SotDH T2 - Chapitre 1 : Partie 1
La Fille du Démon (1)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Qui peut dire quand exactement les rumeurs d’apparitions de démons commencèrent ?
En l’an huit de l’ère Tenpo (1837 après J.-C.), un navire américain nommé Morrison tenta d’entrer de force dans le port d’Uraga. Cet incident fut rapidement suivi d’un arpentage non autorisé de Yaeyama, qui faisait partie des îles Ryukyu, par le navire britannique Samarang en l’an quatorze de l’ère Tenpo (1843 après J.-C.). À peine un an plus tard, le navire français Alcmène accosta au port de Naha. Les choses se gâtaient pour la nation insulaire et sa politique de longue date d’auto-isolement du monde extérieur.
C’était l’automne de la troisième année de l’ère Kaei (1850 après J.-C.). L’ombre de l’influence étrangère rôdait aux frontières, et le gouvernement du shogunat Tokugawa se révélait impuissant face à la situation. Le malaise rongeait le cœur de la population, ce qui expliquait peut-être les rumeurs d’apparitions de démons à Edo.
Bien sûr, ce genre de rumeurs n’était pas nouveau, car Edo avait toujours été la capitale de nombreuses histoires à faire froid dans le dos. Il y avait eu l’histoire de cette femme déon devenue folle de jalousie, celle du fantôme sous le saule, ou encore celle des processions nocturnes d’esprits divers. D’innombrables récits avaient été transmis ici. Cela dit, un nombre inhabituel d’entre eux semblaient avoir été rapportés directement issus de la source au cours des dernières années…
Quoi qu’il en soit, de simples rumeurs ne pouvaient pas changer un mode de vie de manière significative. Chacun vaquait à ses occupations comme il l’avait toujours fait, mais avec un peu plus d’inquiétude dans le cœur.
Au fond d’eux, cependant, un vague pressentiment persistait.
La fin approchait.
Dix ans s’étaient écoulés depuis que Jinya avait quitté Kadono.
***
À l’âge de dix ans, Zenji commença son apprentissage chez Sugaya, un magasin situé dans la rue principale de Nihonbashi, un grand quartier commercial d’Edo. D’abord chargé de faire des courses et d’autres tâches mineures, il fut finalement autorisé à gérer lui-même son commerce à l’âge de vingt ans. Il prouva rapidement qu’il était capable, grâce à sa nature bienveillante et à ses solides relations de travail avec les grossistes et les clients. Il était probable qu’il prenne un jour la direction du magasin.
— C’est un plaisir de faire affaire avec vous. J’espère que nous ferons affaire de nouveau la prochaine fois.
— De même. Je peux toujours compter sur un accord équitable avec vous, Zenji.
Les rues secondaires de Nihonbashi étaient tout aussi animées que l’axe principal, regorgeant de boutiques en tout genre. Un matin, Zenji se rendit dans l’une d’elles pour rencontrer le propriétaire d’un grossiste. Sugaya vendait divers bibelots : ornements pour cheveux, peignes, sculptures netsuke, éventails… Certains articles étaient commandés directement auprès d’artisans, tandis que d’autres provenaient de grossistes. En tant que partenaire régulier de ces derniers, Zenji entretenait des relations étroites avec leurs propriétaires.
— Juste par curiosité, connaissez-vous par hasard Senkendou Kuzaemon ? demanda l’homme à Zenji.
— Cet atelier de gravure sur bois à Tenmachou ? Oui, je le connais, j’y vais moi-même assez souvent.
— Ah oui ? Eh bien, ils ont reçu de nouvelles estampes érotiques de Kagema et, pfiou, laissez-moi vous dire que ça fait quelque chose.
— Ah… Désolé, je vous l’ai déjà dit mais ce n’est pas ma tasse de thé.
Bien sûr, plus deux personnes se rapprochaient, plus leurs conversations devenaient personnelles. En tant qu’homme, Zenji n’était pas étranger à la pornographie. Mais celle mettant en scène des kagema — c’est-à-dire de jeunes prostitués mâles — n’était tout simplement pas son truc.
— Eh bien, je vais prendre congé.
Avec un sourire poli, Zenji s’excusa et quitta la rue secondaire. Il comptait retourner à la boutique pour manger, affamé après avoir travaillé toute la matinée. Tout en marchant, il fredonnait, se demandant quel serait son repas. Cependant, lorsqu’il atteignit la boutique, il s’arrêta net : quelque chose ne tournait pas rond.
Sugaya était une boutique relativement grande, dont l’espace de vie et le magasin partageaient une même entrée. Celle-ci restait habituellement ouverte pendant les heures de travail, mais, pour une raison inconnue, elle était à présent fermée.
Voilà qui est étrange, pensa Zenji. Il essaya la porte et la trouva déverrouillée. Lentement, il l’entrouvrit et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Deux hommes s’y trouvaient. L’un d’eux était un visage familier : Jyuuzou, le propriétaire de Sugaya. L’autre, en revanche, lui était totalement inconnu. Il mesurait environ six shaku[1], bien plus grand que la moyenne. Zenji, qui ne dépassait pas les cinq shaku, devait lever la tête pour l’observer.
L’homme paraissait mince, mais son kimono, tendu au niveau des épaules, laissait deviner une musculature puissante.
De quoi pouvaient-ils bien parler ? se demanda Zenji.
Le kimono de l’inconnu était propre, mais il portait un tachi à la taille. Pourtant, il n’avait pas de cordon capilaire : ses longs cheveux, attachés à la va-vite, lui retombaient sur les épaules. Aucun samouraï respectable ne se présenterait ainsi, ce qui signifiait qu’il était soit issu d’une famille de guerriers particulièrement indisciplinée, soit — et c’était plus probable — un rônin, un samouraï sans maître.
L’esprit de Zenji pensa immédiatement au pire comme un racket, mais l’homme ne semblait pas représenter une menace. Se connaissaient-ils ? Mais de quoi un propriétaire et un rônin pouvaient bien parler au point de fermer la boutique ?
Zenji décida d’observer encore un moment depuis l’entrebâillement de la porte, quand soudain, le grand homme tourna brusquement la tête dans sa direction et le fixa droit dans les yeux. Zenji sursauta, une sueur froide coulant dans son dos.
L’homme fronça légèrement les sourcils. Il paraissait jeune, mais il n’avait manifestement pas vécu ce que la plupart des gens considéreraient comme une vie convenable. Son regard était aussi perçant que l’acier.
— Quelqu’un que vous connaissez [LC1] ? Demanda l’homme d’une voix grave.
Jyuuzou se retourna. Ne voyant plus l’intérêt de se cacher, Zenji força un sourire et ouvrit la porte en déclarant :
— Aha ha, bonjour. J’espère que je ne vous dérange pas.
Il entra dans la boutique en s’inclinant plusieurs fois, tout en ayant l’impression qu’il aurait préféré être n’importe où ailleurs.
— Je vois que tu es de retour, dit Jyuuzou de sa voix rocailleuse habituelle.
Jyuuzou, le propriétaire de Sugaya. Contrairement à beaucoup d’autres qui avaient hérité de leur entreprise, il était un propriétaire de première génération et continuait de gérer sa boutique lui-même malgré la cinquantaine passée. Ses sourcils portaient les marques de décennies d’efforts, et son regard restait toujours sévère.
— Ah, oui. Oui, c’est ça, dit Zenji.
Il poussa un soupir de soulagement en constatant que son patron ne semblait pas lui en vouloir d’avoir écouté aux portes.
— Heu… Puis-je vous demander de qui il s’agit ?
Les sourcils de Jyuuzou se plissèrent.
— Un rônin que je viens d’embaucher.
Zenji n’en croyait pas ses oreilles.
— Encore ?
Zenji n’en croyait pas ses oreilles.
— Heu… Embauché comme… employé de la boutique ?
— Ne fais pas idiot. À quoi me servirait un employé sans éducation ?
Zenji jeta un coup d’œil au grand homme, craignant que les paroles de Jyuuzou ne l’aient offensé, mais celui-ci resta impassible. Zenji avait entendu dire que les rônins étaient des hommes rudes et violents, pourtant, celui-là semblait calme et posé. Il paraissait n’avoir que dix-sept ou dix-huit ans, soit plus jeune que lui.
— C’est pour Natsu.
— Apparemment, ce rônin n’est pas trop mauvais avec un sabre.
— Pour Natsu… ?
Natsu était la fille adoptive de Jyuuzou. Peu après sa naissance, sa famille avait connu un grand malheur qui l’avait laissée orpheline. Jyuuzou l’avait alors recueillie. Les deux ne se ressemblaient pas, mais Jyuuzou l’adorait tout de même, au point de céder à la plupart de ses caprices.
— Ah, c’est donc pour ça ? dit Zenji, comprenant enfin.
Jyuuzou hocha fermement la tête en guise de réponse. Le rônin allait donc être le garde du corps de Natsu.
— Natsu et moi ne sommes peut-être pas liés par le sang, mais je la chéris autant que si elle était ma propre fille. Protège-la bien, déclara Jyuuzou avec gravité au rônin.
Son ton était un peu rude, même pour un commanditaire, mais le rônin ne s’en offusqua pas et acquiesça silencieusement. Satisfait, Jyuuzou esquissa un léger sourire, une expression rare chez lui.
— Zenji, c’est à toi de lui expliquer les détails.
— Hein ? Mais ce n’est pas normalement au client de le faire ?
— Fais-le.
— Oui, monsieur, céda Zenji, à contrecœur.
Aller à l’encontre des ordres du patron n’était pas une option.
L’affaire étant réglée, Jyuuzou se retira dans l’arrière-boutique, un demi-sourire aux lèvres et une démarche un peu plus alerte qu’à l’accoutumée. Ne voyant pas l’intérêt de se plaindre de ce travail supplémentaire, Zenji se tourna vers le rônin, qui avait attendu patiemment la fin de leur échange.
— Je suis désolé. Le chef a toujours l’air un peu brusque, mais en réalité, c’est un homme très bien. Oh, au fait, je m’appelle Zenji. Je travaille ici, à Sugaya.
— Jinya. Enchanté de faire votre connaissance.
Zenji fut une nouvelle fois surpris de constater à quel point l’image qu’il se faisait d’un rônin différait de celle de l’homme qui se tenait devant lui. Tous les rônins n’étaient donc pas des voyous. Certes, le jeune homme était un peu rustre, mais il respectait au moins le strict minimum de l’étiquette sociale, ce qui était déjà louable.
— De même, Jinya. Alors, qu’est-ce que mon patron t’a appris ?
— Pas grand-chose. Tout ce que je sais, c’est que je dois tuer un démon qui pourrait s’en prendre à sa fille.
— Ah…
Zenji exaspéré, poussa un soupir. Oh, il ne changera jamais.
Jyuuzou avait ouvertement mentionné que sa fille était adoptée, un sujet relativement privé, mais il n’avait pratiquement rien dit à propos de la mission elle-même.
— Il ne t’a donc pratiquement rien dit. Bon… Pour faire court, ton travail consiste à protéger Mlle Natsu.
— Natsu est la fille de votre patron ?
— Oui, elle a eu treize ans cette année. Elle est très mignonne, bien qu’un peu effrontée. Comme tu le sais, ils ne sont pas liés par le sang.
— Qu’est-il arrivé à ses parents ?
— Ils sont décédés moins d’un an après sa naissance. C’est à ce moment-là que le patron l’a recueillie. Tu as été engagé parce que Mlle Natsu prétend qu’un démon apparaît devant elle toutes les nuits.
La veille, Natsu avait brusquement fait cette déclaration. Au début, elle n’avait aperçu qu’une silhouette faible et sombre à travers le papier fin de la porte coulissante de sa chambre, celle qui donnait sur la cour. Pensant qu’il s’agissait d’un rêve, elle n’y prêta pas attention. La nuit suivante, cependant, la silhouette s’était agrandie, s’étant visiblement rapprochée.
Elle avait alors distingué une forme humanoïde et crut qu’il s’agissait d’un démon. Le troisième jour, hier, elle en parla à son père. Jyuuzou s’était contenté de froncer les sourcils et de promettre vaguement de la protéger. La nuit venue, l’apparition revint, cette fois accompagnée d’un grognement guttural, suivi d’un cri profond et glaçant : « REN…DEZ… MA… FILLE ! ».
— Rendez… ma… fille ? répéta Jinya.
— Oui. Il semble que le démon pense que Mlle Natsu est sa fille et il essaierait de la kidnapper.
L’idée qu’un démon veuille une fille semblait ridicule, encore plus qu’une simple histoire de fantôme. Pourtant, Jinya ne se moqua pas comme Zenji s’y attendait. Au lieu de cela, il resta plongé dans ses pensées.
— Et voilà, conclut Zenji. — Je ne peux pas dire si un démon apparaîtra réellement, mais le fait de t’avoir dans les parages permettra au patron et à Mlle Natsu d’avoir l’esprit tranquille.
— Je vois. J’en déduis que vous n’y croyez pas beaucoup à son histoire.
— Hein ? Oh, euh… Non, pour être honnête, pas vraiment.
L’histoire de Natsu était difficile à prendre au sérieux. Zenji vivait sur place, mais il n’avait ni entendu ni vu quoi que ce soit d’anormal la nuit précédente. Sans compter que Natsu n’avait que treize ans. Ce n’était plus tout à fait une enfant, mais elle restait à un âge où l’on cherchait encore l’attention de son père. Selon toute vraisemblance, ce n’était qu’un stratagème pour que Jyuuzou s’occupe davantage d’elle.
— Mais ce que je pense n’a pas vraiment d’importance. Tout ce qui compte, c’est d’assurer la sécurité de Mlle Natsu… Je dois dire que je suis un peu surpris, je ne pensais pas que le patron engagerait un rônin, vu à quel point il veille sur sa fille.
— N’est-ce pas justement parce que je suis un rônin qu’il m’a engagé ? Il ne peut pas très bien aller au bureau du magistrat et demander à un samouraï de l’aider avec ses problèmes de démons.
— Ahhh, tu n’as pas tort.
En clair, les seules personnes qui accepteraient un travail aussi ridicule étaient les rônins, prêts à faire à peu près n’importe quoi pour de l’argent.
— Désolé, c’était un peu malpoli de ma part. Je ne voulais pas t’offenser, j’ai juste été surpris par la décision de mon patron.
- Je ne suis en aucun cas vexé.
Jinya avait déjà été offensé deux fois par les remarques de Jyuuzou, mais il ne montrait toujours aucun signe d’agacement. Peut-être qu’il contenait simplement sa colère, ou peut-être était-il réellement d’un tempérament calme. Quoi qu’il en soit, Zenji se félicitait que ce soit lui qui ait été engagé.
Bien que Natsu soit issue d’une famille aisée, elle n’était — pour le dire gentiment — pas très féminine. Pour être plus direct, elle était insolente et avait la langue bien pendue. Un rônin au tempérament vif finirait sans doute par perdre patience avec elle, mais Zenji pensait pouvoir au moins faire confiance à Jinya pour ne pas abandonner en cours de route.
— C’est bon à savoir, dit Zenji. — Au fait, vous pouvez me tutoyer. Je préfère que les choses restent détendues entre nous.
— En êtes-vous certain ? Ne devrais-je pas vous traiter avec respect, puisque vous êtes maintenant un employé digne de ce nom ?
— Non, non, je ne reste encore qu’un petit joueur dans cette affaire. La seule raison pour laquelle j’ai été formé, c’est qu’il n’y avait pas beaucoup d’autres enfants dans le coin. Je n’ai rien de spécial.
— Je doute que votre patron soit le genre d’homme à choisir un apprenti pour une raison aussi triviale.
— Mmm, peut-être que je suis trop modeste, hein ? Quoi qu’il en soit, sentez-vous libre de parler plus librement avec moi.
Il était vrai que Zenji préférait que Jinya soit moins formel afin de garder une ambiance détendue. Mais, en vérité, il commençait aussi à apprécier le rônin. Jinya hésita un instant, puis finit par acquiescer.
— D’accord, faisons ainsi.
— Encore un peu formel, mais ça ira. Bon, trêve de bavardage, allons voir Mlle Natsu maintenant.
— Zenjiiiii !
La voix d’une jeune fille résonna dans la boutique.
— Euh, oublie ça. Il semblerait qu’elle soit déjà là.
Les deux hommes tournèrent la tête en direction de la voix et aperçurent une jeune fille vêtue d’un kimono de qualité, d’un rouge éclatant. Elle se tenait debout, les mains sur les hanches et la mine renfrognée.
— Je suis de retour, Mlle Natsu, dit Zenji.
— Tu es en retard ! Je ne t’avais pas dit de rentrer plus tôt ?
Elle avait, comme toujours, une attitude autoritaire et s’adressait à Zenji, son aîné, sur un ton exigeant. Les employés de Sugaya avaient du mal à supporter son tempérament de gamine effrontée, mais Zenji, lui, ne se formalisait pas de ses paroles acerbes.
— Oh, s’il te plaît, tu n’es pas ma mère, répondit-il. — Et je te signale que j’étais parti pour une bonne raison.
— Tu oses me répondre ? Dit-elle en lui lançant un regard noir.
— Non, non.
Il eut un sourire ironique en songeant à quel point elle tenait de son père, malgré l’absence de lien de parenté. Natsu avait eu treize ans cette année. Bien qu’elle puisse parfois être excessive, Zenji la connaissait depuis l’enfance et ne la voyait que comme une petite sœur impertinente. Malgré son statut de fille de marchand aisé, elle ne prenait pas de haut les jeunes apprentis de la boutique. Ses paroles étaient souvent cinglantes, mais Zenji savait qu’au fond, elle avait bon cœur.
— C’est qui ? Il n’a pas l’air d’un client.
Elle jetait [LC2] un regard suspicieux à Jinya. Sans qu’il n’y soit pour rien, il incarnait parfaitement l’image d’un rônin. Ces derniers, souvent sans emploi stable et donc sans le sou, n’avaient généralement pas les moyens de prendre soin de leur apparence.
— Ah, oui. Ton père a engagé cet homme pour te protéger.
— Ce type ?
— C’est bien ça.
— Pourquoi il est si jeune ?
— Heu… L’âge mis à part, ton père prétend qu’il est habile à l’épée.
— Vraiment ?
— Oh, oui.
Zenji laissa de côté le fait que Jyuuzou n’avait pas encore vu les compétences de Jinya à l’épée. Il n’y avait aucune raison de rendre Natsu encore plus méfiante, après tout. Malheureusement, cela n’avait pas d’importance.
— Eh bien, pas besoin de lui. Renvoie-le, dit-elle en tournant la tête.
— Hein ? Heu, tu es sûre ?
— Oui, j’en suis sûre. Il devra rester avec moi pour me protéger, n’est-ce pas ? Eh bien, je n’ai pas envie de passer une seule seconde avec un voyou pareil ayant accepté ce travail douteux seulement pour l’argent. Désolé, mais je n’ai rien à donner à des gens comme toi !
— Heu, ce n’est pas toi qui payes, tu sais… Et puis ton père l’a choisi lui-même, alors je doute qu’il soit un voyou comme tu le prétends. Attends… toi-même tu admets que ton histoire est douteuse ?
— Oh, tais-toi ! Pourquoi t’es si chiant ? ! J’ai dit que je ne voulais pas d’un rônin puant pour me protéger, et c’est tout !
Elle pouvait se montrer aussi ferme que son père. En tant que personne employée par la famille, Zenji avait du mal à la réprimander.
— Mais ton père s’inquiète pourtoi, tu sais…
— Alors tu peux me protéger à la place.
— Euh, eh bien, je suis très faible, alors…
— Très bien, alors ne le fais pas. Je m’en fiche. Débarrasse-toi juste de ce type.
Elle fit la moue, mécontente, et quitta la pièce.
Les deux hommes restèrent un moment sans savoir quoi faire. La mentalité intransigeante de la jeune fille ressemblait à celle de son père, à tel point que même Jinya, bien qu’encore inexpressif, dut soupirer. Zenji ne savait pas s’il soupirait d’exaspération ou d’étonnement.
— Et dire qu’ils ne sont pas liés par le sang, songea Jinya.
— Désolé pour ça… encore une fois.
Bon sang, pensa Zenji.
Il ne pouvait rien faire d’autre que d’avoir un sourire gêné.
***
Les rues d’Edo étaient devenues sinistres une fois la nuit tombée. La ville était plongée dans un silence aussi oppressant que la mort.
La nuit était déjà bien avancée, mais Natsu restait éveillée. Assise sur son lit, les genoux serrés contre sa poitrine, elle fixait le vide. Après le dîner, elle s’était enfermée dans sa chambre, incapable de trouver le sommeil. Au contraire, plus le ciel s’assombrissait, plus son inquiétude grandissait. Elle pensait au démon et à sa silhouette hideuse, qui semblait chaque nuit se rapprocher un peu plus de la porte coulissante. Cette fois, n’atteindrait-il pas directement sa chambre ? Rien que cette idée la faisait trembler.
Beaucoup la considéraient comme effrontée et entêtée, mais au fond, Natsu n’était qu’une fille de treize ans, aussi ordinaire que vulnérable. Elle n’était pas aussi courageuse qu’elle le prétendait et redoutait la solitude depuis qu’elle était devenue orpheline, bien avant même d’en avoir le souvenir. Jyuuzou était sa seule famille, mais elle craignait qu’il ne l’abandonne un jour. Pourtant, honteuse de ses propres peurs, elle les cachait sous un masque d’arrogance, acceptant l’idée que cela finirait par la rendre indésirable aux yeux des autres. Telle était la véritable Natsu : une fille dissimulant sous son insolence les angoisses profondes qui la tourmentaient.
— Mlle Natsu ?
Une voix familière interrompit le flot de ses pensées.
— Zenji ?
Elle distingua une silhouette derrière la porte coulissante. La voix appartenait à Zenji, un homme arrivé à Sugaya alors qu’elle n’avait que quatre ans. Elle le connaissait depuis qu’il n’était encore qu’un petit apprenti paerdu. Il faisait partie des rares personnes à s’inquiéter pour elle sans jamais se mettre en colère face à ses piques. Un peu ennuyeux à certains égards, mais facile à aborder et d’agréable compagnie. Elle le considérait comme son frère, même si jamais elle ne l’admettrait ouvertement.
— Qu’est-ce que tu fais encore debout ? demanda-t-il.
— Je te retourne la question. Tu as vu l’heure ? répliqua-t-elle.
— Oh, euh… Je me suis dit que j’allais essayer de monter la garde, ou quelque chose comme ça.
Il s’installa sur la véranda et laissa son regard errer vers la cour où le démon était apparu. À côté de lui, un plateau, une petite théière et une tasse à thé. Il semblait décidé à veiller toute la nuit.
— …Pourquoi ? Demanda-t-elle.
— Eh bien, tu as dit que je pouvais, non ?
Il semblait avoir pris à cœur son caprice, renvoyant le rônin plus tôt dans la journée et monter la garde lui-même, afin de la rassurer. Zenji ne se lassait jamais d’elle, quelle que soit la peine qu’elle pouvait lui causer. C’était sa personnalité.
— J’ai bien dit ça, mais je ne pensais pas que tu le ferais vraiment.
— Mais c’est bien, non ? Je veux dire… Quelqu’un comme moi, qui n’a jamais combattu un seul jour de sa vie, ne vaut peut-être pas mieux qu’un épouvantail… mais même les épouvantails servent à protéger, non ?
— Zenji…
Elle poussa un léger soupir, empreint de soulagement. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à exprimer ouvertement sa gratitude, alors elle lança d’un ton boudeur :
— Hmph ! Peu importe. Je parie que tu ne crois même pas à mon histoire.
— Ah, eh bien…
Son cœur se serra en entendant l’hésitation dans sa voix. Il s’inquiétait pour elle, mais pas parce qu’il la croyait. Il montait simplement la garde pour rassurer une enfant angoissée, et cette idée la rendait pathétique à ses propres yeux. Elle se mordit la lèvre, partagée entre honte et peur. Faiblement, elle murmura :
— Je sais que Père ne me croit pas non plus. C’est pour ça qu’il a engagé des rônins.
— Ce n’est pas vrai, répondit aussitôt Zenji. — Je n’ai aucun doute sur le fait que ton père pense toujours à ce qu’il y a de mieux pour toi.
Ses paroles, pleines d’assurance, ne sonnaient pas comme de simples mots destinés à l’apaiser. Pourtant, Natsu ne parvenait pas à s’y raccrocher.
— Mais je ne suis pas… sa vraie fille.
Elle ravala la fin de sa phrase, trop effrayée pour l’entendre à voix haute.
Beaucoup s’accorderaient à dire qu’elle était chouchoutée par Jyuuzou. Mais l’absence de lien de sang entre eux lui pesait encore. Elle avait perdu ses parents avant même de s’en souvenir et n’avait jamais regretté leur disparition. Pour elle, Jyuuzou était son vrai père. Mais elle commença à douter lorsqu’elle entendit les serviteurs de la maison parler d’un fils de Jyuuzou qui s’était enfui. Elle se demanda alors si elle pouvait vraiment remplacer ce fils. Et s’il ne l’aimait pas comme elle l’aimait ? Une fois la graine du doute plantée, elle ne pouvait que grandir. Peut-être que si elle aussi…
— RENDEZ… MOI…
Ses pensées furent brutalement interrompues par une voix écœurante. Il était donc revenu cette nuit encore.
— A-aah…
— Mlle Natsu ? Quelque chose ne va pas ?
— C’est ici… Il est ici !
— Hein ? Qu’est-ce que…
Zenji se figea. Un frisson d’angoisse lui parcourut l’échine tandis qu’il sentait un regard glacial et empreint de rancune peser sur lui, hérissant ses cheveux.
— RENDEZ-MOI… MA… FILLE !
— C’est quoi ce délire ?
Le choc le cloua sur place. Il comprenait enfin qu’il n’avait pas cru un seul mot de l’histoire de Natsu.
— Z-Zenji !
— N’ouvre pas la porte !
Son avertissement arriva une seconde trop tard. Natsu avait déjà fait coulisser la porte et distinguait à présent l’ombre inquiétante qui se mouvait dans l’obscurité.
— RENDEZ… MOI… FILLE.
Tout se passa plus vite que l’esprit ne pouvait le comprendre. Une tache noire se tordait dans l’obscurité devant eux, et de là, un démon émergea. Sa peau était en décomposition, comme si elle avait été plongée dans de l’acide, au point qu’on ne pouvait même plus distinguer son sexe. Il tendit un bras, comme s’il cherchait quelque chose, et s’avança en boitant.
— Qu’est-ce que… ? Non, c’est impossible… dit Zenji, incrédule.
Il venait de comprendre que la main du démon se tendait vers Natsu. Un frisson glacial lui parcourut l’échine. Elle voulut fuir, mais ses jambes refusèrent de bouger.
— Ah…
Même crier lui était impossible. Elle ne laissa échapper qu’un râle rauque et étranglé.
Mais c’est alors qu’une silhouette familière s’interposa entre elle et le démon. Zenji bloqua le passage.
— H-ha ha… Ne vous inquiétez pas, mademoiselle.
Même maintenant, il essayait encore de la protéger. Mais que pouvait faire un homme ordinaire face à un tel monstre ? Ses jambes tremblaient de terreur. Le démon ne s’arrêta pas. Il ne fit pas attention à Zenji et réduisit lentement, mais sûrement, la distance qui le séparait de lui.
— RENDEZ MOI…
La créature poussa un hurlement déchirant, empli de désir. L’esprit de Natsu se figea, prisonnier des images d’horreur qui allaient immanquablement suivre. Elle savait que Zenji ne fuirait pas. Il ne l’abandonnerait jamais. Ce qui signifiait qu’un seul sort l’attendait. Et cette pensée l’horrifia presque autant que si c’était sa propre vie qui était en jeu.
— …FILLE…
Une odeur nauséabonde, acide, leur brûla les narines. Mais malgré cela, ils ne détournèrent pas le regard. Le démon tendit une main vers la gorge de Zenji. Paralysé par la peur et la résignation, ce dernier ne bougea pas, fixant la scène, hébété, alors que la mort s’approchait.
Puis, au moment même où tout semblait perdu, le bras du démon disparut.
— Hein… ?
La confusion de Zenji était la même que celle de Natsu. La fin horrible à laquelle ils s’attendaient n’était pas arrivée, et à la place, le bras du démon roulait sur le sol.
Un homme apparut.
L’esprit de Natsu était encore en train d’assimiler les événements, mais elle reconnut cet homme. Il mesurait environ six shaku, avait un fourreau de fer à la taille et une épée à la main, le rônin de tout à l’heure.
— Démon, avant que je ne te tue, dis-moi ton nom, dit-il calmement.
Le démon ne répondit pas, se contentant de dire : « RENDEZ… MOI, RENDEZ... MOI », encore et encore.
— Oui, je ne m’attendais pas à grand-chose de toute façon.
Bien qu’il se tînt devant ce démon grotesque, l’homme resta calme. Il était si désinvolte face à la situation que soudainement, tout sembla revenir à la normale. La peur de Natsu commença à s’atténuer considérablement.
— T-Tu es le rônin de tout à l’heure… dit Natsu.
— Je suis juste ici pour faire la promotion de mes services.
Avec un calme impérial, l’homme se mit en garde avec son épée. Le démon, reconnaissant peut-être lui et sa lame tranchante comme une menace et non une proie, s’anima soudainement et bondit sur lui.
— Attention ! cria Zenji, mais c’était déjà fini.
Il lui Avit suffit d’un seul coup vertical au moment où le démon s’était élancé. En un clin d’œil, le démon fut coupé en deux et tomba au sol.
— Wh-whoa… murmura Zenji avec stupéfaction.
Cet homme avait tué un démon d’un seul coup, tout comme les maîtres de sabre dont il avait lu les récits dans ces fameux livres bon marché.
Le rônin, Jinya, toujours aussi calme, tourna le dos au démon mort et demanda doucement :
— Alors, combien voulez-vous me payer pour mes services ?
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[1] 1 shaku = 30 cm. 6 shakus = 180 cm. 5 shakus = 150 cm.
[LC1]Je suppose qu’il le vouvoie
[LC2]L’imparfait correspond plus selon moi