SotDH T2 - Chapitre 1 : Partie 3
La Fille du Démon (3)
—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————–
La Yanagi Onna[1].
Le Manoir aux assiettes[2].
Les démons.
Le Gozu[3].
Il existait de nombreuses histoires effrayantes de ce genre, mais la mienne était la plus effrayante de toutes.
Mes parents étaient morts avant que je ne puisse me souvenir d’eux, puis l’homme que j’appelais mon père m’avait adoptée. C’était un homme strict dans son travail et qui avait souvent un visage effrayant, mais il était gentil avec moi. Il ne parlait pas beaucoup, mais il me montrait chaque jour tout l’amour qu’il me portait. Nous n’étions pas liés par le sang, mais cela n’avait pas d’importance. Je le considérais comme mon véritable père.
Mais un jour, j’avais surpris une conversation.
— Jyuuzou-sama n’a pas eu la vie facile, hein ? Sa femme a été tuée par un démon et son fils a été enlevé par un autre.
— Oui. Je me demande ce qu’il va faire pour avoir un héritier.
— Peut-être qu’il croit que son fils reviendra. Pourquoi adopterait-il une fille plutôt qu’un garçon s’il ne le croyait pas ?
Mon père avait une femme et un fils. Mais il les a perdus tous les deux à cause des démons. C’est pourquoi il les détestait de tout son cœur.
— Hmph…
De temps en temps, je l’apercevais, seul, un verre à la main, les yeux fixés sur une tablette mortuaire. Son visage était toujours empreint de tristesse. Je voyais bien que sa femme lui manquait et qu’il espérait encore le retour de son fils, comme l’avaient dit les apprentis. Pour moi, il était mon véritable père, mais lui restait attaché à la famille que les démons lui avaient arrachée.
C’est alors que d’horribles pensées m’avaient traversé l’esprit : Et si j’avais été la seule à penser que nous formions une famille ? Et si je n’étais qu’un substitut ? Serais-je mise de côté si son véritable fils revenait un jour ?
J’avais envie de lui poser ces questions, mais en même temps, je redoutais la vérité. Alors je me suis tue.
Les Yôkai[4].
La Yanagi Onna
Le Manoir aux assiettes.
Les démons.
Le Gozu.
Beaucoup de récits effrayants existent, mais le mien les surpasse tous.
Les histoires fictives que les gens se racontent ne me font pas peur.
Ce que je crains, c’est la vérité.
***
Après la fermeture de la boutique pour la journée, Jyuuzou rentra chez lui et dîna avec Natsu. Les deux restèrent silencieux pendant le repas. D’ordinaire, Jyuuzou n’aimait pas parler en mangeant mais aujourd’hui, il brisa le silence.
— Natsu.
— Ah, oui ?
Prise par surprise, elle bégaya avant de rougir à cause de l’embarras.
— Comment se porte l’homme chargé de ta surveillance ? Des problèmes à relever ?
— Non, tout va bien. C’est un rônin, mais il n’a pas l’air mauvais. De toute façon, ça m’irait, peu importe qui tu aurais choisi pour moi…
— Ah oui ?
— Hum, merci… de t’inquiéter en tout cas.
— Ce n’est pas quelque chose pour laquelle tu dois me remercier. Quel parent ne s’inquiète pas pour son enfant ?
Jyuuzou souriait rarement, mais cela importait peu. Natsu savait qu’il tenait à elle, et cette certitude suffisait à la faire sourire. Son père comptait énormément pour elle. Il était sa seule famille. Zenji était comme un frère, certes, mais ce n’était pas comparable.
Jyuuzou appréciait l’alcool et prenait chaque dîner accompagné d’un tokkuri[5] de saké. Natsu avait une question, alors elle attendit le moment où il se versa une coupe pour avaler d’une traite sa boisson.
— Dis, Père… Pourquoi l’avoir engagé parmi tous les autres ?
Elle ne se plaignait pas, elle était simplement curieuse. L’homme qu’il avait engagé s’était montré compétent, mais cela, on ne pouvait pas le savoir à l’avance. Pourquoi avait-il choisi un rônin ?
Jyuuzou réfléchit un court instant. Il fit tourner la coupe de saké dans sa main avant de répondre.
— C’est en partie à cause de ce qu’un de mes clients de longue date m’avait raconté. Il y avait eu beaucoup de rumeurs sur des démons à Edo, dernièrement… mais aussi des rumeurs sur un homme capable de les abattre aisément.
— Et cet homme, c’est le rônin ?
— Oui. Il prétendait pouvoir terrasser n’importe quel démon, du moment qu’on y mettait le prix… et il semble avoir dit vrai.
Natsu se détendit, un sourire joyeux aux lèvres. Son père n’avait pas engagé un rônin étrange parce qu’il doutait de son histoire, mais justement parce qu’il la croyait.
— Mais je suppose que la vraie raison pour laquelle je l’avais choisi, c’était que je savais que je pouvais lui faire confiance. Je n’aurais jamais pu te confier à quelqu’un sans ça.
Avec un doux sourire, il se versa une autre coupe, savourant son saké dans un rare moment de bonne humeur. Une fois la dernière goutte bue, il poussa un soupir de satisfaction et contempla avec tendresse la coupe désormais vide. Natsu ignorait ce que son père voyait se refléter dans ce fond de céramique.
— Prends soin d’elle, dit Jyuuzou à Jinya, revenu pour la nuit, avant de retourner dans sa chambre.
Sur la véranda, devant la chambre de Natsu, Jinya et Zenji étaient assis, fixant la cour comme ils l’avaient fait la veille au soir. Natsu les regarda d’un air sceptique. Elle comprenait la présence du rônin : il avait été engagé pour veiller sur elle. Mais pourquoi l’autre homme, qui n’avait jamais combattu de sa vie, était-il là lui aussi ?
— …Qu’est-ce que tu fais ici, Zenji ?
— Oh, tu sais, je me suis dit que je pourrais essayer de me rattraper pour hier soir, ha ha.
Elle passa la tête hors de sa chambre, les yeux plissés désignant un regard réprobateur, ce qui le fit frissonner. Elle lui en voulait encore de ne pas avoir cru à son histoire de démon. Mais elle déclara tout simplement un :
— Très bien. Je m’en fiche. Fais ce que tu veux.
Il comprit que sa méchanceté était en grande partie méritée, et ne lui en tint pas rigueur. D’un ton faiblard, il répondit :
— Aww… Pardonne-moi… Mlle Natsu…
— Hmm… D’accord. On dira que c’est oublié si tu m’emmènes faire du shopping ou quelque dans la même veine.
— Seulement ? Avec grand plaisir !
Il rayonna, complètement galvanisé. Ils furent soulagés de pouvoir tourner la page. Ses paroles l’avaient blessée, mais elle n’avait pas été vraiment en colère, seulement un peu boudeuse. Elle avait eu l’intention de lui pardonner tôt ou tard, et même si elle ne l’aurait jamais avoué, elle était contente que ce soit plus tôt que prévu.
Cela réglé, elle se tourna vers Jinya.
— Dis, tu connais mon père depuis longtemps ?
— Je suppose que l’on peut dire ça, oui, répondit Jinya.
— Uh-huh… Voilà qui explique pourquoi il t’aime bien.
Zenji acquiesça.
— Oh, oui, il a l’air plutôt accro à toi.
— N’est-ce pas ? dit Natsu.
— C’était déjà bizarre qu’il engage un rônin, mais encore plus qu’il ne se soit pas énervé malgré son impolitesse de ce matin. Comment vous vous connaissez, tous les deux ?
— Tu es une femme qui interroge son mari infidèle ? plaisanta Zenji.
— Tais-toi, Zenji répliqua-t-elle sèchement. Puis, se tournant de nouveau vers Jinya :
— Alors ?
Jinya ne sembla nullement gêné par l’interrogatoire agressif. Les yeux toujours rivés sur la cour, vigilant, il se mit à répondre.
— Je ne sais pas pourquoi il me fait autant confiance. J’ai simplement accepté ce travail pour lui rendre ce que je lui dois.
— Hein… ? Bon, peu importe. D’accord. Je vais te croire, puisque mon père te fait confiance. Et puis, tu ne mentais pas non plus sur ta force.
Jyuuzou représentait tout pour Natsu. Alors, s’il faisait confiance à ce rônin venu de nulle part, elle le pouvait aussi. Jinya en fut légèrement surpris.
— Vous me faites confiance simplement parce que Jyuuzou-dono le fait ? Vous devez vraiment tenir à lui.
— Évidemment. On n’est peut-être pas liés par le sang, mais c’est lui qui m’a élevée. Je lui dois beaucoup.
Jyuuzou n’était pas du genre démonstratif, mais il était la seule famille de Natsu, un père strict, mais aimant, dont elle pouvait être fière.
— Je vois. C’est bien, dit-il doucement.
C’était un peu étrange d’entendre un ton si doux venant d’un homme qui avait tranché un démon comme si de rien n’était.
— Et je crois que c’est réciproque. Jyuuzou-dono tient vraiment à toi, lui aussi.
— Tu crois ?
— Bien sûr que oui, intervint Zenji. — Il t’a assigné un garde à peine un jour après que tu lui as parlé du démon. Il est même surprotecteur.
Natsu pencha légèrement la tête, mais elle ne pouvait complètement dissimuler sa joie. Malgré la menace imminente d’une manifestation démoniaque, elle ne ressentait presque aucune peur tant elle était heureuse.
— …Oh. Tu avais raison, Zenji-dono, murmura Jinya pour lui-même.
— Hein ?
— Rien.
De bonne humeur, Natsu ne releva pas ce que Jinya venait de marmonner. Elle s’apprêtait à lui poser une autre question, mais il la devança.
— Ah, au fait. J’ai entendu dire que Jyuuzou-dono avait un fils, mais…
— Je ne sais pas, et je m’en fiche.
Elle le coupa net. Sa bonne humeur s’évanouit aussitôt, remplacée par une inquiétude sourde.
— Quel est l’intérêt ? Ne me pose pas ce genre de question débile.
— Je… vois. Désolé.
Il répondit un peu sèchement, mais il ne paraissait pas en colère. En réalité, sa réaction sembla confirmer quelque chose dans son esprit, et il hocha doucement la tête, comme s’il venait de comprendre un détail important. Son calme agaça Natsu, sans qu’elle sache vraiment pourquoi. Pourtant, elle ne creusa pas davantage.
Quelques heures passèrent. La conversation s’essouffla peu à peu à mesure que la nuit avançait. Plus Natsu se sentait fatiguée, plus ses inquiétudes refaisaient surface, s’approfondissant dans l’obscurité nocturne.
— Vous n’allez pas dormir ? demanda Jinya.
— J’y arrive pas, répondit-elle, un brin grognon.
Elle resta sur la véranda avec les deux hommes, cherchant simplement à tuer le temps.
Jinya observait la cour, immobile comme une statue, tandis que Zenji la rassurait en disant qu’il tenait encore le coup. Leurs styles différaient, mais tous deux faisaient de leur mieux pour elle. Puisqu’elle était la cible du démon, ils auraient sûrement eu moins d’ennuis si elle s’était contentée de rester cloîtrée dans sa chambre. Mais elle était bien trop agitée pour ça.
— Dis… Est-ce que des enfants peuvent naître d’une union entre un démon et un humain ?
Elle avait posé la question à Jinya. Si elle devait croire son père, il avait affronté de nombreux démons par le passé. Il devait probablement connaître la réponse.
— C’est possible, répondit Jinya. — Mais que l’enfant ressemble plus à l’humain ou au démon dépend des cas.
— Oh…
Son mince espoir s’évanouit. Peut-être qu’elle était vraiment la fille du démon, comme il l’avait dit.
— Pas d’inquiétude, Mlle Natsu. Ce n’est pas ce que tu crois, c’est sûr, la rassura Zenji.
— Mais Père et moi ne sommes pas liés par le sang, et je ne sais rien de mes vrais parents ! hurla-t-elle.
Les mots de Zenji n’avaient rien fait pour la calmer.
— Comment je peux en être sûre que je ne suis pas… tu vois bien…
— Vous ne l’êtes pas, dit Jinya, d’une voix dénuée d’émotion.
Sa voix était froide et rigide comme du plomb.
— Vous n’êtes pas l’enfant de ce démon, croyez-moi.
Cette voix glaciale ne fit qu’attiser les émotions de Natsu.
— Qu’est-ce que t’en sais, toi ?!
— Je connais ce démon.
Cette fois, la voix glaçante de Jinya eut l’effet inverse, apaisant son esprit en ébullition.
— Hein… ?
— J’ai un lien étroit avec lui. C’est pour ça que je peux affirmer avec certitude que tu n’es pas sa fille.
— …Vraiment ?
— Je ne mens jamais. Alors ne te fais pas de souci pour rien.
Il parlait d’un ton ferme, sans détourner les yeux de la cour. Il était très sec mais c’était justement ce qui le rendit crédible à ce moment-là.
— I-il a raison, Mlle Natsu ! lança Zenji. — Je veux dire, si un expert en démons le dit, on ne va pas le contredire ! Y’a vraiment pas de quoi s’en faire ! On va chasser ce démon tous les deux, les doigts dans le nez !
— Tu veux dire que tu vas regarder pendant qu’il fait tout le boulot… Dit Natsu.
— O-ouais, bon… Pff, tu ne me ménages pas aujourd’hui, hein, ah ah.
Il fit mine d’être accablé, un peu de manière théâtrale. Mais en y regardant de plus près, on voyait bien qu’il avait un grand sourire. C’était sa manière à lui de réconforter Natsu. Son malaise finit par se dissiper quand elle comprit.
Elle poussa un énorme bâillement.
— Tout ce blabla m’a épuisée.
Elle jeta un regard en coin à Jinya. Il n’avait toujours pas détourné les yeux de la cour. Tant mieux : ce serait plus difficile à faire s’il la regardait. Après un instant d’hésitation, elle trouva le courage de demander :
— H-hey, comment tu t’appelles ?
— …Jinya.
— Jinya, hein. D’accord, je t’appellerai comme ça à partir de maintenant.
Elle détourna brusquement la tête, tentant de dissimuler sa gêne. L’appeler par son prénom était la seule forme de reconnaissance qu’elle pouvait se permettre d’exprimer, malgré sa timidité.
Zenji se couvrit la bouche d’une main, faisant de son mieux pour retenir un rire. L’embarras de Natsu l’amusait. Après avoir tremblé de rire un instant, il se calma, puis se pencha vers Jinya, lui chuchotant à l’oreille.
— Merci, Jinya. Tu lui as menti pour qu’elle se sente mieux, pas vrai ?
— Hein ? Heu, non ?
— T’inquiète, j’ai compris. Ha ha, vous n’assumez pas autant l’un que l’autre.
Jinya fronça les sourcils, visiblement perdu sur ce pour quoi on le remerciait. Zenji, lui, avait l’air de bien s’amuser.
— Hé… Vous parlez de quoi tous les deux ? lança Natsu, d’un regard perçant.
— Rien, rien, répondit Zenji avec un sourire.
L’ambiance était légère. Les choses semblaient enfin redevenir normales. Puis Jinya se leva et rompit cette atmosphère agréable avec une question des plus troublantes.
— …Tu sais comment naissent les démons ?
— Hein ? D’où ça sort, ça ? demanda Zenji.
Jinya ne répondit pas. Natsu le regarda, intriguée par cette question étrange et hors contexte. Zenji poursuivit :
— Eh bien… J’imagine qu’ils naissent de l’union de deux démons ou un truc comme ça. Je me trompe ?
— Pas complètement. En réalité, il y a plusieurs façons pour un démon de naître. Parfois, deux démons s’unissent et donnent naissance à un autre démon, comme tu viens de le dire. D’autres fois, un démon souille un humain pour le plaisir et plus rarement tombe amoureux de l’un d’eux. De temps en temps, un démon peut aussi naître du néant.
— Du néant ?
— Oui. Les émotions portent en elles une puissance, d’autant plus grande qu’elles s’assombrissent. La colère. La haine. La jalousie. L’attachement. Le chagrin. La faim. Ces sentiments noirs s’accumulent, se condensent… jusqu’à prendre forme.
Peut-être avait-il posé cette question parce qu’il savait ce qui allait suivre. Les yeux de Natsu s’écarquillèrent, et un vent se leva dans la cour. L’espace devant eux se compressa, et une brume noire fit son apparition à partir du vide avant de se rassembler peu à peu, s’épaississant et prenant lentement forme, exactement comme Jinya l’avait décrit. Un démon était en train de naître sous leurs yeux.
— Les démons nés du néant ne sont rien d’autre que des émotions incarnées.
Jinya sauta dans la cour, sans jeter un seul regard à Natsu, recroquevillée derrière lui. Mais il n’attaqua pas. Il ne dégaina même pas son sabre.
Attendait-il que le démon soit entièrement formé ? La brume noire s’épaissit, révélant peu à peu un corps difforme. Sa peau en décomposition dégageait une odeur répugnante.
— Identifie-toi, dit Jinya.
La réponse fut la même que la veille.
— REN… DEZ… MOI… FILLE…grogna le démon.
Son intelligence semblait trop limitée pour prononcer autre chose. Contrairement à la veille, toutefois, il n’hésita pas. Il reconnut immédiatement le rônin armé comme une menace et se rua sur lui sans réfléchir. Pour Natsu, le démon apparaissait comme une silhouette floue, mais pour Jinya, ses mouvements étaient bien trop lents. Il recula d’un demi-pas, se déporta sur le côté, et au moment où la créature approcha, il enfonça dans sa poitrine un coup d’épaule, le projetant au sol.
— Tu n’as même pas l’intelligence de donner ton propre nom… Quel gâchis.
Loin de fuir ou de trembler, Jinya faisait face à la créature avec une aisance inhumaine. Natsu fut impressionnée par sa force hors du commun. Mais ce démon était une entité dépassant la compréhension humaine. Le coup n’avait pas suffi à l’arrêter. Il se redressa à quatre pattes et grogna, avant de charger à nouveau.
Sans dégainer, Jinya utilisa son fourreau pour frapper le menton du démon, puis l’asséna d’un puissant coup. Le démon s’effondra. Mais ce genre de coup n’était pas mortel, et il se releva encore. Voyant cela, Jinya poussa un léger soupir
— M-mais qu’est-ce que tu fais ? Achève-le, bon sang ! cria Zenji, incapable de contenir sa frustration.
Natsu ressentait la même chose. Même sans être des combattants, ils voyaient bien que Jinya pouvait en finir à tout moment. Et pourtant, il ne l’avait toujours pas fait. Il n’avait même pas dégainé son sabre.
— Je dois le tuer ? demanda Jinya, comme si la réponse n’allait pas de soi.
Le démon s’était de nouveau redressé pendant leur échange, prêt à attaquer. Mais Jinya ne bougea pas. Il restait figé, observant. Exaspéré, Zenji cria :
— Oui ! Je t’en supplie, fais-le !
Jinya l’interrompit, sa voix redevenue glaciale comme du plomb.
— Je parle à Natsu-dono.
— Hein… ?
Natsu resta figée. Pourquoi son nom était-il soudainement mentionné ? se demanda-t-elle. Et pourtant, au fond d’elle, elle comprenait. Elle frissonna.
— M-moi ?
Jinya la fixa, comme s’il voyait au travers d’elle, non, comme s’il faisait voler son masque en éclats.
— N’est-ce pas ce que tu voulais ? Être attaquée par un démon pour que ton père s’inquiète pour toi, comme le ferait une vraie famille ? dit-il avec une froideur déconcertante. — Je te repose la question : veux-tu vraiment que je tue ce démon ?
Elle était terrorisée, paralysée par la peur, incapable d’articuler un mot. Mais ce n’était ni le démon qui l’effrayait, ni même la possibilité d’être sa fille. Ce qui l’effrayait, c’était sa propre fragilité, que ce rônin indélicat mettait à nu.
Il existait bien des histoires effrayantes dans ce monde, et Natsu avait la sienne.
Ses parents étaient morts avant même qu’elle ne puisse s’en souvenir. Jyuuzou l’avait recueillie. Jamais elle ne s’était plainte de la perte de ses véritables parents. Pour elle, Jyuuzou était son vrai père.
Mais un jour, elle avait surpris une conversation : son père avait autrefois eu une femme et un fils. Un démon avait tué sa femme, un autre lui avait enlevé son fils. Voilà pourquoi il haïssait les démons. Il aimait toujours sa famille disparue. Il espérait encore le retour de son fils, comme le disaient les apprentis. Pour Natsu, Jyuuzou était une vraie famille. Mais pour lui, sa vraie famille avait été volée par des démons.
Alors elle avait commencé à se poser des questions : Et si elle n’était qu’un simple substitut ? Et s’il ne l’aimait pas autant qu’elle, elle l’aimait ? Une fois le doute semé, il ne pouvait que grandir. Peut-être que si elle aussi était attaquée par un démon… alors peut-être qu’il l’aimerait.
— Zenji-dono, tu avais raison, dit Jinya. — Ce démon n’est rien d’autre qu’un mensonge inventé par Natsu-dono. Elle ne s’en était juste pas rendu compte.
Le démon se relevait sans cesse pour attaquer Jinya, mais il esquivait et le renversait à chaque fois. Le monstre ne lâchait rien, visant toujours Jinya et non Natsu. Sans doute parce qu’elle ne voulait plus rien entendre. Le démon s’acharnait sur lui, comme s’il le suppliait de ne plus mettre sa faiblesse à nu, bien que cela soit vain.
— Même si je tuais ce démon ici, il réapparaîtrait demain soir, dit-il.
— Comment… ?
Elle voulait lui demander comment il pouvait en être si sûr. Mais en vérité, elle le savait. Mieux que quiconque.
— Parce que ce démon, ce sont vos émotions qui ont pris forme, déclara-t-il simplement, sans pitié. — Il reviendra chaque nuit, tant que vous le garderez en vous. À chaque fois, il suscitera l’attention de ton père adoré et de Zenji. Et quand quelqu’un viendra vous dire ce que vous ne voulez pas entendre, il les attaquera à votre place. C’est pratique, non ? N’est-ce pas ce que vous voulez ?
— Arrête…
— Si je le tue maintenant, il reviendra encore et encore, jusqu’à ce que votre cœur soit comblé. La seule façon d’y mettre fin, c’est de remonter à la source.
— Quoi ? Tu veux que je meure, c’est ça ?
— Non. Il faut juste vous dire à vous-même d’y mettre fin, dit Jinya, les yeux aussi aiguisés qu’une lame, légèrement plissés vers Natsu.
Elle comprit ce qu’il voulait dire. Si le démon était né de ses émotions, alors elle seule pouvait y mettre fin en y renonçant. Mais cela reviendrait à abandonner son désir d’être aimée par son père, et ça, elle ne le pouvait pas.
— J-je peux pas…
Elle comprenait enfin pourquoi le démon était aussi difforme. Ce démon, c’était elle. Elle gardait bien cachée la Natsu qu’elle était vraiment, et osait pourtant exiger de l’amour. Elle laissait son père s’occuper d’elle, tout en doutant de son affection. Elle enviait une épouse et un fils disparus, sans jamais oser l’admettre. Elle dissimulait toute cette laideur en elle, la vraie Natsu, derrière le masque d’une fille arrogante et capricieuse.
— Non… Non… !
Elle avait peur. Peur d’affronter la laideur qu’elle cachait depuis si longtemps. Alors elle pleurait comme une enfant. Le démon continuait d’attaquer Jinya, encore et encore, pour être aussitôt repoussé. Et à chaque coup, chaque chute, chaque impact, elle se retrouvait face à son désir inavouable d’être aimée.
Ce qu’elle voulait, en vérité, c’était juste être proche de son père. Mais ce désir s’était tordu, transformé, jusqu’à devenir cette créature difforme. Elle avait engendré quelque chose qui n’avait pas sa place dans ce monde. Cela ne voulait-il pas dire, par extension, qu’elle-même n’y avait pas sa place ? Si c’était le cas, alors peut-être que celle qu’on devrait éliminer, c’était…
— Tu te trompes ! Mlle Natsu ! dit une voix, aussi douce qu’une étreinte chaleureuse.
— Zenji… ? dit-elle, les yeux larmoyants.
— La seule chose qu’on doit éliminer ici, c’est ce démon, pas toi.
Tu ne comprends pas, pensa-t-elle en sanglotant. Ce démon, c’est ce que je suis… un monstre, laid, laid à en pleurer. Une créature comme moi ne mérite aucun pardon.
Zenji lui prit doucement la main.
— Non, c’est toi qui ne comprends pas… Tu ne comprends pas !
— Ça ira, Mlle Natsu. Tu sais, on dit souvent que je suis super sociable, mais même moi, il y a des gens avec qui je ne peux pas m’entendre. Y’a des matins où j’ai aucune envie d’aller bosser, et franchement, ton père me fatigue à toujours exiger l’impossible, mais garde ça pour toi, d’accord ? Dit-il avec un grand sourire non sans une once de niaiserie.
Natsu fut surprise d’entendre de telles paroles venant de lui. Elle l’avait toujours vu comme quelqu’un de foncièrement sympathique. C’était pour ça qu’il travaillait si bien avec les grossistes et les clients, et qu’il laissait toujours passer ses remarques cinglantes. Pour elle, Zenji était comme un grand frère : travailleur, toujours patient, jamais plaintif, même s’il avait tendance à dire des bêtises. Elle ne connaissait pas cette facette de lui, et n’avait même jamais pensé à la découvrir.
— Tu n’es pas seule, poursuivit-il. — Tout le monde cache une part de lui-même. Mais même s’il y a des gens avec qui je ne m’entends pas, il y en a tellement d’autres avec qui c’est super. Et travailler devient vraiment sympa quand tout s’aligne. Ton père peut être sacrément pénible parfois, mais il m’a offert un job, et je lui en suis reconnaissant. Tout ça fait partie de moi. Alors, pourquoi s’attarder sur ce qu’il y a de négatif en toi, quand tu es bien plus que ça ?
Il semblait lui dire : un démon horrible existe en chacun de nous, même en moi. Alors pourquoi dois-tu être la seule à t’inquiéter du tien ?
Il ne ridiculisa pas ses peurs adolescentes. Il les reconnaissait, le démon hideux compris, et voulait qu’elle les accepte elle aussi.
— Ce démon est peut-être né de tes émotions, dit-il. — Mais il ne te résume pas. Fais-moi confiance. Tu peux être entêtée et blessante parfois, mais tu es aussi une fille gentille qui aime profondément son père.
— Zenji…
— Il n’y a pas de honte à avoir des sentiments comme les tiens. Parles-en avec ton père, et montre que ces pensées sont fausses. Ça ira. Je suis convaincu qu’il te considère comme sa famille.
Le démon grotesque représentait les émotions de Natsu, façonnées par son incapacité à les reconnaître. Mais ce n’était pas tout ce qu’elle était. Mettre fin à tout cela ne signifiait pas renier ses émotions, mais saisir la chance de recommencer et de corriger ses erreurs. Elle pouvait arrêter de cacher sa timidité derrière une façade de méchanceté. Elle pouvait affronter sa jalousie. Elle pouvait comprendre que toute cette laideur était née de l’amour qu’elle portait à sa famille, et même en tirer une certaine fierté.
— Tu es comme ton père, Mlle Natsu… toujours maladroite avec les mots. Mais il est temps de t’ouvrir.
Peut-être que c’était tout ce qu’elle avait toujours voulu.
— …Mets-y fin alors, dit-elle.
Elle choisit de confier sa volonté à Jinya.
Le démon hideux, c’était ses propres émotions. Elle pouvait l’accepter désormais et pour cette raison, elle pouvait maintenant les renier. Renier ses émotions ne les ferait pas disparaître. Elle aurait toujours peur d’affronter certaines vérités, et ce démon hideux resterait accroché à elle, telle une ombre. Mais ce soir, elle voulait mettre fin à ses jours de fuite. Elle acceptait qu’il soit là, en elle, pour toujours… et ferait face au lendemain avec un peu plus de sincérité.
— Mets-y fin.
— Vous en êtes sûre ?
— Oui. Cette chose, c’est peut-être moi, ce sont peut-être toutes les émotions que j’ai enfermées par peur de la vérité, mais ça s’arrête aujourd’hui. Je vais changer.
Tremblante, elle affronta le démon du regard avec courage. Jinya sentit sa détermination et esquissa un sourire. Natsu se sentit troublée par ce sourire très chaleureux mais il ne dura qu’un instant. Son visage redevint neutre alors qu’il déporta son regard tranchant sur le démon.
— Bien. Rien n’est immuable, sauf les démons. C’est pour ça que votre démon est né. Ce sont vos sentiments devenus stagnants.
Mais rien ne peut rester figé pour toujours. Parfois, on se fige de peur. Parfois, on s’accroche à des regrets passés. Mais tôt ou tard, il faut avancer à nouveau et continuer à vivre.
Jinya tira enfin son sabre et adopta une posture de combat. En faisant un pas en avant, il se tourna légèrement de côté pour effectuer une coupe horizontale.
— Tu te dresses sur la route de ceux qui veulent vivre dans le présent. Disparais.
Le vent rugit une fois, tranché net — puis ce fut terminé.
Sous sa lame, le démon gisait, réduit en morceaux.
***
La cour retrouva son calme, et la douce brise automnale revint. Avec le temps, le chant des insectes reprendrait probablement aussi. Le démon gisait au sol, inerte. Une vapeur blanche s’élevait de son corps. Cette fois, c’était sûr : sa fin était proche.
— C’est fini ?
— Oui.
Natsu dormait dans les bras de Zenji, épuisée. Elle s’était évanouie et reposait paisiblement, comme si une ombre pesante avait enfin été chassée. En contraste, le visage de Zenji était grave. La réalité que cette apparition ait pu naître d’une si jeune fille le troublait profondément.
— Hé… Ce truc est vraiment parti pour de bon, pas vrai ?
— Normalement. Mais tout dépendra de Natsu-dono, à partir de maintenant.
— Je vois…
Le démon n’était qu’une manifestation des émotions de Natsu. Son retour dépendrait uniquement d’elle. Pourtant, Jinya ne semblait pas inquiet. Natsu avait la capacité d’accepter ses failles émotionnelles, et surtout, elle avait des gens pour la soutenir. Lorsqu’elle se réveillerait, tout serait différent.
— Je n’aurais jamais cru qu’un démon puisse être créé aussi facilement… dit Zenji.
— Ce n’est pas vraiment le cas. Les émotions de Natsu-dono étaient simplement très puissantes.
— Ah… Je vois. Je ne voulais pas minimiser ce qu’elle ressentait, murmura Zenji, un peu honteux en réalisant son erreur.
Ce n’était peut-être pas visible en surface, mais les tourments de Natsu étaient profonds au point de donner naissance à un démon.
Jinya ne répondit rien, et la conversation sombra dans le silence. Un souffle nocturne, froid et discret, traversa la cour.
— Brrr, il fait frisquet, lança Zenji.
— C’est une nuit froide. Il faut se mettre au lit Natsu-dono.
— Bonne idée. Et toi, tu fais quoi ?
— Je vais monter la garde jusqu’à l’aube. Tant qu’à faire.
— Merci. Bonne nuit, alors.
Zenji se redressa, Natsu dans les bras, et la ramena dans sa chambre. Il la berça doucement, puis, naturellement épuisé, partit se coucher à son tour. Il ne restait plus que Jinya et le démon dans la cour.
…Le langage est parfois une chose bien étrange. Jinya avait dit : « Je ne mens jamais. » Mais cela ne voulait pas dire qu’il disait toujours toute la vérité. Ce qui suivit à présent est quelque chose qu’il ne souhaitait pas révéler à Natsu ni à Zenji.
— REN… DEZ… MOI… FILLE…
Au bout d’un moment, le démon se releva. Il ne ressuscita pas, à proprement parler. Il força son corps à se redresser une dernière fois, même alors qu’il se dissipait déjà.
Jinya dégaina calmement son sabre.
— Je m’en doutais.
Si ce démon était entièrement né des émotions de Natsu, alors il aurait dû perdre sa raison d’exister au moment même où elle les avait rejetées. Et pourtant, il était toujours là, debout.
C’était bien ce que Jinya avait suspecté. Les démons pouvaient naître des émotions, oui… mais les émotions de Natsu ne suffisaient pas, à elles seules, à créer un démon. Le reste venait forcément d’ailleurs.
Depuis le début, Jinya soupçonnait qu’un autre cœur s’était mêlé au sien.
Il y avait une autre femme qui avait contribué à la naissance du démon : la défunte épouse de Jyuuzou.
Ses émotions persistantes avaient comblé le manque de celles de Natsu, c’était précisément la raison pour laquelle le démon réclamait le retour de sa fille.
Autrement dit, la fille que le démon appelait… c’était celle que l’épouse avait elle-même mise au monde.
— Ça faisait longtemps. Même si, pour être honnête, j’étais trop jeune pour me souvenir de toi. C’est étrange, n’est-ce pas, de se revoir dans de telles circonstances, dit Jinya à voix basse non sans solennité. Il s’adressait au démon avec politesse.
Il serra les dents, l’air désolé, et maintint la pointe de son sabre dirigée vers la créature.
— Serais-tu disposée à me dire ton nom avant de partir ?
C’était sa méthode. Il demandait toujours un nom avant d’abattre un démon. Une fois, il avait regretté de ne pas l’avoir fait. Depuis, il s’était juré de se souvenir de ceux qu’il tuait, et de porter le poids de leur mort avec lui.
Mais cette fois, c’était différent. Il voulait simplement connaître le nom de ce démon. Son nom à elle. Mais il ne reçut que la même réponse.
— REN… DEZ… MOI… FILLE… !
Il grimaça. Sa mâchoire se crispa. Il se répéta que les choses devaient se passer ainsi, puis leva son sabre.
— Pardonne-moi cet affront. Mais ici, chacun tente de vivre sa vie. Nous ne pouvons pas rester prisonniers du passé.
D’un seul coup, il trancha le démon en deux. Cette fois, il s’effondra pour de bon, incapable même de pousser un cri lors de son dernier soupir. Son corps se dissipa en une vapeur blanche, ne laissant rien derrière lui.
— Repose en paix désormais, murmura-t-il avec tristesse.
Ses mots, seuls, restèrent dans la cour comme une offrande… avant de se dissoudre, eux aussi, dans la nuit.
Jinya monta la garde toute la nuit, par précaution. Mais rien de particulier ne se produisit. Après le changement qu’avait traversé Natsu, le démon avait peu de chances de réapparaître un jour.
Lorsque l’aube se leva, il se rendit auprès de Jyuuzou pour lui faire son rapport et recevoir sa récompense. Il n’avait aucune raison de rester, aussi tenta-t-il de partir le plus rapidement possible… pour se faire prendre en embuscade par Zenji et Natsu devant la boutique.
— Merci pour tout, Jinya, dit Zenji. — Allez, dis-le aussi ! Mlle Natsu.
— P-peu importe… Répondit-elle.
— À ce rythme, le démon va revenir, tu sais ?
— Ugh, ça va, j’ai compris ! Euh… merci, dit-elle d’un ton un peu boudeur.
Cela dit, c’était un net progrès, bien loin de l’attitude qu’elle avait lors de leur première rencontre.
— Ça va me prendre du temps, mais je vais essayer de changer petit à petit.
— Je vois. C’est très bien, répondit Jinya.
Elle détourna le regard, gênée. On ne changeait pas du jour au lendemain ; il lui faudrait encore du temps pour devenir celle qu’elle voulait être.
— Faut dire, Jinya, tu es sacrément consciencieux. Si tu n’étais pas resté après que je t’ai dit de partir, on aurait été fichus, dit Zenji.
Il trouvait étonnant qu’un rônin, réputé pour ne travailler que pour de l’argent, se montre aussi patient et prévenant.
— D’ailleurs, pourquoi être allé aussi loin pour nous ?
— Parce que Jyuuzou-dono me l’a demandé, répondit Jinya. — Je ne pouvais pas l’abandonner en cours de route. Je ne suis pas ici pour l’argent, mais pour lui rendre ce que je lui dois.
— Tu avais déjà dit quelque chose comme ça, intervint Natsu. — Tu avais une dette envers lui je crois. C’était quoi, cette histoire ?
Jinya ferma les yeux. Il savait que les mots seuls ne suffiraient pas à expliquer, mais il tenta quand même, pour Natsu.
— On ne devient pas forcément plus mature en vieillissant… mais avec les années, certaines choses finissent par devenir évidentes.
Derrière ses paupières closes, il aperçut les choses que son jeune lui n’avait pas pu protéger. Des jours révolus, son père, sa sœur, lui. Avant Kadono.
— Enfant, je ne voyais que ce qui s’offrait à mes yeux. J’étais trop jeune pour comprendre que les gens cachaient des choses en eux.
C’était une vieille histoire, désormais. À l’époque, Jinya, qui s’appelait encore Jinta, avait fui Edo avec sa petite sœur, Suzune, à l’âge de cinq ans. Leur père maltraitait Suzune, et il ne pouvait plus le supporter.
La raison de cette haine était simple. Leur mère était morte en donnant naissance à Suzune, et l’un de ses yeux était rouge. Elle était indéniablement l’enfant d’un démon. Sa mère étant humaine, cela signifiait que son père ne l’était pas. Il était aussi probable que cette conception n’ait pas été voulue. Leur père haïssait le démon qui avait souillé et tué sa femme, et il haïssait Suzune pour la même raison. Incapable de supporter plus longtemps cette haine, Jinya s’était enfui avec elle. Ils venaient à l’origine d’une famille de riches marchands d’Edo.
— Depuis que j’ai moi-même connu la perte, je commence à comprendre. Et pour avoir cru qu’abandonner mon père était la seule solution, je dois beaucoup à Jyuuzou-dono.
À l’époque, Jinya n’avait pensé qu’à lui et à sa sœur. Il n’avait pas songé à la douleur que son père avait ressentie en perdant sa femme, ni à celle qu’il ressentirait en perdant son enfant. Il n’avait pas envisagé cette part de lui — et il le regrettait. Mais maintenant, il se sentait soulagé. Jyuuzou avait une fille, une qui l’aimait profondément. Cet homme avait retrouvé une famille.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? dit Natsu, exaspérée.
Mais Jinya n’avait aucune intention d’en dire davantage. Elle n’avait pas besoin de connaître le passé. Jyuuzou n’avait plus qu’un seul enfant désormais, et cela suffisait.
— Bon, eh bien… Disons qu’il est bon de réfléchir à ce qu’on doit à ses parents, dit-il à la place, esquissant un léger sourire.
Par certains côtés, Natsu lui rappelait sa sœur. C’était peut-être pour cela qu’il supportait aussi bien son caractère.
— Hmm… dit-elle, comme si elle ruminait ses paroles.
— Vous considérez Jyuuzou-dono comme votre père, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Bien sûr que oui.
L’absence d’hésitation dans sa réponse fit plaisir à Jinya. Il était rassuré de savoir que Jyuuzou n’était plus seul. Peut-être que ce réconfort rachetait, en partie, le fils indigne qu’il avait été.
Il lui restait pourtant un regret. Au final, il n’avait jamais appris le nom du démon. Quel pouvait-il être ? Le démon était né des émotions de Natsu, peut-être aurait-il pu s’appeler « Natsu » lui aussi. Mais il était aussi né de son amour pour son père. Alors peut-être aurait-il dû s’appeler « Amour » à la place.
Mais qu’en était-il des autres émotions qui composaient ce démon ? Qu’en était-il de celles d’une mère, en quête de la fille qu’on lui avait arrachée, une fille qu’un démon lui avait imposée, et qu’elle avait pourtant aimée, au-delà même de la mort ? Quel nom pouvait-on donner à un tel démon ?
Au final, il resterait dans l’ignorance.
— Prenez soin de lui, alors, dit Jinya. — Il a l’air fort comme ça, mais il est plus fragile qu’il n’y paraît. Soyez là pour lui.
— Pas besoin que tu me le dises, répondit Natsu.
Il lui sourit chaleureusement à ces mots, puis se retourna.
— Alors… adieu.
Il n’y avait aucune tristesse dans cet adieu. Il emportait leur gratitude avec lui et quitta Sugaya, marchant droit devant lui, sans jamais se retourner.
***
…Sa silhouette s’éloigna peu à peu, jusqu’à disparaître complètement, avalé par le flot de passants.
— Il est déjà parti ?
Demanda Jyuuzou en apparaissant, le regard tourné vers la direction qu’avait prise Jinya. Il ne restait plus la moindre trace du rônin.
— Oui. Mais au fait, pourquoi n’êtes-vous pas allé lui dire au revoir, après tout ce qu’il a fait pour nous ? demanda Zenji.
— Pas besoin. Je savais dès le début qu’il mènerait sa mission à bien, de toute façon.
Même en parlant, Jyuuzou gardait les yeux fixés là où Jinya avait disparu. Il ne semblait ni hésitant, ni plein de regrets quant à leur séparation, simplement un peu nostalgique. Il était en paix avec sa vie telle qu’elle était désormais, et ne s’accrochait plus au passé. Pourtant, certaines vieilles blessures continuaient de faire mal, de temps à autre.
— Ah bon ? Vous le tenez vraiment en haute estime, hein ? Pourquoi ?
Demanda Zenji, trouvant que Jyuuzou avait toujours été un peu étrange à propos de Jinya.
— Quelle drôle de question, répondit Jyuuzou.
La remarque était si à côté de la plaque qu’il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire empreint de nostalgie semblable à celui du rônin. Dans un murmure, il ajouta :
— Quel genre de parent ne reconnaîtrait pas son propre enfant ?
— Hmm ?
Mais ni Zenji ni Natsu n’entendirent ce murmure. Jyuuzou ne pouvait pas demander à Jinya de rester, pas plus qu’il ne pouvait aller lui dire au revoir.
Jinya n’aurait pas voulu cela. Leurs chemins étaient désormais différents. Et si cela attristait Jyuuzou, il comprenait que les choses devaient être ainsi. Son fils était devenu un homme digne de ce nom, et qui était-il pour se mettre en travers de sa route ?
— Euh, monsieur ?
— Retourne travailler, ou tu peux dire adieu à toute chance de promotion.
— Tout sauf ça ! À bientôt, Mlle Natsu !
Zenji s’éclipsa en courant dans la boutique. Il pouvait être un peu tête en l’air, mais il avait du potentiel, et Natsu l’appréciait. Jyuuzou avait d’ailleurs prévu de lui confier davantage de responsabilités dans un futur proche.
— Euh, père ?
— Hum ?
— Y-a-t-il quelque chose que je puisse faire pour aider, moi aussi ? demanda Natsu timidement.
Jyuuzou fronça les sourcils à cette question inattendue. Natsu était une fille affectueuse, mais elle était du genre à vivre dans son propre monde. Ce genre de question, c’était une première.
— Pourquoi me demander ça tout à coup ?
— Euh… Je pensais juste à ce que je dois faire pour mon père…
Gênée, elle rougit légèrement.
Jyuuzou comprit aussitôt qui lui avait mis cette idée en tête. Quelle absurdité. Et pourtant, malgré toutes ces années, son fils comprenait si mal ce que ressent un parent… Cela lui réchauffa un peu le cœur.
— Ce n’est pas une chose dont tu dois te soucier. Le seul devoir d’un enfant envers ses parents, c’est de vivre plus longtemps qu’eux.
— Père…
— C’est tout ce que je souhaite pour toi.
Ses paroles n’étaient peut-être pas adressées à elle seule, mais l’autre destinataire ne pouvait plus les entendre désormais. Il lui tapota doucement la tête, puis se tourna pour entrer dans la boutique.
Elle le suivit.
Quiconque les aurait observés à cet instant aurait vu en eux l’image parfaite d’une famille.
Qui pourrait dire précisément quand les premières rumeurs d’apparitions de démons ont commencé ? Les esprits erraient librement dans les rues, par groupes entiers, une nuit après l’autre, reflet de l’inquiétude du monde.
Il était inutile d’empêcher les gens de chuchoter entre eux, et ainsi, les rumeurs douteuses sur les démons continuaient de se propager. Mais une nouvelle rumeur vint s’y ajouter.
Hé, t’as entendu ? Il paraît qu’Edo a un gardien yasha[1], maintenant. Pour chasser nos démons.
[1] Le mot « Yasha » (夜叉) vient du sanskrit Yakṣa, et il a été repris dans les cultures japonaises, chinoises et autres d’Asie de l’Est avec des connotations spécifiques. En japonais, 夜叉 (Yasha) est souvent traduit par « démon » ou « esprit féroce ». C’est une créature surnaturelle qui peut être : protectrice dans certains contextes bouddhistes (par exemple, gardienne de temples), ou menaçante, plus proche de l’image occidentale d’un démon. Ici, c’est donc une sorte de « démon gardien », une figure ambivalente : effrayante, mais qui combat pour le bien.
—————————————-
[1] Esprit féminin qui apparait près des saules la nuit.
[2] Ou Banchô Sarayashiki (番町皿屋敷?) est une histoire de fantômes japonais de l’époque Edo.
[3] Gozu (tête de bœuf ou tête de vache), est une légende urbaine japonaise.
[4] Le terme yôkai (妖怪?, « apparition étrange », « spectre », « monstre ») désigne tout ce qui se rapporte à des phénomènes étranges ou anormaux, dont l’existence dépasse la compréhension humaine. Ainsi, dans le bestiaire folklorique japonais, il y a des démons parmi eux mais tous ne le sont pas forcément.
[5] Carafe à saké