SotDH T1 : Chapitre 1 : Partie 6

Homme et Démon (6)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Très bien. J’assumerai mon devoir de chasseur de démons.

Les démons se trouvèrent dans une grotte dans les bois au nord, comme l’avait stipulé le démon musclé à Jinta. Le rapport arriva à l’aube alors Jinta fut convoqué au sanctuaire dès le matin.  Byakuya était dépourvu de toute émotion lorsqu’elle lui confia cette mission. Jinta serra les poings ne sachant que trop bien qu’elle fît de son mieux pour tenir le rôle d’Itsukihime. Il se jura d’être à la hauteur de sa détermination en remplissant son devoir de gardien du sanctuaire. Pour cela, il fallait venir à bout de ces deux démons.

— Il est possible que cette démone attaque Kadono toute seule. Si cela se produit, Kiyomasa l’affrontera alors pas d’inquiétude. Concentre-toi uniquement sur la mission qui t’est confiée.

— Entendu, dit Jinta en posant un poing sur le sol et en inclinant respectueusement la tête.

Il se leva ensuite pour partir. Assis près de l’écran de bambou se trouvait Kiyomasa, l’homme qui allait épouser Byakuya. Jinta ne s’entendait pas avec lui et, en vérité, l’enviait à cause du mariage, mais il avait choisi sa voie. Il expira lentement, puis emplit ses poumons de l’air paisible du sanctuaire. Cela suffit car son cœur se tranquillisa à un point qu’il n’aurait pas soupçonné. Rien n’avait changé. Ce n’était qu’une chasse de démons parmi tant d’autres. Et puis Kiyomasa veillait sur la prêtresse, comme il en avait l’habitude en son absence. Il n’y avait aucune raison de s’agiter ainsi, se dit-il. Il se força ainsi à relâcher la tension… puis, sans la moindre arrière-pensée, il déclara :

— Kiyomasa, veille bien sur la prêtresse.

— …Ne t’en fais pas, je sais.

Jinta s’attendait à l’une des piques habituelles de Kiyomasa, mais ce fut un murmure calme et contenu qui lui répondit. Surpris, il tourna les yeux vers Kiyomasa, qui détourna aussitôt le regard, la mâchoire crispée.

Jinta n’avait pas la moindre idée de ce qui lui prenait.

— Puisse le sort t’être favorable dans cette bataille, déclara Byakuya d’une voix distante.

Bien que troublé par l’attitude de Kiyomasa, il n’y avait rien à en tirer pour l’instant. Il chassa cette pensée tenace et quitta le sanctuaire.

— Hé, attends !

Alors qu’il s’apprêtait à passer sous la porte torii[1] à l’extérieur du sanctuaire, une main saisit l’épaule de Jinta par derrière. Il se retourna et découvrit Kiyomasa qui le regardait avec insistance.

— Pourquoi n’as-tu rien dit ? dit-il.

— À propos de quoi ? répondit Jinta.

— Tu le sais très bien ! hurla-t-il.

Il serra les dents, furieux. Jinta avait déjà été harcelé par Kiyomasa à plusieurs reprises, mais jamais de cette façon.

— Tu n’es pas au courant pour Byakuya et moi ?

— …Oh, ça. La prêtresse me l’a dit elle-même, répondit calmement Jinta.

Son attitude semblait déplaire à Kiyomasa, dont le regard noir ne faisait que s’accentuer.

— Alors pourquoi ne dis-tu rien à ce sujet ? Tu ne l’aimais pas ?

Jinta se souvint que Suzune lui posa une question similaire. Peut-être que sa façon de penser, à lui et à Byakuya, était simplement trop étrangère aux autres. Un sourire faint faillit lui échapper, mais il le réprima et déclara :

— La prêtresse a fait son choix, et je l’accepte.

— Tu es vraiment d’accord avec ça ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Je ne pense qu’à la prospérité de la prêtresse et de Kadono.

Jinta ne comprenait pas ce que Kiyomasa attendait de lui. C’en devenait presque irritant. Il versa donc de l’huile sur le feu

— Je ne m’oppose pas à ton mariage. Ce n’est pas suffisant ? Qu’est-ce que tu peux bien me reprocher ?

Les yeux voilés de colère, Kiyomasa empoigna son col.

— Je vais vraiment épouser Byakuya, là !! Et ça ne te fait rien ?!

— Je t’ai déjà dit que non.

— Toi alors… !

Furieux que Jinta ne cherche même pas à s’opposer, Kiyomasa leva le poing. Mais il n’alla pas jusqu’au bout, tremblant, comme s’il luttait de toutes ses forces contre des émotions qui débordaient.

— Lâche-moi.

En fin de compte, Kiyomasa ne fit rien. Voyant que Jinta ne bronchait pas, il lâcha prise, baissa la tête et grinça les dents non sans une grande amertume. Il marmonna :

— Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez toi.

Pour un observateur extérieur, il était en effet incompréhensible que Jinta reste de marbre alors que l’amour de sa vie allait en épouser un autre. Sacrifier ses sentiments au nom de principes aussi creux qu’abstraits… Mais Jinta ne pouvait plus faire marche arrière. Il ne pouvait pas salir la détermination de Byakuya. Pas même au prix de sa vie.

Il savait ô combien c’était insensé. Et pourtant, il se permit un rire fébrile :

— Oui, je le pense aussi.

Privé de tout élan, Kiyomasa se mura dans le silence. Jinta l’ignora, rajusta ses vêtements et passa sous la porte torii.

— Te voilà rentré, Jinta !

Avant de partir en mission, Jinta fit un bref détour par chez lui. Ce n’était pas une guerre à proprement parler, mais il fallait tout de même se préparer à l’affrontement.

— Salut, Suzune. Il s’est passé quelque chose pendant mon absence ?

— Non, rien.

— Je suppose que c’est pour le mieux.

Suzune l’accueillit comme toujours avec un large sourire. Sa douceur innocente calma quelque peu la douleur dans le cœur de Jinta. Apaisé, il entreprit de se préparer.

— Le travail est terminé pour aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Non. On m’a confié une mission de chasse aux démons. Je pars dès que je suis prêt.

— Quoi… ? Encore ?

Il inspecta minutieusement son équipement : sabre, fourreau, vêtements, sandales. Tout était en ordre. Enfin, il attacha son sabre à la ceinture, puis se tourna vers sa petite sœur, visiblement chagrinée.

— Désolé. Tu vas encore devoir rester seule à la maison quelque temps.

— Je peux m’y faire, mais…

Sa voix s’étrangla. Le combat contre les êtres inhumains comportait toujours un risque. Elle pouvait bien endurer la solitude, mais l’idée que Jinta soit blessé l’inquiétait profondément. Ses yeux mêlaient frustration et angoisse dans une expression difficile à déchiffrer.

— Je reviendrai vite alors ne t’en fais pas, répliqua-t-il.

Elle fit la moue.

— Tu dis toujours ça et tu ne reviens pas pendant des jours…

Ces mots, aussi justes que douloureux, le frappèrent. Il savait que ses plaintes étaient nées de l’inquiétude, et il lui en était reconnaissant. Mais aussi adorable fût-elle, il ne pouvait se détourner de son devoir. Il se contenta d’un bref « pardon » avant de se diriger vers la sortie.

— Prends soin de la maison en mon absence.

— …Fais attention à toi.

Elle avait sans doute d’autres reproches à lui faire, mais les ravala pour ne pas lui alourdir le cœur. Elle afficha un petit léger… qu’il perçut aussitôt comme feint. Il répondit :

— Ne t’inquiète pas pour moi. Je saurai me débrouiller.

— Bien sûr que je vais m’inquiéter… J’en ai tous les droits.

Sa voix tremblotante lui serra le cœur.

En y repensant, il l’avait laissée seule ainsi d’innombrables fois. Il se réfugiait toujours derrière son rôle de gardien ou de chasseur de démons. Avec son sang de démon, Suzune ne se mêlait jamais vraiment avec les autres, si bien qu’elle se retrouvait toujours livrée à elle-même. Cette solitude lui devait être insupportable. Mais elle ne demandait jamais à Jinta de rester. Et ce dernier n’était pas stupide au point de ne pas savoir pourquoi.

— Je te le promets, je reviendrai.

Sans s’en rendre compte, il s’était accroupi devant elle, à sa hauteur, et lui caressait doucement la tête.

— J-Jinta ? balbutia-t-elle, rougissant et se tortillant quelque peu.

Jinta savait qu’il faisait un piètre frère. Ce geste ne rachèterait rien en soi. Mais s’il pouvait lui offrir ne serait-ce qu’un peu de paix, il s’en contenterait.

— Je te le promets, je reviendrai.…

— Vraiment ?

— Oui vraiment. Tu peux faire confiance à ton frère, dit-il avec fermeté.

Il la sentit se crisper légèrement. Pensant que les tapes sur la tête devenaient un peu gênantes pour eux deux, il s’arrêta et se leva. Lentement, Suzune leva son regard vers lui avant de s’exclamer :

— D’accord. Je t’attendrai. Parce que je suis ta sœur. Je serai toujours là pour t’accueillir quand tu rentreras.

Un sourire doux et chaleureux se dessina sur son visage enfantin. Mais Jinta crut déceler un soupçon de maturité dans son expression.

— Suzune ? dit-il, troublé par l’impression de ne plus la reconnaître.

— Oui ? répondit-elle, surprise.

Elle était telle qu’il l’avait toujours connue. C’était sûrement son imagination.

— Non, rien. J’y vais.

— D’accord. Fais attention à toi !

Il se mit en route pour la forêt d’Irazu. Suzune, comme à son habitude, lui fit de grands signes pour lui dire au revoir. Mais le léger malaise qui l’habitait ne se dissipa pas.

C’était indéfinissable, comme une arête de poisson coincée dans sa gorge. Les feuilles se chevauchaient et formaient un toit, et l’odeur oppressante de la riche verdure emplissait l’air. La forêt d’Irazu était coupée du monde, sa tranquillité n’étant nullement inquiétée par les doux rayons de ce début d’été. De temps à autre, on entendait le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles comme en réponse.

Le silence absolu contrastait fortement avec ces sons peu fréquents. Dans la pénombre, le sol restait humide et rendait la marche pénible. Ce n’était cependant pas un obstacle pour Jinta, avançant en silence sur le petit sentier.

Le soleil était sur le point d’atteindre son zénith. Jinta voulait terminer son combat contre les démons pendant qu’il faisait encore jour. L’inquiétude s’emparait de lui. Cette fois-ci, il allait affronter deux démons à la fois, et puisqu’ils lui avaient délibérément indiqué leur emplacement, il risquait de se retrouver en désavantage numérique.

Ou bien un démon pouvait le bloquer pendant que l’autre attaquait Kadono. Les deux scénarios étaient envisageables. Dans le second cas, celui qui l’attendait ici allait certainement être le démon musclé. Bien que cette créature soit forte, Jinta était confiant qu’il pouvait s’en débarrasser rapidement, en un contre un. La démone ne semblait pas être une experte en combat, alors Kiyomasa et les gardiens du village pourraient probablement s’en occuper grâce à leur nombre écrasant. Le problème, cependant, allait résider dans le premier scénario, l’affrontement à deux contre un. Jinta n’était pas non plus sûr de perdre mais ce n’était pas joué d’avance…

— Quel scénario alors ? murmura Jinta à lui-même.

Finalement, il était inutile de trop analyser car s’inquiéter ne changerait rien. Son objectif resterait le même : éliminer les démons. Comme le dit le proverbe, l’inquiétude inutile engendre l’agitation inutile. Le temps passé à s’inquiéter pourrait être mieux utilisé en se concentrant sur le combat à venir.

Jinta se fraya un chemin à travers le sous-bois dense tout en continuant à avoir ses sens en éveil. Finalement, il arriva en vue de la grotte désignée. Il ne vit rien qui ressemblât à un piège, mais il entra tout de même avec prudence. Tandis que ses pieds foulaient la surface rugueuse et rocailleuse, il jeta un coup d’œil attentif dans l’obscurité.

Il y avait une faible lumière. Il s’en approcha et s’enfonça dans la grotte, qui s’ouvrit sur un vaste espace. La lumière provenait de nombreuses torches, probablement installées par les démons, qui éclairaient faiblement l’endroit. Une odeur particulière de brûlé, comme celle d’un œuf pourri, offusqua le nez de Jinta. Il ignorait si cette odeur provenait du soufre des torches ou de la dernière victime des démons.

— Alors, tu es venu, humain.

A l’intérieur se tenait un seul démon.

— Tu es donc seul, hein ?

— L’autre est parti à Kadono.

— Je vois, pensa Jinta en posant sa main gauche sur son fourreau.

Il sortit la lame de l’embouchure du fourreau et regarda fixement, prêt à ce que le démon agisse. Il restait vigilant tout en parlant. Il ne pouvait pas affronter cet adversaire en étant distrait.

— Tu n’as pas l’air très surpris.

— Tout se passe comme prévu. Ne sous-estimez pas les habitants de Kadono. Ils ne sont pas assez faibles pour perdre face à un démon de sa trempe.

Jinta dégaina lentement sa lame et se mit en position, l’épée à l’horizontale sur son côté droit. En réponse, le démon serra les poings, puis se mit en garde, le bras droit en avant.

— Que c’est effrayant. Je ferais mieux d’en finir vite pour aller l’aider.

— Je ne me sous-estimerais pas si j’étais toi. Tu verras très vite que ma vie n’est pas si facilement acquise.

La conversation s’arrêta là. Les deux hommes s’élancèrent simultanément, comme si tout était prévu à l’avance, signalant le début de leur combat à mort.

Jinta courbasa position, abaissant son centre de gravité pour se donner la stabilité d’un arbre fermement enraciné. Il prit appui sur ses pieds, s’ancrant dans la terre et transférant l’élan de ses genoux à ses hanches en faisant balancer le haut de son corps. La force du mouvement s’amplifia le long de ses hanches, remonta jusqu’à ses épaules, puis se propagea à travers ses bras, pour culminer en un coup diagonal finement ajusté vers le bas.

La longue lame du tachi de Kadono, associée aux talents de combattant de Jinta, déchira aisément la chair du démon, mais celui-ci ne broncha pas le moins du monde. Il contre-attaqua immédiatement.

Un poing s’envola, non, il fendit même l’air. Jinta ne pouvait pas reculer pour esquiver. Au lieu de cela, il donna un coup de pied droit vers l’avant et s’invita dans l’élan du démon avec l’épaule gauche en premier tout en maintenant sa lame en position basse.

Le poing du démon passa à côté de la joue de Jinta. La force de l’air emporté par son passage lui déchiqueta la peau, mais il ne se figea pas pour autant.

Il plaqua son épaule gauche sur le torse du démon, s’enfonçant de tout son poids dans son plexus solaire.

— Grngh !

Le démon gémit de douleur et recula de quelques pas. Mais c’était une ouverture suffisante. Jinta fonça vers le bas avec tout ce qu’il avait, mais ce fut un miracle que le corps adamantin du démon fût affecté, étant donné leur différence de physique. Malgré tout, le stratagème fonctionna, et Jinta ne laissa pas passer une ouverture.

Il leva son épée au-dessus de sa tête et fit un pas en avant avec son pied droit tout en se balançant verticalement vers le bas avec un cri féroce, un peu comme un forgeron qui tapait avec son marteau.

Il sentit la chair se déchirer, puis l’os se rompre. Sa cible était le bras gauche tendu du démon. Il tomba et roula sans sur le sol aussitôt. Une fois qu’il vit le bras déconnecté, Jinta tourna son épée et s’élança vers le cou du démon, mais ce dernier n’était pas aussi laxiste. Il balança son autre poing vers Jinta, mais son élan se fit plus lent cette fois, peut-être à cause de la douleur causée par la perte d’un bras.

Jinta abandonna son attaque et recula, créant à nouveau une distance entre eux. Il essuya le sang de son épée et reprit son souffle. Après plus de dix coups, il était indemne, à l’exception d’une légère écorchure sur la joue. En revanche, le démon avait de nombreuses coupures. Bien que les blessures ne fussent pas mortelles, Jinta avait tout de même réussi à lui trancher un bras. On pouvait dire que les choses tournaient en sa faveur.

— Et dire qu’aucune de mes attaques n’a abouti. Tu es bien loin du reste de l’humanité.

— Tu es bien placé pour parler.

Jinta reprit sa position, calme mais avec une concentration maximale.Même si les choses allaient bien pour lui, le démon avait encore l’avantage. Jinta était toujours indemne, mais il ne pouvait pas faire autrement car une seule attaque pouvait lui être fatal. Il ne pouvait donc pas faire autrement que d’éviter le moindre égarement. C’était la victoire ou la mort.

Il n’y avait pas d’autre issue.

En revanche, le démon est résistant. Ses blessures ne représentaient pas encore un danger mortel pour lui. Pour le vaincre, Jinta devait soit viser le cou ou le cœur ou soit lui écraser la tête d’une façon ou d’une autre. Le démon le savait aussi, c’est pourquoi il continuait à l’attaquer. La victoire de Jinta était un numéro d’équilibriste, chaque nerf étant mis à rude épreuve.

Jinta expira brusquement. Un autre échange de coups d’épée et de poing commença.

Cela débuta avec une attaque en diagonale. Le poing n’atteignit pas la cible mais Jinta enchaîna avec un coup de poing inversé vers le haut visant le cou du démon. Ce dernier ne parvint pas à esquiver complètement, mais il endura avec peine avant de contre-attaquer. Jinta esquiva le coup de poing du démon, embrassant presque le sol avant de prendre appui sur le sol et s’élancer vers le haut. Pour contrer, le démon envoya son poing vers le bas.

Au lieu de reculer, Jinta s’avança de nouveau, apparaissant juste devant la poitrine du démon. Son coup de poing fut esquivé mais l’épée de Jinta trancha tout de même la poitrine du démon, sans que cela soit fatal. Jinta recula son pied droit, orienta sa hanche vers le démon avant de sauter agilement sur lui de ses deux pieds dans l’abdomen. Jinta fut propulsé par le recul.

Le démon ne bougea presque pas sous l’effet du coup de pied. Jinta fit claquer sa langue. Il parvenait à porter des coups, mais pas à porter le coup fatal. S’il voulait en finir, il devait s’approcher et risquer une ouverture.

— Les humains ne cessent de m’amuser, dit brusquement le démon, prenant Jinta par surprise.

Il ne s’attendait pas à entendre une telle chose en plein milieu d’un duel à mort, qui plus est, avec une telle sérénité. Le démon poussa un soupir quelque peu émotif et poursuivit.

— L’espérance de vie de nous autres démons dépasse allègrement le millier d’années. J’ai vu défiler bien des époques, et participé à moult beuveries. Mais je n’ai encore jamais trouvé de plus divertissant que le genre humain.

Jinta avait rencontré de nombreux démons qui considéraient les humains comme faibles ou comme de la nourriture. Ce démon était différent. Il ne rabaissait pas les humains. Le terme « divertissant » n’était pas moqueur, au contraire. Il disait vraiment ce qu’il pensait.

— Prenons les arts martiaux humains, par exemple. Malgré des corps bien plus faibles que les nôtres, vous avez appris, grâce aux arts martiaux, à nous surpasser. Vous vivez des vies si éphémères, et pourtant, vous arrivez à transmettre des techniques qui nous résistent. Les humains défient le destin comme s’il s’agissait d’un simple droit de naissance. Comment ne pas trouver cela divertissant ?

Le démon plissa les yeux comme s’il était en transe, aspirant peut-être à ce que les humains avaient.

Certes, Jinta avait appris le sabre auprès de Motoharu, et Motoharu avait appris auprès de son propre maître, et ce dernier avait appris auprès de son propre maître, et ainsi de suite, ad nauseum. Cet art martial était enseigné, peaufiné, puis transmis à plusieurs reprises, formant une longue chaîne qui s’étendait du passé au futur.

Le même processus pouvait être observé en dehors des arts martiaux. Les humains accomplissaient très peu de choses au cours d’une vie, mais en plusieurs, ils pouvaient atteindre les sommets. Pour un démon doté d’une force naturelle bien supérieure à celle de n’importe quel humain et d’une espérance de vie de mille ans, le fait de voir des humains tenter de réaliser de tels exploits au cours de leur vie microscopique semblait magique.

— Je trouve sincèrement les humains amusants. C’est pourquoi je meurs d’envie de te demander ça.

Les yeux du démon changèrent, jaugeant mantenant Jinta.

— Humain, dans quel but manies-tu ta lame ?

L’esprit de Jinta se figea. Pour lui, les démons n’étaient que des créatures qui menaçaient son village, son peuple. Aujourd’hui, l’un d’eux, essayait de le comprendre ?

— Dis-moi, ce pouvoir que tu as obtenu en défiant le destin, pourquoi l’utilises-tu ?

— Pour les autres, répondit immédiatement Jinta, n’ayant pas besoin d’y réfléchir. — Je me bats pour protéger les autres, et rien d’autre.

Il ne se battait pas seulement pour Byakuya, mais aussi pour Suzune et les autres villageois de Kadono. Il n’avait peut-être pas d’autres compétences pour vivre, mais cela n’entamait pas la sincérité avec laquelle il maniait sa lame.

— Tu acceptes volontairement un fardeau si écrasant ? Intéressant. Une réponse bien humaine.

Le démon se mit à rire à gorge déployée. Jinta ne ressentait toujours pas de moquerie dans la voix du démon, simplement un intérêt sincère. Intrigué, il se surprit à développer un intérêt équivalent pour un démon aussi particulier et rationnel que celui-ci.

— Laisse-moi te poser une question à mon tour, dit-il. — Démon, dans quel but fais-tu du mal aux humains ?

— Hm… Avoir des réponses aussi rapides pour des sujets aussi complexes est typiquement humain. Mais si je devais énoncer une réponse… C’est tout simplement parce que je suis un démon.

— Alors, c’est dans votre nature de tuer des humains ?

— Non. Notre nature est d’accomplir notre dessein. Nous vivons guidés par nos seules émotions, en quête d’un but digne d’être mené à son terme… puis nous mourons pour l’atteindre. Telle est la condition d’un démon.

La voix du démon vacilla. Une teinte d’auto-dérision s’y glissa tandis qu’il se moquait de lui-même. L’assurance qui l’habitait auparavant s’était évaporée, laissant place à une résignation totale face à sa propre impuissance — une expression bien peu digne d’une silhouette aussi imposante.

— J’ai trouvé un but qui vaut la peine d’être accompli sur cette terre. Je vais donc tout faire pour l’atteindre et c’est tout. Un démon ne peut pas échapper à sa nature. C’est le seul mode de vie qui lui est permis.

La nature d’un démon n’est pas de tuer des humains, mais d’atteindre ses objectifs par tous les moyens nécessaires, même au prix d’autres vies ? Si l’on se fiait à ses paroles alors qu’est-ce qui séparait l’homme du démon ? Jinta hésita un bref instant. La confusion s’empara de son esprit, mais il ne relâcha pas sa garde et s’exprima :

— Tu ne peux pas tout simplement t’arrêter ?

— Je ne serais pas un démon si la chose était possible.

Cela, Jinta le comprit car il était exactement pareil. Ce démon et cet homme ne pouvaient pas changer leur raison d’être. Il était difficile pour l’un comme pour l’autre de dévier de la voie qu’ils avaient choisies, voies qui s’entrechoquaient maintenant.

— …Je vois. Alors je ne me retiendrai pas.

— Bien.

L’air froid et lourd de la grotte se tendit. Ils avaient tout deux compris sans le dire. L’échange de coups qui s’annonçait serait le dernier.

— Avant de commencer…

Les muscles du bras restant du démon commencèrent à gonfler. Jinta se demanda s’il était en train de rassembler ses dernières forces sur ce membre. Puis il se mit soudain à bouillonner et à pulser, prenant rapidement de l’ampleur. Cela s’arrêta une fois que le bras eut doublé sa taille d’origine. Seul cet appendice fut touché, laissant son corps très asymétrique.

— Intéressant tour de passe-passe, railla Jinta.

La pression qu’il sentait émaner du démon était beaucoup plus grande que celle de tous les démons qu’il avait combattus auparavant. Son esprit lui hurlait que le bras mutant était dangereux, mais il choisit de cacher son malaise par une provocation.

— Un tour de passe-passe ? Soit, appelons-le ainsi.

Le démon éclata de rire, semblant apprécier la remarque. Il brandit ensuite son bras droit pour le montrer, affichant un sourire triomphant.

— Nous, les démons, nous nous éveillons à une capacité unique après un siècle de vie, bien que j’aie entendu dire que certains éveillaient leur pouvoir en quelques dizaines d’années seulement, voire à la naissance. Quoi qu’il en soit, tu verras tous les démons supérieurs comme moi ont une capacité aussi unique.

— Et c’est ça ta capacité unique, je suppose ?

— Pas exactement. Mon pouvoir est l’Assimilation, qui me permet d’absorber d’autres êtres vivants en moi. Une compétence inutile dans un combat… ou du moins elle le serait s’il n’y avait pas une chose : en utilisant l’Assimilation sur un autre démon, je peux faire mien son pouvoir. L’assimilation a encore une autre utilité, mais elle n’a pas d’importance pour le moment.

Le démon balança grossièrement son bras, et une rafale de vent rugissante éclata. Même s’il s’agissait d’un simple mouvement de balancier, il n’était pas difficile d’imaginer le résultat dévastateur en cas d’impact. Une sueur froide coula sur le front de Jinta. Il était clair que son affirmation de démon supérieur n’était pas usurpée. Qu’il gagne ou qu’il perde, Jinta ne s’en sortirait probablement pas indemne.

— De quel pouvoir s’agit-il, alors ?

— On appelle cela « Force Surhumaine », je crois. Elle me permet de décupler ma force en altérant, ne serait-ce qu’un instant, la moindre fibre de mon ossature. C’est un pouvoir sommaire, mais redoutable. Et non, je ne l’ai volé à personne : je n’ai jamais dévoré d’autres êtres.

Jinta faisait face à un ennemi redoutable comme nul autre, mais c’était justement pour cela que les actions du démon le déroutaient autant. Le démon était bavard, certes, mais pourquoi aller jusqu’à dévoiler son propre atout ? Était-ce une ruse de sa part ? Mais il avait aussi dit que les démons ne mentaient pas. Et puis il ne semblait pas être du genre à s’abaisser à ce genre de tromperie.

— Tu as l’air de vouloir partager tes secrets.

— Je te l’ai dit, n’est-ce pas ? Être démon, c’est mourir pour atteindre son but. C’est tout ce qui importe. Non, vois ça comme un cadeau d’adieu.

Jinta était perplexe. Tout ce qui importe ? Un cadeau d’adieu ? Peut-être voulait-il insinuer que Jinta allait bientôt disparaître. Rien ne pouvait le confirmer. Jinta fronça les sourcils, demandant une explication, mais le démon se contenta de rire avec désinvolture.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Pas la peine d’aller jusque-là.

— …Je suppose. Ça ne changera rien effectivement.

Quel que soit le but du démon, leur combat à mort les attendait. L’atmosphère tendue l’indiquait clairement. Il était inutile de penser à autre chose qu’à mettre fin à la vie de l’autre. L’esprit de Jinta, embrumé par les spéculations, s’éclaircit. Déployant une soif de sang aussi limpide que l’eau claire, il raffermit sa prise sur son sabre et étendit ses sens jusqu’à percevoir le moindre de ses souffle.

Un, expiration — il avança d’un demi-pas.
Deux, inspiration — puis contracta tout son corps.
Trois, blocage — C’était le début.

Le démon jaillit dans un fracas assourdissant. Son assaut était aussi simple qu’auparavant, brut et dénué de technique : un simple coup de poing porté droit devant. Mais il était assez puissant pour faire rugir le vent, et bien plus rapide qu’avant — si rapide que Jinta n’eut pas même le temps d’esquiver.

En un coup d’œil, Jinta comprit qu’il ne pourrait pas arrêter l’attaque. Alors, reculer pour l’éviter ? Non, cela ne servirait à rien. Se décaler sur le côté ? Trop tard. Parer avec son sabre ? Il ne tiendrait pas le choc. Il n’existait aucun avenir dans lequel cette attaque ne l’atteindrait pas.

Il n’avait qu’une seule option. Car son seul but était de tuer, et cela ne pouvait se faire qu’en avançant.

Il prit sa décision en un éclair, puis fit un pas en avant. Il abaissa son centre de gravité et projeta son épaule gauche, l’utilisant pour frapper latéralement la main du démon et la dévier.

— Ngh, gah !

Il ne fallut qu’un instant, un bref instant, pour que son bras gauche sans défense soit fracassé, déchiré, puis projeté dans les airs en tournoyant. Le sang gicla de la blessure et la douleur le traversa, lui arrachant une grimace. Mais il resta calme. Il s’attendait à une telle blessure. Il n’avait pas le temps de se lamenter. Les seules choses qui comptaient étaient le fait qu’il avait dévié la trajectoire du poing du démon d’une fraction de seconde et qu’il était en vie.

Le démon ne s’arrêta pas. Jinta avait survécu à l’attaque au prix de quelques sacrifices, mais il n’avait pas arrêté l’élan du démon. Il avait cependant détourné le poing du démon, créant la moindre ouverture. Il s’engouffra dans l’espace libéré, son épaule déchiquetée frôlant le bras du démon.

La blessure de Jinta était profonde, mais cela n’avait pas d’importance. Le sacrifice de son bras lui permettrait de survivre s’il s’y prenait correctement. Il leva son épée, préparant un coup aérien à une main. Utilisant tous les muscles de son corps, il donna un coup vers le bas.

Mais il était trop tard.

Son coup d’épée était incroyablement rapide, mais le démon l’était plus.

L’épée bien-aimée de Jinta, qui lui avait servi pendant tant d’années, se brisa contre le bras grotesque du démon, s’éparpillant en éclats dans l’air. Il était désarmé et à la merci cruelle de la prochaine attaque du démon.

Le démon esquissa un sourire en coin, mais Jinta n’avait pas encore perdu tout espoir. Il lâcha son sabre brisé et tendit la main vers le vide, attrapant la pointe détachée de la lame plus vite qu’elle ne pouvait tomber. Il la saisit comme un couteau, s’entaillant la paume au passage. Le sang se mit à couler. Sa main ne lui permettrait qu’un seul coup.

C’était la dernière chance de Jinta. Il tordit son corps jusqu’à sa limite, avança d’un pas en projetant son bras droit. Le démon voyait parfaitement ce qui se passait, mais il ne bougea pas. Il ne le pouvait pas. Son bras, épuisé par sa dernière parade, restait figé.

Jinta injecta toute sa force jusqu’au bout de ses doigts, compensant sa prise relâchée en ignorant la douleur et en enfonçant la lame jusque dans sa propre chair, jusqu’à l’os. Il visa le cœur du démon — pour tout achever d’un seul et dernier coup.

— Aargh…gaaah !

Jinta sentit la lame s’enfoncer dans les os de sa main. Elle perfora le côté gauche de la poitrine du démon, et du sang frais gicla sur tout son corps. Le cœur fut en effet transpercé.

Après un bref instant, le corps colossal du démon perdit toute sa puissance et tomba en arrière.

C’est ici que s’acheva leur longue bataille.

Une vapeur blanche s’éleva du corps du démon, preuve qu’il était en train de mourir. Au moment où un démon rendait son dernier soupir, sa chair s’évanouissait également. Il n’y avait plus rien à sauver…

Jinta s’arrêta et s’interrogea : Pourquoi l’idée de sauver le démon lui était-elle venue avant l’exaltation de la victoire ? Était-il réticent à l’idée de voir ce démon s’en aller ?

— Ngh…

Ses propres blessures étaient graves. Du sang coulait encore de l’endroit où se trouvait son bras gauche. Il tenta d’exercer une pression avec sa main restante, mais sans grand effet. À ce rythme, il allait mourir en se vidant de son sang s’il ne trouvait pas quelque chose pour se soigner.

— Tu es tout en sang.

Le démon, qui regardait en hauteur, tourna le cou pour observer Jinta. Une vapeur blanche s’élevait de lui, et sa voix était rauque, comme l’air qui s’échappe des poumons. La mort était proche, et sa respiration était laborieuse. Malgré tout, le démon avait l’air calme.

— Je suis mieux loti que toi, se moqua Jinta, les épaules se soulevant à cause de la respiration.

Il ne faisait que jouer les durs ; en vérité, la douleur le faisait plonger dans l’inconscience. S’il ne se concentrait pas, il s’évanouirait complètement.

— Ha, tu m’as eu là.

— Tu sembles plutôt calme pour quelqu’un en train de mourir.

— J’ai atteint mon but. La mort ne signifie plus rien maintenant.

Le démon avait l’air satisfait et en paix. Il était là, à l’agonie, attendant tranquillement la fin comme s’il n’avait eu aucun regret.

Ce n’était pas le regard d’un être qui avait perdu. Jinta s’apprêtait à remettre cela en question lorsque le démon eut un sourire cynique et, avec un calme absolu, s’exclama :

— Le démon avec lequel j’étais à un pouvoir qui s’appelle « Clairevoyance »Elle peut l’utiliser pour voir des endroits éloignés.

Jinta n’avait aucune idée de ce que le démon racontait, mais il écoutait quand même. C’était ses derniers mots et il ne semblait pas être du genre à raconter des inepties. Ils s’étaient peut-être battus à mort quelques instants auparavant, mais Jinta avait encore du respect pour le démon.

— Elle peut également utiliser son pouvoir pour entrevoir l’avenir informe. Cette fois, ma partenaire a perçu deux choses grâce à sa capacité : la première, l’avènement du Dieu-Démon, notre seigneur, dans le lointain avenir de Kadono.

Le Dieu-Démon ? se demanda Jinta. Cela semblait absurde, mais, encore une fois, ce démon mentirait-il ? Si c’était la vérité, Jinta ne pouvait pas l’ignorer. Si un seul démon supérieur l’avait laissé dans un tel état, que pourrait-il faire contre cette divinité démoniaque, aussi fort soit-il ?

— L’autre chose qu’elle a vue, c’est que celui qui deviendra le Dieu-Démon dans plus de cent ans vit aujourd’hui à Kadono. C’est pourquoi nous sommes venus.

Jinta ne savait pas qui était la personne en question mais l’avenir ne devrait être connu que des dieux, après tout. Mais il connaissait un démon qui vivait à Kadono. Il se souvint des paroles de la démone : Peut-être qu’il est en train de devenir un esprit après avoir passé tant de temps avec l’une des nôtres. C’est quoi son nom déjà ? Suzune-chan ?

Il ne s’en était pas rendu compte à l’époque, mais quelque chose ne tournait pas rond. Comment savait-elle pour Suzune ?

— Non, murmura-t-il…

Ils pensaient tous que les démons en avaient après Byakuya ou l’épée sacrée Yarai, mais si cette hypothèse était erronée ? Et s’ils en avaient après…

— Humain, voilà un cadeau d’adieu, dit le démon en interrompant les pensées de Jinta.

— Prends ça avec toi.

Jinta vit quelque chose bouger du coin de l’œil. Il se déplaça par réflexe pour esquiver, mais il était trop tard.

Le bras gauche du démon se jeta sur lui comme s’il était vivant et attrapa Jinta par le cou. Jinta saisit le bras par le poignet et tira aussi fort qu’il le put, mais sa force humaine ne parvint pas à le faire bouger.

Il ne fit pas attention. Même après avoir transpercé le cœur du démon, il aurait dû rester vigilant jusqu’à ce que le démon disparaisse complètement. Maintenant, il en payait le prix de sa vie. L’air ne parvenait plus à ses poumons, et son épaule gauche saignait encore abondamment.

— Tu as prétendu te battre pour protéger les autres, dit une voix quelque part.— Si tel est le cas, je te pose cette question : Que feras-tu lorsque ce que tu as juré de protéger ne sera plus digne de l’être ? Que trancheras-tu alors ?

Jinta, dont la conscience s’évanouissait déjà, n’arrivait pas à distinguer le sens de ces paroles.

— Humain, dans quel but manies-tu ta lame ?

Pour une raison ou une autre, seuls ces mots lui restèrent dans la tête.

Shirayuki…Suzune…

Comme du fer chaud, le monde qui l’entourait fondit.

***

Kadono était en état d’alerte maximale, redoutant une éventuelle attaque démoniaque. Aucun démon ne poserait la main sur leur Itsukihime. Un gardien de prêtresse se tenait à ses côtés, et des hommes armés montaient la garde autour du sanctuaire. Femmes et enfants restaient confinés chez eux, à l’abri. Même Suzune attendait patiemment le retour de son frère, bien qu’elle ne soit jamais du genre à sortir beaucoup de toute façon.

— Jinta…

Suzune murmura le nom de son frère.

L’être qui lui était le plus cher risquait sa vie pour Byakuya, et cette pensée lui déchirait le cœur. Pour dire les choses franchement, elle se fichait éperdument de tout le monde — hormis Jinta. Même le sort de leur amie d’enfance, devenue prêtresse du sanctuaire, ne lui importait guère. Si elle appelait Byakuya « Princesse », c’était uniquement parce que Jinta la respectait, pas par égard personnel.

Son souhait de les voir ensemble n’était dicté que par le bonheur de Jinta. Tant qu’il resterait aux côtés de Byakuya, aucune autre femme n’oserait l’approcher — une situation idéale pour Suzune. Ses sentiments envers son frère allaient bien au-delà de l’affection fraternelle. Elle l’aimait profondément, comme un membre de sa famille… et peut-être plus encore.

En cette lointaine nuit pluvieuse, quand leur père l’avait abandonnée, c’est la main de Jinta qui s’était tendue vers elle. Et cette main l’avait sauvée. Dès lors, il était devenu son tout. C’est pourquoi elle détestait le voir partir en mission pour chasser les démons — non seulement par inquiétude ou par crainte de la séparation, mais parce qu’il risquait sa vie pour quelqu’un d’autre qu’elle.

Je suppose que Jinta va vraiment épouser la Princesse, songea-t-elle, morose. Elle n’avait pas encore appris la vérité sur le mariage d’Itsukihime. Dans son esprit, Jinta et Byakuya étaient toujours destinés l’un à l’autre.

Son cœur se serra. Elle ne voulait pas le voir prononcer ses vœux avec une autre. Elle voulait que son sauveur reste à ses côtés pour l’éternité. Était-ce là les sentiments d’une sœur cadette, ou ceux d’une femme ? Elle-même l’ignorait.

Parfois, cependant, elle se surprenait à se demander : Et si je n’avais pas été sa petite sœur ? Aurait-il existé un futur où nous nous serions mariés ?

Elle y repensa encore, puis chassa aussitôt cette pensée, secouant la tête pour l’éloigner. C’était une idée insensée. Si elle avait le droit de rester à ses côtés, c’était justement parce qu’elle était sa sœur cadette. C’est la seule raison pour laquelle il lui avait tendu la main, ce soir-là. Cela lui suffisait. Même s’ils ne pouvaient être unis comme homme et femme, être ensemble comme frère et sœur lui apportait déjà un bonheur suffisant.

Peut-être était-ce pour cela qu’elle était restée sous l’apparence d’une enfant. Leur lien de sang durerait à jamais, mais si elle grandissait, elle finirait un jour par devoir se marier et fonder une nouvelle famille. Elle ne voulait même pas imaginer une vie pareille, aux côtés de quelqu’un d’autre. Pourtant, elle ne voulait pas non plus finir vieille fille et devenir un fardeau pour Jinta. Alors, elle était restée jeune. Incapable d’aller à l’encontre de ses propres sentiments, son corps avait cessé de grandir de lui-même. Ce devait être son sang démoniaque qui avait rendu cela possible. Ses sentiments étaient assez forts pour aller jusqu’à défier sa propre nature.

Je ne veux pas qu’ils se marient… pensa-t-elle. Mais même si elle demeurait jeune, son frère finirait par épouser Byakuya. Il ne l’abandonnerait jamais, elle en était certaine. Quoi qu’il advienne, Jinta serait toujours là pour elle. Pourtant, rien ne redeviendrait jamais comme avant.

Même si cela la peinait, elle se savait impuissante face à l’avenir. Alors bien qu’elle désirât ardemment être celle à ses côtés, elle était prête à se contenter de son bonheur. Suzune n’accordait d’importance à personne d’autre qu’à Jinta. Dans l’ombre la plus noire, durant cette nuit pluvieuse, il lui avait tendu la main. Ce geste désintéressé l’avait sauvée à l’époque, alors il lui semblait juste, aujourd’hui, d’être désintéressée à son tour.

Abattue, Suzune se laissa tomber sur le tatami. Elle resta allongée ainsi un long moment, jusqu’à ce qu’elle entende la porte coulissante s’ouvrir.

— Jinta !

Elle se précipita vers l’entrée, le cœur empli de joie.

Mais ce qui l’attendait là, tranquillement posté, c’était un démon.

— Bien le bonsoir, très chère.

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[1] Portail traditionnel japonais (de couleur rouge), communément érigé à l’entrée d’un sanctuaire shintoïste, afin de séparer l’enceinte sacrée de l’environnement profane.

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