SotDH T2 - Chapitre 3 : Partie 5
Le Jardin du Bonheur (5)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— J’ai eu une discussion avec ma mère, après coup.
Le lendemain, Jinya et Naotsugu se retrouvèrent chez Kihee, le restaurant de soba. C’était Jinya qui avait proposé de s’y revoir. Naotsugu, qui avait un emploi contrairement à Jinya, dut trouver un moment pour s’éclipser du château d’Edo en milieu de journée.
Aucun des deux ne commanda quoi que ce soit, se contentant de siroter leur thé en discutant. Dans n’importe quel autre établissement, on les aurait rapidement sommés de consommer ou de partir, mais ni Ofuu ni le propriétaire ne leur dirent quoi que ce soit, se contentant de jeter un regard inquiet vers Naotsugu, la mine sombre.
— J’ai toujours trouvé étrange qu’elle ne se souvienne pas de Sadanaga, reprit Naotsugu.
En mentionnant son frère, son visage s’assombrit encore davantage.
— Je lui ai donc demandé, cette fois calmement, ce qu’il en était. Et j’ai appris qu’elle ne l’avait jamais vraiment oublié. Il restait quelque part, flou, dans sa mémoire. C’est juste que, pour elle, Sadanaga avait quitté la maison depuis plus de vingt ans. Elle ne le considérait plus comme un membre de la famille Miura. Donc, en suivant cette logique, j’étais son seul fils.
L’exclusion n’était pas rare pour un fils qui quittait une maison de samouraïs sans jamais revenir. On pouvait dire que la réaction de sa mère était justifiée. Mais cela n’aidait en rien Naotsugu à s’en accommoder. Au contraire, cette prétendue droiture ne faisait que rendre le goût plus amer. Il poursuivit :
— J’ai l’impression qu’elle a ressenti le même passage du temps que mon frère dans cet autre monde… Peut-être parce qu’elle voulait l’oublier à tout prix. Le souvenir d’un fils qui avait quitté la maison était trop douloureux pour elle.
Ce souvenir était devenu insupportable, alors il avait simplement été effacé. C’était là la véritable raison pour laquelle tous ceux qui étaient restés dans cet autre monde avaient été oubliés : non à cause du pouvoir du démon, mais à cause de la nature humaine.
— C’est effrayant… Même sa propre famille peut nous oublier avec le temps. Je suis certain qu’un jour moi aussi, j’oublierai mon frère… et je vivrai comme s’il n’avait jamais existé. Les humains sont des créatures bien cruelles, n’est-ce pas ?
Vivre en gardant à l’esprit un bonheur perdu faisait mal. C’était sans doute pour cela que l’on oubliait si facilement les choses qui nous avaient été chères. En un sens, le pouvoir de cette fille n’était peut-être rien d’autre que l’incarnation de cette facette de l’humanité. Naotsugu se tut, et un silence s’installa. Dans ce calme ambiant, il sembla se souvenir de quelque chose.
— Ah, au fait. Ce matin, j’ai consulté quelques archives au château. Il semblerait qu’un immense incendie ait effectivement ravagé le sud du quartier résidentiel des samouraïs il y a bien longtemps. L’incendie qu’a vu cette fille… était réel.
Il sortit quelques feuillets annotés de sa manche, qu’il déplia devant lui pour les consulter.
— Durant la troisième année de l’ère Meireki, il y a deux cents ans, la majeure partie d’Edo a été réduite en cendres lors de ce qu’on appelle le Grand Incendie de Meireki… plus connu sous les noms de « l’Incendie du Furisode » ou « l’Incendie de Maruyama ». C’était un incendie sans précédent pour l’époque, qui a ravagé presque toute la ville à l’intérieur du fossé extérieur, y compris la partie principale du château. De nombreuses résidences de daimyos, et près de la moitié de la zone sont parties en fumée.
— C’est vrai que l’on voyait cette partie du château s’effondrer dans cette vision.
— Ce que cette fille a vécu, c’était sûrement le Grand Incendie de Meireki, conclut Naotsugu.
Il laissa retomber ses feuillets en désordre sur la table. Selon les estimations les plus prudentes, l’incendie aurait causé la mort de plus de trente mille personnes. Un désastre d’une telle ampleur aurait suffi à briser le cœur d’une jeune fille. Les mots seuls ne pouvaient décrire l’horreur de cette tragédie, mais à cet instant, ils comprenaient tous deux un peu mieux ce que cette fille avait vécu.
— Les travaux de reconstruction ont commencé après l’incendie, et le domaine des Miura a été bâti dès les premières phases. Ce n’est qu’une supposition de ma part, mais j’ai le sentiment que la terre sur laquelle se trouve aujourd’hui le domaine des Miura…
— …Est celle où vivait cette fille avant l’incendie.
Naotsugu hocha la tête.
— Vous aussi, vous le pensez ? Cela expliquerait pourquoi ma maison était connectée à son monde.
— Oui. C’est une sacrée coïncidence.
— Une sacrée coïncidence, en effet. Ce serait tentant de dire qu’ils étaient destinés à se rencontrer… mais au final, j’ai perdu mon frère à cause de ça.
Il savait bien que la faute ne revenait pas vraiment à la fille, mais Naotsugu, et toute la famille Miura, avait perdu un être cher. Une part de lui ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir. Il poussa un soupir teinté de tristesse.
Mais Naotsugu n’était pas le seul à être déçu par l’issue de cette affaire. Jinya, lui non plus, n’avait rien pu faire. Tout était terminé avant même qu’il accepte la requête. Honteux de son inutilité, il inclina profondément la tête.
— Je suis désolé, Miura-dono. Je n’ai rien pu faire pour vous.
Naotsugu écarquilla les yeux de surprise, puis secoua vivement la tête.
— Relevez-vous, je vous prie. Celui qui devrait s’excuser ici, c’est moi.
Sa voix était étonnamment calme. Jinya releva la tête et croisa son regard. Il n’y lut aucun reproche, seulement une certaine sérénité.
Naotsugu poursuivit :
— Mon frère était un homme doté d’une forte volonté, pour le meilleur comme pour le pire. C’est justement pour cela qu’il a pu abandonner sa famille et choisir de sauver cette fille. Je ne comprends pas entièrement ses raisons, mais il a suivi ce qu’il désirait au plus profond de lui, et c’est tout ce qui compte.
Il souriait avec fierté, comme un enfant naïf, encore étranger aux réalités du monde. Et pourtant, ses mots touchèrent Jinya.
— Jusqu’à la fin, mon frère est resté l’homme que j’admirais. Et rien que ça, ça me suffit.
Jinya perçut dans ces mots la détermination de Naotsugu : celle de vivre une vie digne de la mémoire de son frère, sans jamais la salir.
— Il est temps que je retourne travailler. Prenez soin de vous.
Il se leva et se dirigea vers la sortie, sans même avoir rien commandé au final. Ofuu, restée silencieuse jusque-là, l’interpela doucement dans son dos :
— Euh… Miura-dono ?
— Oui ?
— Votre frère était un homme admirable. Même si plus personne ne se souvient de lui… le simple fait qu’il ait tout abandonné pour aider une jeune fille, c’est quelque chose de formidable.
Une larme coula sur la joue de Naotsugu. Même si le monde l’oubliait, il restait au moins une personne capable de reconnaître ce que son frère avait accompli. N’était-ce pas là la preuve que son choix avait été juste ? Sans cligner des yeux, il répondit :
— Oui. Je suis très fier d’être son frère.
Son sourire était rayonnant, tout comme ceux que Sadanaga affichaient. Naotsugu quitta le restaurant Kihee, laissant derrière lui un silence apaisé.
Après un moment, Ofuu s’inclina profondément.
— Merci pour tout, Jinya-kun.
— Oui, merci, Jinya-kun. Naotsugu-sama a l’air soulagé, comme s’il avait lâché un lourd fardeau.
Le propriétaire suivit l’exemple de sa fille et remercia Jinya à son tour. Mais Jinya ne put accepter leur gratitude.
— Je n’ai rien fait. Je n’ai sauvé personne, et je n’ai vaincu aucun démon, répondit-il humblement.
— Eh bien, tu n’y pouvais rien dit le propriétaire. — Grâce à toi, Naotsugu-sama n’a plus besoin de chercher son frère. C’est déjà beaucoup, tu ne crois pas ?
— J’aimerais le croire.
Naotsugu et le propriétaire semblaient avoir accepté l’issue de cette affaire. Jinya, en revanche, ne parvenait pas à s’y résoudre. Un pli se créa sur son front.
— Tu as quelque chose en tête ? demanda le propriétaire.
— …Oui. En vérité, il reste encore des zones d’ombre.
— Ah bon ? Quoi donc ?
Voyant que l’homme feignait l’ignorance, Jinya poussa un léger soupir, puis reprit une expression neutre. Encore une fois, il avait la sensation que bien des choses demeuraient inexpliquées. Tant que ses doutes ne seraient pas levés, on ne pouvait véritablement considérer l’affaire comme close. Il était temps de percer à jour le véritable mystère.
— Par exemple, commença-t-il — la fille-démon que nous avons rencontrée appelait le frère de Miura-dono « Hyouma ». Pourtant, je suis presque certain que son nom était Miura Sadanaga.
Le patron lança à Jinya un regard effaré, comme s’il peinait à croire qu’un rônin puisse ignorer une chose pareille. Avec un peu d’exaspération, il répondit :
— Euh… Jinya-kun ? Hyouma, c’est son prénom de naissance.
Au Pays du Soleil-Levant, comme dans la dynastie Qing, il existait une croyance religieuse répandue selon laquelle le nom véritable d’une personne était lié à son âme.
De là venait la coutume de dissimuler son vrai prénom et d’adopter un nom public pour l’usage courant. Le nom complet de Sadanaga était Miura Sadanaga Hyouma, Sadanaga étant son nom officiel, Hyouma son prénom de naissance.
À cette époque, seule la famille et un seigneur pouvaient employer les véritables prénoms. Que d’autres s’y permettent était considéré comme une offense grave. On croyait en effet que connaître le véritable prénom d’une personne revenait à en détenir l’essence même, et que le prononcer permettait d’exercer un pouvoir sur elle. Cette coutume apposant un tabou sur les prénoms » était répandue dans de nombreuses régions, et pas uniquement au Japon.
— Vraiment ? dit Jinya. Mais je croyais que seul le seigneur connaissait le véritable prénom d’un samouraï.
— Non, non, ce serait étrange que sa propre famille ne le connaisse pas aussi. Si cette fille appelait le frère de Naotsugu-sama « Hyouma », c’est simplement parce qu’il le lui permettait, comme on le ferait avec quelqu’un de sa famille. C’est tout.
Ces mots, c’était précisément ce que Jinya attendait. Son regard s’aiguisa brusquement.
— Au fait, vous m’avez dit tout à l’heure que la mère de Miura-dono devait souvent le réprimander quand il s’emballait au sujet des sabres, n’est-ce pas ?
— Hein ? Euh… Oui, je crois, répondit le propriétaire, un peu confus.
— Vous souvenez-vous des mots exacts qu’elle employait ?
— Eh bien, je suppose que je… ah.
Le propriétaire comprit enfin où Jinya voulait en venir. Les mots exacts qu’il avait prononcés, Jinya s’en souvenait clairement : « Encore un mot sur les sabres, Arimori, et je t’en colle une ! » Lorsqu’ils parlaient de l’épingle à cheveux, le propriétaire avait utilisé un autre nom pour désigner Naotsugu, probablement son vrai prénom.
Pris dans la nostalgie, il s’était trahi sans s’en rendre compte. Mais il ne perdit pas son sang-froid pour autant, et tenta de justifier l’erreur.
— Oh, ça ? Je ne faisais que répéter mot pour mot ce que disait sa mère. Il ne faut pas chercher plus loin.
Peut-être son âge lui donnait-il ce calme apparent. Mais malheureusement, ce calme-là ne suffirait pas à le tirer d’affaire.
— Vraiment ? Je l’ai rencontrée une fois, la mère de Miura-dono. Elle m’a semblé fort aimable.
Jinya ignora complètement l’excuse du propriétaire pour mieux complimenter la mère de Naotsugu. L’homme ne comprenait pas où il voulait en venir. Pourtant, Jinya n’était plus qu’à un souffle de faire éclater la vérité. Même s’il ne doutait déjà plus de ce qu’il allait entendre.
— Ah oui ? répondit le propriétaire.
— Elle était comme son fils : polie, courtoise… même envers un simple rônin comme moi. Elle faisait très attention à ses mots et appelait toujours Miura-dono « Naotsugu » en ma présence.
Un trouble s’ensuivit aussitôt sur le visage du propriétaire. Il comprit qu’il était déjà trop tard. Lui qui se souciait peu du rang de sa maison n’avait aucune idée de la façon dont sa mère se comportait en présence d’étrangers.
— Dites-moi, je vous prie : comment avez-vous su pour le nom « Arimori » ? Un nom que seuls la famille et le seigneur d’un homme sont censés connaître ? poursuivit Jinya.
Cette fois, la panique était palpable. Le couvercle du cercueil venait de se refermer. Mais Jinya ne comptait pas lui laisser l’occasion de s’en sortir par une pirouette.
— Miura-dono pense que son frère est mort de vieillesse, mais la fille-démon a seulement dit qu’il n’était plus dans son monde. Les démons ne peuvent pas mentir… mais ils peuvent cacher la vérité. Ce qui m’amène à penser ceci : et si le frère était encore en vie, et qu’il était revenu dans le monde réel ?
Miura Sadanaga s’était égaré dans le monde du démon, y avait passé plus de vingt ans, puis avait fini par en ressortir. Pendant ce temps, dans le monde réel, à peine un mois s’était écoulé. De retour, soudainement vieilli, il n’avait nulle part où aller. Revenir au domaine Miura n’était pas envisageable : sa famille ne le reconnaîtrait pas. Alors il était allé en ville. Là, il avait acheté un vieux bâtiment, peut-être avec ce qu’il avait en poche, ou grâce à l’argent que lui avait confié la fille-démon, et avait ouvert un restaurant de soba.
— …Voilà ma théorie. Si je me trompe, n’hésitez pas à me corriger, Miura Sadanaga-dono.
Le propriétaire comprit que tout était fini. Pourtant, dans un dernier sursaut, il tenta encore de se défendre :
— Le temps passait plus vite dans le monde du démon, non ? Il est possible que Sadanaga-sama soit mort là-bas depuis bien longtemps.
— C’est impossible, répondit Jinya, catégorique.
— Et comment pouvez-vous en être aussi sûr ? demanda le propriétaire, sincèrement curieux.
— Parce qu’elle a souri, répondit Jinya sans hésiter.
Il se rappelait très bien ce moment, à la fin du jardin du bonheur. Dans les derniers instants, cette fille qui avait tout perdu arborait un sourire magnifique.
— Je ne peux pas croire que Sadanaga-dono soit mort… surtout après un tel sourire de sa part.
Une part d’elle aspirerait toujours au passé. Mais ce désir avait été dépassé par quelque chose de plus grand. Ce sourire, empli de bonheur, était la seule preuve dont Jinya avait besoin pour comprendre que Sadanaga était toujours en vie.
***
— Bon, d’accord, tu m’as eu. Mais tu ne joues pas franc-jeu ! Qui pourrait continuer à nier avec tout ça ? lança-t-il en levant les mains, en guise de reddition.
Continuer à prétendre qu’il n’était pas Sadanaga, à ce stade, reviendrait à nier l’amour filial de sa fille. Il n’avait plus d’échappatoire.
— Depuis quand m’as-tu démasqué ? demanda-t-il.
— J’avais des soupçons dès le départ. Mais je n’ai tout compris qu’une fois l’affaire terminée. Plusieurs détails m’intriguaient… comme le vrai prénom de Miura-dono, ou ceci.
Jinya sortit l’épingle à cheveux qu’il avait reçue du propriétaire, ayant prétendu l’avoir obtenue en cadeau de Naotsugu.
— C’était un peu trop étrange qu’un restaurateur reçoive un objet spécifiquement destiné à être porté sur un sabre. Vous l’avez reçu lorsque vous étiez samouraï, et non en tant que propriétaire d’un restaurant de soba. Je me trompe ?
— Non, tu as raison. Arimori en avait assez de me voir me gratter la tête avec les mains, alors il m’a offert ça.
Un samouraï était censé se tenir avec retenue à tout moment, et se gratter la tête à mains nues était mal vu. Une aiguille à cheveux, conçue justement pour cela, sans abîmer le chignon, était donc un cadeau parfaitement approprié pour un samouraï.
— Mais comme je l’ai déjà dit, je n’en ai plus l’usage.
Autrement dit, il en avait eu l’usage autrefois, lorsqu’il n’était pas encore un humble patron de restaurant. En réalité, il avait déjà dit la vérité à Jinya lorsqu’il lui avait remis cette épingle, mais ce dernier ne s’en était pas aperçu.
— Vous n’allez pas le dire à Miura-dono ? demanda Jinya. — Il vous admire sincèrement. Je suis sûr qu’il serait heureux de savoir que vous êtes encore en vie.
— Écoute, Jinya-kun… Je ne suis qu’un type lambda. Je n’ai pas les épaules pour diriger une maison et m’occuper de ma fille. Alors j’ai fait un choix. Dès l’instant où j’ai choisi ce qui comptait le plus pour moi, j’ai perdu le droit de me considérer comme un membre de la famille Miura… et encore moins comme le frère d’Arimori.
— Mais tout de même… Est-ce vraiment mieux ainsi ?
— Oui. Je suis juste le propriétaire d’un restaurant de soba, et je n’ai aucune intention que cela change. Arimori n’est plus un enfant, il est parfaitement capable de vivre sans moi. Quant à cette épingle, garde-la. Je n’en ai plus l’utilité. Vends-la ou jette-la si ça te chante.
Jinya poussa un léger soupir et rangea l’épingle, pendant que le propriétaire affichait un sourire d’excuse. Derrière son air détendu, l’homme s’avérait drôlement obstiné. Mais peut-être était-ce précisément cette obstination qui l’avait poussé à rester auprès de la fille-démon. En tout cas, Jinya comprit qu’il ne le ferait pas changer d’avis.
— Alors Arimori ne comprend toujours pas pourquoi j’ai fait ce choix, hein… dit le propriétaire avec un sourire un peu amer, repensant aux paroles de Naotsugu. — Ça veut dire qu’il a encore de la marge pour grandir. Et toi ? Tu as deviné pourquoi j’ai voulu devenir son père ?
Il lança la question à Jinya avec défiance. Jinya but une gorgée de thé, puis répondit d’un ton désinvolte, comme s’il commentait un banal fait divers.
— Difficile à dire. Peut-être n’avais-tu tout simplement pas de raison ?
En vérité, il pensait que l’homme était resté auprès de la fillette simplement parce qu’il l’avait décidé ainsi, rien de plus. Son attachement à sa propre décision avait primé sur l’honneur familial et les liens du sang.
Il visa juste, à en juger par le sourire satisfait du propriétaire.
— Ha ha, bien vu ! Je n’avais aucune raison particulière. Je n’aimais pas la voir seule, alors j’ai décidé de rester avec elle. Et aller jusqu’au bout d’une décision, même si personne ne la comprend, c’est ça, être un homme.
Même s’il devait être incompris. Même s’il devait tout abandonner. Il restait fidèle à lui-même. Et il n’éprouvait aucun regret, seulement la fierté d’avoir accompli ce qu’il s’était promis.
Il conclut :
— Cela dit, je ne m’attends pas à ce que les autres comprennent mes choix.
En fin de compte, Sadanaga avait pris une décision. Et cette décision avait sauvé la fille-démon. Rien de plus, rien de moins. Il n’y avait pas besoin d’un sens caché à tout cela.
— Moi non plus, répondit Jinya. — Les motivations ne sont pas faites pour être comprises des autres.
— Heh, je vois que tu comprends. T’as pas vécu aussi longtemps pour rien, mon ami démon.
Jinya se figea.
Il dévisagea l’homme, stupéfait, les yeux chargés d’une seule question : « Comment ? »
Le propriétaire éclata de rire.
— Quand on a vécu plus de vingt ans avec un démon, on finit par le sentir.
Il afficha un sourire malicieux, ravi d’avoir pris le rônin de vitesse.
Jinya força son corps raide à bouger de nouveau, tenta de reprendre une contenance et porta calmement sa tasse de thé à ses lèvres. Il inspira discrètement, plusieurs fois, avant de retrouver un semblant de sérénité. Puis il se racla la gorge et, pour détourner la conversation posa une question.
— Au fait, comment va la fille, maintenant ?
— Hein ? fit le propriétaire en se grattant le menton, visiblement perplexe. Elle est juste là, non ?
Jinya suivit la direction indiquée par son doigt et aperçut Ofuu, toujours souriante, le dos bien droit. Elle ferma lentement les paupières… puis les rouvrit avec une paire d’yeux rouges.
— …Ah. Je me disais bien que c’était trop commode de pouvoir entrer aussi facilement dans le monde de la fille-démon.
Ils l’avaient bien eu. Ils avaient dû voir à quel point Naotsugu souffrait de la disparition de son frère et avaient compris qu’ils pouvaient se servir de Jinya pour le remettre sur la bonne voie. Il s’était trouvé dans leur main depuis le tout début.
— Je te l’avais dit, non ? Tu restes un enfant, à mes yeux, lança Ofuu.
Voyant Jinya froncer les sourcils, elle se mit à rire doucement. Elle cligna de nouveau des yeux, et ses pupilles redevinrent d’un brun profond.
Jinya savait, pour l’avoir vécu lui-même, que les démons cessaient de vieillir passé un certain point. Mais l’idée qu’Ofuu puisse en être une ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Il se prit la tête entre les mains. Comment avait-il pu être aussi aveugle ?
— Je suppose que je suis effectivement un enfant, face à toi, admit-il.
Elle avait environ deux cents ans. Face à elle, il n’était rien de plus qu’un poussin à peine sorti de l’œuf. Qui pourrait lui reprocher de le traiter comme tel ?
— Et maintenant ? demanda-t-elle avec un sourire tranquille. — Tu vas faire ton travail de chasseur de démons pour tenter d’en finir avec moi ?
La chasse aux démons comptait en effet beaucoup pour Jinya. Sa propre sœur, dans un avenir lointain, était vouée à plonger l’humanité dans le malheur, et pour l’en empêcher, il devait rassembler du pouvoir, un pouvoir qu’il ne pouvait obtenir qu’en consommant des démons supérieurs.
Désormais, une seule chose guidait ses pas. Il n’avait donc qu’une seule réponse à donner :
— Apporte-moi un Kake soba, pour commencer.
— Tout de suite. Un Kake, Papa !
— Entendu !
Le propriétaire répondit d’un ton enjoué, et Ofuu afficha son habituel doux sourire. En les observant, l’expression de Jinya s’adoucit naturellement. Le pouvoir d’Ofuu n’était pas taillé pour le combat. Il n’y avait donc aucun intérêt à la consommer. Cette logique avait beau ressembler à une piètre excuse, Jinya choisit de s’y accrocher malgré tout.
Il poussa un soupir résigné, un peu moqueur. Il était décidément un homme pitoyable. Mais, pour une fois, cela lui convenait.
— Hé hé.
— …Quoi ?
— Je suis heureuse, évidemment. Il faut croire que tu avais tort, finalement : ton objectif n’était pas la seule chose qu’il te restait.
Avec un sourire, elle réduisit en miettes son affirmation de l’autre fois. Son père, derrière elle, souriait lui aussi. Un duo étrange, sans doute… mais uni par une affection sincère. Ils étaient heureux, malgré tout.
— Un Kake de prêt !
— J’arrive !
Ils n’étaient ni liés par le sang, ni même tous deux humains, et pourtant… ils formaient une famille. Jinya le savait, et cela suffisait à le réjouir, même s’il avait été manipulé pour servir leurs desseins. Appuyé sur son poing, il contempla en silence ce petit foyer de bonheur devant lui.
Autrefois, il y avait une fille qui avait tout perdu. Sa mère. Son père. Sa maison. Les doux souvenirs des lieux qu’elle chérissait.
— Ce n’est pas un démon, cette fille ?
Abandonnée au désespoir, devenue démon, elle avait fini par se perdre elle-même. Et pourtant, le temps poursuivait son cours, impitoyable. Les fleurs fanaient, les saisons se succédaient, les jours passaient, éphémères, tels des bulles à la surface d’un cours d’eau. Le temps n’attendait personne. Et tout ce qu’il effleurait, il l’emportait un jour ou l’autre.
Rien n’est immuable.
Mais ce n’est pas parce qu’on ne peut plus revenir en arrière qu’il n’y a rien devant soi.
La fille-démon, ayant quitté son jardin du bonheur…
— Voilà, ton bol de Kake soba.
… et vivait à présent une nouvelle vie, dans un petit restaurant de soba à Edo, son sourire, tel l’éclat d’une fleur en pleine floraison.