SotDH T2 - Chapitre 2 : Partie 5
Le Dévoreur (5)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Tout commença dans une mare de sang, entouré des cadavres de nombreux hommes. Quand mon esprit était enfin revenu à lui, j’étais déjà devenu un démon. Depuis, je n’ai cessé de chercher.
Chercher qui ? QUI ? Je ne sais pas. Mais je cherchais toujours.
Je croisai un homme pendant ma recherche, alors je le tuai. Je devais le faire. Les hommes devaient mourir parce que ce sont des hommes. C’est pour ça que je les tue à chaque fois que j’en vois. Je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais je n’ai pas non plus de raison de ne pas le faire. Et puis, ça me fait du bien. Alors ça doit être la bonne chose à faire.
Tous les hommes doivent mourir. Oui. Si je suis né démon, c’est sûrement pour les tuer, eux.
J’en avais tué un autre hier, mais ça ne m’a rien fait. Ça n’avait rien de rafraîchissant. J’étais nerveux, agité, irrité. Je voulais retrouver cette sensation. Alors je suis ressorti. J’ai recommencé à chercher.
Chercher qui ? QUI ? Je ne sais pas. Mais j’ai toujours cherché.
Je dois me dépêcher et rentrer.
Rentrer ? Rentrer où ? Je ne sais pas.
Mais il y a une chose dont j’étais sûr : je ne peux pas rentrer comme ça. Alors j’ai ramené une autre femme, ce soir, pour la manger. Ce n’est pas bon. Elles n’ont pas bon goût. Mais il faut que je mange des femmes. Ce corps de démon a besoin de certaines parties.
Je dois en manger beaucoup, encore et encore, pour pouvoir rentrer vite.
J’ai capturé une autre femme. Je l’ai amenée au vieux temple. Je l’ai laissée dans la grande salle. Une prostituée, je crois. Sa tenue est voyante. Je crois qu’elle s’appelait Yuunagi.
Yuunagi ? Son nom n’a pas d’importance. Je dois manger. Manger encore. Et rentrer.
Rentrer où ? Je ne sais pas. Je veux juste rentrer. Il faut que je tue plus d’hommes, que je mange encore plus de femmes pour pouvoir rentrer. Et plus vite. Il faut que je bouge plus vite, que je sois plus rapide pour rentrer au plus vite.
Je dois vite finir de manger cette femme pour pouvoir rentrer, moi aussi…
—Je me doutais que tu reviendrais ici, même après avoir été repéré la dernière fois. Ton esprit est aussi obtus que ne le laisse penser ta forme animale.
Une voix froide et rigide comme du plomb interrompit mon repas. Je me retournai, les yeux écarquillés par la surprise, mais il n’y avait personne.
C’est mon imagination ? Non. J’ai bien entendu cette voix. Quelqu’un est là.
Sssshwt.
Un bruit. Mon bras avait été tranché avant même que je ne m’en rende compte.
— Ahhhhh…
Il tomba au sol, coupé net.
Qu’est-ce que c’était ? Je comprends pas. Ça fait mal. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Je regardai autour de moi. Il n’y avait personne. Puis soudain, il apparut.
Mon cœur fut empli de joie. Je ne savais pas pourquoi, mais c’était sans doute parce que l’homme que je n’avais pas réussi à tuer la dernière fois était revenu. Une nouvelle chance de le tuer s’offrait à moi. Euphorique, je le fixai du regard. Un démon, armé d’un sabre, se tenait face à moi.
***
Un démon dévorant une femme se tenait devant Jinya.
Froid et concentré, il fixa sa cible. L’air du vieux temple, délabré, était saturé de poussière et de l’odeur du fer. Le démon était en plein repas, si bien que Jinya le surprit en lui tranchant un bras.
— Ahhhhh…
Le démon s’effondra au sol, puis bondit. Il s’élança contre les murs, le plafond, le sol, puis dans le vide, enchaînant les sauts, les coups de griffe et les esquives avec une aisance inhumaine. Sa vitesse défiait toute logique. Si c’était une course, Jinya aurait été laissé loin derrière.
—Tu es rapide, et tu peux même prendre appui sur l’air… Quel fléau.
Mais ce n’était pas une course. C’était un duel à mort. Et malgré sa vitesse, le démon ne parvenait pas à porter le moindre coup à Jinya. Il fonçait dans le vide, attaquait à côté, repartait aussitôt, et recommençait sans relâche, mais en vain.
—Mais cette fois, tu affrontes deux ennemis.
Il entendit la voix et frappa à nouveau, cette fois en s’approchant davantage. Pourtant, l’attaque ne toucha rien d’autre que l’air.
Mais c’était sans surprise. Car le démon ne voyait pas Jinya. Il ne percevait pas la moindre trace de lui. Mosuke lui avait prêté sa puissance, et Jinya était caché.
—Aaa, aaahhh… !
Le démon s’arrêta et grogna, irrité. Ou peut-être confus. Jinya profita de ce moment pour lever son invisibilité et se révéler, juste devant lui. Son bras gauche était affreusement gonflé, et ses yeux rouges, inhumains. Il avait tout d’un démon. C’était bien sa forme habituelle, mais un détail avait changé. Le côté droit de son visage était difforme, comme recouvert d’un masque noir de métal. Son œil droit était d’un rouge vif jusqu’à la sclère[1], exactement comme Mosuke quand il montrait sa vraie nature.
— Toi aussi… manges… ? demanda le démon, dévoreur de femmes, d’une voix chargée de malveillance, avant de bondir à nouveau.
Ses yeux renvoyaient une haine et une soif de meurtre sans fond, mais ses attaques ne touchaient toujours pas leur cible. Au moment où il s’arrêtait pour faire face à son adversaire, celui-ci avait déjà disparu.
La vitesse ne servait à rien face à un ennemi qu’on ne pouvait pas voir.
Il attaqua quand même, dépassa sa cible, et perdit une jambe dès qu’il toucha le sol.
— Aa, aaah… ?!
Pour la première fois, il exprima de la détresse. Il tenta de se dégager d’un coup de pied, mais chuta en avant, puis aperçut sa propre jambe rouler au sol. Son visage exprimait davantage le chagrin que la douleur, un mélange de confusion et d’effroi face à cette perte.
—L’invisibilité… c’est le nom du pouvoir contre lequel tu as perdu. Si sa haine ne l’avait pas freiné, je suis certain que même la lame de Mosuke aurait pu t’atteindre.
Il abaissa Yarai, sans la moindre émotion dans son geste.
Le démon ne résista pas. Il bougea à peine, comme si sa vie n’avait plus de valeur maintenant qu’il avait perdu sa jambe.
— Aaah.
Un cri faible, presque enfantin, s’échappa de ses lèvres, avant que Jinya ne le découpe en diagonal. L’épée grise s’enfonça ainsi dans sa chair.
Le démon s’effondra, sans un mot de plus. Toute sa frénésie d’avant n’avait été qu’une illusion.
***
Le silence retomba sur le temple délabré. Jinya abaissa les yeux vers le démon, puis annula son Invisibilité. Il ressemblait à un démon, tout aussi hideux que le tueur qu’il venait d’abattre. Il ne ressentait aucune joie dans cette victoire.
De toute façon, il ne l’avait remportée que parce qu’ils étaient deux contre un. Seul un imbécile s’enorgueillirait d’avoir gagné un combat inéquitable.
Jinya avait combattu de nombreux démons, aussi bien en tant qu’humain qu’en tant que démon. Mais la vitesse de celui-ci l’avait rendu particulièrement difficile à gérer. Cependant, il possédait ce pouvoir : celui d’effacer sa présence. Et ce démon, en dehors de sa vitesse, n’avait rien à opposer. Il n’avait aucune expérience réelle du combat, et il était totalement impuissant dès l’instant où il perdait sa cible. L’issue fut donc logique.
Leur affrontement avait soulevé des nuages de poussière et laissé des fissures dans le sol, les murs, et même le plafond, plongeant le temple dans un état encore plus pitoyable qu’auparavant. Jinya essuya le sang sur Yarai et rengaina son sabre. En regardant le démon, duquel commençait à s’élever une vapeur blanche, il déclara :
—Je ne sais pas si tu peux me comprendre, mais j’aimerais te poser une question.
Haletant, le démon se redressa. Ses yeux rouges fixaient Jinya. Ils n’exprimaient ni haine, ni volonté. Il ne semblait plus vouloir se battre.
Jinya reprit :
—Quand j’ai entendu parler pour la première fois des meurtres, on m’a dit que le nombre de corps ne correspondait pas.
Les victimes des meurtres étaient retrouvées dans un état atroce, leurs corps affreusement mutilés. Pourtant, il y avait toujours moins de cadavres que de personnes portées disparues, ce qui voulait dire que certains avaient été enlevés ou avaient disparu sans laisser de trace. C’est pour cette raison que les rumeurs lièrent rapidement le tueur à un démon.
—Mais Mosuke a dit qu’on avait retrouvé le corps de sa femme…
Compte tenu de ces rumeurs, le fait qu’un cadavre ait été retrouvé était étrange. Si les victimes enlevées réapparaissaient ensuite mortes, alors les chiffres auraient fini par s’aligner. Mais les histoires que Jinya avait entendues, d’un côté du propriétaire du restaurant Kihee, et de l’autre de Mosuke, ne concordaient pas. Pourtant, il avait du mal à croire que l’un des deux ait menti. Le restaurateur n’avait rien à gagner à mentir, et Mosuke, un démon, ne pouvait pas mentir. Alors que s’était-il passé ?
—Mosuke a aussi dit que tu avais mangé une femme, ce qui veut dire que tu es sans aucun doute responsable de toutes ces disparitions, mais ça ne colle toujours pas…
Le démon dévorait les femmes qu’il enlevait, ce qui signifiait qu’aucun cadavre n’était retrouvé. Mais cela ne correspondait pas avec le fait que le corps de la femme de Mosuke ait été découvert, présentant des signes d’agression sexuelle. Si tout ce que Jinya avait entendu était vrai, alors il n’y avait qu’une seule explication possible pour résoudre cette contradiction.
—Tu es celui dont parlent les rumeurs, mais tu n’es pas celui qui a tué la femme de Mosuke. Dis-moi alors, qu’est-ce que tu es vraiment ?
La femme de Mosuke avait été enlevée il y a un mois et retrouvée morte dix jours plus tard, mais les rumeurs concernant le tueur n’avaient commencé que très récemment. À l’origine, on disait qu’il s’agissait d’un meurtrier qui tuait des hommes et agressait sexuellement des femmes, mais ces rumeurs furent vite remplacées par celles d’un démon qui tuait des hommes et mangeait des femmes. Qu’était-il arrivé au premier tueur ? Et d’où venait ce démon ? Jinya attendit la réponse du démon. Un silence s’étira, semblant durer une éternité.
— Corps… murmura faiblement le démon. — Il me faut… un corps… Ces mots n’avaient aucun sens, peut-être parce que l’esprit du démon était trop limité pour formuler autre chose. Il ne dit rien de plus, et le silence retomba.
Jinya se dit qu’insister ne mènerait à rien, mais posa tout de même une dernière question, au cas où.
—Avant de partir, dis-moi ton nom.
— Ha…tsu… répondit le démon d’une voix faible.
—Hatsu…
Jinya ne s’attendait pas à une réponse. Pourtant, il grava ce nom dans sa mémoire et jura d’en porter le poids, car il avait pris la vie de ce démon. Il le saisit par le cou et le releva à hauteur de son regard.
— Ah…
Les yeux du démon le fixèrent sans haine, ni peur. C’était cela qui rendait la tâche plus difficile. Ce qu’il allait faire était bien pire qu’un simple meurtre. Cela aurait été plus facile s’il avait été détesté.
—Tu m’as demandé tout à l’heure si moi aussi je mangeais les autres.
Jinya ne montrait rien sur son visage. Il n’était pas sans émotions, mais il n’osait pas les montrer. C’était son choix. Montrer sa douleur aurait été une tentative de se faire pardonner.
—Tu avais raison. Tout comme tu as dévoré ces femmes, moi, je dévore les démons.
La vérité, c’est qu’il avait compris depuis peu que ce démon-là n’aurait jamais dû être la cible de la vengeance de Mosuke. Mais cela n’avait pas d’importance pour Jinta.
— Gah… ?!
Son bras gauche se mit à pulser. Le démon, s’évaporant lentement en une vapeur blanche, gémit de douleur, causée par autre chose que ses blessures.
—Je vais maintenant dévorer ton pouvoir.
— Agh… ah… Le démon comprit ce qu’il se passait, mais ne pouvait rien faire pour l’empêcher.
—Fulgurance… Une capacité qui te permet d’augmenter ta vitesse pendant un court instant. Tu peux même t’en servir pour prendre appui sur l’air au moment de l’activer. Intéressant.
Le savoir du démon afflua dans Jinya. Son bras gauche difforme contenait le pouvoir d’Assimilation, lui permettant d’absorber d’autres êtres vivants. Tant que le lien était établi avec sa cible, il pouvait accéder à ses souvenirs et à sa mémoire. Ce peu que le démon avait connu s’écoula par son bras et se grava dans son esprit.
Ce démon n’était né que récemment. La plupart des démons ne développaient leur pouvoir propre qu’au bout de cent ans. Celui-ci faisait partie des rares exceptions, né avec.
Encore davantage de souvenirs s’engouffrèrent en lui, et il apprit finalement l’origine de ce démon. D’abord, il ressentit une peur violente. Deux hommes attaquaient une femme, lui arrachaient ses vêtements, lui couvraient la bouche. Impuissante, elle subissait. Elle sentait leurs mains sur sa peau, sentait qu’on la pénétrait, et entendait les rires des hommes tandis qu’elle cessait d’être perçue comme une femme ou un humain, elle n’était plus qu’un outil de leur désir. À la fin, ils la tuèrent, puis jetèrent son corps dans la rivière.
C’est là que ses souvenirs s’arrêtèrent. Ou plutôt, ses souvenirs en tant qu’être humain. Il ressentit un vide écrasant et une haine grandissante, tandis que le corps de la femme disparaissait, ne laissant derrière lui que ses émotions, devenues démon.
—C’est donc ce que tu es…
Le démon était une femme, violée et tuée par deux hommes, ou plutôt, ce démon était la forme que prit la rancune persistante de cette femme, sa détresse, sa haine incarnée.
C’était pour cela qu’elle tuait les hommes. Elle s’était perdue dans sa haine, ne voyant en chaque homme qu’un reflet de ceux qui l’avaient agressée et tuée. Et chaque nuit, elle repartait, cherchant encore, pour tuer d’autres hommes.
— Je dois continuer à chercher…
Elle dévorait les femmes, sans doute guidée par l’instinct de redevenir ce qu’elle était. Elle voulait sûrement redevenir humaine, comme avant d’être tuée pour avoir été un démon.
Mais seules ses émotions étaient devenues démon, elle n’avait donc pas de corps. Elle pensait pouvoir en créer un nouveau. Elle enlevait de jeunes femmes et consommait leur chair. Elle mangeait, encore et encore, croyant aveuglément pouvoir ainsi retrouver une enveloppe humaine.
— Je dois rentrer…
Tout cela pour redevenir ce qu’elle avait été. Elle ignorait où elle voulait rentrer, ou ce que cela signifiait, mais elle comprenait, au fond, qu’elle voulait retourner quelque part. Pour cela, elle enlevait, tuait, encore et encore, poursuivant cet espoir.
—Tu voulais juste que les choses redeviennent comme avant, hein ?
Le démon ne voulait que retrouver le bonheur qu’elle avait perdu.
—Même si c’est impossible…
Ce qui est perdu l’est à jamais. Peu importe à quel point on le désire, il ne revient pas. Une vérité simple, mais que ce démon refusait d’accepter. Elle cherchait malgré tout un bonheur disparu. Une quête si triste, et pourtant, peut-être même enviable. Peut-être aurait-elle été plus heureuse à simplement disparaître, en paix. Une émotion s’éveilla en Jinya, mais il ne savait pas s’il s’agissait de pitié ou d’envie.
— …Pourquoi ?
Il reprit ses esprits et croisa les yeux rouges du démon, qui le regardaient, interrogateurs.
— Toi… pourquoi ? manges démons… et ensuite ? Pourquoi ?
Ce n’était pas du sarcasme, mais une véritable question. Elle mangeait pour redevenir humaine. Mais lui ? Que cherchait-il en dévorant les démons ? Pour elle, Jinya était un monstre incompréhensible.
— Aaah… aaaah…
Un soupçon de tristesse scintillait dans ses yeux. Mais cela ne dura pas. Sa conscience se dissipa bientôt. Dans une grimace douloureuse, elle murmura dans un souffle délirant :
— Plus vite… je dois chercher plus vite… rentrer…
À ses côtés. Le démon s’effaça dans le néant, ne laissant derrière qu’un souhait jamais réalisé.
Jinya était désormais seul dans le temple.
Il regarda sa main droite. Sa peau était devenue indigo foncé, semblable à du bois brûlé. Il y avait de grandes chances que le reste de son corps ait subi le même changement. C’était l’effet de l’absorption du démon. Il avait franchi une nouvelle étape, irréversible.
Le silence pesant du temple donnait à l’endroit un air lugubre. Cela lui rappela une époque lointaine, faisant remonter un souvenir enfoui.
— Humain, pour quelle raison manies-tu ta lame ?
Même après toutes ces années de combats, il n’avait toujours pas trouvé de réponse. La haine habitait toujours en lui, mais il voulait aussi pardonner à Suzune. En tant qu’humain, il voulait l’arrêter. Pour cela, il lui fallait au moins la force de le faire. C’est pourquoi il pouvait piétiner les désirs des autres, même si cela le rapprochait chaque fois un peu plus de ce qu’est un démon.
—Vraiment, pourquoi est-ce que je fais tout ça ? murmura-t-il avec un sourire amer.
Shirayuki… si je continue comme ça, est-ce que je finirai par trouver ma réponse ?
Personne ne vint lui donner cette réponse.
Sans le réaliser, il était devenu seul.
***
Quelques jours plus tard, Jinya se rendit dans la maisonnette où résidait Mosuke. Dans sa main droite, il tenait une autre bouteille de saké importé de Kamigata. Il n’y avait pas de réelle raison à ce geste, mais cela lui semblait naturel.
Il fit coulisser la porte de la petite pièce unique et trouva l’endroit aussi exigu et familier qu’avant, au point qu’il s’attendait presque à voir Mosuke apparaître d’un instant à l’autre en disant : « Oh, bonjour. Entre donc », avec un large sourire.
—Oh, bonjour. Vous êtes une connaissance de Mosuke-san ?
Surpris, Jinya se retourna brusquement, croyant un instant que Mosuke était vraiment revenu. Mais il tomba face à une femme qui ne lui ressemblait en rien. Elle semblait dans la trentaine, un peu forte, avec une présence rassurante de mère protectrice.
—Ah, oui, c’est bien ça, répondit Jinya.
—Eh bien, il est parti depuis quelques jours. Vous auriez une idée d’où il pourrait être ?
Il baissa les yeux, incapable de se résoudre à lui dire la vérité. La femme interpréta son silence comme un « je ne sais pas » et poussa un soupir.
—Je vois… Il a l’air plutôt abattu depuis la mort de Hatsu-san. J’espère seulement qu’il n’a rien fait de dangereux.
— …Hatsu-san ?
—Hein ? Oh, vous ne connaissiez pas son nom ? Hatsu-san, c’était la femme de Mosuke. Ils étaient bien connus dans le quartier pour être inséparables.
Maintenant qu’elle le disait, Jinya se rendit compte qu’il n’avait jamais su comment s’appelait la femme de Mosuke. Hatsu… Ce nom résonnait en lui, et il aurait préféré ne jamais le reconnaître.
Mais ce n’était pas une vérité qu’il pouvait fuir. Le démon qu’il avait tué portait le même nom. Coïncidence ?
La femme continua :
— Elle était folle amoureuse de Mosuke. Elle se retirait toujours de nos discussions en disant qu’elle devait rentrer au plus vite pour retrouver son mari. Elle ne méritait pas ce qui lui est arrivé… Oh, pardon, vous n’avez sûrement pas envie d’entendre ça.
— Ce n’est rien.
Elle ne méritait pas quoi ? pensa-t-il, sans toutefois oser poser la question. Il avait compris. Ce nom n’était pas une coïncidence. Il repensa aux paroles du démon. Cette voix répétitive, obsédée par les mots « chercher » et « retour ». Il s’était toujours dit qu’elle cherchait les hommes responsables de sa mort… et si ce n’était pas ça ? Peut-être que ce qu’elle cherchait, ce à quoi elle voulait revenir, étaient une seule et même chose.
Peut-être qu’elle cherchait Mosuke…
Mais qu’est-ce que ça changeait, maintenant ? Quelle que soit la vérité, elle ne modifierait rien. Ce qui est perdu l’est à jamais. Certaines choses ne peuvent être défaites, peu importe à quel point on tentait de s’y accrocher.
— Qu’est-ce que vous avez là ? demanda la femme, désignant la bouteille dans sa main.
— Du saké. Je voulais le partager avec Mosuke, mais on dirait que je n’en aurai pas l’occasion, répondit-il.
C’était la véritable raison de son retour ici. Il avait plus d’affection pour cette amitié qu’il ne l’avait réalisé. Les souvenirs de saké partagé avec Mosuke lui suffisaient pour faire tout ce chemin, uniquement pour retrouver ce goût dans sa mémoire.
— En fait, pourriez-vous laisser ça en offrande sur la tombe de Hatsu-dono pour moi ? demanda-t-il sans vraiment y réfléchir.
— Hein ? Euh, je ne crois pas que Hatsu-san buvait…
— Ce n’est pas grave, dit-il en lui tendant la bouteille de force.
Personne ne saurait ce qu’il était advenu de Mosuke, donc personne ne pleurerait sa disparition. Mais au moins, Jinya pouvait laisser la boisson préférée de Mosuke sur la tombe de sa femme. Nul ne savait où l’âme de Mosuke s’était rendue après avoir été absorbée par le bras gauche de Jinya, mais si, par un infime miracle, elle errait encore dans ce monde, alors elle retrouverait peut-être un jour le chemin vers la tombe de Hatsu.
Elle, qui avait tant voulu le rejoindre, il était certain que lui aussi, désormais, souhaiterait être à ses côtés.
— Ce serait dommage de boire un aussi bon alcool tout seul, dit Jinya.
Tout cela n’était qu’un geste vide de sens, bien sûr. L’esprit que cela consolerait ne serait ni celui de Mosuke, ni celui de Hatsu, mais celui de Jinya lui-même. Pourtant, il le fit quand même, peut-être par espoir, l’espoir que l’âme de Mosuke puisse être réunie à celle de sa femme pour l’éternité.
— Merci d’avance.
— Hein ? Heu…
Il se retourna, un faible sourire aux lèvres, et quitta la maisonnette. L’éclat du printemps lui aveugla un instant les yeux, les rayons doux du soleil réchauffant son visage. Les dernières traces de l’hiver s’étaient effacées, laissant place à la douceur du printemps.
— Adieu, Mosuke, murmura-t-il.
Leur amitié avait été courte, mais réelle.
Lorsqu’il boirait sous la lune, il se rappellerait ce compagnon de beuverie, et combien sa compagnie rendait le saké encore meilleur.
***
Deux ombres avançaient d’un pas nonchalant dans l’obscurité du crépuscule.
— La chaleur est enfin retombée un peu. Tu crois que c’est pas l’heure d’un nouveau tour ?
— Heh heh, et si on visait une plus jeune cette fois ?
Les deux hommes échangèrent un sourire mauvais voire vulgaire, tandis qu’ils parlaient de choses abjectes. Ils avaient déjà enlevé et violé plusieurs femmes, sans jamais avoir été inquiétés par la justice, et menaient une vie normale en apparence.
— C’est fou comme les gens sont bêtes. Ils croient tous que c’est à cause d’un démon, que les femmes sont enlevées par magie.
— Ça m’arrange ! Tant qu’on accuse les démons pour tout, on est tranquilles. Merci les démons !
— Ouais, merci les démons !
Ils gloussèrent. Quelle que soit l’époque, il y avait toujours des ordures irrécupérables dans leur genre.
— Bon, on part sur quoi cette fois ?
— Un peu comme la dernière serait parfait. Rien de mieux qu’une femme mariée.
— Beurk, t’as vraiment des goûts de chiotte.
— Quoi ? Elles se débattent plus. Ça te donne un vrai sentiment de domination, tu vois ? D’ailleurs, la dernière, c’était la meilleure. J’en avais pas eu assez, surtout la façon dont elle se débattait et appelait son mari tout du long : « Mosuke, Mosukeee », ha ha—
Le récit fanfaron de l’homme s’interrompit net lorsque sa tête se détacha et tomba au sol.
— Hein ?
Il n’y eut qu’un souffle de vent avant que la tête ne roule. L’autre homme regarda autour de lui, mais ne vit personne. Pourtant, la coupure au cou était nette, comme faite par une lame.
L’homme tremblait, incapable de comprendre ce qu’il voyait. Les humains ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas. Face à l’inconnu, la peur s’impose.
— Aaa—ngh… ck… ?
Il tenta de crier, mais il était déjà trop tard. Avant même d’avoir saisi ce qui se passait, son corps fut tranché en deux.
Il tomba sur le dos, et juste avant de quitter ce monde, il entendit une voix aussi froide que le plomb :
— C’est fait, Mosuke.
Un bruit humide accompagna la dague qui s’enfonça dans sa poitrine, droite comme une pierre tombale.
Ces deux hommes furent les dernières victimes du tueur invisible qui hantait Edo. En fin de compte, l’auteur ne fut jamais identifié. Ceux qui avaient disparu ne revinrent jamais, et aucun des mystères entourant les meurtres ne fut élucidé.
Avec toutes les rumeurs de démons et d’enlèvements surnaturels, cette suite d’incidents serait simplement retenue comme l’une des nombreuses histoires étranges de l’époque.
Un recueil de la fin de l’ère Edo intitulé Contes folkloriques du Japon ancien immortalisa ces événements sous forme d’une brève histoire : « Le démon invisible de la ville-temple ».
On y parlait d’un tueur invisible rôdant dans les rues pour décapiter les gens. Mais la vérité, elle, disparut à jamais.
Et une fois encore, le temps poursuivit son cours.
Le printemps touchait à sa fin.
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[1] Couche externe, blanche et résistante du globe oculaire