SotDH T2 - Chapitre 2 : Partie 2

Le Dévoreur (2)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Un chien fit un hurlement au loin. La nuit s’obscurcissait peu à peu, et la lune était désormais voilée par un mince nuage de soie quand Jinya la vit pour la dernière fois. La pièce où il se trouvait n’avait pas de fenêtre pour regarder dehors, mais il était certain que les rues d’Edo furent bercées à cet instant d’une lumière pâle.

Il était assis dans une pièce d’environ quatre tatamis et demi, autrement dit, un petit espace. Le tatami était vieux, les murs décolorés. L’endroit avait visiblement été construit et habité depuis longtemps, à en juger par le désordre ambiant.

—…Tu vis ici ? demanda Jinya, mi stupéfait, mi incrédule.

L’endroit où Mosuke l’avait mené était une maisonnette en enfilade, dans une ruelle proche de la rivière Kanda. Les maisons alignées avaient leur façade sur la rue principale, mais celles donnant sur l’arrière étaient destinées aux citadins plus pauvres, qui ne pouvaient se permettre qu’une seule pièce.

—Bien sûr. Avec le temps, même un démon finit par savoir comment paraître humain, répondit un homme, en posant une tasse remplie d’un liquide clair devant Jinya.

—Certains démons vivent même parmi les humains. Nous sommes peut-être incapables de mentir, mais nous pouvons encore dissimuler la vérité. En fait, n’est-ce pas ce que tu fais toi aussi ?

Le kimono à manches courtes de l’homme était couvert de pièces de tissu cousues à la main, et ses cheveux étaient noués en un chignon traditionnel. Difficile à croire, tant il ressemblait à un simple citadin malchanceux. Et pourtant, il s’agissait bien de Mosuke, le démon que Jinya avait rencontré il y a peu. Mosuke vivait ici, dissimulé sous une apparence humaine. Même la couleur de ses yeux — un brun foncé parfaitement ordinaire — ne trahissait rien. Ce n’était pas un démon supérieur pour rien car son déguisement était irréprochable.

—Ne t’inquiète pas, ce n’est pas empoisonné ni rien.

—Le poison ne me tuerait pas de toute façon, dit Jinya. —Merci.

Il prit la tasse et constata qu’elle contenait de l’alcool et non du thé. Il en but une gorgée. C’était bien trop léger. De l’alcool bon marché, coupé à l’eau. Un bol de soba coûtait seize mon, mais une bouteille de saké tournait autour de trente mon. Une somme considérable, sauf pour les plus aisés. Ainsi, les gens ordinaires coupaient généralement leur alcool avec de l’eau.

—Permets-moi de me représenter. Je suis Mosuke, un humble citadin de cette maisonnette.

—…Et un démon, en réalité.

—Oui. Malgré cette vie modeste, j’ai survécu plus d’un siècle avant de devenir un démon supérieur.

Mais Mosuke n’avait en rien l’allure d’un démon supérieur. En réalité, il semblait même plus faible que la majorité des démons inférieurs que Jinya avait affrontés.

—Pour un démon supérieur, tu es plutôt… dit Jinya, hésitant à être trop direct.

—Faible ?

—…Ouais, c’est ça.

Mosuke ne sembla pas s’en formaliser.

—Bien sûr. Être un démon supérieur n’a rien à voir avec la force. C’est juste un terme pour désigner les démons qui ont éveillé un pouvoir unique. Il y a bien des démons supérieurs plus lents et plus faibles que les démons inférieurs, comme moi.

Maintenant qu’il y repensait, le démon doté de la Clairvoyance que Jinya avait rencontré autrefois n’était pas particulièrement fort. Il semblait donc que même sans un pouvoir offensif, un démon pouvait être classé comme supérieur, tant qu’il avait une capacité.

Rassuré, Jinya aborda enfin le vrai sujet.

—Très bien, soyons clairs… Tu n’es pas le tueur, n’est-ce pas ?

—Je ne le suis pas. Et toi non plus, si j’ai bien compris.

Jinya fixa les yeux de Mosuke. L’homme soutint son regard sans fléchir. Si c’était de la comédie, il était bon acteur. Pour l’instant, Jinya en resta là.

—D’accord. Je te crois.

—Merci beaucoup

—On dirait que tu essaies de traquer ce tueur. Ou plutôt, le tuer, vu que tu ne t’es même pas arrêté pour m’interroger. Pourquoi ?

—Une rancune personnelle, répondit Mosuke fermement, sans la moindre hésitation.

Peut-être attendait-il cette question depuis le début, ou bien sa rancune était-elle simplement tout ce qui comptait pour lui. Il avait l’air calme, mais sa voix était froide.

—As-tu entendu parler des rumeurs de disparitions mystérieuses ?

—Oui. Le nombre de disparus ne correspond pas au nombre de corps retrouvés après le passage du tueur, alors les gens pensent que certains sont enlevés ou emportés, c’est bien ça ? Tout à l’heure, j’ai entendu une femme crier, mais je n’ai pas trouvé son cadavre.

—Elle a été enlevée, dit Mosuke d’un ton neutre. —Jusqu’à présent, le tueur n’a tué que des hommes, et enlève toutes les femmes, sans exception.

Jinya lança à Mosuke un regard interrogateur, se demandant comment il pouvait en être aussi sûr. Mosuke se mordit violemment la lèvre. Un court silence tendu s’installa. Puis il baissa la tête avant de s’exprimer sur un ton las.

—Ma femme a été prise elle aussi.

Ses épaules tremblaient, ses yeux s’embuèrent, ses mains se crispèrent. La rage qui émanait de lui balaya tous les derniers doutes de Jinya, Mosuke n’était pas le tueur. Une telle colère ne pouvait être feinte.

—C’était une humaine, et pourtant elle aimait un démon comme moi. Elle était si gentille. Mais un soir, il y a un mois, elle a disparu. On l’a retrouvée morte, son corps flottant sur la rivière Kanda, une dizaine de jours plus tard. Un fonctionnaire du bureau du magistrat m’a dit qu’il y avait eu des signes d’agression sexuelle.

Des hommes tués, des femmes enlevées, et la femme de Mosuke retrouvée morte et agressée sexuellement. Si tout cela était vrai, alors il ne s’agissait sûrement pas simplement de disparitions inexpliquées. Il se passait quelque chose de bien plus monstrueux.

—Tu trouves mon histoire difficile à croire ? demanda Mosuke.

—Non, je te crois. Nous, les démons, sommes incapables de mentir, répondit Jinya.

—C’est vrai.

Mosuke vida sa tasse d’une traite, puis déclara d’un ton ferme :

—C’était une belle âme, du genre à toujours penser aux autres avant sa personne. Même aimer un démon comme moi… Elle ne méritait pas une fin pareille.

Le poing de Mosuke se serra, et une vague de colère émana de lui. Jinya comprenait cette rage. Il savait ce que c’était que de perdre la femme qu’on aime. Et pourtant, il ne ressentait aucune compassion pour Mosuke.

—Jinya-san, poursuivit Mosuke. —Je vis déguisé en humain à présent, mais ça ne veut pas dire que j’aime les humains. À force de vivre parmi eux, j’ai appris à connaître leur laideur. Malgré tout, j’ai réussi à aimer une femme qui acceptait ma forme grotesque. Mais aujourd’hui, j’ai une telle rage envers ce tueur qui l’a souillée et me l’a arrachée que je ne sais plus quoi faire de cette colère.

Il lutta pour contenir quelque chose qui montait en lui. Ses yeux étaient injectés de sang, sa mâchoire crispée. Le voir ainsi faisait peine à voir.

L’émotion que ressentait Jinya à cet instant n’était pas celle qu’il aurait dû éprouver. Ce n’était pas de la compassion, mais une forme d’envie.

Il enviait Mosuke, qui avait un but clair vers lequel diriger sa haine.

Il enviait cette détermination de Mosuke, si différente de sa propre colère, confuse et hésitante.

Il enviait cette haine si limpide.

Jinya prit conscience de cette jalousie et tenta de la noyer dans le saké. L’alcool était coupé à l’eau, mais la sensation de le sentir couler dans sa gorge était agréable.

—Je vois… dit-il simplement.

—C’est pour ça que je ne veux pas de ton aide. Si ce tueur doit mourir, ce sera par ma main, et par la mienne seule.

—Hm…

Jinya ne pouvait pas se résoudre à accepter cette demande. Lui aussi avait ses propres raisons de vouloir tuer ce meurtrier, ou plutôt, ce démon. Même en connaissant la profondeur de la haine de Mosuke, Jinya n’était pas prêt à abandonner aussi facilement. Après un court silence, Mosuke demanda :

—Qu’est-ce que tu cherches, Jinya-san ?

Il scrutait son visage, essayant de lire dans son expression.

—Eh bien, si le tueur est vraiment un démon, alors je veux le tuer moi-même.

En vérité, l’objectif de Jinya se situait après la mort du démon. Mais il n’en dit pas plus.

—…Je vois. Alors, au lieu de nous gêner mutuellement, que dirais-tu de collaborer pour le trouver ? On peut se séparer, puis se retrouver pour partager nos informations. Je te demande seulement de me laisser l’achever moi-même.

C’était sans doute le meilleur compromis que Mosuke pouvait accepter. Jinya n’était pas impoli au point de refuser cet effort, alors il hocha la tête :

—Très bien, ça me va. Mais es-tu vraiment sûr de vouloir être celui qui le tue ?

—Tu doutes de moi ?

—Non. Mais je doute de ta détermination, répondit Jinya en plissant les yeux. —Qu’on soit démon ou humain, il est difficile de prendre la vie d’autrui. Seras-tu capable d’accepter ce que tu as fait après avoir tué dans un accès de colère ?

—Je…

Mosuke hésita.

—Moi je peux. Je tue depuis longtemps. Mais tu n’es pas comme moi. Si tu ressens ne serait-ce qu’un doute au moment du passage à l’acte, alors je te conseille de reconsidérer la chose. Et comme le destin fait bien les choses, tu as devant toi un type capable de tuer sans la moindre hésitation. Il n’y a aucune raison que tu te salisses les mains.

Mosuke réfléchit un instant, puis secoua la tête. Il fronça les sourcils, la mâchoire serrée.

—Merci beaucoup pour ta proposition, mais au fond, je ne suis qu’un démon. Et j’ai déjà fait de la vengeance de ma femme ma seule raison d’exister, alors…

—Alors tu iras jusqu’au bout, même si cela doit te coûter la vie… c’est bien ça ?

—Oui. C’est ça, être un démon. Si je ne tue pas celui qui a tué ma femme, je ne pense pas pouvoir continuer à vivre.

Jinya avait toujours su ce que Mosuke allait répondre. C’était dans la nature des démons. Mais même ainsi, il ne pouvait s’empêcher de penser : Tu n’as pas besoin de te laisser consumer par la haine. Il existe d’autres chemins.

Peut-être ces mots s’adressaient-ils à lui-même, au fond.

—Je vois. Je ferai de mon mieux pour respecter ton souhait, répondit Jinya. —Cependant, si je tombe sur le tueur en premier, je n’aurai peut-être pas le choix.

—Je comprends. Je ne pourrais que maudire ma malchance si cela arrive. Je ne t’en tiendrai pas rigueur, dit Mosuke avec un sourire.

Était-ce pour paraître fort ? Ou pour ménager Jinya ? Impossible de savoir. Mais son amertume — plus forte encore que sa colère — était visible.

Jinya eut la délicatesse de fermer les yeux, sans rien dire.

Le lendemain, ils commencèrent à fouiller Edo de nuit.

Ils ne parvinrent pas à mettre la main sur le tueur, ne tombant que de temps à autre sur les lieux de ses attaques, bien trop tard.

—Le tueur ? Désolé, je ne sais rien du tout à ce sujet.

—Aucune idée. Je n’ai rien vu moi-même.

—Et pourquoi je vous répondrais, hein ? Vous êtes qui vous, au juste ?

Ils interrogèrent plusieurs personnes, sans succès. C’était leur troisième nuit de recherche, sans le moindre progrès.

—Encore une nuit à tourner en rond, hein ? Pas de bol, dit Mosuke.

—C’est comme ça, répondit Jinya.

—Je suppose. On va devoir continuer, pas le choix.

Les deux hommes se retrouvèrent en pleine recherche pour échanger leurs informations, mais aucun d’eux n’avait rien de notable à partager. Ils ne trouvèrent aucune piste cette nuit-là non plus, et rentrèrent bredouilles chez Mosuke. Une fois là-bas, ils s’assirent face à face et partagèrent un verre, c’était leur troisième nuit ainsi.

Mosuke semblait avoir mis de côté ses pensées de vengeance en buvant, affichant une mine plutôt détendue. Quand Jinya lui demanda pourquoi, Mosuke répondit :

—Rien ne vaut un verre partagé avec l’un des siens.

Jinya comprenait ce sentiment. Lui et Mosuke étaient deux démons vivant parmi les humains. Pour eux, il était rare de trouver un compagnon avec qui l’on pouvait être soi-même, sans rien cacher. Même Jinya se surprenait à apprécier cette compagnie.

—Aaah… C’est ce qu’il fallait, dit Mosuke après avoir bu d’une traite.

Ce soir-là, ce n’était pas un alcool bon marché, mais un saké raffiné importé de Kamigata, que Jinya avait acheté. Les techniques de brassage n’étaient pas très développées dans la région d’Edo et la plupart des sakés y étaient troubles et peu raffinés.

C’est pourquoi le bon saké clair devait venir de Kamigata, ce que les gens appelaient Kyoto et ses environs. Le saké de Kamigata était un luxe que peu d’hommes pouvaient s’offrir, mais le dernier travail de Jinya avait été bien rémunéré, alors il s’était un peu permis des largesses.

—Merci d’avoir pris quelque chose d’aussi bon, dit Mosuke.

—Ce n’est rien. C’est normal de partager un peu maintenant. Tu m’as bien payé quelques tournées ces dernières nuits, répondit Jinya.

De toute façon, le bon saké était meilleur à deux, pensa-t-il.

Le saké était excellent. Même sans encas pour l’accompagner, il valait bien son prix. Cela faisait combien de temps que Jinya n’en avait pas autant savouré ? Ils n’avaient rien trouvé ce soir-là, et pourtant, leurs visages disaient tout le contraire.

—Au fait, pourquoi tu chasses les tiens ? demanda Mosuke.

La question semblait lui avoir échappé sans qu’il y pense vraiment. Mosuke agissait par vengeance, mais Jinya avait dit vouloir tuer le meurtrier même s’il était un démon, ce qui n’était pas banal.

Jinya se figea. Que devait-il répondre ? Devait-il révéler à Mosuke qu’il avait été humain autrefois ? Mais démons et humains ne s’accordaient pas, comme l’huile et l’eau. Et il ne voulait pas que ces soirées partagées prennent fin.

Il hésita un instant. Un court silence s’installa. Puis il prit une décision rapide, déclarant sobrement :

—J’étais humain, autrefois. Je suis devenu démon à cause de la haine née lorsque l’un d’entre eux a tué la femme que j’aimais. Mais mes valeurs restent proches de celles des humains. C’est pour ça que je trouve normal de tuer les démons qui nuisent à ces derniers.

Il but une gorgée. Il tenait à ce lien avec Mosuke, et c’était la raison pour laquelle il ne voulait pas lui mentir. Si cela devait mettre un terme à leurs nuits de partage, ainsi soit-il.

—Je vois. Tiens, laisse-moi te resservir une coupe, dit Mosuke, qui ne montra aucun signe de rejet. Il remplit la tasse de Jinya.

Jinya fut surpris. Il s’attendait à au moins une petite réaction

—Ça ne te dérange pas ?

—Non. Nous, les démons, sommes en général plutôt individualistes. Ce n’est pas rare d’entendre parler de démons tuant les leurs. Et puis, on n’est pas assez vertueux pour se soucier de la mort d’inconnus, répondit-il avec un sourire. —J’ai plus de considération pour mes compagnons de beuverie que pour un type que je n’ai jamais vu.

Jinya était un démon qui chassait d’autres démons pour des raisons humaines. Une telle hypocrisie aurait dû dégoûter, pensait-il. Mais apparemment, ce n’était rien de plus qu’un sujet de discussion parmi d’autres, autour d’un verre.

—Mais j’ai été humain, dit-il.

—Peu importe ton passé. Tu es un démon maintenant, et c’est pour ça que tu es mon égal.

—Je suppose… murmura Jinya, qui avait encore du mal à accepter cela, tout en détournant le regard.

Mosuke éclata de rire en voyant sa mine et vida sa coupe. Il laissa échapper un soupir bien odorant et, le ton joyeux mais la prise ferme, il déclara :

—Tu sais que le coucou pond ses œufs dans d’autres nids d’oiseaux ?

—Ah bon ?

—Oui. Les autres oiseaux font tout pour élever ces petits, alors qu’ils ne sont pas les leurs. Et les coucous grandissent en croyant que ces oiseaux sont leurs vrais parents. Pour eux, ce qui compte, c’est ceux qui les ont élevés. C’est bizarre, non ? Un oiseau peut ignorer les circonstances de sa naissance, mais nous, on n’y arrive pas.

Mosuke parlait avec entrain. Il était jovial tandis que Jinya remplissait sa coupe, qu’il avala d’une traite ensuite comme s’il s’agissait d’un mets délicat. C’était peut-être sa manière à lui d’essayer de remonter le moral de Jinya. Ce dernier lui rendit un sourire en guise de remerciement.

Mosuke poursuivit :

—Peu importe qu’on soit né démon, humain, ou autre. Si tu es un démon, alors tu es un démon. C’est aussi simple que ça. Les seuls à se soucier de catégoriser les gens par origine, ce sont les humains.

—Je ne peux pas dire le contraire, répondit Jinya, un sourire en coin.

Il porta le saké à ses lèvres. Le goût était toujours aussi agréable.

— Tu tues des démons pour protéger les humains ? s’enquit Mosuke.

—Non, répliqua Jinya sans aucune once d’hésitation.

Il n’avait pas su protéger la femme qu’il aimait, et avait même blessé les siens. Un homme comme lui n’avait aucune prétention d’être un protecteur.

—J’ai beaucoup de raisons, mais là, c’est surtout pour l’argent.

—Ah, l’argent.

—Les humains détestent les démons. À tel point qu’ils veulent les voir morts dès que des rumeurs circulent. Je prends l’argent de ces gens-là pour traquer et tuer des démons… Tu trouves ça honteux ?

—Pas du tout. Tu n’es pas du genre à agir sans raison. Tu t’en prends surtout à ceux qui font du mal aux humains, non ? Sinon, pourquoi tu m’aurais laissé en vie ? Et puis…

Mosuke avala une bonne gorgée, exagérant le geste en se penchant en arrière.

—Je n’ai pas trop mon mot à dire, surtout quand je bois un saké acheté avec cet « argent sale », hein ?

Les deux hommes éclatèrent de rire. Cela faisait bien longtemps que Jinya n’avait pas goûté un alcool aussi bon, ou autant ri. Peut-être était-ce cette ambiance légère qui rendait le saké si agréable.

Leurs rires finirent par se calmer, et ils continuèrent de boire. Quand ils avaient presque fini la bouteille, Mosuke lança une nouvelle question :

—Alors, quelles sont tes autres raisons ?

—Tu poses beaucoup de questions, toi, dit Jinya.

—Eh bien, moi je t’ai tout raconté. Normal d’en faire autant, non ?

Vraiment ?  pensa Jinya.

Mais après tout, il n’avait rien à cacher à un autre démon.

—…Je chasse aussi des démons pour devenir plus fort. Je vis dans le but d’arrêter un démon en particulier, un jour.

Maintenant qu’il le disait à voix haute, c’était la première fois qu’il confiait ça à quelqu’un. Son esprit s’éclaircit un peu. Ce n’était jamais agréable d’admettre sa propre faiblesse, même en sachant qu’elle était bien réelle.

—Je vois. Donc, les arrêter… pas les tuer ?

—Je déciderai sur le moment. Mais dans tous les cas, il faut que je devienne plus fort.

—Ça a l’air compliqué.

—Pas vraiment. Je suis juste trop indécis.

Le démon capable de voir l’avenir avait annoncé qu’un désastre, une calamité qui plongerait l’humanité dans la ruine, apparaîtrait à Kadono dans plus d’un siècle. Ce fléau serait plus tard connu sous le nom de Dieu-Démon. Mais pour Jinya, elle s’appelait Suzune, celle qui avait tué la femme qu’il aimait… et qui était aussi sa propre sœur.

Il cherchait uniquement à devenir plus fort pour l’arrêter un jour. Mais il ne comprenait toujours pas ce que Suzune voulait réellement. Il voulait la sauver, et pourtant, il ne pouvait renoncer à la haine qui brûlait en lui. Il voulait la tuer, mais il ne pouvait se détacher des souvenirs heureux qui lui revenaient lorsqu’il fermait les yeux.

Treize années s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté Kadono, et il n’avait toujours pas trouvé le vrai but pour lequel il maniait sa lame.
Il grimaça en pensant à ses propres choix.

—Que feras-tu après avoir vengé ta femme ? demanda Jinya, en partie pour changer de sujet, mais aussi par curiosité sincère.

Leurs situations étaient différentes, mais ils avaient tous deux perdu un être cher. Il voulait savoir ce qu’il y avait au-delà de la vengeance de Mosuke, pour s’en inspirer.

—Rien de particulier.

Jinya fut quelque peu décontenancé par cette réponse, justement parce qu’elle sonnait vrai.

—Je vis caché parmi les humains uniquement parce que je n’aime pas me battre, tu vois. C’est contraignant de vivre en démon. Les humains veulent te tuer à la moindre rumeur, et les démons sont si égoïstes qu’ils s’entretuent au moindre désaccord. Tout ça, je le déteste. C’est pour ça que j’ai choisi de vivre comme un humain. Je suis très bien à passer mes journées à paresser. Jamais je n’aurais pensé utiliser mes pouvoirs pour tuer, si ce n’était à cause de… tout ça.

Il but une gorgée de saké, indifférent au reste du monde. Son visage n’avait trahi une grimace que l’espace d’un instant. Le saké avait du mordant, constata Jinya, qui préféra ne pas s’attarder davantage. Mosuke poursuivit :

—Moi, ça m’allait de rester dans l’ombre, à laisser le temps filer… avec ma femme. Je retournerai sûrement à cette vie tranquille, c’est tout.

Il eut un petit rire fatigué.

—Je pourrai même inclure un passage sur sa tombe dans ma routine.

Jinya se sentit mal d’avoir abordé ce sujet, mais s’excuser aurait été déplacé.

—…On ne peut pas changer ce que l’on est, hein ?

—Non, on ne peut pas, acquiesça Mosuke.

Un silence pesant s’installa. Ils burent sans un mot dans cette lourdeur.

—Oh, tu sais… commença Jinya, les yeux rivés vers le sol.

Il ne voulait pas croiser le regard de Mosuke, à cause de l’ambiance maussade, mais aussi à cause de ce qu’il allait dire. C’était plutôt sombre.

—Tu disais tout à l’heure que je n’étais pas du genre à agir sans raison.

Il leva sa coupe d’un geste vif et but d’une traite.

—Mais non. Je hais ma sœur sans aucune raison valable.

Le saké qui glissa dans son gosier avait un goût amer, semblable au sang.

***

Le lendemain soir, Jinya se rendit chez Kihee. Il voulait manger un bol de soba avant de repartir en chasse nocturne avec Mosuke.

—Oh, bienvenue, Jinya-kun ! l’accueillit Ofuu avec une posture impeccable et un grand sourire.

Elle portait une barrette en forme d’iris japonais dans les cheveux.

—Le Kake soba habituel ?

—S’il te plaît.

—Tout de suite ! Papa ! Un Kake !

—Ça marche ! répondit le patron du restaurant avant de se mettre immédiatement au travail.

Jinya choisit une place au hasard. Ofuu se rapprocha de lui et lui chuchota à l’oreille bien qu’aucun autre client n’était présent pour écouter :

—Tu as trouvé une piste pour ce tueur ?

Jinya haussa un sourcil à sa question. Il ne lui avait rien dit à propos de Mosuke ou de quoi que ce soit d’autre. Comment savait-elle qu’il cherchait le tueur ?

—Comment tu sais que je le cherche ?

—Oh, voyons. Tu as dit que ton boulot, c’était de chasser les démons. Forcément, ça veut dire que tu suis aussi les rumeurs qui les concernent.

Il n’avait visiblement aucune raison de se méfier d’elle : elle semblait simplement prendre au sérieux les paroles qu’il avait dites à la légère.

Bien sûr, c’était la vérité, mais seuls les plus naïfs, ou les plus perspicaces, y croiraient sans hésiter. Peut-être fallait-il juste être assez ignorant des réalités du monde pour tout prendre au pied de la lettre.

Jinya n’arrivait pas à la cerner.

Ofuu se pencha jusqu’à la hauteur où Jinya était assis, attendant visiblement une réponse. Quelque chose lui disait qu’elle patienterait aussi longtemps qu’il le faudrait. Il poussa un soupir et céda.

—Non, je n’ai eu aucune piste.

Il n’avait rien à raconter de toute façon, vu le peu de progrès qu’il avait faits.

—Oh, c’est dommage. Mais ne te laisse pas abattre.

—Ça va. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit facile. Un travail bien fait demande de la persévérance, que ce soit pour chasser les démons ou pour gérer un restaurant.

Il jeta un œil autour de lui. Le restaurant de soba était aussi vide que d’habitude. Le seul autre client était un jeune samouraï bien habillé. L’affaire ne semblait pas vraiment prospère.

—Aha ha, oui, le restaurant tourne toujours au ralenti, dit Ofuu avec un sourire en coin. Mais elle avait l’air de passer un bon moment.

—Edo doit vraiment être calme si personne ne s’arrête pour admirer une serveuse aussi jolie. Quel gâchis.

—Oh, voyons, tu me flattes, répondit une Ofuu souriante et rougissante.

Maladroite pour le service certes, mais très douée pour converser. Elle restait tout de même modeste malgré son apparence.

—Oh, tu t‘intéresses à ma fille ? lança le patron en passant la tête depuis la cuisine, ayant facilement entendu leur échange au vu de la petitesse du restaurant.

Jinya pensait qu’il allait se plaindre, mais à la place, il sourit.

—Ma petite Ofuu, c’est une vraie beauté, pas vrai ?

—…C’est ce que diraient la plupart des gens, répondit Jinya, en évitant de se mouiller.

Le patron détacha son tablier et sortit de la cuisine. Il s’approcha de Jinya et lui donna une tape joviale dans le dos.

—Je vois, je vois ! Tu as l’œil, mon gars ! Ça t’intéresserait de prendre ma fille pour épouse et de reprendre le restaurant avec elle ? Chasser les démons, c’est bien, mais faire tourner un petit resto en couple, c’est pas mal non plus, tu sais ?

Jinya resta stupéfait face à une proposition aussi soudaine. Quel genre de père proposait sa fille en mariage à un client qu’il connaissait depuis peu ? Ofuu parut encore plus troublée, rougissant comme jamais. Elle s’écria :

—Papa ?! Mais qu’est-ce que tu racontes ?!

—J’essaie juste de te trouver un homme, c’est tout.

—Je peux très bien m’en occuper toute seule, merci ! répliqua-t-elle, visiblement calmée, mais toujours occupée à faire la morale à son père, qui s’était visiblement recroquevillé. Jinya, lui, n’avait plus son mot à dire, et son soba n’était toujours pas prêt.

—Mais je pense vraiment qu’il serait temps que tu trouves un ou deux prétendants. T’as jamais eu d’aventures, dit le patron.

—C-c’est vrai, mais je peux gérer ça quand le moment viendra ! Et puis, tu déranges Jinya-kun !

—Peut-être, mais je m’inquiète pour toi. Je commence à me faire vieux, et je veux être sûr que tu sois entre de bonnes mains.

Apparemment, Jinya entrait dans la catégorie des « bonnes mains », allez savoir pourquoi. C’était étrange. Il n’avait pourtant rien fait pour mériter l’estime de cet homme. En plus, il était un rônin au travail irrégulier. Qui voudrait confier sa fille à un type comme lui ?

— Je suis touchée que tu te soucies autant de moi, mais j’ai aussi mon propre avis sur la question, papa, dit Ofuu.

— Très bien, très bien… Mais je continue de penser que vous iriez bien ensemble, tous les deux, marmonna-t-il.

Ofuu baissa la tête d’un air boudeur. Lorsqu’elle la releva enfin, ses yeux semblaient légèrement assombris par la tristesse.

— Franchement, papa… Tu ne tiens vraiment plus à moi, c’est ça ? Tu es pressé de te débarrasser de moi.

Ses joues se gonflèrent dans une moue enfantine, bien différente de son comportement habituel. D’après la tournure de l’échange, Jinya n’était probablement pas le premier à recevoir une proposition aussi soudaine. Il semblait que son père posait cette question à chaque jeune homme de passage.

— Ce n’est pas ça, je voulais juste…

— Je sais. Tu t’inquiètes pour moi.

Elle paraissait contrariée, mais la tendresse dans sa voix était manifeste. Elle souffrait de voir son père si prompt à vouloir la marier, tandis que lui ne désirait que son bonheur. Leur désaccord était né d’un excès d’amour.

— Ne t’en fais pas, je fonderai ma propre famille un jour, c’est promis. Mais laisse-moi encore un peu de temps. Laisse-moi rester ta fille… juste un peu plus longtemps.

Elle lui adressa un sourire doux et radieux, semblable à une fleur en train d’éclore.

— Désolé d’avoir fourré mon nez où il ne fallait pas…

Désarmé par ce sourire, le patron retourna en silence à la cuisine, l’air penaud. Une fois certaine que son père ne les écoutait plus, Ofuu s’inclina profondément devant Jinya, pleine d’embarras.

— Je suis désolée pour tout ça.

— Pas du tout, répondit-il. C’était une scène touchante, au contraire.

Dans la cuisine, le restaurateur s’affairait à nouveau à préparer les soba. Jinya observa son visage de profil, sans parvenir à déchiffrer ses pensées.
Mais une chose était certaine : il aimait sa fille, et celle-ci le lui rendait bien. Voilà ce qu’était une vraie famille… Rien à voir avec celle qu’il avait connue.

—C’est un bon père, dit Jinya.

—Je trouve aussi, répondit Ofuu avec un sourire si éclatant que Jinya dut détourner les yeux.

Que ce sourire lui fasse mal à regarder… c’était bien la preuve à quel point son cœur était tordu.

— Je ne sais pas si j’ai le droit de poser la question, mais… ton père était-il différent ? demanda-t-elle, le regard inquiet.

Elle semblait lire en lui comme dans un livre ouvert. Jinya n’avait aucune raison de lui dire la vérité. En réalité, il n’avait même aucune raison de lui dire quoi que ce soit. Mais il parla tout de même. Peut-être parce qu’au fond, il voulait simplement être écouté.

— J’ai une petite sœur. Suzune. Mon père la maltraitait, en répétant qu’elle n’était pas sa fille. Il l’a même abandonnée. Alors… je l’ai prise avec moi, et nous avons fui ensemble. Enfin… tout ça, c’est du passé maintenant.

Il omit volontairement d’expliquer pourquoi son père avait rejeté Suzune. Il ne voulait pas entendre Ofuu lui dire qu’il était naturel d’abandonner un enfant démon.

— Tu détestes ton père ? demanda-t-elle.

— Non. Je comprends aujourd’hui ce qu’il a pu ressentir. Mais…

Avec le recul, il avait fini par entrevoir la douleur de son père. Suzune était sans doute le fruit d’un démon qui avait violé leur mère. Celle-ci avait été souillée, puis tuée en mettant au monde l’enfant de ce monstre. Ce n’était pas étonnant que son père rejette Suzune.

Depuis qu’il avait perdu Shirayuki, Jinya savait à quel point la haine pouvait engloutir jusqu’à l’amour le plus pur. C’est pourquoi il ne pouvait plus blâmer son père. Il n’en avait pas le droit. Après tout… il avait lui-même fini par abandonner Suzune.

— Mais… ?

La suite de la phrase ne vint pas.

— Rien. Je pensais juste… qu’il y a tant de choses qu’on ne peut pas contrôler.

Il fronça légèrement les sourcils et fit semblant de ne pas remarquer le regard inquiet d’Ofuu. Dans son esprit, des visages s’entremêlaient : Mosuke, Ofuu et son père, sa sœur, les êtres qu’il avait perdus, la haine, l’amour… et ces conflits nés d’un trop-plein d’affection.

— Certaines choses ne peuvent pas se résoudre si facilement.

Ce monde était vraiment injuste.

Nos émotions ne nous appartenaient pas.

On ne choisissait pas qui aimer, ni qui haïr.

On naissait, on vivait, on mourait.

Alors pourquoi fallait-il que la vie soit aussi dure ?

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