SotDH T2 - Chapitre 3 : Partie 3
Le Jardin du Bonheur (3)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Oh là là. Voilà une petite boule d’énergie aujourd’hui.
Je faisais rebondir ma balle dans un jardin rempli de fleurs. L’odeur entêtante des jonquilles m’embrumait l’esprit. Le froid de l’hiver caressait doucement ma joue.
— Papa ! Regarde-moi !
— Je te regarde, je te regarde.
— Elle s’améliore, tu ne trouves pas ?
Ma mère et mon père m’observaient depuis la véranda.
Heureuse de sentir leurs regards bienveillants sur moi, je fis rebondir ma balle plus fort, ce qui fit rire ma mère.
Le temps passait vite lors de ces après-midis paisibles. Je me perdais dans le jeu, et le soir tombait avant même que je ne le réalise. Comme maintenant. Une lueur orangée progressait lentement à l’horizon. Le soleil allait bientôt se coucher.
— Hein ?
C’était étrange. Le soleil était encore bien présent pourtant.
Je me trompais. Le soir n’était pas encore là. Cette lumière orange venait d’un incendie. Une épaisse colonne de fumée noire s’élevait au loin. Une cloche retentit. Des voix s’agitaient, courant en tous sens.
— Le château de Chiyoda[1]… est en feu ?
Guidée par la voix de mon père, je tournai le regard vers le château au centre d’Edo et le vis enveloppé de flammes. La chaleur déformait l’air à l’horizon. Il fallut un instant pour réaliser que l’incendie s’étendait à travers la ville.
Je pensais fuir, mais à peine avais-je bougé que les flammes, attisées violemment par le vent, se jetèrent sur ma maison. Sous mes yeux, l’incendie se propagea comme s’il était vivant. J’entendis le bois craquer et se fendre alors que mon foyer était englouti dans un brasier.
J’avais peur. Sans réfléchir, je courus vers mon père. Tellement peur. Je voulais sentir la présence rassurante de mon père, entendre les mots doux de ma mère, ne serait-ce qu’une seconde plus tôt.
Je courus, encore et encore. Et au moment où j’allais les atteindre, je tendis la main. Mais à l’instant même où je le fis, le feu ouvrit grand sa gueule, les avalant tout entier.
— Hein… ?
Pendant un instant, je n’avais pas compris ce qu’il venait de se passer.
Partout, au loin comme tout près, j’entendais des cris. Le monde autour de moi se teintait d’orange, comme un ciel crépusculaire. L’air chargé de cendres rendit lourde ma respiration.
Pour moi, le soleil s’était couché.
Maman…
Papa…
Mon paisible après-midi s’était évanoui en un clin d’œil. Le regard ferme mais aimant de mon père, le sourire tendre de ma mère, tout cela avait disparu. À leur place, deux silhouettes enveloppées de flammes tendaient les bras vers moi.
Ils étaient encore là, à sourire, il y a un instant. Et maintenant, ils étaient devenus autre chose.
Terrifiée, je hurlai. Mais seul un cri faible et aigu sortit de ma gorge. Je me dis de fuir, de courir aussi loin que possible, mais mes jambes ne firent que trembler.
Les piliers de ma maison se consumèrent sous mes yeux. Privée de tout soutien, la toiture s’effondra sur moi comme une avalanche. Le vacarme de son effondrement engloutit même les cris, jusqu’à ce que…
Plus rien. Ainsi s’acheva mon jardin de bonheur.
Papa, Maman ne sont plus là…
On suit les ombres à petits pas…
***
Jinya avait prévu de se rendre au domaine des Miura et de retrouver Naotsugu dans la soirée du lendemain. Mais à midi, comme il avait encore largement le temps et qu’il devait manger, il se retrouva à marcher en direction du restaurant Kihee.
— Tiens, Jinya.
— …Natsu.
Elle était là, en train de boire du thé d’un air nonchalant. Il hésitait encore un peu à l’appeler par son prénom sans y ajouter de suffixe honorifique, ce qu’elle remarqua tout de suite avec un petit sourire en coin. Elle lui fit signe de venir s’asseoir à sa table, ce qu’il fit.
— Un Kake soba, dit-il.
— Tout de suite, répondit le patron.
C’était leur échange habituel. Mais cette fois, il semblait un peu préoccupé.
— Dis-moi, Jinya-kun… Depuis quand tu ne mets plus de suffixe quand tu t’adresses à Natsu-chan ?
— Depuis deux jours environ, répondit-il.
Le patron se tourna alors vers Ofuu, l’air grave.
— Ofuu… sois forte.
— Père, qu’est-ce que tu racontes encore ? répondit-elle, déconcertée.
Il semblait que le patron avait toujours l’intention de marier sa fille à Jinya. Bien que flatté d’être estimé à ce point, Jinya ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi cet homme tenait tant à lui en particulier.
— Je vois que vous êtes devenus proches, fit remarquer Ofuu.
— Oui, enfin… Pas dans ce sens-là, répliqua Natsu.
Les deux filles échangèrent quelques bavardages amicaux, ce qui en soi n’avait rien de gênant. Mais Jinya se sentait tout de même un peu mal à l’aise.
D’autant plus qu’il était le sujet de leur discussion. Il avait de toute façon une question à poser, alors il les interrompit :
— Ofuu, tu connais bien Miura-dono ?
— Moi ? Je ne dirais pas qu’on est proches, mais on discute un peu quand il passe, répondit-elle, intriguée. Pourquoi ?
Il n’y avait rien de plus derrière sa question. Jinya voulait simplement en apprendre davantage sur le genre d’homme qu’était Naotsugu. Il le fit savoir clairement, ce qui fit réfléchir Ofuu un instant.
— Eh bien… Il est toujours poli avec tout le monde, même avec moi. C’est un homme gentil, peut-être un peu trop sérieux.
— Vous parlez de ce samouraï, là ? demanda Natsu.
— Oui. D’ailleurs, tu l’avais croisé il y a quelque temps, non ? dit Ofuu.
— Pas vraiment, je lui ai plutôt rentré dedans, mais je me souviens avoir pensé qu’il était très humble pour un samouraï.
Leur description de Naotsugu correspondait parfaitement à ce que Jinya en avait perçu lui-même. Un homme sérieux et poli, calme et modeste. Un samouraï peu ordinaire, en somme.
— Ah, mais il change complètement de visage dès qu’il est question de sabre, ajouta le patron, tout sourire. Jinya se tourna vers lui.
— Naotsugu-sama est un véritable passionné d’armes. Il suffit de le voir parler de sabres, ses yeux s’illuminent comme ceux d’un enfant.
Jinya ne pouvait qu’approuver. Même lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour parler de son frère aîné disparu, Naotsugu s’était d’abord entièrement focalisé sur Yarai. Il avait tout l’air d’un homme sérieux et droit, mais il pouvait étonnamment se laisser emporter, et devenir insistant, quand il était question de sa passion.
— Cet homme a une passion pour les sabres vraiment hors du commun. Oh, d’ailleurs, ça me fait penser à quelque chose. Attends une seconde.
Sur ces mots, le patron s’éclipsa à l’arrière du restaurant, fouilla un moment, puis revint avec un objet enveloppé dans un tissu.
— Tiens, regarde ça, dit-il en dépliant le tissu pour révéler un petit cylindre métallique.
Il était bien entretenu, manifestement traité avec soin.
— Hein ? Une épingle à cheveux ? dit Natsu avec curiosité.
Les épinges à cheveux étaient utilisées pour former les chignons et autres coiffures traditionnelles, ou encore pour se gratter discrètement sans abîmer la coiffure. C’était un accessoire de soin personnel indispensable pour les femmes. En tant que fille du propriétaire de Sugaya, une boutique spécialisée dans les petits objets comme les netsuke[2] et les peignes, Natsu connaissait bien ce genre d’articles.
Il arrivait aussi que les hommes en utilisent, notamment les samouraïs, qui en rangeaient parfois une dans une fente prévue à cet effet sur leur fourreau. L’épingle à cheveux faisait partie d’un trio d’objets que les samouraïs portaient autrefois de manière standard : un kozuka (petit couteau glissé dans le fourreau), un kogai (épingle à cheveux) et un menuki (petit ornement sur la poignée d’un katana).
Mais à l’époque d’Edo, les choses avaient un peu changé. Les normes sociales réservaient l’usage des épingles à cheveux et des petits couteaux aux samouraïs de haut rang. De plus, dans les familles de daimyos[3] ou parmi les vassaux directs du shogunat, les accessoires et pièces de sabres devaient obligatoirement être fabriqués par les prestigieux artisans métallurgistes de la lignée Gotô[4].
— La famille Miura n’est pas la plus riche, mais comme ce sont des vassaux du shogun, j’imagine qu’ils conservent ce genre de choses, commenta le patron. Cette épingle, je l’ai reçue en cadeau de la part de Naotsugu-sama. Il est tellement obsédé par les sabres que même ses présents tournent autour de ça.
L’épingle à cheveux que le patron tenait était en métal, mais ne semblait pas provenir d’une production de la Maison Gotô. Le métal était terni par le temps, et le travail, quoique soigné, restait modeste. On y distinguait un motif de glycine en relief.
— Elle est plutôt bien faite. Le motif de glycine lui donne une touche élégante, dit Natsu avec admiration. — Celui qui l’a fabriquée est un véritable artisan.
— Ah bon ? Heh. C’est bien joli, mais je ne sais pas trop ce qu’un simple tenancier de restaurant de soba est censé faire d’un objet pareil, répondit le patron avec un sourire en coin.
Il y avait pourtant une certaine tendresse dans ce sourire, peut-être parce que Natsu avait complimenté l’épingle.
— Franchement avec lui… Si on le laisse choisir le sujet, ça tourne soit à des formalités, soit aux sabres. Jamais d’entre-deux. Je me rappelle que sa mère lui hurlait toujours dessus pour qu’il arrête avec ça : « Encore un mot sur les sabres, Arimori, et je t’en colle une ! » soupira-t-il avec douceur, le regard perdu dans le vide.
On sentait que leur lien allait bien au-delà d’une simple relation client-commerçant. C’était sans doute pour cela qu’il se faisait autant de souci pour Naotsugu. Mais une chose dans ses paroles attira l’attention de Jinya.
— Vous connaissez la mère de Miura-dono ?
— Hein ? Oh, je l’ai vue une ou deux fois. Elle est un peu intimidante… et pas mal râleuse, répondit-il.
Jinya se souvint que Naotsugu lui avait dit à peu près la même chose. Il aurait aimé poser plus de questions, mais préféra s’abstenir en présence de Natsu. Parler des mères devant elle n’était jamais très approprié, autant éviter.
Le regard du patron s’illumina brusquement, comme s’il venait d’avoir une idée brillante. Il s’avança d’un pas et déclara :
— Dis, Jinya-kun, et si tu prenais ça ? Je te le donne.
Jinya resta figé, complètement pris de court. Même Natsu et Ofuu semblèrent surprises. C’était plutôt grossier de refiler un cadeau, d’autant plus que le patron semblait très attaché à l’épingle. Le voir prêt à s’en séparer était tout bonnement incompréhensible.
— C’était un présent de Miura-dono, non ? Je ne peux pas accepter ça, répondit Jinya.
— C’est bon. Ça ne me sert à rien. Allez, prends-la.
Il s’inclina profondément. Jinya ne comprenait pas ce que l’homme avait en tête, mais il savait qu’aucune protestation ne le ferait changer d’avis. Il céda.
— …D’accord. Je vais la prendre… pour le moment.
Même en acceptant, il formula les choses de manière à ce que l’objet appartienne encore au patron, techniquement. Cela sembla suffire. L’homme afficha un large sourire.
— Merci, Jinya-kun. Tu me rends un grand service, vraiment.
— Désolée pour mon père, dit Ofuu en s’inclinant à son tour.
Il n’y avait pas besoin pour Jinya de le remercier, puisqu’on lui avait pratiquement imposé l’épingle. Il répéta donc simplement :
— Je la prends juste provisoirement, d’accord ?
— Je comprends. Mais quand même, merci, répondit le patron.
Au final, ils se séparèrent sans que personne ne comprenne vraiment ce que voulait l’homme. Jinya commença à manger son soba. Il avait le même goût que d’habitude…
Mais, sans trop savoir pourquoi, il ne parvint pas à l’apprécier.
***
Le soleil était déjà en train de décliner à l’horizon lorsque Naotsugu termina sa journée au château d’Edo. Même avec la disparition de son frère, il ne s’était jamais permis d’écourter ni de bâcler son travail. Il était trop consciencieux pour cela.
Il rentra d’un pas rapide. Quelqu’un l’attendait ce soir. Ses collègues scribes, moqueurs, lui demandèrent s’il avait une jeune fille à retrouver. Malheureusement, celui qui l’attendait était un homme, et plutôt grand et musclé, en plus. Rien de romantique, donc.
Avec ce genre de pensée parfaitement absurde en tête, Naotsugu franchit la porte du château et atteignit le pont qui traversait les douves extérieures. Il y trouva Jinya, aussi impassible que d’habitude, qui l’attendait.
— Montrez-moi le chemin, dit Jinya d’un ton sec, sans même un salut.
Il ne dit plus un mot ensuite.
Naotsugu avait le sentiment que Jinya était préoccupé depuis la veille. Son expression était toujours aussi neutre, mais il émanait de lui une tension certaine. Cela eut pour effet de le rendre lui-même plus nerveux tandis qu’il le guidait jusqu’à sa demeure. En moins d’un quart de koku[5], ils atteignirent le domaine des Miura. Il s’étendait sur un large terrain, mais les bâtisses elles-mêmes montraient des signes d’usure.
— Nous y sommes. Faites comme chez vous, dit Naotsugu en passant le portail en premier.
Jinya observa les abords du domaine, puis hocha la tête poliment et suivit. Il ne paraissait pas curieux, mais plutôt en train de chercher quelque chose du regard. À l’avant se trouvait le bâtiment principal, à droite un pavillon secondaire rarement utilisé avec une unique pièce, et à gauche un grand jardin dominé par un camélia envahissant, fierté des lieux. L’ensemble était assez typique d’une famille de samouraïs, et peu remarquable aux yeux de Naotsugu, qui y vivait.
Mais il n’en allait pas de même pour Jinya. Il s’immobilisa un instant après avoir passé le seuil, puis suivit Naotsugu sans un mot jusqu’au bâtiment principal.
— Naotsugu… Oh ? Nous avons de la visite ?
Naotsugu se figea à l’entrée. C’était sa mère qui venait à leur rencontre. Une femme à l’allure stricte et à la posture droite. Son ton était sec au début, elle avait visiblement prévu de lui faire la leçon dès son retour, mais en apercevant Jinya, sa voix se fit plus douce. Ce répit fut de courte durée. Après avoir dévisagé Jinya, son expression se fit plus interrogative. Naotsugu comprit qu’il allait devoir s’expliquer, mais Jinya parla avant lui.
— Veuillez excuser cette visite impromptue. J’espère ne point vous importuner. Je me nomme Jinya, humble connaissance de votre fils, déclara-t-il avec une politesse inattendue de la part d’un rônin.
La politesse appelle la politesse, et la mère répondit sur le même ton.
— Voilà qui est appréciable. Naotsugu, mon chéri, comment as-tu fait la connaissance de Jinya-sama ?
Mais ses yeux restaient méfiants. Toujours aussi courtois, Jinya répondit à nouveau à la place de Naotsugu.
— Je suis originaire d’un village du nom de Kadono.
— Kadono ? Ce fameux village de grands forgerons ?
— Lui-même.
L’attitude de la mère s’adoucit encore en entendant cela. Profitant de l’occasion, Naotsugu ajouta vite :
— J’ai récemment eu la chance de rencontrer Jinya-dono, un passionné comme moi. Je l’ai invité à passer la soirée à discuter autour d’un verre.
C’était un mensonge, bien sûr, mais sa mère sembla y croire. Naotsugu était connu pour son amour des sabres, et Kadono pour ses forgerons réputés. Il était logique qu’il ait invité Jinya pour échanger sur leur passion commune.
— Nous allons nous retirer dans ma chambre, dit-il en s’éclipsant aussitôt, sans laisser à sa mère le temps de poser plus de questions.
Jinya s’inclina devant elle et s’apprêta à le suivre, lorsqu’une voix douce le retint.
— Merci beaucoup, Jinya-sama.
Il se retourna. C’était la mère de Naotsugu. Elle s’était inclinée profondément, bien qu’elle ne puisse avoir la moindre idée de ce qui se tramait réellement. Naotsugu et Jinya furent déconcertés par ce geste. Toujours aussi impassible, Jinya haussa à peine un sourcil.
— Je n’ai accompli nul acte qui justifie vos remerciements.
— Si. Mon fils semblait abattu depuis quelque temps, mais aujourd’hui, je le sens plein de vie. Pour une mère, c’est le plus beau cadeau.
Naotsugu ne cacha pas sa surprise. Elle l’avait constamment réprimandé pour ses recherches sur son frère, et il lui en voulait pour cela. Pourtant, elle s’inquiétait sincèrement pour lui. Réaliser cela lui fit honte.
— Je suis venu de mon plein gré. La gratitude que vous me témoignez me touche mais n’a pas lieu d’être, répondit Jinya avec une politesse mesurée.
— A-Allez, Jinya-dono, on y va, le pressa Naotsugu, un peu gêné.
Il entendit sa mère soupirer tendrement derrière lui, ce qui ne fit qu’accentuer sa gêne.
— Vous avez une mère admirable, dit Jinya une fois dans la chambre, ou plutôt, une fois à l’abri.
Son ton restait impassible, mais Naotsugu sentit que ses paroles étaient sincères.
— Pas du tout. Elle ne fait que me mettre dans l’embarras. Cela dit, je ne savais pas que vous pouviez parler aussi poliment.
Il changea de sujet, ne voulant pas s’attarder sur cet épisode avec sa mère. Il était réellement surpris qu’un rônin sache parler aussi formellement.
— C’est quelque chose que j’ai appris dans le passé, répondit Jinya.
— Oh ?
— Ce n’est rien d’important. Plus urgent : la fleur.
— Ah, bien sûr.
Naotsugu n’insista pas. Si Jinya ne souhaitait pas en dire plus, il ne pousserait pas. Il sortit la fleur qu’il avait trouvée dans la chambre de son frère. Il l’avait pressée dans du papier au moment où elle commençait à faner. Sa forme avait un peu changé, mais elle restait reconnaissable.
— Tenez.
Jinya prit la fleur et l’observa avec intensité. Son expression s’assombrit peu à peu.
— …C’est un narcisse, dit-il, la voix légèrement tendue.
Les narcisses n’étaient en soi pas rares. Pourtant, Jinya semblait bouleversé.
— Il y a quelque chose d’inhabituel avec ce narcisse ? demanda Naotsugu.
— Non. Enfin, il est juste un peu plus petit que je l’imaginais, je suppose.
La pièce, avec son sol en tatami, était propre et bien rangée. Une lampe de papier diffusait une lumière orangée qui faisait danser les ombres sur les murs. Naotsugu regarda à nouveau Jinya. Celui-ci avait retrouvé son calme.
— Miura-dono, pardonnez-moi d’insister, mais je dois en être sûr : vous êtes bien certain d’avoir trouvé cette fleur dans la chambre de Sadanaga-dono après sa disparition, au printemps ?
— O-oui.
— Je vois. Encore une chose : vous êtes sûr qu’il vous a dit vouloir aller rendre visite à sa fille avant de disparaître ?
— Oui, répondit Naotsugu.
Il ne comprenait pas où ces questions voulaient en venir. Il s’apprêtait à demander, mais Jinya prit la parole avant lui.
— J’ai le sentiment que cette « fille » pourrait être un démon, et que Sadanaga-dono a été emmené dans un lieu situé au-delà du monde des humains.
Il leva le narcisse devant lui.
— Et vous pensez que cette fleur vient du monde de ce démon ?
Jinya hocha la tête avec gravité. Naotsugu avait du mal à adhérer à une telle idée. Son frère avait disparu, certes, mais conclure qu’il avait été emporté hors de leur monde à partir d’une simple fleur lui paraissait un peu tiré par les cheveux.
— Mais… mes fleurs poussent un peu partout, non ? fit-il remarquer.
— Sans doute. Mais pourriez-vous me montrer la chambre de Sadanaga-dono ? Il y a peut-être un indice qui s’y trouve encore.
Les yeux de Jinya étaient graves, pénétrants. Il ne plaisantait pas. Après un bref silence, Naotsugu acquiesça.
— D’accord. Suivez-moi.
Il se leva, un peu tendu. Mais à sa surprise, Jinya resta assis.
— Désolé, pourriez-vous y aller en avance ?
— Hein ? Heu…
— Je vous rejoindrai sous peu. Attendez-moi dans sa chambre.
— Mais… vous ne savez pas où elle est…
— Ce n’est pas un problème.
Naotsugu resta perplexe. Jinya voulait qu’il le guide… mais lui demandait de partir seul ? Il ne comprenait rien à ses intentions, et pourtant, aussi étrange que cela paraissait, il lui faisait totalement confiance.
Son frère aîné existait bel et bien. Mais peu importe combien il s’efforçait de le prouver, personne ne le croyait. Pas même ses propres parents. Jinya, lui, y croyait. C’est pour cela que Naotsugu pouvait, à son tour, croire en lui.
— Est-ce… quelque chose de nécessaire pour résoudre cette affaire ? demanda-t-il.
— Oui. J’en suis persuadé, répondit Jinya sans la moindre hésitation.
Ce n’était pas un mensonge. C’était simplement quelque chose qui dépassait la compréhension d’un homme ordinaire.
— Je comprends. Alors j’y vais en premier.
Naotsugu quitta la pièce et s’engagea dans le couloir d’un pas résolu. Il ne montrait pas le moindre signe d’hésitation. Jinya le regarda s’éloigner, puis murmura d’une voix à peine audible :
— Désolé… mais rien ne dit que ma présence changera quoi que ce soit.
Seul, Naotsugu entra dans la chambre de son frère aîné, Sadanaga.
Les meubles n’avaient pas servi depuis longtemps, mais la pièce était propre, elle était régulièrement entretenue.
Son frère passait le plus clair de son temps à l’extérieur, et ne rentrait que pour dormir. Pour cette raison, la chambre ne révélait presque rien de sa personnalité. Le narcisse qu’il y avait trouvé était la seule fois où il avait vu une fleur dans cette pièce. En vérité, l’endroit paraissait plutôt vide, froid, sans âme. Un espace bien peu digne d’un homme destiné à hériter de la maison.
…Tiens, maintenant que j’y pense…
Une pensée lui traversa l’esprit. La chambre de son frère était toujours là. Alors pourquoi ses parents s’obstinaient-ils à dire qu’il n’avait jamais existé ?
Il réalisait seulement maintenant à quel point cette contradiction était absurde.
Comment avait-il pu ne pas s’en apercevoir plus tôt… ?
Ses réflexions furent interrompues par une odeur soudaine. Un parfum délicat, agréable.
Il l’avait déjà senti. Ici même, dans cette chambre.
Oui, c’était l’odeur de cette fleur blanche. Comment s’appelait-elle, déjà ?
…Un narcisse ?
Au moment où le nom lui revint, le parfum s’épaissit, devint presque étouffant. Il se sentit pris de vertige, sa vision se troubla. Sa tête semblait flotter, comme bercée par une mer invisible.
Qu’est-ce que c’était… ?
Il n’en savait rien. Mais il était sans défense face à cette sensation. Et ses genoux cédèrent.
— Un, nos regards vers Higan se posent…
Au loin, il crut entendre une comptine qu’on chantait à voix basse.
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[1] Le château d’Edo (江戸城, Edo-jō?), également appelé « château de Chiyoda » (千代田城, Chiyoda-jō?), est un château sur terrain plat construit en 1457 par Ōta Dōkan. Il fait aujourd’hui partie du palais impérial de Tokyo et se trouve dans l’arrondissement spécial de Chiyoda, à Tokyo.
[2] Le netsuke (根付) est un objet vestimentaire traditionnel japonais servant à maintenir les sagemono (littéralement « objets suspendus »). Le mot se décompose étymologiquement en ne (根?, « racine »), et tsuke (付?, « attacher »).
[3] Un daimyo ou daïmio (大名, litt. « grand nom ») est un titre nobiliaire japonais.
Ce terme désigne les principaux gouverneurs de provinces issus de la classe militaire qui régnaient sur le Japon sous les ordres du shogun, de l’époque de Muromachi (1336-1573), à celle d’Edo (1603-1868)
[4] Fondée au XVe siècle (par Gotô Yûjô), la lignée Gotô est l’une des maisons d’orfèvres les plus prestigieuses du Japon féodal.
[5] ¼ Koku = 30 min. Donc 1 Koku = 2h (approx). C’est une unité de mesure tombée en désuétude après l’ère Edo.