandé s’il pouvait la mettre en vente. Alors je l’ai repeinte, et ils en ont tiré une estampe. C’est de là que viennent toutes ces impressions actuelles.
Autrement dit, tous les exemplaires de l’Ukiyo-e de Kudanzaka en circulation étaient des reproductions récentes d’un tableau bien plus ancien. Cela voulait-il dire que l’original était cette fameuse œuvre maudite dont parlaient les rumeurs ? Peut-être pas, à en juger par le calme apparent de Dôshu.
— La femme représentée, c’est anonyme ? demanda Jinya.
— On peut dire ça. Mais on pourrait aussi bien dire que non. La femme dans cette image n’existe que dans ma tête. Elle est née de l’apparence d’Anonyme, des indications de Motoharu, et de mes propres mains. Voilà tout ce qu’est l’Ukiyo-e de Kudanzaka. Oh, et l’original, je ne l’ai plus, je l’ai donné à Motoharu.
— Je vois… Mais vous avez dit que Kudanzaka était une image démoniaque. Pourquoi ça ?
Plus Jinya entendait parler de cette affaire, moins il en saisissait le sens. Le front légèrement plissé, il planta son regard dans celui du vieil homme, et constata que la sérénité qui s’y lisait plus tôt avait disparu. Sur un ton grave, Dôshu déclara :
— Parce qu’il s’agit bel et bien d’une image démoniaque. La vérité qu’elle recèle te hantera jusqu’à la fin de tes jours. Mais avant d’en venir là, laisse-moi te poser une question : quelle a été ta première impression en la voyant ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux juste entendre ton avis, tout simplement. Ton ressenti en l’observant.
— Eh bien, c’est une estampe assez classique représentant une belle femme, ce qui est fréquent dans l’ukiyo-e. Le fleuve, la prêtresse, le jade… ça m’a tout de suite fait penser à la princesse Nunakawa, issue des légendes de Shinano. Mais comme elle tient un tachi, j’ai ensuite pensé qu’il s’agissait plutôt d’Itsukihime, la prêtresse de Kadono.
— Oh ho, je vois, je vois.
Dôshu hocha la tête, satisfait. Jinya ne comprenait toujours pas où il voulait en venir, mais le petit sourire qui s’était glissé sur ses lèvres lui donnait l’impression d’être mis à l’épreuve.
— Très bien, il est temps que je t’explique pourquoi j’ai appelé cela une image démoniaque. Mais je te préviens : tu risques de le regretter. Veux-tu tout de même savoir ?
La question méritait-elle seulement d’être posée ? Jinya avait la demande de Jyuuzou à honorer, et maintenant, il savait que l’affaire touchait aussi Motoharu. Il n’allait pas reculer. Voyant qu’il était prêt, Dôshu afficha à nouveau un sourire empreint de satisfaction.
— Reviens demain, alors. Il faut d’abord que je retrouve quelque chose. Ça doit encore traîner quelque part, je pense.
Ainsi s’acheva leur conversation, la vérité remise au lendemain. Les journées d’hiver étaient courtes. Le ciel avait déjà viré à l’indigo pâle lorsque Jinya ressortit, et le vent glacial lui dérobait toute sa chaleur corporelle. Il quitta la maisonnette comme s’il fuyait, et prit la direction de Fukagawa.
Il continuait d’admirer Motoharu. Malgré les années passées et la perte de son humanité, Jinya n’arrivait pas à oublier cette image de lui, affrontant le démon avec bravoure. Il rêvait encore de lui ressembler. C’était pour cela qu’il ne voulait pas croire que Motoharu ait pu être mêlé à une malédiction. Il refusait même d’envisager que l’origine de cette malédiction ait pu être…
— Je suis encore si pathétique.
Les mots lui échappèrent sans qu’il le réalise. Après toutes ces années passées à poursuivre la force, il restait faible, et cette pensée le rongeait.
Les rues de Sakaimachi, jadis prospères, étaient plongées dans l’obscurité. La lumière des boutiques paraissait bien lointaine. Mais cela lui convenait.
Ce soir, sa seule envie était de marcher dans les ténèbres.