RoTSS T9 - prologue
Prologue
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Traduction : Raitei
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— Mm-hmm ! Hmm-hmm-hmm ! Mm-hmm-mm-hmm-hmm !
À huis clos, l’infirmerie résonnait de fredonnements… que même l’oreille la plus indulgente ne qualifierait pas d’harmonieux.
— …Ngh…
Godfrey était allongé sur la table d’opération, le front trempé à cause des sueurs froides. Le docteur Gisela Zonneveld affichait une humeur étonnamment joviale ce jour-là. On la voyait rarement en dehors de son bureau, mais plusieurs élèves l’avaient aperçue arpentant les couloirs avec un grand sourire aux lèvres, et cette vision leur avait glacé le sang. Ceux qui avaient un tant soit peu le don de divination s’étaient précipités sur leurs augures pour déceler l’imminence d’une catastrophe. Le bruit courut donc qu’un béhémoth en hibernation allait se réveiller et raser tout le Yelgland, laissant le campus sous le choc pour le reste de la semaine.
— Tu t’es bien grillé tout seul, mon gars. Ça va faire un mal de chien, mais tu m’as dit d’faire vite. J’vois pas pourquoi j’te refuserais ça. J’suis doc, moi !
— …Merci… pour votre sollicitude… répondit Godfrey dans un souffle tremblant, luttant contre l’envie de fuir.
Il avait affronté les plus grandes menaces que Kimberly ait jamais connues, et pourtant, rien ne lui semblait aussi effrayant que cela.
— Malheureusement, y a pas d’anesthésie pour le corps éthérique. Le mieux qu’on puisse faire, c’est t’endormir à moitié, mais dans cet état, tu perds le contrôle de toi-même. Et c’est justement à la fin de l’opération que t’en auras le plus besoin. Pour guérir l’éther, tout dépend de la concentration d’ton propre esprit.
— …Je le sais bien. Éviter la douleur ralentit la guérison.
Godfrey hocha la tête, raffermissant sa résolution. Le Dr Zonneveld aligna ses instruments et se pencha vers lui.
— Godfrey, j’ai un p’tit faible pour toi. Peu d’abrutis reviennent ici chaque année pendant sept ans. Normalement, les élèves apprennent à soigner leurs petits bobos ou trouvent des copains qui savent le faire. Et tu le sais : mes soins, ça pique.
— …
— Mais t’as jamais retenu la leçon. T’as compris que ma méthode est rapide. T’en as rien à foutre du reste, tant que tu peux retourner te battre au plus vite. C’est admirable. Avec une trempe pareille, j’peux trafiquer ton corps comme bon me semble.
Ses lèvres se retroussèrent en un sourire diabolique.
— …C’est pas que j’aime souffrir, murmura Godfrey. — Je préférerais qu’il y ait un autre moyen. Mais tant que je connais le but, je peux endurer.
— Oh-ho ?
— Je suis président du Conseil. Si j’esquive la douleur pour une longue convalescence, ça prolonge la souffrance ailleurs sur le campus. Cette douleur, je la porte pour eux. C’est ce que je me dis.
Ce raisonnement balaya le sourire du docteur. Elle lui tourna le dos, fouillant dans ses flacons.
— Tu parles azian ou quoi ? J’ai jamais compris ce genre de délire. Pour moi, la douleur des autres, c’est pas la mienne. Et leur force non plus. Si le gars à côté se fait dérouiller, c’est pas mon affaire, j’peux continuer ma journée pépère. C’est comme ça qu’on devrait être, nous, les mages.
— Dans ce cas, j’ai trouvé une maladie que vous ne pouvez pas soigner.
Il estimait avoir droit de lancer cette petite pique. Le docteur se retourna, tenant l’os de remplacement dans la main, son sourire plus sinistre que jamais.
— Profite d’ouvrir ta grande gueule, Godfrey. J’adore voir les durs tenter de résister à la douleur. Rivermoore a bien bossé. Aujourd’hui, tu t’émeus à peine d’avoir perdu un membre.
La pointe de son athamé effleura le torse nu du jeune homme. Ce dernier serra les dents, prêt à affronter l’horreur à venir.
— On va faire d’cette opération un moment inoubliable, susurra-t-elle. — Fais-moi entendre ta voix, mon mignon.
Les cris étouffés traversèrent les murs de l’infirmerie, résonnant dans le couloir pendant près d’une heure. Lorsque les cours prirent fin et que la Rose des Lames se rassembla non loin de l’infirmerie, l’opération touchait à sa fin. Mais même les dernières minutes suffirent à leur glacer le sang.
Après la fin des gémissements, la porte s’ouvrit, et un homme apparut. Alvin Godfrey avait visiblement laissé la moitié de son énergie sur la table d’opération, mais il tenait debout. Tim, toujours travesti, accourut pour l’aider à marcher.
— T’as encore toute ta tête, Prez ? Si ça va pas, t’as qu’à me tripoter un peu, j’m’en fiche !
— …Merci pour la proposition, mais ça ira, murmura Godfrey complètement vidé.
Sans un mot, Lesedi passa sous son autre bras. La Rose des Lames s’approcha. Pour éviter de l’assaillir, Chela prit la parole au nom des six.
— Je craignais que rendre l’os ne suffise pas à soigner la blessure éthérique. On fêtera ta guérison une autre fois. Pour l’instant, on est juste contents que tu sois revenu, Président.
— Merci, Miss McFarlane. J’ai entendu dire que vous vous êtes tous surpassés. Je vous dois à tous une fière chandelle.
— Et nous avons été récompensés. Tu n’as pas à te sentir redevable.
— À ce qu’on m’a dit, vous avez fait bien plus que votre part. Surtout l’équipe envoyée lors de l’incursion finale.
Le regard de Godfrey se posa sur Oliver et Nanao. C’est alors qu’il remarqua l’absence du troisième membre de leur équipe.
— …Mr. Leik n’est pas là ? Il paraît qu’il s’est illustré aussi.
— Désolé. Je lui ai suggéré de venir pourtant…, soupira Oliver.
Yuri avait peut-être résolu l’affaire des os volés, mais cela ne signifiait pas qu’il s’était calmé. Il avait déjà trouvé une autre énigme à poursuivre. Au moins venait-il plus souvent saluer ses coéquipiers. Ce qui rendait plus facile d’estimer le niveau de folie auquel il s’exposait.
— Pas grave. Je passerai lui rendre visite. Pas seulement pour le remercier, mais parce qu’il a l’air de quelqu’un d’intéressant. Je n’ai jamais eu l’occasion de vraiment lui parler.
— Bonne idée. Mais si je ne suis pas là pour le retenir, il risque d’être un peu… brutal.
— Tant qu’il ne dégaine pas son athamé, j’peux gérer. Pas vrai, Tim ?
— Ha ! Je dis pas qu’ils sont pires que moi, mais ces gamins sont tous des terreurs. Surtout toi, Horn. Ton air coincé te rend encore plus dangereux. J’devrais te coller un mot dans le dos du genre : « Je pète les plombs au pire moment. »
Ces mots touchèrent juste, et Oliver baissa la tête. Il n’avait rien à objecter. Juste… une gratitude infinie. Tim Linton lui avait prêté main-forte sans jamais flancher, alors qu’il le connaissait à peine au départ.
— Peu importe mes défauts, je dois te dire que tu es quelqu’un de remarquable, Mr. Linton.
— Buh ?
Le regard d’Oliver le perça, balayant toute ironie des lèvres de l’Empoisonneur. Quand il comprit que le garçon était parfaitement sincère, Tim se mit à paniquer.
— Uh, euh… Évidemment ! Tu sais juger les gens, hein ! Ha, ha… Les compliments t’emmèneront nulle part ! Cette poitrine est réservée au président !
Sa voix dérailla, et ses yeux fuyants trahissaient son trouble. Lesedi et Godfrey le regardèrent, bouche bée. Oliver, quant à lui, le fixait toujours avec admiration, ce qui le fit fuir comme un courant d’air.
— Euh, bref ! Le passé est le passé ! On se fait un petit cours quand t’es dispo, ok ? Euh… enfin, Prez ! J’file au QG !
Il disparut dans le couloir comme une bourrasque. Les troisièmes années le suivirent des yeux, stupéfaits. Lesedi porta une main à sa bouche pour étouffer un rire.
— Aha. Il n’a tellement pas l’habitude d’être complimenté que ça lui a retourné le cerveau.
— …On dirait bien. Un spectacle pour les annales.
Godfrey était mi-amusé, mi-perplexe. Sans bruit, Lesedi se glissa dans le dos d’Oliver et lui broya les tempes du poing. La douleur soudaine lui arracha un couinement.
— ?!
— Tim n’a pas tort. T’es un vrai danger, toi. Un casse-cœur[1] irréfléchi !
— Du calme, Lesedi. On sait au moins qu’il y a des cadets qui prennent Tim pour modèle. Il faut que ce dernier le comprenne bien.
— Je sais bien. Horn, Tim a un grain depuis la naissance et son avenir dépendra beaucoup de ses interactions avec son entourage. Maintenant que tu l’estimes, ne l’abandonne pas.
— M-message reçu !
Ayant obtenu sa promesse, Lesedi le relâcha enfin. Oliver recula, se tenant les tempes, et ses amis accoururent. Godfrey les observa.
— Tim a encore un an à Kimberly, après le départ de Lesedi et moi. Ce sera aux élèves encore présents de le soutenir. Je ne veux pas trop vous en demander, mais… si vous pouvez le faire, je vous en serai reconnaissant. Il se sent souvent seul.
Godfrey esquissa un petit sourire. Cette fois, les autres répondirent à l’unisson, Guy et Pete en tête.
— Évidemment !
— Mr. Linton nous a aidés pendant l’enquête.
— Nous avons frôlé la mort ensemble, ajouta Nanao. — Il n’est pas question de l’abandonner maintenant.
— Même s’il faut qu’on travaille un peu sa gestion des poisons, conclut Katie.
Godfrey les remercia d’un signe de tête, croisant le regard de chacun. Puis, il fixa à nouveau Oliver, Nanao et Chela.
— Ne vous inquiétez pas pour l’élection, dit-il. — Mais j’attends de vous de beaux affrontements pendant la ligue. Je ne vous demande pas de gagner… mais de vous amuser.
— Entendu !
— Volontiers !
— Je peux promettre au moins ça !
Tous répondirent avec ferveur, certains que leurs combats seraient à la hauteur. Pendant ce temps, sans que personne ne le sache, Yuri faisait son rapport à son maître.
— …Hmm.
Demitrio grogna faiblement et relâcha la tête du garçon inconscient, laissant son corps retomber au sol.
— Alors ? demanda Theodore, observant depuis le plafond. — Que donne ton charmant petit éclat de conscience ?
— Les résultats de la recherche de Rivermoore correspondent à ses rapports. Une bonne nouvelle, mais ça ne nous fait pas avancer.
Theodore plissa les yeux.
— Donc il a vraiment ramené une forme de vie astrale ? C’est une bonne nouvelle. J’avais bon espoir, mais aussi pas mal d’inquiétudes. Ce garçon est bien trop gentil, au fond.
— Il a eu chaud. Son affrontement avec la Garde lui a sans doute fourni le déclic nécessaire. Quel drôle de destin…
Demitrio s’interrompit, une main sur la tempe. Theodore haussa un sourcil.
— Hm ? Tu penses à quoi, là ? J’ai du mal à croire que même Rivermoore irait provoquer Kimberly tout en cherchant à accomplir son objectif.
— Peu après le rituel, une faucheuse est entrée dans l’Aria. J’ai d’abord cru que ça avait échoué, mais la Garde a gagné assez de temps pour permettre la naissance de cette forme de vie astrale.
— …Attends. Ils ont combattu une faucheuse ? Ha-ha ! C’est de la folie. Le genre de truc que ferait Chloe.
Theodore applaudit, ravi. Demitrio lui lança un regard noir au seul nom de Chloe.
— Ta préférée était là. Nanao Hibiya. Si elle avait été la première à foncer, ça ne m’aurait pas surpris. Les gens que tu invites ici ont tous ce genre de caractère.
— En effet. Nanao est du genre à défier la mort. Mais… tu parles comme si quelqu’un d’autre avait ouvert les hostilités. Qui ça ? Notre impulsif préféré, Tim ?
— La dernière personne que tu t’attendais à entendre. Ce garçon de troisième année, Oliver Horn.
Le sourire de Theodore s’évanouit.
— Ça… c’est vraiment inattendu. Bon… je savais qu’il était talentueux pour son âge. Lui et Nanao sont liés par l’épée, après tout. Mais il a l’âme d’un suiveur, il passe son temps à calmer Nanao.
— Comme Edgar autrefois ?
Cette remarque fit taire Theodore. Il sentit en lui un trouble qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Un nom chargé d’émotions, aussi fort que celui de Chloe Halford.
— Je dois te vaincre, Theo. Pour me sentir à la hauteur de Chloe.
Les mots de cet homme, prononcés une nuit orageuse, résonnaient encore à son oreille.
Un ami un peu maladroit qui plaisait à Chloe. Elle aimait tout ce qu’il avait conservé malgré ce qu’un mage devait abandonner.
C’est pour cela, pensait-il souvent, que son amour était voué à l’échec dès le départ.
— La directrice a interrogé Oliver Horn sur la disparition d’Enrico.
Une voix plate le tira de ses pensées, le ramenant à l’instant présent.
— En effet, dit Theodore. — Mais c’était une mise en scène d’Emmy, destinée à l’ensemble de l’école. Une manière de montrer que même les plus jeunes pouvaient être des suspects crédibles. Il n’a jamais été pris au sérieux. Même s’il avait saisi quelques bribes sur le Deus Ex Machina, Enrico a invité bien plus d’élèves des années supérieures. Nos soupçons se sont concentrés sur eux.
— Je suis d’accord. Mais je pense que toi et la directrice accordez trop d’importance à Nanao Hibiya. Comme si les autres membres de sa classe étaient insignifiants. Cette perception vous aveugle, pas seulement en ce qui concerne Oliver Horn.
Une pique acérée qui fit grimacer Theodore. Les mages restaient des humains, et il était difficile d’échapper aux biais. C’est justement pour cela que Demitrio avait confié l’enquête à un familier ignorant. Dénué de tout filtre, cet éclat observait Kimberly d’un œil brut.
— Quoi qu’il en soit, ce garçon a retenu l’attention de mon éclat. Tant que rien d’autre n’attisera sa curiosité, il continuera d’explorer cette piste. Heureusement, ils semblent se faire confiance.
Theodore acquiesça. Il peinait à croire qu’un simple élève de troisième année se trouvait au cœur de cette affaire… mais c’était peut-être ses préjugés qui parlaient. Quoi qu’il en soit, il espérait que ce n’était qu’une fausse piste. Oliver Horn était devenu un lien vital entre la fille aziane et Kimberly.
Demitrio s’agenouilla et posa la main sur la tête de Yuri. Ce familier étant un fragment de lui-même, il le recalibrait ainsi.
— Il commence à être bien encombré. Nettoyons un peu. EXSUGERE !
— Aaah—
Le corps de Yuri tressaillit sous le choc, sa mémoire manipulée. Quelques minutes plus tard, la tâche était achevée. Demitrio se redressa. Lui et Theodore s’écartèrent, laissant Yuri allongé au sol. Mais quelques instants plus tard, le garçon battit des paupières… et se réveilla. Comme s’il n’avait jamais rien su.
— Les phases principales de la division inférieure ont lieu aujourd’hui, murmura Demitrio. — Je devrais peut-être aller y jeter un œil.
Theodore esquissa un sourire. Deux yeux sur place, deux dans les gradins : quatre regards pour surveiller chacun des gestes d’Oliver Horn.
[1] Dans le sens où il n’a pas pris en compte le sentiment des autres. On a tenté de respecté la traduction tout en gardant le côté « casse-cou ».