SotDH T1 : Chapitre 1 : Partie 5

Homme et Démon (5)

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Traduction : Calumi
Correction : Vrael / Raitei
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À Kadono, bien qu’Itsukihime fût appelée « princesse », elle n’était nullement issue de la lignée impériale. Ce titre provenait simplement du mot hime dans Itsukihime, généralement traduit par « princesse » en japonais. Toutefois, à l’origine, ce hime signifiait « Femme du Feu », et le titre au complet :  « l’Immaculée Femme du Feu ». Ce terme « Immaculée » renvoyait à une ancienne tradition selon laquelle la prêtresse dévouée à la Déesse du Feu devait être une jeune fille célibataire. Les mœurs avaient changé au cours des siècles, et nombre d’Itsukihime à l’instar de la défunte Yokaze, poursuivaient leur rôle même après avoir enfanté. Ainsi, le sens du terme Itsukihime s’était progressivement réduit à celui de « Prêtresse de la Déesse du Feu ».

Byakuya n’avait énoncé nulle parole déplacée. Même investie de cette fonction, elle n’était nullement tenue au célibat. Il le savait. Et pourtant, en cette soirée de début d’été, une douleur sourde lui serrait la poitrine.

— La décision a été prise hier matin. Les démons me prenant pour cible, le chef a estimé que je devais produire un héritier avant de finir comme Yokaze. En tant que gardien du sanctuaire et futur chef du village, Kiyomasa a été choisi pour m’épouser. Aucune union ne serait plus appropriée pour assurer l’avenir de Kadono… Du moins, c’est ce qu’il a dit.

Jinta se remémora les événements de la veille, notamment le fait qu’on lui avait demandé de se rendre au sanctuaire plus tard qu’à l’accoutumée. Il en comprenait désormais la raison. Le chef souhaitait marier son fils à Byakuya, et pour ce faire, avait écarté Jinta — l’unique concurrent — afin d’annoncer les fiançailles sans contestation possible.

Elle poursuivit :

— J’ai tenté de lui suggérer que cela n’avait pas nécessairement à être Kiyomasa, qu’un autre prétendant existait… Mais il m’a répondu que ce ne pouvait être toi, Jinta. Le sang de Kadono ne coule pas dans tes veines.

Même si ces paroles le blessaient profondément, il en comprenait la logique. Il n’était pas inhabituel qu’une Itsukihime s’unisse à un gardien du sanctuaire. Toutefois, entre un étranger qui s’était égaré ici et un enfant du pays, le choix semblait s’imposer de lui-même. D’autant qu’il s’agissait d’unir celle qui priait pour la prospérité de la terre à celui destiné à en prendre les rênes. C’était un arrangement idéal. Lorsque le chef du village avait nommé Kiyomasa comme gardien du sanctuaire, il avait probablement déjà l’intention de le faire épouser Byakuya.

Autrement dit, ce plan était à l’œuvre depuis l’hiver dernier, ses fondations déjà solidement établies. La menace grandissante des démons n’avait fait que renforcer la nécessité de l’union, privant Byakuya de toute latitude.

— Le chef m’a assuré que c’était le meilleur choix pour le bien de Kadono… et je n’ai pu qu’acquiescer. J’ai donc choisi d’accepter cette union.

C’était les mots qu’il fallait pour convaincre Byakuya. Son talon d’Achille. Elle était prête à tout pour Kadono, vraiment tout. Jinta ne le savait que trop bien. Il comprenait qu’elle ne s’opposait pas à ce mariage politique, elle y consentait. Il savait aussi qu’elle appréciait suffisamment Kiyomasa pour accepter de le prendre comme époux.

— Jinta… Il y a quelque chose que je dois te dire. Maintenant, tant que je suis encore Shirayuki.

Des picotements lui parcoururent la nuque, comme une brûlure lancinante. Un vertige assommant le submergea. Mais il ne détourna pas les yeux. Tant qu’il percevait en elle une telle détermination, il ne pouvait détourner le regard.

— Je t’aime, Jinta.

Il le savait. Même si elle n’avait jamais été libre de l’exprimer, il l’avait toujours su.

— Mais je dois désormais vivre en tant que Byakuya. Je ne serais plus jamais Shirayuki.

Il le savait aussi. Il savait qu’elle choisirait toujours, jusqu’au bout, de vivre pour le devoir plutôt que pour l’amour. Elle prierait pour le bonheur de Kadono, même si cela signifiait renoncer au sien. C’était une décision qu’elle avait prise il y a longtemps, sans doute ici, sur cette même colline. Depuis le jour où elle avait juré de devenir Itsukihime, il le savait.

— Je suis Itsukihime, la prêtresse du Feu qui se dévoue à la prospérité de Kadono. J’ai choisi ma voie, et je ne peux plus m’en détourner.

La Shirayuki qu’il avait connue n’était plus. Devant lui se tenait la Femme du Feu, affichant une détermination sans faille.

— Je t’ai vraiment aimé, Jinta. Il m’est même arrivé, parfois, d’imaginer ce que ce serait de fuir loin avec toi… là où personne ne nous connaît. Nous pourrions devenir mari et femme, et mener une vie paisible.

Elle tira la langue avec espièglerie. L’ancienne Shirayuki vivait encore en elle.

— Mari et femme, hein ? Ça pourrait être pire.

Pour cette Shirayuki d’autrefois, Jinta fit de son mieux pour paraître serein. Même s’il savait que cela ne mènerait à rien, il voulait prolonger cette conversation encore un peu.

— N’est-ce pas ? On formerait un couple harmonieux, toujours collés l’un à l’autre. Et un jour, nous pourrions devenir parents.

De profil, elle semblait désormais d’un calme absolu. Ses yeux se perdaient au loin, fixant peut-être la vie merveilleuse dont elle rêvait… ou peut-être autre chose ? Jinta suivit son regard, mais il ne trouva que le vide du ciel. Ce qu’elle voyait lui échappait.

— Notre famille s’agrandirait, et nous vieillirions peu à peu. Nous finirions nos jours heureux, comme un vieux couple, sirotant du thé ensemble. Ce serait beau, non ?

Elle savait qu’un tel avenir paisible lui était à jamais inaccessible. Pourtant, elle paraissait si heureuse alors qu’elle ne faisait que l’imaginer.

— Ah… si seulement.

Jinta se laissa bercer par cette douce illusion, un sourire lui échappa. Vieillir à ses côtés… cela aurait été merveilleux. Ils auraient été heureux, cela ne faisait aucun doute.

— Mais tu ne fuirais pas avec moi, n’est-ce pas, Jinta ?

Elle ne cherchait pas à obtenir une réponse, mais à confirmer ce qu’elle savait déjà.

Ses mots le transpercèrent comme une lame. S’il prenait la main de Byakuya maintenant et abandonnait Kadono, un avenir heureux s’offrirait sûrement à eux. Mais il ne le pouvait pas. Il avait déjà tout laissé derrière lui autrefois, cette nuit de pluie lointaine, en échange d’un peu de bonheur.

Motoharu lui avait offert, à lui et à sa sœur, une seconde chance. Yokaze les avait officiellement acceptés au sein du village. Shirayuki les considéraient comme « sa famille ». Les villageois les avaient accueillis sans rechigner. Sans qu’il ne s’en aperçoive, l’endroit où il avait échoué était devenu son seul et unique foyer.

— Tu as raison. Je ne le ferai pas… Je ne peux pas.

Il s’était trop attaché à Kadono pour l’abandonner au nom de son bonheur personnel.

— Est-ce parce que tu ne m’aimes pas ?

— Bien sûr que non.

Il l’avait toujours aimée. Il voulait rester à ses côtés pour toujours. Il voulait l’épouser et mener une vie tranquille avec elle, quelque part, loin d’ici. Son cœur aspirait à ce doux rêve. Mais il n’avait jamais pu prononcer ces simples mots qui auraient pu le rendre réel : Fuyons tous les deux.

Ce n’était pas parce qu’il aimait Kadono plus qu’elle. C’était simplement qu’il ne pouvait pas piétiner sa détermination.

Elle était prête à sacrifier son propre bonheur pour l’avenir de Kadono. Comment aurait-il pu lui proposer de tout laisser derrière ?

— Shirayuki, moi aussi, je t’aime.

Une scène du passé lui revint en mémoire. Devant une rivière constellée d’étoiles, ils s’étaient tenus côte à côte, levant les yeux vers le ciel nocturne, et avaient échangé un vœu, tout simple. Ce jour-là, elle avait déclaré vouloir devenir Itsukihime, tout en souriant, bien qu’elle sût pertinemment qu’elle ne serait plus jamais Shirayuki. Elle avait renoncé à son bonheur personnel, choisissant une vie vouée aux autres. Beaucoup auraient qualifié cette décision de folie. Lui, il la trouvait noble.

Elle avait perdu ses parents, allait bientôt perdre jusqu’à son identité… et pourtant, elle trouverait toujours la force de prier pour le bonheur des autres. C’est précisément cela qu’il aimait en elle.

Il poursuivit :

— Mais celle que j’ai juré de protéger, ce n’était pas Shirayuki. C’était Byakuya. J’ai affûté ma maitrise de l’escrime, non pas pour défendre une amie, mais pour protéger celle qui m’avait ébloui par sa volonté de succéder à sa mère en tant qu’Itsukihime.

Jinta avait souhaité s’endurcir afin d’offrir un peu de paix à son amie d’enfance, qui avait choisi de dédier sa vie à autrui. Il n’était bon qu’à manier l’épée, mais celle qu’il protégeait pouvait, elle, bâtir un monde meilleur pour tous. C’était cette conviction qui l’avait mené jusqu’ici, et elle restait aujourd’hui encore son pilier.

— Je suis certain que nous aurions été heureux mariés tous les deux, vivant ensemble. Mais ce serait oublier toute la détermination que tu as montrée jusqu’ici. J’ai trop de respect pour le sacrifice que tu as choisi de faire, et je ne peux pas non plus renier tout ce pour quoi je me suis entraîné. Alors… je ne peux pas m’enfuir avec toi.

Il avait jadis été témoin de l’éclat de sa volonté. Il ne pouvait pas l’entacher. S’il l’aimait vraiment, il ne pouvait souiller ce qu’elle était devenue. Un serment ne peut être trahi.

— Écoute-moi parler… Je dois vraiment avoir l’air d’un imbécile…

Ces mots-là venaient de lui, de l’homme, et non du gardien de la prêtresse.

Byakuya lui sourit tendrement face à cet aveu sincère, puis soupira avec douceur avant de dire :

— C’est vrai. Mais je suis rassurée. Tu es bien celui que je croyais.

Bien qu’il sache qu’elle allait épouser Kiyomasa, Jinta ne laissa transparaitre la moindre jalousie. Son attitude aurait pu en peiner certains, mais elle, n’éprouvait que du soulagement.

— En fin de compte, nous sommes pareils. Nous avons tous deux choisi de rester fidèles à nos principes plutôt que de céder à nos sentiments. Et c’est précisément ce que j’aime chez toi.

Les lueurs du crépuscule baignaient sa silhouette immobile. Jinta ne pouvait détourner le regard. L’éclat radieux qu’il avait vu en elle jadis était toujours là.

— Moi non plus, je ne pourrais pas fuir avec toi. Après tout, c’est moi qui ai choisi de devenir Itsukihime, non ? Je ne peux pas laisser tomber. Je ne pourrais plus te regarder en face si je le faisais, celle que tu aimes ne serait qu’un mensonge. Alors… il vaut mieux que je reste Itsukihime.

Une bourrasque soudaine se fit ressentir, faisant onduler sa chevelure aux couleurs du ciel nocturne.

— Je prie pour que la personne que je suis dans ton cœur soit aimée à jamais.

Tels étaient les mots qu’elle avait choisi d’employer.

Ils avaient grandi ensemble depuis leur plus jeune âge. Ils se connaissaient mieux que personne. Ils rêvaient d’un même avenir, admiraient les mêmes modèles. Ils se ressemblaient, car ils avaient toujours été inséparables

Mais rien n’est immuable.

Même si leurs cœurs restaient proches, le passage du temps les avait pris de vitesse et ils ne pouvaient plus revenir à leurs jours d’innocence. Alors, ils avouèrent chacun leur amour réciproque… avant d’accepter que c’était la fin de leur histoire.

 

 

— Je vois, dit-il. — En échange, je continuerai à te protéger, en tant que gardien du sanctuaire.

Même s’ils n’étaient pas unis par le mariage, il resterait à ses côtés.

Ses sentiments transparaissaient, qu’il les exprime à haute voix ou non. Ses yeux se couvrirent légèrement de larmes, mais elle afficha malgré tout un sourire limpide comme l’eau pure d’un ruisseau.

— Merci.

Son sourire était magnifique — suffisamment remarquable pour convaincre Jinta qu’il avait fait le bon choix. Car le sens de ce sourire… il le comprenait parfaitement.

C’en était fini d’eux. Il ne serait plus celui qui marcherait à ses côtés. Désormais, elle sourirait pour un autre.

Cela lui faisait mal. Il avait beau tenter de le nier, son cœur se refusait au mensonge. Et pourtant, il demeurait étrangement calme. Chacun d’eux portait en lui une chose à laquelle il ne pouvait renoncer — et ils y étaient restés fidèles jusqu’au bout. Leur amour n’avait pas abouti, mais ils avaient su se le dire. Et cela seul suffisait à rendre cette fin supportable.

Rien n’est immuable.

Les saisons passent, les paysages changent, les époques, déclinantes ou non, se succèdent. Les villes se transforment, et les sentiments que l’on supposait éternels s’effacent. Rien ne résiste au temps, quelle que soit la peine ou la douleur que cette vérité entraîne.

Et pourtant, la beauté qu’il avait vue en elle ce jour-là restait intacte. Cela, rien ne pourrait le lui ôter.

Ce qu’il ressentait à présent, alors que celle qu’il aimait s’éloignait, n’était ni de la tristesse, ni du désespoir. Son cœur se souvenait de la beauté qu’il avait trouvée dans son sourire et dans sa détermination. Ce qu’il avait jadis juré de protéger méritait encore de l’être. Cette certitude fit naître un sourire sur ses lèvres. Bien des choses avaient changé au fil des années, mais les aspirations de sa jeunesse, elles, étaient restées vivaces. Et dès lors, cet amour sans lendemain ne pouvait être qualifié d’erreur.

Byakuya leva les bras vers le ciel et poussa un long soupir.

— Eh bien… On dirait que je viens de me faire larguer.

— Hein ? Ce ne serait pas moi, plutôt ?

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai pas le souvenir de ça.

— Et moi non plus, tiens.

Leur échange n’avait ni sens ni but précis, mais les mots affluaient malgré tout. Peu leur importait de savoir qui avait rejeté l’autre, ils débattaient pour prolonger l’instant. Car ils savaient qu’il ne se répéterait jamais.

Ils continuèrent à badiner sans insister, comme pour retarder la fin, mais les mots finirent par manquer, et le silence s’installa. Tandis que les derniers rayons du soleil s’évanouissaient à l’horizon, seul subsistait le murmure de l’écoulement de l’eau.

Après un temps, Byakuya leva les yeux vers le ciel et déclara, avec un mélange d’ironie et de lucidité :

— Je comprends… En fin de compte, c’est mon entêtement, mon refus de changer, qui m’a largué.

Elle donnait l’impression de pouvoir s’effacer dans le vent à cet instant. Une présence si éphémère que Jinta ne pouvait la regarder en face.

— Oui. Moi aussi, répondit-il simplement.

Des mots lourds malgré tout en termes d’introspection.

Ils s’étaient aimés. Ils avaient partagé leurs sentiments. Mais par respect mutuel, par fidélité à leurs engagements, ils avaient choisi de ne pas être ensemble.

Un tel amour pouvait-il réellement s’achever ainsi ?

Ils auraient connu le bonheur, s’ils s’étaient unis. Mais ils n’avaient pu s’éloigner de la voie qu’ils s’étaient tracée.

— On en a fait, du chemin, tous les deux, dit Jinta.

— Oui. Mais on ne peut plus revenir en arrière.

La promesse échangée dans leur jeunesse leur restait chevillée au cœur, mais les cœurs changent. On ne reste pas enfant éternellement.

Sans qu’ils s’en rendent compte, le soleil s’était entièrement couché, et le crépuscule avait tiré son voile. La rivière, teinte d’indigo, avait la même nuance que celle de cette nuit où ils avaient rêvé d’avenir, mais le paysage n’était plus le même. Quelque chose avait changé.

— Rentrons, Jinta, dit-elle avec un doux sourire.

Elle parlait en tant que Byakuya. Shirayuki avait maintenant disparu.

— Comme il vous plaira.

Jinta, lui aussi, s’effaça. À sa place se tenait à présent un fidèle gardien du sanctuaire.

Ce qui avait changé exactement resterait à jamais dans l’inconnu. Mais une chose était certaine : les étoiles qu’ils contemplaient cette nuit-là brillaient un peu moins fortement qu’avant.

À l’aube, un rapport parvint : les démons avaient été repérés.

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