RoTSS T9 - chapitre 4

Lueurs Lointaines

 

Il adorait la clarté du ciel en hiver, surtout à la tombée du soir, quand l’air se faisait plus mordant. Son sac sur l’épaule, son précieux télescope dans les bras, il gravit la colline.

Fabriqué avec des matériaux d’exception, l’instrument pesait plus lourd qu’un homme adulte, mais il lui semblait aussi léger qu’un nuage de sucre. Il se sentait attiré par le ciel étoilé, et ses pas n’en étaient que plus légers.

Au sommet de la colline se trouvait une petite plateforme. Les villageois l’avaient construite pour lui, trois ans après son installation ici. Ils avaient refusé de lui dire ce qu’ils fabriquaient avant d’avoir terminé, et une fois l’ouvrage achevé, ils l’avaient amené là-haut. Il en avait été si bouleversé qu’il n’avait pas pu prononcer un mot, le bonheur trop grand le faisant trembler.

Peut-être que les mages citadins n’en auraient pas dit grand bien. La menuiserie d’un simple humain restait limitée dans son ampleur et sa précision. Avec des golems, on aurait pu ériger une structure bien plus impressionnante, et en un temps record.

…Certes. Mais là n’était pas la question. Ce qui l’avait rendu si heureux ? C’est que les villageois avaient parfaitement compris ce qu’il aimait par-dessus tout.

Alors qu’il approchait du sommet, il entendit des murmures. Des voix d’enfants. Il se doutait bien de qui il s’agissait. Il accéléra le pas et découvrit trois enfants emmitouflés dans leurs habits d’hiver.

— Ah ! Prof est là !

— Tu vois ? J’t’avais dit qu’il viendrait aujourd’hui !

— La ferme, Luca ! Moi aussi j’le savais !

Il s’attendait à retrouver ce trio, mais pas les autres. D’autres enfants jaillirent de l’arrière de la plateforme. Tous bien couverts, les joues rougies par le froid. Ils l’avaient clairement attendu de pied ferme.

— Hein ?! s’écria-t-il. — Qu’est-ce que vous faites tous ici ? Vous avez vu ce froid ? Vous allez attraper un rhume !

— Mais non !

— Au pire, tu nous guériras !

— J’ai des moufles ! Regarde ! Regarde !

Presque tous les élèves de son école de village étaient là. Il faisait particulièrement froid, et le ciel était particulièrement clair. Ils devaient bien savoir à quel point il attendait cette soirée. Il secoua la tête en déposant son télescope, puis ôta son sac.

— Je ne sais plus quoi faire de vous… J’en ai pris en plus au cas où, mais s’il n’y en a pas assez, les plus petits devront rentrer les premiers. Mettez ça dans vos poches. Ça chauffe, alors faites gaffe en le touchant !

— Trop chaud !

— Ooooh ! Plus rien ne peut nous arrêter !

— J’pourrais rester ici toute la nuit !

Il avait remis à chaque enfant un orbe chauffant, glissé dans une pochette de coton ignifugé. Un outil magique qui ne nécessitait aucun mana, conçu pour les gens ordinaires. Il fabriquait beaucoup de ces objets du quotidien pour le village. Les mages de campagne étaient réputés pour leur efficacité, et pour cause : il fallait bien l’être, si l’on voulait répondre à la demande.

Une fois que chacun eut son orbe en poche, il leur servit du thé au lait sucré, depuis un thermos. Lorsqu’il fut certain que tous les enfants étaient à l’aise, il se tourna enfin vers le télescope, les yeux levés vers le ciel. Pas un nuage à l’horizon, un océan d’étoiles les attendait.

— …Parfait. On va pouvoir commencer nos observations. Vous vous rappelez les consignes ?

— Pas de secousses !

— Pas de cris !

— On touche jamais la lentille !

Leurs voix furent teintées d’indignation. Ils récitaient toujours les bonnes règles, mais il pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où elles avaient été respectées. Cela dit, il ne s’en formalisait pas. Quand il avait vraiment besoin de se concentrer, il lui suffisait de le dire, et ils le laissaient à ses occupations. Leur présence l’empêchait de trop se perdre dans ses pensées. Combien de fois ses parents l’avaient-ils grondé pour cela ? « Quand tu fixes les étoiles, tu n’es plus ici. Tu es là-haut, perdu parmi elles ».

Il observa à travers l’objectif, ajustant l’angle et le grossissement, puis fit la mise au point sur la cible du jour. Ce soir, il contemplait une étoile lointaine, qu’il avait rarement l’occasion de voir. Un aperçu d’un tír, marbré de pourpre et de noir.

— Oh, murmura-t-il, un soupir de nostalgie dans la voix. — Vanato, le Refuge Chthonien. Elle est immense… et si nette ! En ville, on ne l’apercevait jamais qu’en point lumineux. Il faut un air pur et de l’altitude pour l’apercevoir vraiment !

Tandis qu’il l’observait avec ferveur, il sentit un petit corps venir se coller à lui. La plus jeune fille de sa classe, Maya.

— C’est parce qu’elle est très seule qu’on l’appelle comme ça ?

— Tu t’en souviens ? Oui, ce tír est isolé. Il approche beaucoup plus rarement de notre monde que les autres, et même quand des créatures migrent jusque de là-bas jusqu’ici, elles s’éteignent vite, sans jamais parvenir à s’établir. C’est pareil pour les autres Tír, en fait. Les êtres venus de Vanato n’ont pas la force de s’adapter ailleurs.

— Comme moi, quand je reste trop longtemps dehors et que je me sens toute seule ?

— …Oui, peut-être. Mais je pense qu’on peut aussi se sentir seul quand on reste trop longtemps enfermé chez soi. C’est pour ça qu’il envoie parfois quelques créatures. Il sait qu’elles seront ignorées, qu’elles disparaîtront, mais il espère qu’au bout de leur voyage, elles rencontreront quelqu’un.

— …Et si toi, t’y allais, ça lui ferait plaisir ? demanda un autre enfant.

Le garçon assis à côté de Maya, d’ordinaire le plus remuant de la classe, venait de poser cette question d’un ton inhabituellement calme. Cela lui arracha un sourire.

— Ce serait beau, hein ? Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Les occasions d’y aller sont rares, et les moyens d’y parvenir encore plus. Et je n’ai pas envie d’y aller pour finir seul et mourir, alors il faudrait que je me prépare longtemps à l’avance. Mais surtout… dans le monde magique actuel, on ne va plus vers les Tír. On a trop peur de ce qui en sort. Les mages passent leur temps à les repousser, à les éliminer. Même si je disais que je veux essayer, personne ne m’écouterait.

— Abandonne pas !

— Ils sont pas tous effrayants, c’est pas possible !

— Y’en a des gentils ! C’est sûr !

— Ouais, forcément !

Chaque fois qu’il se montrait découragé, les enfants le coupaient pour lui redonner courage. Cela lui serra la gorge. Il avait passé tant d’années en ville, frustré, perdu, sans personne pour l’encourager. Sa réputation d’illuminé passionné de Tír  lui collait aux bottes, et il avait fini par accepter ce poste de mage de village pour fuir ce rejet. Ce n’était pas un passé dont il était fier. Mais en voyant ces enfants-là, il savait qu’il avait fait le bon choix.

— Moi aussi, j’y crois, dit-il. — C’est pour ça que je guette toujours des signes qu’ils ne sont pas tous mauvais. Mais ce télescope n’est pas assez puissant pour en voir beaucoup…

Il s’écarta de l’objectif et se tourna vers les enfants, un sourire aux lèvres. Maya lui tira la manche.

— Quand je serai grande, je t’aiderai à observer.

— Merci, Maya. Je te fabriquerai le meilleur télescope que je peux.

Une petite promesse pour une grande déclaration. Elle l’oublierait sans doute un jour, et cela lui convenait. Il voulait qu’elle mène sa propre vie, qu’elle devienne ce qu’elle voudrait devenir, sans les contraintes ni la cruauté du destin des mages. Mais si elle grandissait en aimant les étoiles, alors avoir été son instituteur en valait la peine.

— Les étoiles sont si jolies, Mr. Demitrio.

— Oui. Elles sont d’une beauté rare.

Une heure de tendres moments à échanger des regards sur le ciel étoilé avec une fillette. À caresser un rêve ancien, celui de voyager un jour parmi les étoiles, tout en priant de tout cœur pour que ces jours heureux ne prennent jamais fin.

 

Le lendemain de la finale de la division inférieure, les participants s’étaient réunis dans la deuxième couche du labyrinthe, dans la Forêt effervescente, pour un tournoi bonus. L’instigateur de l’événement, Theodore, balaya l’assemblée du regard.

— Tous les groupes participants sont là ? Bien. Laissez-moi vous expliquer le concept. Vous allez concourir pour éliminer des espèces précises de la deuxième couche. Vous gagnerez des points pour votre équipe selon la quantité éliminée.

Il pointa sa baguette blanche vers les tableaux noirs dressés derrière lui.

Y figuraient une douzaine de plantes et créatures, accompagnées d’illustrations. C’était la première fois qu’ils recevaient les détails de leurs cibles. Et à mesure que leurs yeux descendaient la liste, les sourcils se fronçaient. Ils ne s’étaient pas attendus à ce que la moitié de la liste, voire plus, soit constituée de plantes.

— Voici vos cibles. Les descriptions précisent l’environnement dans lequel vous les trouverez, et comment les éliminer. Vous avez exactement deux heures. Les équipes seront réparties dans différentes zones, et devront y opérer sans en sortir. Pour compenser l’avantage de l’expérience, les équipes de deuxième année commenceront avec cinquante points.

— Vos actions dans chaque zone seront supervisées par un ainé. La liste des attributions est ici. Quant aux superviseurs, vous ne recevrez aucune récompense, mais considérez cela comme l’occasion de démontrer vos qualités de meneur. Je vous laisse le soin d’adapter la conduite sur le terrain, mais veillez à équilibrer efficacité globale et performance individuelle. Négliger ces dernières vous vaudra des critiques méritées.

Aux côtés de Theodore se tenaient plusieurs prétendants au poste de président du Conseil, Miligan, Whalley et Tim, entre autres, tous désireux de prouver leurs talents de meneur. L’ambiance électrique entre Miligan et Whalley se faisait déjà sentir.

— Ensuite, les interdits. Évidemment, pas d’interférences entre équipes. Mais aussi : pas d’échanges ni de dons de cibles, pas même de conseils ou d’aide physique. Je vous connais, vos esprits sont retors, vous chercherez des failles. Je ne vous en empêcherai pas, mais souvenez-vous que j’observe tout, bien en hauteur, les yeux grand ouverts. Et à la moindre infraction, je vous éliminerai sans appel.

Puis Theodore ajouta :

— Voilà pour les règles. Des questions ?

Il balaya les élèves du regard, l’air satisfait de lui-même. Les règles étaient classiques, mais le fait que la majorité des cibles soient des végétaux immobiles détonait dans le cadre d’une ligue de combat. Les élèves, tout en saisissant les intentions dissimulées derrière tout cela, commencèrent à parler.

— Euh… j’crois que c’est une question. En gros… on nettoie le bazar du tour préliminaire, non ?

— Loin de moi cette idée ! Je n’oserais jamais tendre une carotte aux équipes perdantes pour les forcer à restaurer l’écosystème originel ! Cela dit, je recommande très vivement de vous concentrer sur ce cactus mangeur de pierre, remonté depuis la cinquième couche. Ils ont tendance à s’enraciner très profondément, et à repousser si l’on ne fait pas extrêmement attention à l’arrachage. Que ces cibles rapportent beaucoup de points n’est qu’une pure coïncidence, bien entendu. Mais se focaliser sur eux reste une stratégie tout à fait valable !

Impossible de faire plus manipulateur. Tous levèrent les yeux au ciel. La ligue de combat de la division supérieure avait totalement bouleversé l’écosystème de la deuxième couche, et cette mission n’était qu’un prétexte pour les faire participer à sa réparation. Attendre que l’équilibre naturel du labyrinthe se rétablisse prendrait trop de temps.

— …En gros, on est là pour tondre la pelouse. J’aurais pas dû m’emballer.

— Franchement ? Je suis soulagée. S’il s’agit de restaurer l’écosystème, c’est plus facile à digérer que la chasse compétitive.

— Mais ça reste du torchage de fesses.

L’équipe Aalto ne mâchait pas ses mots. « Tondre la pelouse » n’était pas si loin de la vérité. Vanessa s’était déjà amusée à éliminer toutes les grosses bêtes dangereuses. Ne restaient que des menus fretins. Toute ambition de mettre la main sur un vrai monstre s’était donc envolée.

— Bof, on va pas se plaindre. Six millions pour la première place, trois pour la deuxième, un pour la troisième. Une somme folle pour deux heures de corvée. On fonce.

— Nos porte-monnaie sont vides…

— On a claqué une fortune en infos avant la ligue… Faut bien se refaire.

Le spécialiste des leurres Rosé Mistral et son équipe avaient un ton un brin désespéré. Les groupes venus pour gagner étaient profondément investis, et échouer à se classer les avait laissés sur la paille. S’il y avait une chance de renverser la situation, ils étaient prêts à la saisir.

— Ooooh, les plantes rapportent beaucoup ! C’est mon domaine !

— Je te souhaite bonne chance.

— Hé, attends ! T’as pas le droit de filer ! Reste et aide-nous !

Dans l’équipe Carste, Rita était plutôt motivée, mais Teresa n’était là que parce que Dean lui tenait le col. L’équipe de Felicia, l’autre groupe de deuxième année, n’était guère différente.

— Je ne toucherai pas la moindre motte de terre. Vous savez ce que cela signifie, mes chers larbins ?

— La corvée est pour nous !

— Nous ne vous laisserons pas lever le petit doigt, Lady Felicia !

Ses camarades lui firent un salut impeccable, le dos bien droit, tandis que leur cheffe s’affalait sur un fauteuil qu’elle avait façonné à partir de plantoutils.

Des équipes variées, des relations tout aussi diverses, et tout cela ne faisait que tirer un sourire à Theodore.

Debout sur son balai, il s’éleva dans les airs.

— On dirait que tout le monde est prêt à se mettre au travail ! À vos postes, chacun ! Avant que je donne le départ, vous pouvez encore élaborer vos stratégies. La bataille a déjà commencé.

À son signal, les élèves se précipitèrent vers les zones qui leur avaient été attribuées. Une fois leurs équipes réunies, les superviseurs commencèrent à distribuer les consignes. Le plus visiblement compétent d’entre eux était le candidat du camp de l’ancien Conseil : Percival Whalley.

— On vise trois types de plantes, exclusivement ! Groupe A : zone un. Groupe B : zone deux. Avant de commencer le désherbage, lancez un sort de liquéfaction légère sur toute la surface. Voici nos cibles !

Tout en parlant, il dessinait au sol les silhouettes des végétaux à éliminer. Les équipes de troisième année connaissaient bien la deuxième couche et n’avaient besoin que d’instructions succinctes. Whalley se tourna ensuite vers les deuxièmes années.

— Groupes C et D, vous vous partagerez la zone trois. Vous êtes forcément les plus lents ici, alors misez sur le soin, pas sur la vitesse. Avec l’avantage initial, vous aurez toutes vos chances de décrocher une place sur le podium !

Un plan fondé sur une évaluation réaliste des compétences, tenant compte de l’écart entre les années, et visant à lisser la progression de chaque groupe, une gestion qui facilitait le travail.

Dans la zone voisine, Miligan observait Whalley avec un brin d’admiration.

— Il est drôlement efficace. Il brille vraiment quand il dirige un groupe.

— Et nous, on fait quoi ?

— Tu as prévu un découpage comme lui ?

Miligan n’avait encore rien fait, et les équipes face à elle commençaient à froncer les sourcils. Elle se retourna vers eux, souriante, et secoua la tête.

— Inutile. Assurez-vous seulement de ne pas vous marcher sur les pieds. Je vous conseille de viser les plantes qui rapportent le plus, mais je vous laisse gérer les détails.

— Euh… tu es sûre ?

— On n’ira pas aussi vite que les autres.

Les élèves hésitèrent, jetant un regard entre la zone de Whalley et la leur. Mais Miligan leva un doigt.

— Dix mille belcs par point marqué.

Le temps s’arrêta. Il fallut quelques secondes avant que le sens de cette phrase ne les frappe. Le sourire de Miligan s’élargit, puis elle ajouta ce qu’ils espéraient entendre :

— En plus de la récompense prévue par Théodore, j’offre une prime personnelle à chaque équipe. Sans lien avec le classement final. Et vous serez payés d’ici demain soir.

Une offre ridiculement généreuse. Les yeux se mirent à briller devant elle. Nettement plus motivés qu’un instant auparavant, alors elle ajouta une dernière bûche au feu :

— C’est un accord verbal, mais je suis candidate à la présidence ce qui signifie que je dois tenir parole. Cela vous suffit ?

À ce moment, Theodore lança le départ de la compétition. L’équipe de Miligan s’élança comme des fauves affamés.

— Raaaaaaaah !

— Chasse, chasse, chasse !

— Faut choper ces belcs !

Les yeux brillants de convoitise jonchaient le sol. Plus personne n’y voyait une activité de type « tondre la pelouse ». Pour eux, c’était de l’or pur qui sortait de la terre.

Ce qui aurait pu n’être qu’un dur labeur sans rien en retour devenait une mission rémunérée, et l’offre de Miligan changeait tout. Les équipes voisines le sentirent et s’arrêtèrent un instant, stupéfaites.

— Q-qu’est-ce qu’ils ont, eux ?

— Ils sont à fond, c’est clair.

Tous les regards convergèrent. Peu d’équipes s’étaient enthousiasmées pour cette tâche. Même avec une récompense, seuls les trois premiers auraient eu droit à un gain. Ceux qui n’étaient pas familiers de ce genre de travail savaient qu’ils n’avaient pratiquement aucune chance, et leur effort serait vain. Miligan avait balayé ce système, en promettant une récompense garantie et bien supérieure à la valeur réelle de l’effort. Et maintenant qu’ils travaillaient exactement comme elle le voulait, la Sorcière à l’œil de Serpent en profita pour narguer son rival.

— Objectifs ciblés, zones attribuées, rendement optimisé ! Tu es vraiment un organisateur hors pair, Mr. Whalley. Très impressionnant. Tellement scolaire que j’ai failli bâiller. Si tu attends des éloges pour une telle méthode, peut-être que tu devrais t’inscrire à Featherston.

— Bon sang, Miligan ! s’emporta Whalley, ayant perçu son manège. — Tu achètes tes cadets ?!

— Tu es bien prompt à déformer mes propos. Je n’ai fait qu’offrir une juste rémunération pour un service rendu !

— C’est du grand n’importe quoi, et tu le sais ! Ce n’est pas une simple corvée de jardinage ! Tu as oublié les règles de l’élection ? Acheter des votes est formellement interdit ! Tu seras sanctionnée !

— Ne sois pas absurde, Mr. Tatillon. C’est une compétition ! Un événement sportif, sans aucun rapport avec l’élection. Et c’est l’instructeur lui-même qui nous a dit de « Je vous laisse le soin d’adapter la conduite sur le terrain ». Je n’ai pas entendu un seul mot interdisant d’offrir des récompenses supplémentaires. Je te prierai donc de ne pas déformer mes intentions avec tes préjugés infondés.

Cette tirade coupa net Whalley dans ses protestations. Lors de son discours, Theodore s’était contenté de dire que c’était l’occasion de montrer ses qualités de leader sans mentionner l’élection en cours. Pourtant, à ce stade du scrutin, tout le monde savait pourquoi ils étaient là. Cela méritait selon lui une clarification. Il leva les yeux vers Theodore, qu’il trouva quelque peu pris de court.

— Hm… Je comprends le point de vue de Mr. Whalley, mais… je n’ai effectivement rien précisé par rapport à ça. Si nos règles sont bancales, c’est qu’on a monté cet événement à la va-vite, et profiter des failles, c’est typiquement Kimberly, non ? N’est-ce pas là votre propre ligne de conduite ? Vu sous cet angle, et étant donné que Miss Miligan ne sollicite pas de votes de façon explicite, je l’autorise.

— Tch…

— Ah-ha-ha-ha ! Laisse donc la raison s’infiltrer dans ta petite tête de psychorigide, Mr. Whalley ! Voilà, oui : c’est ça, l’esprit Kimberly ! Si tu ne le découvres que maintenant, alors tu n’es clairement pas prêt à assumer le poste de président.

La sentence attendue fit éclater Miligan d’un rire tonitruant. Objectivement, elle avait tout de la sorcière des contes populaires : une telle image que l’on aurait pu croire sa langue fourchue. Katie, qui se trouvait justement dans la zone de la sorcière à l’œil de serpent, se prit la tête entre les mains.

— …Pourquoi je la soutiens déjà, moi ?

— Ne réfléchis pas, Katie ! Travaille !

— On vise juste les récompenses des profs, c’est tout ! Tu te convaincs avec ça, et voilà !

Pete, lui, était déjà à la tâche. Il est vrai que vu les recherches qu’elle menait, Katie avait besoin de tout le financement possible. Elle pesa cela face à sa conscience, puis tendit la main vers la plante la plus proche.

 

— …Euh…

— Ils s’excitent pas mal, là-bas.

Dans une autre zone de supervision, les équipes jetaient des regards perplexes aux participants voisins. Tim leur jeta un œil, puis haussa les épaules.

— Oubliez-les. Faites à votre sauce. Si vous voulez viser les récompenses, allez-y ; sinon, contentez-vous de marquer assez de points pour ne pas passer pour des fainéants. Même si c’est juste une corvée débile, n’oubliez pas qu’un prof vous observe. Ça pourrait influencer son avis sur vous.

Cette remarque fit mouche. Tim n’était pas du genre à les manipuler ouvertement. Il leur faisait simplement remarquer qu’un minimum de sérieux était sans doute attendu. Une autre manière de guider les élèves.

Et ce n’était pas tout ce qu’il avait fait. Dès le départ donné, il avait lancé un sort qui fit apparaître plusieurs bassines. Celles-ci furent remplies de potions, diluées avec l’eau des ruisseaux alentour. Il leur fit un signe du pouce.

— Lavez-vous les mains dedans toutes les vingt minutes. Quinze pour les acharnés. Beaucoup de plantes cibles sont toxiques, et si vous faites pas gaffe, vous allez vous retrouver avec des cloques partout.

— Beurk, sérieux ?

— Moi je me lave, c’est sûr…

— Pareil.

— Si on gagne rien et qu’en plus on se retrouve les mains en feu, c’est la merde.

Ils se précipitèrent tous vers les bassines, reconnaissants que Tim ait pensé aux soins post-compétition. Puis il lança un dernier avertissement :

— La couche est encore instable. Si vous fixez trop le sol, un truc peut vous attaquer dans l’angle mort. C’est tout ce que j’avais à dire.

— Compris !

— On restera vigilants !

Les élèves hochèrent la tête. Sentant qu’il pensait avant tout à leur sécurité, leur estime pour lui grimpa en flèche. Depuis les airs, Theodore observait lui aussi la scène, intrigué.

— Pas ce que j’attendais de lui. Qu’est-ce qui lui a pris ?

L’Empoisonneur s’était forgé une réputation terrifiante, et pourtant voilà qu’il changeait du tout au tout. Cela n’avait rien d’une posture électorale : s’il en avait été capable, il s’y serait mis depuis longtemps. C’était donc qu’un événement marquant l’avait poussé à évoluer. Quelque chose l’avait incité à sortir de l’ombre de Godfrey pour devenir, à son tour, un véritable mentor. Theodore ne savait pas qui avait provoqué cela, mais il lui adressa mentalement ses félicitations.

— …Hm.

Un autre frisson l’alerta, venu d’une direction différente. Il pivota pour voir l’équipe Ames s’enfoncer dans les fourrés, à la recherche d’autres cibles.

— …C’est plus amusant que je ne le pensais, murmura Jasmine Ames en arrachant doucement une plante cible.

Elle avait été forcée de participer à cette corvée de jardinage, mais elle s’y prêtait finalement assez bien. Une fois lancée, elle y prenait goût. Tandis qu’elle œuvrait calmement, ses coéquipières, elles, étaient à fond.

— RAAAAHHHH ! J’veux mes belcs !

— On va offrir à Jaz un vrai festin !

Elles étaient visiblement survoltés. L’offre de Miligan ne s’appliquait pas à elles, certes, mais elles aussi avaient dépensé une petite fortune pour se préparer à la ligue.

Elles ressentaient le besoin de soutenir leur cheffe, d’autant plus qu’ils l’avaient plutôt ralentie durant la ligue. Au fond, c’étaient de chics filles.

— Wah, c’est énorme !

— Doucement ! Si ça casse, c’est foutu !

Convaincues d’avoir trouvé une cible précieuse, elles retournaient la terre avec frénésie. Ames allait venir les aider, mais son regard fut attiré par quelque chose de massif qui perçait les fourrés.

— ?! Attention, y’a un truc qui arrive !

— Hein ?

— Quoi ?

Elles se retournèrent, les yeux écarquillés et ce fut une tête de wyverne qui émergea des buissons. Ou du moins ce qu’il en restait : la moitié avait fondu. Un éclat sinistre s’allumait dans sa gueule, annonçant une attaque de souffle. Ce retournement de situation paralysa les coéquipières d’Ames. Elle bondit en avant pour les protéger, mais la vague de chaleur brutale se déversa sur elles.

Le rugissement fit trembler la couche. Tous les élèves présents stoppèrent net et se retournèrent.

— Ouh là…

— C’était quoi, ça ? Une explosion ?

— Alerte ! Il se passe quoi au juste ?

— Stoppez tout ! C’est sérieux !

Whalley et Miligan mirent aussitôt leurs équipes en état d’urgence, mais quand la fumée se dissipa, tout était déjà terminé. La wyverne avait été figée net, transformée en statue par un sort élémentaire opposé. C’était l’œuvre de l’instructeur aux boucles anglaises, descendu en flèche sur son balai.

— Aucun de vous quatre n’est blessé, j’espère ?

Sûr que la menace était écartée, il se tourna vers les élèves derrière lui. L’équipe Ames, encore sous le choc et Tim Linton, qui s’était jeté entre elles et la wyverne. Le souffle avait brûlé l’épaule gauche de sa tenue personnalisée, mais il n’en semblait pas troublé.

— Tout va bien. Personne n’a été touché, pas vrai ?

— …Oh…

— …L’Empoisonneur ?

Réalisant qu’il les avait protégés, l’équipe Ames le fixa non sans un mutisme. Certain que tout danger était écarté, Theodore poussa un soupir de soulagement.

— On dirait qu’un spécimen utilisé pour les premières phases était encore actif. Toutes mes excuses. L’erreur est nôtre.

— Pas grave, répondit Tim en chassant les cendres de son épaule. — C’est pour ça que vous êtes là, non ?

— Je te remercie, Mr. Linton, dit Ames en s’inclinant. — Je pensais que c’en était fini pour moi.

— Bah. C’est l’instructeur qui l’a eu. Moi, j’me suis juste un peu brûlé.

— Et grâce à ça, aucun de nous n’a été blessé. Permets-moi de te soigner. C’est bien le minimum.

— Attends, Jaz ! On va s’en charger !

Réalisant qu’elles auraient dû le remercier les premiers, ses camarades dégainèrent leurs baguettes.

— Allons, allons, dit Theodore. Je vais m’occuper de ça. Vous, retournez à la compétition. C’est pour cela que Linton vous a couverts, après tout.

Ils n’allaient pas contredire un professeur. Ils remercièrent Tim une fois encore, puis repartirent à l’ouvrage. Une fois certain qu’ils s’étaient éloignés dans une zone plus dégagée, Theodore se tourna vers l’Empoisonneur.

— …Tu les as gardés à l’œil dès qu’elles sont entrés dans les fourrés, hein ?

— Tss. Soignez-moi plutôt.

Tim lui tendit son épaule brûlée avec mauvaise grâce, sans chercher à répondre. En riant, Theodore descendit de son balai et fit disparaître les lésions comme par magie.

 

— …C’est fou, murmura Stacy. — Il n’a jamais eu l’air du genre à prendre soin des autres.

Comme pour la ligue de combat, la compétition était retransmise par cristaux-projecteurs dans les grandes salles de classe. Des groupes d’amis s’y étaient rassemblés, Stacy parmi eux. Oliver était assis tout près, et il se contenta de sourire en secouant la tête.

— C’est faux. Mr. Linton a toujours été là quand il le fallait.

— Exactement, acquiesça Chela. — Mais maintenant c’est plus visible, et j’ai le sentiment que c’est peut-être grâce à toi, Oliver.

— Hein ? Sérieux ?

Il avait l’air sincèrement surpris. Son manque de conscience de lui-même la toucha, et Chela lui sauta dans les bras sans prévenir. Oliver se laissa faire, avec une certaine réserve. Elle l’avait déjà enlacé ainsi par le passé, mais vu comment la ligue s’était terminée pour elle, il savait qu’elle avait besoin d’un peu de réconfort.

— …Mais Miligan est-elle vraiment capable de tenir sa promesse ? L’impact était fort, mais même à vue de nez, elle va leur devoir une fortune. Et d’après ce que Katie a dit, elle n’est pas franchement riche…

— Oui, elle devra sûrement emprunter. Vu l’état de la ligue, elle a probablement jugé que le risque en valait la peine. De nombreux candidats se sont retirés, et elle a une chance réelle de l’emporter. Mr. Whalley est en cinquième année, donc elle ne l’affrontera pas directement en finale ce qui rend toute comparaison directe entre leurs qualités de chef extrêmement précieuse. Elle doit simplement estimer qu’elle en aura pour son argent.

L’explication de Chela tenait la route. Les manœuvres à la limite de la légalité, qui auraient été condamnées dans d’autres élections, étaient tout à fait valides ici, surtout si on était le premier à les employer. Les méthodes étaient peut-être un peu plus sournoises, mais la faction de l’ancien Conseil flirtait elle aussi constamment avec les limites du règlement. Theodore en avait parfaitement conscience, et c’était aussi pour cela qu’il ne l’avait pas réprimandée.

Une fois l’attaque de la wyverne résolue, les participants s’étaient remis en mouvement.

Chela détacha enfin son regard de l’écran, relâcha Oliver après son long câlin, et posa une main sur sa hanche.

— Quoi qu’il en soit, notre rôle dans cette longue ligue de combat s’achève aujourd’hui. Une fois que nos amis seront de retour, il nous faudra organiser une fête. Ce soir, nous serons en célébrations !

— Hmph, grogna Stacy. — Ça doit être sympa, d’avoir des amis champions pour qui célébrer.

— Stace…, soupira Fay. — Tu pourrais éviter de transformer chaque discussion en concours de qui a la plus grosse.

Chela leur adressa un sourire rayonnant.

— Ne sois pas bête, dit-elle. — Vous venez tous les deux ce soir.

— Hein ?

— Pourquoi cette surprise ? C’est aussi notre fête à nous. Il n’y a absolument aucune raison pour que mon équipe soit laissée de côté. Je ne vous laisserai pas passer votre tour ! Il faut que je vous complimente bien plus !

Chela s’avança vers elles, toujours souriante, d’un sourire presque menaçant. Stacy esquiva à droite, puis à gauche, un peu dépassée.

— Euh… m,-mais je… je connais presque personne à part toi…

— C’est donc l’occasion rêvée !

Alors qu’elle tentait de se faufiler, elle se heurta à Nanao qui bloquait le passage. Fay, quant à lui, lui passa un bras ferme autour des épaules.

— Abandonne, Stace. Cette fois, je t’attache avec une corde s’il le faut, et je t’y traîne moi-même.

— Fay ?! Toi aussi ?!

— Tu avais promis de te faire des amis dans la classe. On ne peut pas toujours compter sur Lady Michela.

Il la regarda droit dans les yeux, décidé. Stacy n’avait plus d’échappatoire et poussa un gémissement. Ses yeux tremblèrent un instant, puis elle finit par se ressaisir.

— …Très bien, j’y serai ! Si vous y tenez tant !

— Enfin ! Désolée, Horn. Je ne voulais pas m’imposer.

— Du tout. Vous êtes toujours la bienvenue. J’aimerais beaucoup en savoir plus sur vos recherches, uniquement ce que vous pouvez partager, bien sûr. J’ai vu les enregistrements du match et je n’en croyais pas mes yeux.

— Exactement ! Moi aussi j’voulais demander la même chose.

Une voix guillerette s’invita dans la conversation, et Chela cligna des yeux.

— …Mr. Rossi ? dit-elle. — Qu’est-ce que tu fais ici ?!

— Quelle hostilité ! Franchement, vous êtes tous bien durs avec moi. Avec tout le mal que je me donne, j’crois avoir bien mérité ma place à cette fête.

— Pas le temps.

Une grosse main s’abattit sur le col de Rossi, qui se retourna lentement pour trouver Joseph Albright, une veine battant à la tempe.

— On a un débrief, tu te souviens ? Pas question de te voir jouer sur les deux tableaux !

— N-nooon ! J’veux faire la fête ! Aie pitié, grand prince !

— Politique Chasseur de gnostiques : On n’écoute jamais les pleurnicheries même les plus désespérées. Veuillez excuser l’intrusion, je m’assure qu’elle ne se reproduira pas.

Albright traîna le Rossi hurlant hors de la salle. Oliver secoua la tête.

— …Ils se penchent déjà sur leurs erreurs ? Ils sont motivés.

— C’est l’une des forces de Rick. Mais je crois que tu ferais bien de te préparer, Oliver.

— Hein ? Me préparer à quoi ?

— Tu comprendras bien assez tôt ce que ça signifie d’être un ami de Rick.

Le sourire de Chela était plutôt inquiétant. Oliver pencha la tête, mais la fille aux boucles anglaises balaya alors la salle du regard. L’ambiance était plutôt détendue pour ce genre d’événement bonus, mais vu que la ligue de la division supérieure n’avait pas encore repris, de nombreux élèves étaient venus tuer le temps. Le niveau sonore était donc assez élevé. Ne parvenant pas à trouver la personne qu’elle cherchait, Chela se tourna vers Oliver.

— Je n’ai pas vu Mr. Leik. C’est encore l’une de ses errances ? Il sera bien là ce soir, non ?

— …Probablement. Mais je ne peux rien promettre. On aurait dit qu’il avait compris quelque chose d’important pendant le dernier match. C’est peut-être pour ça, mais… il agit un peu bizarrement.

Oliver l’avait remarqué peu après la fin du match. Chela grimaça en hochant la tête, puis reporta son attention sur l’écran.

— Ça touche à sa fin. Je me demande comment nos amis s’en sont sortis ?

Sur la deuxième couche, un cor retentit, marquant la fin de la compétition, et la plupart des participants s’effondrèrent sur place, épuisés.

— Le jardinage, c’est du sport ! lança une voix familière depuis la cabine d’annonce diffusée dans les salles de classe. — Et maintenant, place aux résultats de ce tour bonus de la division inférieure ! Quelle équipe s’est le mieux sali les mains ?

On sentait que Glenda était impatiente elle aussi. Elle vérifia les scores reçus du terrain et lança les annonces.

— En troisième place : nos deux équipes de deuxième année ! L’équipe Carste et l’équipe Echevalria ! Elles se partageront la récompense et recevront chacune un demi-million de belcs ! Les deux ont bien bossé, mais le plus incroyable ? La cheffe de l’équipe Echevalria, Miss Felicia… n’a pas bougé d’un pouce ! Elle n’est pas la sœur de Mr. Leoncio pour rien. Même à son âge, elle a déjà maîtrisé l’art de faire travailler les autres à sa place !

Ce commentaire fit simplement souffler Felicia du nez, toujours installée dans son fauteuil végétal. Ses serviteurs, affalés à ses pieds, étaient à bout de souffle. L’équipe Carste les observait à distance.

— Elle n’a vraiment pas levé le petit doigt… C’en est presque impressionnant.

— Mm. Et nous, on s’est donné à fond…

— Mes mains me font mal.

Alors que Dean et Rita disaient cela, Teresa leva simplement ses mains gonflées.

— Résultat acceptable, déclara Felicia en jetant un regard à ses subordonnés. — Mais comptez-vous rester allongés longtemps ?

— Pardonnez-nous !

— Vos ordres ?

Ses camarades bondirent sur leurs pieds et la saluèrent. Felicia leur adressa un sourire et leur lança un petit pot contenant un onguent fait main. Ils l’attrapèrent en versant des larmes de joie extatique.

Aha, pensa Dean. Elle avait bien prévu une carotte. Étrangement, cela le soulageait.

— En deuxième place, avec une large avance sur le troisième groupe, nous avons l’équipe Aalto ! Mr. Greenwood connaît vraiment son affaire en matière de magiflore, et sa capacité à localiser rapidement des groupes de plantes cibles a joué un rôle décisif ! Je l’avais déjà pressenti durant la phase de mêlée générale, mais cette équipe brille vraiment en milieu sauvage ! J’ai hâte de voir comment ils vont évoluer par la suite ! Espérons que ces trois millions de belcs les y aideront !

Tous trois poussèrent un soupir de soulagement. Enfin libérée de ses efforts, Katie leva les yeux vers le ciel, le regard vague.

— …Je suis épuisée…

— Ouais, mais ça valait le coup ! Trois millions !

— Je vais pouvoir acheter plein de livres avec ça.

Guy et Pete affichaient une satisfaction discrète. Ils n’avaient jamais espéré tirer un profit de la ligue de combat, alors cela leur paraissait être de l’argent tombé du ciel. Cela dit, leur soif de savoir à tous trois ferait vite fondre chaque belc.

— Et enfin, en première place ! Qui a triomphé dans cette foire d’empoigne avide ? L’équipe Mistral ! Les trois membres ainsi que les leurres physiques se sont donnés à fond, pillant la forêt avec une ardeur terrifiante ! Espérons qu’ils garderont cette énergie et viseront le gros lot lors de la prochaine ligue de combat ! Venez chercher vos six millions de belcs !

Assurés de leur victoire, les coéquipiers de Mistral levèrent les yeux depuis le sol où ils s’étaient affalés.

Ils étaient ravis, juste trop épuisés pour l’exprimer. Pour être sûrs d’avoir bien entendu, ils se tournèrent vers leur chef qui était allongé face contre terre, sans bouger.

— Hé, Mistral…

— Il est K.O.

— C’était serré avec l’équipe Aalto, mais on a réussi à les devancer… sauf que les six millions sont partagés avec l’équipe Ames et l’équipe Liebert. Si on avait su, on n’aurait jamais formé d’alliance…

Leur police d’assurance s’était retournée contre eux. Puisqu’ils n’avaient découvert le contenu de la manche bonus qu’en voyant la liste des cibles, il ne leur restait plus qu’à mettre ça sur le compte de la malchance. Tandis que les équipes digéraient leurs résultats, Glenda lança sa conclusion.

— Ce tournoi bonus étant terminé, la division inférieure de la ligue de combat est officiellement close ! Des préliminaires à la finale, c’était du haut niveau, de quoi me rendre très curieuse quant à l’avenir ! Bravo à tous, et merci pour ce spectacle ! Et maintenant… place à la finale de la ligue de combat pour la division supérieure ! Vos cadets ont donné leur maximum, alors ne vous laissez pas surpasser ! C’est tout pour moi, je vais passer les trois prochains jours à rêver de ce qui nous attend !

Le soir venu, des tables débordantes de nourriture et de boissons avaient été déplacées depuis la Confrérie jusqu’à une salle commune qu’ils avaient, pour l’occasion, entièrement à eux. Entourés de leurs invités, la fête était sur le point de commencer.

— …Ahem. Bon, rendons ça officiel ! déclara Katie en s’éclaircissant la voix, une chope remplie de jus de raisin blanc à la main. — Oliver, Nanao, Mr. Leik, qui est en retard, mais tant pis ! Félicitations pour avoir remporté la ligue de combat ! Santé à l’équipe Horn pour ce combat acharné et cette victoire éclatante !

Sur ces mots, tous trinquèrent, des gouttes limpides s’envolant dans l’air.

Guy vida d’une traite la majeure partie de sa chope, puis la reposa avec fracas.

— C’était fou ! Mes tripes s’étaient nouées dès la première manche.

— Pareil, répondit Pete en grimaçant, la chope en main. — Franchement, même si on était allés jusqu’en finale, on n’aurait pas gagné. Ça m’a vraiment fait prendre conscience à quel point le format mêlée nous a aidés…

— Je ne diminuerai jamais le niveau des finalistes, dit Chela. — Mais vous trois n’êtes pas si loin derrière. Savoir utiliser le terrain et l’écosystème est essentiel dans tout combat réel. En le démontrant, vous avez donné envie à bien d’autres étudiants d’adopter ces stratégies dans les années à venir.

— Assurément. Si l’occasion se présente, j’aimerais beaucoup me battre à vos côtés.

— Oh, vraiment ? Alors formons une équipe la prochaine fois !

Rayonnante, Katie saisit les mains de Nanao et fit une petite danse. Le sourire de Chela s’adoucit encore, puis elle se tourna vers leurs invités.

— Chaque personne ici présente a vu sa réputation grimper grâce à ses performances. Y compris vous, l’équipe Carste.

Elle se tourna vers le trio de première année. Dean faillit recracher son jus et s’essuya en hâte du revers de la manche. Lui et Rita se tournèrent vers leurs hôtes.

— Tout ce que j’ai fait, c’est rater mon attaque-surprise…

— Et moi j’ai servi de bouclier humain ! Je suis vraiment désolée, Greenwood…

— Gah, vous êtes des vrais sacs à regrets ! Surtout toi, Rita ! T’as pas intérêt à t’excuser encore ! Moi aussi j’ai foiré, d’accord ? La prochaine fois, je viendrai mieux te secourir.

Tout en parlant, Guy contourna la table pour lui frotter vigoureusement les cheveux du poing. Se lovant dans cette tendresse brute, Rita leva vers lui un regard en coin.

— …Tu viendras encore me sauver, alors ?

— Hein ? Bien sûr. Tu me prends pour qui ?

— …Eh-heh-heh.

C’était une évidence pour lui, mais Rita ne pouvait s’empêcher de rire doucement. Oliver sourit à cette scène, puis se tourna vers la jeune fille restée près de lui.

— …Teresa, quel est ton avis sur le match ?

— Rien de notable. Tout au plus aurais-je dû choisir de meilleurs coéquipiers.

— Gah… !

— Aaaah… !

Une gifle verbale bien sentie, qui laissa Dean et Rita se tordre de douleur. Oliver intervint aussitôt.

— Je ne dirais pas ça. Certes, tu es l’élément fort, mais Mr. Travers et Miss Appleton ont aussi leurs qualités. S’ils n’ont pas su les exploiter, ton premier regret devrait porter sur un manque de planification.

— …Hmm.

— Coordonner le rythme de vos attaques avec celui des bêtes, ou la tentative d’attaque-surprise de Mr. Travers depuis l’eau… l’un comme l’autre aurait pu porter leurs fruits avec une petite variation de plus. Et cela vaut aussi pour ta propre prestation. Je parie que tu t’es fait cette réflexion. Tu sais très bien quand et où tu aurais pu mieux faire.

Oliver la gardait à l’œil en parlant. Son expression restait identique, mais il reconnaissait ce silence-là. Celui qui s’installait quand ses mots avaient fait mouche.

Il eut un sourire et ajouta :

— Tu as l’instinct pour saisir la moindre opportunité et le courage de t’y lancer. Vous formez une bonne équipe. Ne les juge pas sur ce seul résultat. Servez-vous-en plutôt pour vous renforcer ensemble. Et la prochaine fois, vous gagnerez.

— …Si tu le dis, alors je vais y réfléchir. Je n’ai certainement aucun goût pour la défaite.

Teresa prit son conseil au sérieux. Katie et Guy, qui avaient tout écouté, commencèrent à chuchoter.

— …Oliver est vachement plus dur avec Teresa, hein ?

— Tu trouves ? Moi je dirais qu’il fait plus d’efforts pour elle. On dirait plus un père qu’un ainé

— Ou alors c’est juste que Teresa n’écoute personne sauf Mr. Horn, glissa Peter Cornish. — Vous avez vu sa réaction ? Jamais elle nous aurait concédé ça à nous.

C’était le dernier membre de leur petit groupe de deuxième année, invité à la fête. Le plus sociable d’entre eux, facile d’accès. Ils commencèrent par parler de connaissances communes, puis la conversation dévia rapidement dans tous les sens. Alors que cela devenait de plus en plus animé, Dean posa sa chope vide et se leva pour rejoindre Oliver.

— …T’aurais une minute, Mr. Horn ?

— Hmm ? Que puis-je pour toi, Mr. Travers ?

— Dis juste Dean. Euh… J’ai regardé la finale. C’était intense, et je suis sûr d’avoir raté plein de trucs, mais… ça m’a vraiment marqué.

Il se gratta la tête, un peu gêné. Saisissant que la discussion prenait un ton plus sérieux, Oliver reposa son verre et se tourna vers lui.

— Eh bien… j’en suis honoré. Cela t’a servi de leçon ?

— Oui. Enfin… j’ai l’impression d’avoir entrevu un objectif à long terme ? J’veux dire, t’as vu mon match, t’as dû capter. Mes sorts et mes attaques sont hyper brouillons. J’ai toujours tout fait comme une prolongation des combats de rue. Mais après avoir vu ton dernier combat… j’ai compris que ça suffirait pas.

— Tu veux donc repartir de zéro et consolider les bases ?

— Exactement. Et c’est là que vient ma question : si tu devais tout reconstruire, tu commencerais par quoi ? J’suis prêt à en baver, hein ! J’ai la rage et la ténacité pour ça.

Dean parlait avec ferveur, et tous ceux qui l’écoutaient semblaient tendus.

— …Tu viens de signer ton arrêt de mort, gamin, dit Guy.

— Hein ?

— Rien ne peut plus te sauver. Vas-y, Oliver. L’espace est libre là-bas.

Comprenant où ça allait mener, Chela leur fit signe d’aller sur le côté de la pièce encore inoccupé. Oliver hocha la tête, attrapa Dean par le poignet et le tira vers cet espace.

— D’abord, prends une garde, dit-il en lui faisant face. — Pas besoin de viser une posture d’un manuel. Adopte simplement ta garde habituelle.

— C-comme ça ?

— Garde intermédiaire avec une attention sur la saisie. Ton objectif principal, c’est de choper le poignet pour passer en clef de bras, non ?

— T-tu peux voir ça ?

— Si ton adversaire ne se rapproche pas, tu te prends un sort à distance, pas vrai ?

— Tu vois vraiment tout ça… juste à ma garde ?!

— Une posture révèle bien plus que tu ne crois. Et pourtant, le but d’une garde, c’est aussi de masquer tout ça. Regarde la mienne. Garde intermédiaire de base de l’école Lanoff. Que peux-tu en déduire ?

— Euh… pas grand-chose.

— Exactement.

— Hein ?

— Tu ne sais pas ce que je vais faire. Autrement dit, je peux faire à peu près tout. C’est le potentiel qu’offre la garde intermédiaire Lanoff. Ce que tu viens de dire, c’est précisément ce qu’elle vise à produire. Allez, passons à l’étape suivante. Comment t’y prendrais-tu pour m’attaquer dans cette garde ? Pas besoin de m’expliquer : montre-moi. Sérieusement, sans retenue.

Dean réalisa que ce n’était pas un simple cours, mais un véritable exercice pratique.

— Euh… d-dans ce cas… comme ça c’est dur, donc… ouille ?!

— Tu as tenté de frapper mon athamé pour en dévier la pointe, pas vrai ? J’ai vu venir, j’ai reculé ma lame pour sortir de ta ligne et t’ai entaillé le poignet en contre. Rien de sorcier. Depuis ta posture, tu n’as que quelques mouvements rapides possibles. Si les options sont limitées, il suffit de bien observer pour prévoir laquelle. Ça rend la réaction bien plus facile.

— Euh, donc… je ne devrais pas donner ces infos ?

— C’est une approche, mais peu importe ton niveau, tout cacher est impossible. Je veux que tu réfléchisses un cran plus loin. Si tu ne peux pas cacher tes intentions… comment empêcher ton adversaire de les lire ?

Oliver attendait visiblement une réponse sérieuse, alors Dean se creusa la tête longtemps. Finalement, il formula ce qui lui semblait une piste valable.

— …Si je peux pas les cacher… alors je dois avoir plus d’options ?

— Exact. Il faut toujours avoir plusieurs possibilités et les lancer à ton adversaire. S’il se trompe dans sa lecture, tu peux en profiter et sinon, tu l’auras au moins forcé à réfléchir, ce qui ralentit ses réflexes. La concentration humaine est une ressource limitée. Que ce soit avec l’athamée ou à la baguette, le vrai combat, c’est de se voler ça l’un à l’autre.

Les paroles d’Oliver s’étaient frayé un chemin par les oreilles de Dean, avant de s’infiltrer dans son esprit… puis ses yeux s’écarquillèrent, et son corps se figea comme frappé par la foudre. Saisissant l’instant où la compréhension naissait, Oliver poursuivit :

— Je parie que tu entres toujours en combat avec ton plan déjà figé en tête. Ça marche dans une baston de rue. Là-bas, c’est pas la technique qui compte, mais qui garde assez de sang-froid pour frapper le plus vite. Mais à Kimberly, les élèves sont toujours prêts à cogner. Ils gardent leur sang-froid comme on garderait un mouchoir dans la poche. Ce qui veut dire que tu dois posséder une force qui dépasse ça.

— …O-oui. Je crois que… tu viens de me retourner tout mon état d’esprit.

— Voilà qui est prometteur. À ce que je vois, tu as la motivation et l’endurance pour encaisser un entraînement sévère. Ce qu’il te manquait, c’était une vraie compréhension du travail à fournir. Maintenant que ça s’est enclenché, tu vas progresser à une vitesse folle. Je te le garantis.

Il ponctua sa remarque d’une tape sur l’épaule. Le garçon frissonna, puis baissa vivement la tête.

— …Merci infiniment !

Sur cette marque de gratitude intense, Dean pivota et retourna vers la table, fonçant droit sur sa coéquipière, qui affichait un air blasé.

— Hé ! Teresa ! Hé, hé ! dit-il, visiblement surexcité.

— Quoi encore ?

— Mr. Horn est incroyable ! Il m’a entraîné genre… une minute, et tout s’est éclairci ! Je comprends pourquoi tu l’aimes autant !

— Moi aussi j’ai écouté ! s’écria Rita. — C’était limpide, facile à suivre ! Il a tout de suite compris ce que tu avais besoin d’entendre, et il te l’a transmis en un clin d’œil… Je vois pourquoi il a gagné.

Elle lançait à Oliver un regard chargé d’un profond respect. Teresa observa ses deux camarades à tour de rôle, et quelque chose fit tilt dans son esprit. Elle se retourna, remplit des chopes de jus de raisin, et les posa devant eux.

— Sers-toi, Dean.

— A-Ah ?

— Je retire ce que j’ai dit tout à l’heure. Mr. Horn a raison, et nous devrions revoir notre combat une fois de plus. Rita, tu viens aussi.

— Euh, d’accord. Attends… Teresa… tu viens d’utiliser nos prénoms ?!

C’était la toute première fois que cela se produisait depuis qu’ils la connaissaient, et ils en restèrent bouche bée. Depuis l’autre bout de la pièce, Peter écarquilla les yeux et murmura :

— Oh…

— ? Qu’est-ce qu’il y a, Peter ? On dirait que tu viens de voir un basilic, lança Guy.

— …Je viens de comprendre comment se faire des amis avec Teresa. Il faut un terrain d’entente. C’est la base de toute interaction humaine. Mais Teresa ne parle jamais de ce qu’elle aime, alors on n’a jamais su où chercher. Et ce vide vient d’être comblé.

Ses observations lucides firent ainsi émerger un principe fondamental alors Peter avait l’air d’un vieux sage en disant la chose. Guy et Chela restaient sans voix, et il rougit brusquement, débitant très vite :

— Mr. Horn. C’est ça que Teresa aime. Probablement la seule chose qu’elle aime vraiment. Et quand on sait ça, tout devient facile. Il suffit qu’on soit fans de lui, nous aussi. Si elle sent qu’on l’admire et qu’on le respecte, alors soudainement, on devient ses camarades. Tout s’explique !

Le poing serré, convaincu de sa trouvaille, Peter bondit sur ses pieds et se dirigea vers Oliver. Guy et Chela l’observaient, abasourdis.

— Mr. Horn, parle-moi aussi ! En fait, je suis fan depuis toujours ! Je veux tout savoir sur toi !

— Hein ? Euh, je veux bien te parler, mais…

Oliver parut un peu pris de court, mais il s’adapta. Les questions de Peter s’abattirent sur lui comme une pluie torrentielle.

— …Il a peut-être pas participé à la ligue, dit Guy, — mais il est aussi allumé que les trois autres. J’aime bien qu’il se fiche des différences de classe. C’est le genre de type qui réussit ici.

— Il a clairement le sens du contact. Ce que les trois autres n’ont pas, donc il équilibre sûrement bien le groupe. Je pense que ces quatre-là formeront une bonne équipe.

En percevant les qualités de son cadet, Chela sourit, imaginant ce que l’avenir leur réservait. Et ce regard doux glissa vers d’autres convives à proximité.

— Oh, regardez, dit-elle. — Encore quelqu’un de pas très sociable.

— …Urgh…

Stacy se tassa derrière l’épaule de Fay. Mais Guy se glissa de l’autre côté.

— T’as pas dit un mot ! C’est pas le moment de te raidir. On ne mord pas et aujourd’hui, on ne te lâchera pas.

Le ton volontairement menaçant, une astuce qu’il utilisait pour forcer les gens à sortir de leur coquille.

Stacy le comprenait à un certain niveau, mais elle n’arrivait toujours pas à se mêler aux autres. Elle avait si peu d’expérience pour parler à quelqu’un d’autre que Fay sans hostilité ni piques. Comment l’amener à s’ouvrir ? Chela et Guy cherchaient encore la faille quand une personne inattendue vint à leur secours, Pete, qui n’avait presque pas parlé depuis un moment.

— …Ça te dérange si je t’appelle Stacy ?

— Hein ?! Euh, eh bien… si tu veux ?

Le fait qu’il l’appelle par son prénom lui fit monter la voix dans les aigus. Elle se souvenait très bien s’être disputée avec lui en première année, et elle n’aurait jamais cru qu’il soit celui qui l’accueillerait. Mais Pete acquiesça et s’approcha.

— On fait comme ça. Et toi, ça te va si je t’appelle Fay ? Moi c’est Pete.

— Carrément, Pete.

— Alors parlons un peu. Ta transformation partielle en loup-garou et la simplification du processus que tu as montrées pendant le match m’ont vraiment scotché. J’étais justement en train d’étudier une approche similaire, en me disant que les problèmes restés irrésolus le sont souvent parce qu’on manque de perspectives, que les mages n’ont pas les yeux sur tout. Et visiblement, j’étais sur la bonne voie… mais tu m’as coiffé au poteau. Je t’avoue que je suis un peu jaloux.

— Euh… tu faisais des recherches sur les loups-garous ?

— Ça alors. Je te voyais plutôt comme un mec de l’ingénierie magique.

— J’y songe, mais je n’ai pas encore assez appris pour choisir une seule voie. J’explore la biologie magique en parallèle de l’ingénierie, et j’ai lu pas mal de trucs sur les loups-garous. Les ouvrages principaux : Métamorphoses bestiales, Sur l’espèce lycanthrope, La Bête parmi nous. Et aussi Mana lunaire et Pour et contre le métissage sanguin. Ah, et… Miss Vanessa m’a aidé à obtenir un corps à disséquer. J’ai fait ça avec Katie.

— Et tout ça dès la troisième année ?! Tu n’as même pas encore choisi ta spécialité !

— Je savais que tu étais calé, mais pas à ce point-là. Chapeau.

— Tu as ton propre corps comme sujet d’étude, là-dessus je peux pas rivaliser. Mais comme j’ai une base théorique assez solide, je vois à peu près ce qu’implique ta réussite. Tu t’es basé sur la perception plutôt que sur la physiologie, non ? Mais ça ne suffit pas à tout expliquer. Il y a des particules magiques bien précises que l’on a identifiées comme nécessaires à la transformation en loup-garou, des particules émises directement par la lune. Et celles-là ne peuvent pas être générées uniquement dans un plan perceptif. Je suis curieux de savoir comment tu as contourné ce problème.

Pete venait de poser les bases pour une question plus intrusive. Et ceux qui en étaient les destinataires se réjouissaient visiblement qu’on reconnaisse enfin l’ampleur de leur travail. Stacy eut d’abord le réflexe de répondre, mais elle se ravisa et consulta son serviteur du regard.

— Euh… Fay, on peut lui dire ?

— Oui, ça fait partie du mémoire qu’on a déjà soumis.

— Ah oui, c’est vrai ! D’accord, alors… comme tu l’as dit, certaines particules magiques sont essentielles à la transformation. Mais avec un peu de travail, on peut maintenir une réserve de ces particules dans le corps. Je me suis penchée sérieusement sur le rôle de la rate, et…

Convaincue qu’il n’y avait aucune raison de vulgariser, Stacy se lança directement dans une explication technique. Pete suivait tout, posait des questions pertinentes, relançait l’échange. Chela et Guy échangèrent un sourire : ils pouvaient les laisser faire. Si le membre le plus revêche de la Rose des Lames avait brisé la glace le premier, alors le reste ne serait plus qu’une question de temps.

Tandis que naissaient de nouvelles amitiés, le dernier invité d’honneur fit irruption dans la pièce, Yuri Leik, complètement essoufflé.

— Pardon, pardon, je suis super en retard ! Il reste à manger ?

— Une vraie caverne d’Ali Baba ! Viens t’asseoir ici.

— Ah, te voilà, Yuri ! Tu étais encore en vadrouille où, cette fois ?

Nanao et Oliver l’attrapèrent aussitôt pour le tirer à leur table. Yuri se jeta sur les plats, l’air ravi.

— Dieu merci ! J’ai une dalle monstre. Si vous aviez tout mangé, je crois que je me serais évanoui avant d’atteindre la cafétéria ! Oooh, je prends ce plat entier !

Sans demander la permission, il traîna un plat entier de lasagnes vers lui et commença à manger directement dedans. Oliver secoua la tête,Yuri avait déjà les joues gonflées comme un écureuil prêt à hiberner.

— C’est trop bon ! J’ai jamais mangé un truc pareil ! Comment on appelle déjà, ce plat ?

— Euh… ?

— C’est juste des lasagnes à la sauce bolognaise. Y en a tout le temps dans la cafét’ de la Confrérie.

Tout le monde le regarda, interloqué, et Yuri se figea. Sa voix devint étrangement grave.

— …Donc j’en ai déjà mangé ? Vous m’avez vu en manger plusieurs fois ?

— Bah… ouais.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Mr. Leik ? Tu es tombé sur des lys de Léthé dans la deuxième couche ?

Katie s’approcha pour vérifier, mais Yuri la repoussa.

— Non, non, ça va. J’avais juste un doute… et il se confirme.

Sur cette remarque lourde de sens, il reprit une bouchée. Oliver s’apprêtait à poser une question, mais Yuri le devança.

— Cela dit, cette fête déchire ! Y a même l’équipe Cornwallis et les deuxième année ? Génial ! Je vais me faire plein d’amis !

— Ne va pas trop vite, l’avertit Chela. — Beaucoup te trouvent un peu… déroutant au début.

— Yep. Pas de panique, les deuxième année : il est anormalement amical, au point que ça sonne faux, mais y a rien derrière. C’est tout en surface, comme Nanao.

— Hrmph, je proteste contre cette insinuation, dit Nanao. — Je suis en perpétuelle réflexion ! Par exemple : à l’instant, je me demande combien de morceaux de viande je peux revendiquer sans provoquer votre courroux à tous.

— Divise le plat par le nombre de personnes ici et ne prends pas plus que ça, trancha Oliver. — Bon, prends ma part si tu veux, mais pas plus.

Ils se laissèrent bientôt emporter par le flot de la conversation. Et les doutes d’Oliver s’estompèrent peu à peu. Puis Rita s’approcha avec une assiette. Nanao avait déjà englouti la part de poulet rôti d’Oliver, et Rita proposait la sienne à la place.

— Euh, miss Hibiya… tu peux prendre la mienne si on peut discuter un peu ? Pas juste du match. Je voudrais aussi en savoir plus sur l’agriculture et la cuisine d’Azia.

— Hrm ?! Je ne saurais priver la jeunesse de sa pitance. Un guerrier trouve vertu dans la disette, mais j’apprécie ton offre.

— Pourtant tu viens de te goinfrer comme jamais…

— Nanao la carnivore…

— Élevée en tant que guerrière, je l’admets, ma connaissance de l’agriculture locale se limite au riz, aux haricots, au sarrasin, et peut-être aux pommes de terre cultivées en période de disette. Le jardin familial hébergeait aussi des kakis et des châtaigniers. Cela te suffit ?

— Carrément ! Je veux tout savoir !

Rayonnante, Rita s’installa à côté de Nanao, la bombardant de questions sur l’agriculture à Yamatsu. Et ainsi, les conversations ne tarirent pas, et la fête battit son plein jusqu’au bout. Pendant ce temps, Theodore s’était isolé dans une salle de réunion au dernier étage, confortablement installé. La porte s’ouvrit, et Demitrio entra, l’air grave.

— Alors ? Qu’a rapporté votre fragment, professeur ?

— Rien.

Theodore haussa un sourcil, et le professeur d’astronomie précisa :

— Il ne s’est pas présenté à l’endroit que j’avais marqué. L’impulsion devrait pourtant être très forte, mais il commence à y résister inconsciemment. Peut-être que les stimulations subies lors des combats de la ligue ont accéléré l’anomalie.

— Il échappe donc à votre contrôle ? fit Theodore en croisant les bras. — Ce n’est pas bon signe. Nous apprenions tant de choses à travers son point de vue.

Demitrio poussa un soupir.

— Plus il passe de temps avec les autres, plus le poids de son expérience semble croître. Quoi qu’il en soit, il est temps que je le récupère. Le réintégrer à moi-même, dissoudre sa personnalité, effacer l’ardoise de son vécu, et le renvoyer à nouveau.

— Cela fonctionnera-t-il ? Ce fragment a noué des liens profonds avec ses camarades de la ligue. Si nous annulons tous ces progrès, il pourrait développer de graves troubles relationnels.

— Les ajustements seront délicats. Peut-être serait-il imprudent d’insister pour conserver le même individu. Mais ce changement en lui-même est intriguant. Une telle chose ne s’était encore jamais produite. Je devrai analyser la cause, une fois que j’aurai reçu son derni…

Il fut interrompu par une vive lueur jaillissant de l’améthyste dans un coin de la pièce. Ces pierres, réservées aux salles du corps enseignant, servaient aux communications urgentes avec l’extérieur. Theodore se leva aussitôt et s’en approcha.

— C’est pour le moins inhabituel. Une demande prioritaire du QG des Chasseurs de gnostiques. Voyons cela.

Brandissant sa baguette blanche, il s’apprêtait à activer la réception, mais celle de Demitrio toucha la lumière la première. L’information s’écoula aussitôt dans son esprit, et il l’ordonna rapidement.

— Une demande d’assistance de la division de divination. Ils prévoient l’ouverture prochaine d’un portail de moyenne envergure, localisé dans une région au nord-ouest d’ici.

— Et nous sommes les plus proches, donc ils veulent que nous intervenions. Quel type ?

Theodore se rassit dans son fauteuil. C’était toujours la question essentielle dans ce genre de situation. Il existait deux grands types d’incursions par portail : les migrations, causées par des espèces expulsées ou égarées, et les apôtres, qui apparaissaient avec une intention d’invasion claire. Les deux représentaient une menace, mais les seconds étaient au moins cent fois plus dangereux.

— Au vu du moment et de la localisation, le QG estime qu’il s’agit très probablement d’une migration spontanée. Et je tends à être d’accord. Le Tír proche étant ce qu’il est, le niveau de danger reste élevé, mais rien ne laisse supposer une invocation de gnostiques.

— Certes. Sauf si la Lumière Sacrée cherche une guerre ouverte, elle n’aurait aucun intérêt à ouvrir un portail aussi près de nous. Et si ce n’est qu’une simple migration, elle pourra se déchaîner à sa guise.

Une flamme apparut à l’extrémité de la baguette blanche de Theodore, et il tira une pipe de sa poche, qu’il alluma.

— Cela semble pertinent, approuva Demitrio, main au menton. Mais je pense que je vais la rejoindre.

— Oh ? Vous avez une idée en tête ?

— Vanessa est négligente. Comme avec ce wyverne oublié. Et si la directrice donne son accord, j’aimerais emmener des élèves. Ce serait une excellente occasion d’apprentissage.

Une proposition audacieuse. Theodore souffla un nuage de fumée. Des émotions fugitives passèrent sur son visage, mais elles s’évanouirent vite, laissant place à son habituel sourire.

— C’est vrai qu’observer l’ouverture d’un portail est une rareté. Ce sera formateur. Emmy y sera probablement favorable. Je suggère tout de même de laisser les première année.

— Je ne prendrais que les troisième année et au-delà. Entre Vanessa et moi, nous saurons les maintenir en sécurité.

Demitrio parlait avec assurance. C’était une mission risquée, mais Theodore ne formula aucune objection. En matière de gestion des menaces Tír, cet homme n’était surpassé que par Frances Gilchrist à Kimberly. Ni Esmeralda ni Theodore ne pouvaient rivaliser.

— Je ferai passer l’annonce quand les cours reprendront. Gère les affaires en notre absence, Theodore.

Le professeur aux boucles anglaises acquiesça. Qu’allaient voir les élèves qui l’accompagneraient ? À quelles réalités seraient-ils confrontés ? Son expérience  lui en donnait un aperçu bien trop clair.

La fête se poursuivait sans perdre de son entrain, mais vers vingt-deux heures, Chela décida d’y mettre un terme. La Rose des Lames raccompagna les deuxième année hors du bâtiment, et Yuri s’éclipsa on ne sait où. Stacy et Fay se séparèrent du groupe pour rejoindre leur atelier du labyrinthe, ne laissant que la Rose des Lames sur le chemin du retour vers le dortoir.

— C’était trop bien ! Dommage de devoir s’arrêter.

— C’est vrai ! J’aurais pu parler toute la nuit.

— Allons, allons. Nous aurions tenu le coup, certes, mais il y avait des deuxième année. Et vous avez eu une rude épreuve aujourd’hui. Une nuit de sommeil vous fera le plus grand bien. Si vous avez l’impression d’avoir raté quelque chose, vous pourrez toujours approfondir ces nouvelles amitiés demain.

Chela tapota Guy et Katie dans le dos, les apaisant. Pete marchait avec eux en silence, repassant dans sa tête tout ce qu’il avait appris de Stacy et Fay. Il semblait s’être amusé à sa façon. Oliver et Nanao marchaient côte à côte, un peu plus loin. Profitant encore de l’euphorie de la soirée, Oliver dit :

— Je suis content qu’on ait fait venir les autres. Ça t’a plu, d’avoir nos cadets à tes pieds, Nanao ?

— Évidemment, répondit-elle avec un sourire en coin. — J’ai enfin pu jouer les mentors.

En regardant devant lui, Oliver aperçut une étrange bosse dans le sol, quelque chose qui n’était pas là ce matin-là.

— Tiens ? Bizarre. Quelqu’un a pratiqué des sorts ici ? Et à cet endroit, en plus…

Il dégaina sa baguette blanche. Les autres n’avaient rien remarqué et avaient continué leur chemin, mais un faux pas de l’autre côté du sentier aurait pu faire tomber quelqu’un. Autant aplanir ça tout de suite. Mais avant qu’il ne puisse lancer son sort, Nanao s’avança et, sans un mot, donna un coup de pied dans la bosse. Celle-ci explosa violemment, le vent dispersant les éclats qui se volatilisèrent aussitôt.

— Elle est éliminée. Cela te convient-il ?

— Euh, ouais…, réussit-il à répondre, figé sur place.

Mais intérieurement, il était troublé. Nanao ? Se défouler sur un objet au hasard ? L’avait-il jamais vue faire ça ? Avait-elle déjà été aussi manifestement de mauvaise humeur devant lui ?

Les autres se retournèrent, mais Nanao leur fit signe de ne pas s’inquiéter. Ils reprirent leur marche, mais Oliver restait crispé. Il avait ressenti quelque chose d’étrange dès ce matin, et son impression ne faisait que se renforcer.

Elle n’était pas tout à fait elle-même. Ni pendant qu’ils observaient la compétition ni à la fête. Ce n’était pas qu’elle n’avait pas apprécié la compagnie des autres, mais en y regardant bien, Nanao avait été sur les nerfs toute la journée. Ce coup de pied n’était que la manifestation la plus visible de cet état.

— Euh, Nanao… peut-être que je me fais des idées, mais il y a un truc qui te…

Il n’eut pas le temps de terminer qu’elle l’assaillit soudainement de ses lèvres.

— …?!

Ses yeux faillirent sortir de leurs orbites. Avant qu’il puisse réagir, elle le poussa hors du sentier, jusque dans les arbres. Il chancela, heurta un tronc, et elle s’en servit comme appui pour approfondir le baiser.

Ce n’était pas un simple baiser, mais un festin de carnivore. Son ardeur s’infiltra dans son corps comme de la lave en fusion, dissolvant toute pensée.

Une secousse de peur, mêlée à une vague de désir si intense qu’il en resta paralysé.

Chaque fibre de son corps se tendit, incapable du moindre mouvement. Les secondes s’égrenèrent, figées dans cet instant et enfin, elle rompit le contact.


 

— Oliver…

Le nom lui échappa comme les délires d’une âme en transe, tous deux haletants, peinant à retrouver leur souffle. Aucun n’avait osé respirer durant ce long baiser. La passion qu’elle avait déversée en lui avait suffi à restaurer une part de lucidité, et comme du fer chauffé à blanc jaillissant d’une gorge desséchée, elle parvint à poser des mots sur sa langue.

— Ton destin est lié au mien.

Son cœur s’arrêta net. En un instant, il comprit ce qui motivait ces paroles, cette brusque ardeur.

Le duel final de la ligue, lui contre Richard Andrews. Des strates d’émotions et d’histoire, cristallisées dans le combat tant attendu par les deux adversaires. Nanao, hélas, avait épuisé toute son énergie avant d’y assister, s’effondrant au sol, où elle était restée, impuissante, à regarder. Elle partageait la même scène, mais incapable de se mouvoir, leurs coups tout juste hors de portée, gravés dans ses yeux alors qu’elle haletait, gémissait, maudissait ses membres pour leur inertie. Une agonie d’une pureté inédite, un domaine émotionnel jusqu’alors inexploré, qui fissura l’équilibre de son cœur et fit naître l’enfer en elle. Une flamme dépassant l’orange et le bleu pour atteindre le blanc pur, la brûlure incandescente de sa propre jalousie.

— Si ce destin ne s’accomplit pas, soit. Si tu dois te battre contre un autre, je ne t’en tiendrai pas rigueur. Mais je ne peux tolérer l’idée d’être oubliée. Celle dont l’âme est la plus attirée par ta lame, c’est moi. Ça seul, tu dois le garder à jamais au fond de ton cœur. Présent pour l’éternité, peu importe l’adversaire que tu affronteras.

Cette supplique, telle une dague, grava ses mots dans le cœur d’Oliver. Comme si elle devait l’y marquer, sans quoi elle ne pourrait supporter de le relâcher ne serait-ce qu’un instant. Désirant s’inscrire en lui par la force, ou à défaut, l’attirer à elle et le posséder. Elle n’avait d’autre moyen pour apaiser cette pulsion. Le regard de détresse que de tels actes susciteraient était lui-même enivrant et il pouvait l’imaginer avec une clarté effrayante.

— Ah…

Oliver demeura figé, incapable d’articuler un mot. Une seconde de vulnérabilité qui réveilla en elle l’envie irrépressible de s’emparer de ses lèvres à nouveau, un désir remontant du fond de son ventre comme une vague dévorante. Elle dut mobiliser ses dernières forces pour réprimer cette pulsion et tourna brusquement le dos.

— Un acte indigne. J’accepterai tous les reproches et condamnations, mais qu’ils viennent demain, quand les esprits seront plus clairs.

C’était là la seule défense qu’elle put esquisser. Elle s’éloigna, mais s’arrêta à peine cinq pas plus loin. Devait-elle aggraver encore sa faute ? Révoltée par son propre comportement, et pourtant, elle ne pouvait partir sans le dire.

— Mon cœur t’appartient, Oliver. Chaque instant, en sommeil comme en éveil, désormais et à jamais.

Aucune hyperbole, seulement la plus simple des vérités. Cette fois, la jeune fille s’en alla, et Oliver la regarda s’éloigner sans prononcer un mot, jusqu’à ce que son dos glisse le long du tronc derrière lui.

 

Le matin se leva, radieux. Les élèves affluaient comme à l’ordinaire, prenaient leur petit-déjeuner, quand des bouches s’ouvrirent dans les murs.

— Avis à tous les élèves et membres du personnel. L’ouverture imminente d’un portail est attendue dans une région au nord-ouest du campus. Le QG des Chasseurs de gnostiques a demandé l’assistance de notre école, et en réponse à cette requête, nous emmènerons les élèves de troisième année et au-delà sur les lieux. C’est une occasion rare. La participation est donc considérée comme obligatoire, sauf réel impératif. Le départ aura lieu une heure après la fin de la première période. Rendez-vous dix minutes avant aux grilles de l’école. Préparez-vous et apportez vos balais.

L’annonce fit frémir toute la Confrérie. Tous les membres de la Rose des Lames affichaient une mine sombre. L’intérieur de Kimberly était déjà assez périlleux, mais cette fois, c’était une menace extérieure exceptionnelle. Seuls les première année, qui n’avaient pas encore abordé l’astronomie, semblaient perplexes alors que les autres étaient manifestement inquiets.

— …Un portail dans les environs ? dit Chela. — C’est presque du jamais vu. Ce doit être une migration spontanée.

— S’ils emmènent des élèves, c’est forcément ça, approuva Oliver. — Mais ces prédictions ne sont jamais infaillibles. Restons sur nos gardes.

Le regard d’Oliver croisa brièvement celui de Nanao, mais chacun détourna aussitôt les yeux. Katie et Guy, qui ne manquaient jamais ce genre de détails, échangèrent un regard inquiet. Ils mouraient d’envie d’en savoir plus, mais le moment ne s’y prêtait guère. Ils devraient d’abord affronter cette expédition.

— Une migration… On en a parlé en astronomie, mais j’en ai jamais vu en vrai. De quel Tír ça vient ?

— D’après la position actuelle des astres, le Tír le plus proche serait Uranischegar, les Cieux du Jugement… Il y a de fortes chances que ce portail y mène.

— C’est un des plus étranges, non ? dit Katie, frissonnant. — Brr… je commence à stresser. Je sais que les professeurs veilleront sur nous, mais quand même…

Nanao posa une main assurée sur son épaule, déjà prête au combat. Elle leva les yeux vers les chevrons du ciel.

— Visiteurs venus des confins du monde ! Qu’ils soient serpents ou démons, nous verrons bien.

À la fin du premier cours, les élèves se rassemblèrent devant les grilles comme indiqué. Demitrio fit rapidement l’appel, confirmant que son fragment n’était pas présent.

— …Je m’en doutais, murmura-t-il. — Il n’a probablement aucune intention de se présenter à moi.

Cela ne l’étonnait guère. Il écarta cette pensée et se plaça à la tête du groupe pour les mener vers le ciel. Vanessa l’accompagnait, déployant ses ailes,ce qui ne choqua absolument personne. Dans cette situation, son inhumanité avait presque quelque chose de rassurant.

Un vol de moins de trente minutes les mena jusqu’au lieu prévu d’apparition du portail. Ils volaient à la vitesse des plus jeunes élèves, si bien que la formation ne s’éparpilla pas. Tous atterrirent à peu près en même temps, et examinèrent le terrain. Une vaste plaine dégagée s’étendait à perte de vue, sans hautes herbes, diminuant ainsi les risques de dissimulation ou d’embuscade.

— Nous formerons les rangs ici. À moins d’un ordre direct d’un membre du corps professoral, une fois la barrière dressée, il est formellement interdit d’en sortir. Ce n’est pas un avertissement, c’est un ordre. Si un imbécile se fait tuer, soit. Mais ici, les conséquences pourraient être bien plus dévastatrices.

Demitrio assénait déjà ce point crucial. Les élèves se mirent en ligne comme demandé, et la Rose des Lames balaya les visages alentour. Puisque la présence était obligatoire, ils reconnaissaient tout le monde sauf le visage que l’on remarquait toujours en premier, et qui brillait cette fois par son absence.

— …Donc Yuri n’est pas là ? demanda Guy.

— Oui, difficile à croire, répondit Oliver. — Il est toujours en retard, mais il serait le premier à foncer tête baissée dans une affaire aussi étrange.

Ils s’étaient croisés en première période, donc l’info ne relevait pas du secret. Peut-être voulait-il être là, mais avait une raison de s’en abstenir. L’idée traversa l’esprit d’Oliver, mais il n’y avait rien à y faire. Il se recentra sur la mission.

— Formation complète, annonça Demitrio. — Restez en position jusqu’à ouverture du portail. La marge d’erreur temporelle peut atteindre plusieurs heures dans un sens comme dans l’autre. D’ici là, je vais vous donner un aperçu du travail de terrain des Chasseurs de gnostiques.

Alignés face à la plaine, les élèves écoutaient Demitrio, sa voix amplifiée par un sort. Avant que n’apparaisse la menace, mieux valait poser le cadre. Nombre d’éléments leur étaient familiers, mais il estimait qu’ils méritaient d’être répétés.

— Les règles sont simples. Repérez l’ennemi. Détruisez-le. Sauf ordre contraire vous demandant d’observer ou de capturer, quoi qu’il arrive, quoi que vous voyiez, vous le réduisez au néant. Qu’importe son apparence, sa capacité à parler, ou s’il semble amical. Aucune de ces choses n’a d’importance. Pas d’interaction.

Il commença par la règle d’or. Tout le reste n’était qu’une manière de marteler ce seul principe. Ce que Demitrio cherchait, c’était transformer provisoirement ses élèves en machines à tuer, le reste étant laissé de côté.

— La seule exception à cette règle concerne les cas où nos capacités sont jugées insuffisantes pour éliminer la cible. Dans ce cas, on bat en retraite immédiatement, on revient avec un meilleur plan. Et on recommence jusqu’à ce que tout soit annihilé, expliqua Demitrio. — Une chose dont il faut se méfier ici, c’est que la définition de la mort varie selon les créatures qui traversent. Trancher la tête ne suffit pas toujours. Rien ne garantit que le cerveau ou le cœur soient des organes vitaux. Il se peut que vous réduisiez un être en poussière… et qu’il se reconstitue pour repartir à l’assaut. Retenez ceci : ici, la mort se définit comme la perte totale de capacité d’agir.

Il prenait soin de s’exprimer de manière à ne laisser place à aucune interprétation erronée. Voyant une élève froncer les sourcils, Demitrio braqua son attention sur elle.

— Quelque chose vous tracasse, Miss Aalto ? Allez-y, parlez.

Katie leva aussitôt la main en réponse. Refusant de se laisser emporter par ses émotions, elle prit un instant pour structurer un raisonnement cohérent.

— Oui, professeur. Je suis bien consciente que les Chasseurs de gnostiques interviennent dans des conditions extrêmes, mais écarter d’office toute tentative d’amitié ou de communication me semble fondamentalement irrationnel. Cette approche nous empêche d’apprendre quoi que ce soit sur leurs mondes. Et si l’on souhaite empêcher ces invasions, capturer des ennemis et les interroger me paraît être une mesure adéquate.

Elle gardait un ton posé, avançant son raisonnement étape par étape, aussi convaincante qu’elle pouvait l’être à l’heure actuelle. Demitrio comprit qu’elle avait longuement travaillé pour en arriver là.

— Vous avez clairement appris à choisir vos mots, Miss Aalto, dit-il avec un petit ricanement. — Un net progrès depuis votre première année, où l’on pouvait entendre l’écho dans votre crâne.

— J’ai compris que cette méthode ne m’amènerait nulle part avec vous, alors je vais prendre ça comme un compliment.

Elle ne semblait pas particulièrement ravie. Elle demeurait farouchement opposée à ses doctrines, comme le montrait son attitude intrépide. Intérieurement, il approuvait sa force de caractère et la pureté de son cœur.

— Reprenons votre question dans l’ordre. Tout d’abord, apprendre davantage sur les mécanismes internes des Tír. Naturellement, les Chasseurs de gnostiques s’y emploient. Comme tu le suggères, certaines cibles soigneusement sélectionnées, dotées de capacités de communication, sont parfois interrogées, et l’on peut même dire que cela a donné quelques résultats. En particulier, nous avons beaucoup appris sur les espèces intelligentes de Marcurius. À tel point que, jadis, on envisagea même d’ouvrir des relations diplomatiques.

Katie acquiesça. Elle était bien au fait de ce dossier.

Même s’ils venaient d’autres mondes, elle ne croyait pas qu’ils soient des monstres fondamentalement inaccessibles. Il devait exister une voie vers la compréhension mutuelle, et elle était convaincue que cette voie passait par les efforts inlassables de l’observateur. C’était, à ses yeux, une vérité valable pour toute espèce de ce monde. Des fées plus petites qu’un grain de sable aux colossaux béhémoths, toutes avaient des raisons d’exister. Et c’était le rôle de l’érudit que de les comprendre.

Une position idéale, à la portée même d’un enfant. Mais c’est précisément pour cela que Demitrio répondit avec la brutalité de la réalité.

— Mais dans la plupart des cas, cette approche a eu des effets désastreux, bien plus nombreux que ses réussites. On ne compte plus les tragédies causées par la confiance accordée aux apôtres. Et pour un exemple récent… je suis sûr que vous en avez un en tête, Miss Aalto.

— …!

Le coup porta, la frappant au cœur. C’était le seul sujet sur lequel elle ne pouvait répliquer, car ses propres parents y avaient été impliqués. La tragédie qui avait relégué la lignée Aalto dans l’ombre, comme l’avait dit Demitrio, c’était un exemple criant des dangers de ses idées.

— Pourquoi de telles choses arrivent ? La réponse est le nœud du problème. C’est précisément leur capacité à communiquer qui les rend si dangereux. Ces créatures, douées d’une très bonne intelligence, savent parfaitement comment établir le contact. Elles dissimulent leurs véritables intentions sous une façade attrayante, manipulent les mots avec adresse et nous précipitent ainsi vers notre perte de la manière la plus pernicieuse qui soit. Voilà ce que sont ces « apôtres ». Toute relation nouée avec eux n’est qu’un outil, un moyen de parvenir à leur fin. Peu importe l’espoir éclatant qu’elles semblent offrir.

Cet enseignant ne parlait que rarement avec autant de passion. Ce n’était pas un discours appris par cœur, mais bien la sagesse d’un homme dont l’expérience vécue l’avait mené à cette vérité crue.

Ses mots portaient la marque d’un regret insondable. Des rivières de sang, des pertes innombrables, l’horreur sans fond d’un homme contraint d’en porter le fardeau. La gorge de Katie se serra, car elle savait pertinemment qu’elle ne possédait aucune histoire capable de rivaliser.

— Quelle que soit sa forme, à partir du moment où un contact est établi avec une créature issue d’un Tír, l’invasion a déjà commencé. Vous ne devez pas les laisser s’implanter dans notre monde. Vous ne devez laisser personne s’accorder à leurs pensées étrangères. C’est pourquoi nous interdisons toute tentative de communication, et choisissons délibérément de les exclure. Il est plus sûr de les combattre que de leur parler. Est-ce bien clair, Miss Aalto ?

Sa logique était limpide, et il cherchait une confirmation. Comme si son crâne s’était alourdi de plomb, la tête de Katie commença à s’incliner… mais une ultime poussée de volonté la maintint droite. Elle reconnaissait le poids de ses paroles. Pourtant, tant que subsistait le moindre doute, elle ne pouvait se résoudre à acquiescer.

— Tout ce que vous avez dit est parfaitement cohérent. Mais il y a un point qui me bloque : les créatures des Tír arrivent toujours avec de mauvaises intentions, sans la moindre exception. Professeur Aristides, votre raisonnement et vos conclusions reposent sur cette prémisse.

Un argument vain, semblable à une probatio diabolica[1]. Elle en avait honte, mais s’accrochait à l’espoir ténu que cela mènerait quelque part. Katie ne se serait guère plainte si l’objection avait été balayée d’un revers de main. Mais, contrairement à ses craintes, le front de Demitrio tressaillit.

— De mauvaises intentions, hein ? L’une des choses les plus effrayantes chez les apôtres est justement leur capacité à déformer notre propre perception du bien et du mal. Mais je t’ai compris. Toute créature issue d’un Tír n’essaie pas nécessairement de nous envahir consciemment. C’est bien cela que tu tentes d’exprimer, n’est-ce pas ?

Katie hocha la tête, déroutée par cette tournure. Le regard de Demitrio se perdit un instant dans le ciel, et il poussa un long soupir.

— Je ne peux pas réfuter cela. D’après les effets historiques sur notre écosystème, toutes les migrations n’ont pas eu un impact purement négatif, c’est moi-même qui vous l’ai enseigné à tous. Tu peux invoquer ces cas comme contre-exemples et, d’un point de vue strictement logique, prétendre que chaque micro-organisme agit avec une intention consciente est tout simplement absurde. Ils franchissent la frontière pour une myriade de raisons, et beaucoup ne font que suivre leur instinct de survie.

Il poursuivit :

— Mais, dans les faits, nous n’avons aucun moyen réel de faire la distinction. Même en consultant les archives, nous sommes incapables de prévoir les conséquences de l’arrivée de ces êtres sur notre monde. Et ceux qui ont eu l’arrogance de penser qu’ils le pouvaient, qu’ils savaient mieux que les autres… sont responsables de certaines des catastrophes les plus destructrices et irréversibles de notre histoire.

À ces mots, ses lèvres se pincèrent. Peu d’élèves remarquèrent l’expression, et elle disparut aussitôt, mais ce n’était dirigé ni contre Katie, ni contre les actes idiots d’autrui. C’était un coup de pied dans son propre passé, bien que le monde le compte aujourd’hui parmi ses penseurs.

— L’existence d’une intention malveillante n’est pas essentielle à notre problème. Même si une créature arrivait ici avec une bienveillance indiscutable, l’on peut facilement imaginer comment ses actions pourraient malgré tout semer la destruction. Peut-être que les apôtres responsables des pires tragédies de l’Histoire n’ont pas approché l’humanité avec de mauvaises intentions. Nombre d’entre eux ont promis le salut en ralliant les gnostiques à leur cause. Ce salut s’est avéré être notre perte, ni plus, ni moins.

L’ironie de ce constat ne lui échappa pas, et Katie serra les poings avec force.

Voyant cela du coin de l’œil, Demitrio ramena le sujet à sa conclusion initiale.

— Cela ne change rien. En l’absence d’un moyen fiable d’évaluer la menace, la logique nous impose de traiter toute créature des Tír comme un envahisseur hostile. Le risque qu’implique la communication dépasse de loin les bénéfices escomptés, alors il faut se débarrasser de cette illusion. Nous ne pouvons nous fier qu’à ce que nous pouvons apprendre en disséquant des cadavres bien inertes. Et encore, cela n’est pas sans danger.

La conversation s’arrêta là. Vanessa, jusque-là allongée par terre à écouter d’une oreille distraite, se releva d’un bond et s’approcha de Katie d’un pas lourd.

— Aalto, t’as pigé la logique, mais ton cœur suit pas, hein ? Tu peux bien écouter ce vieux croulant t’asséner ça gentiment, t’as pas vécu le truc. Faut que tu affrontes cette vraie saloperie pour en tirer tes propres conclusions. Et ça me va ! Un mage sans ego vaut pas un clou.

Vanessa éclata de rire. Elle était l’exact opposé de Demitrio, pensa Oliver. Elle faisait mine de respecter les positions de ses élèves, mais elle savait à quel point elles étaient fragiles et n’en avait que du mépris. C’était comme souffler sur une bougie vacillante en disant : « vas-y, crame, pétasse ». Katie n’était plus la gamine qu’elle avait été en première année, mais à ses yeux, tout progrès restait négligeable.

Katie se contenta de lui lancer un regard noir, mais déjà, le regard de Vanessa se levait vers le ciel. Un instant plus tard, tous les élèves ressentirent une chose descendre vers eux, une sensation d’altérité si intense qu’elle frappait leur peau comme une onde de choc. Tous dégainèrent leur athamé d’un même mouvement, lame pointée vers le ciel. Vanessa retourna à l’avant de la formation, son sourire se tordant en une grimace démoniaque.

— Bon, ben t’auras ta réponse, Aalto. Ne t’inquiète pas : la logique compte pas une foutue seconde. Y a des vérités que même un abruti comprend d’un simple regard. Et ce merdier en fait partie.

Ses bras et ses jambes se mirent à enfler de l’intérieur. Un point noir apparut dans le bleu du ciel, tourbillonnant avec fureur. Bientôt, il atteignit une centaine de mètres de diamètre. Et dès que les premières pointes blanches de formes coniques émergèrent de cette obscurité, Vanessa rugit :

— Trois colonnes ! Elles vont frapper de front !

— Je te couvre. Vas-y, Vanessa.

Le plan était établi. Le sol explosa sous les pieds de Vanessa et son corps fusa en avant, plus rapide que ce que les élèves pouvaient suivre du regard. Les trois objets longs et épais qui descendaient du portail touchèrent terre, espacés à intervalles réguliers. Des colonnes massives, à la surface blanche et lisse, uniquement percée de plusieurs « yeux » semblables à des vitres en verre rouge. Chacune mesurait au moins vingt mètres de large, et cinq fois plus en hauteur. Rien de biologique là-dedans, leur rigidité inorganique imposait un respect glaçant.

— C’est… quoi, ces trucs ? balbutia Guy.

— Des piliers de perturbation, répondit Chela. — L’avant-garde d’Uranischegar. Difficiles à classifier comme des êtres vivants, mais leur nature est assez simple.

Et tandis qu’elle expliquait, les envahisseurs démontrèrent précisément cette nature. La zone autour des piliers fut secouée de violents impacts, aplatissant le terrain à la manière d’un marteau-pilon sur de la tôle. Quelques moutons qui paissaient non loin et de petites créatures tentant de fuir l’anomalie furent pris dans le champ et écrasés, maculant le sol de rouge.

Une fois le terrain devenu désolé, une horrible teinte blanchâtre se mit à suinter des piliers, corrompant tout ce qui se trouvait à proximité. Tel de la peinture éclaboussée sur une toile, elle recouvrait le paysage.

Le vert de l’herbe, le rouge du sang, le brun de la terre d’où jaillissaient les deux, tout cela fut englouti par le blanc, indistinctement.

— Frapper, corrompre, effacer. C’est toujours ainsi que ça commence, ajouta Chela. — Ça transforme le sol alentour jusqu’à ce qu’il soit parfaitement uniforme. Sans la moindre considération pour ce qui s’y trouvait auparavant. Arbres, herbe, créatures, montagnes, rivières, vallées, maisons, villages, cités… ou personnes. Ils happent tout, l’absorbent, et le convertissent en cette étendue blanche et plane. Sans laisser de trace, comme si rien d’autre n’avait jamais existé.

Face à cela, Guy ne put que frissonner. Il s’était cru prêt. Peu importe les monstres surgis du portail, il pensait ses nerfs assez solides. Mais pas pour ça. L’horreur en question était bien trop éloignée de ce qu’il avait imaginé. Il était venu pour affronter des créatures venues d’un autre monde… et tout ce qu’il avait trouvé, c’étaient des marteaux, martelant inlassablement le sol. Il n’y avait rien à combattre ici. Ni hostilité, ni haine, juste une violence blanche, une démonstration de force implacable.

— Uranischegar est un monde de perfection géométrique, dit Oliver. — Organique ou non, rien n’échappe à cette régularité. Par conséquent, tout ce qui en provient ne tente même pas de s’adapter à notre monde. Où qu’ils aillent, ils remodèlent tout à leur guise. Simple et brutal, une invasion sans concession.

Nanao observait les piliers à l’œuvre, l’expression fermée.

— …Ils sont même pas vivants, murmura Pete, la voix tremblante. — On dirait des machines de chantier…

— Oui, cette impression n’est pas erronée, lui confirma Chela. — Ce sont des instruments divins, créés dans un seul but. Leur comportement incarne la volonté du dieu de ce Tír. Étendre son monde. N’admettre aucune alternative. Transformer toute chose en ordre et en uniformité. Voilà la nature de la divinité qui règne sur Uranischegar, les Cieux du Jugement.

Tout était là. D’un point de vue purement catégoriel, les piliers qu’ils voyaient relevaient bel et bien d’une migration.

Un mouvement réflexe vers un monde de passage, sans plan établi ni intention d’envahir davantage. Comme une inspiration. Uranischegar réagissait toujours de la même manière à tout monde qu’il rencontrait. Sans ruse ni stratégie, ses invasions n’étaient que pur instinct.

— ?!

Devant un tel spectacle, personne n’osait agir. Mais quelqu’un ici jugea bon d’y remédier. Un morceau de pilier pulvérisé par les poings massifs de Vanessa vola à travers la barrière censée protéger les élèves. Un second, puis un troisième suivirent, s’écrasant à leurs pieds. C’était elle qui les leur avait jetés. La scène arracha un rugissement à Demitrio.

— Vanessa ! Quelle est la signification de cela ?!

— La ferme, Papy. Je te ramène du matériel pédagogique. Vous vous ennuyez à juste regarder, non ? Allez, attaquez ces machins. Ils ne sont pas si faibles qu’un seul sort les arrête immédiatement, mais ils ne sont pas trop dangereux non plus, ce qui en fait de bons partenaires d’entraînement.

Elle éclata de rire. Les élèves s’étaient crus en sécurité, et elle se repaissait visiblement de leurs visages décomposés. Les plus âgés la connaissaient trop bien et n’hésitèrent pas une seconde. Furieux, Tim s’élança droit devant eux.

— Putain de vieille peau… Y a des jeunes ici, merde ! Reculez tous, mettez-vous derrière moi !

— Expulse-les, Leoncio !

— Je sais ! EXTRUDITOR !

Godfrey et Leoncio coopéraient avec une précision parfaite. Comme lors des préliminaires de la ligue, il n’y avait ici ni clans ni rivalités. Leurs sorts renvoyèrent un morceau de pilier hors de la barrière, et Vanessa applaudit en souriant.

— Bravo ! Vous avez choisi des sorts qu’ils ne peuvent pas encaisser. Allez-y, montrez l’exemple à vos petits camarades.

Elle semblait se délecter de leurs efforts. Vanessa franchissait une limite que même les professeurs de Kimberly respectaient d’ordinaire, et Demitrio paraissait à deux doigts de lui tirer dessus. Sa voix était glaciale.

— …La directrice entendra parler de cela.

— Fais-toi plaisir. Mais tu devrais peut-être d’abord empêcher ta précieuse élève de se faire écrabouiller ?

Elle pointa de sa main déformée quelque chose dans son dos. Demitrio se retourna aussitôt… et vit que ses paroles étaient en passe de devenir réalité. Même une simple fraction de ces colonnes portait encore la volonté divine, et pourtant, tandis que tous les autres reculaient, une fille avançait, titubante, droit sur elle.

— …Hahhh… hahhh… hahhh…

C’était Katie. Les troisième année s’éparpillaient comme une portée d’araignées, mais elle, elle fendait la foule à contre-courant. Parfaitement consciente qu’elle marchait vers la mort, mais poussée par l’appel de son âme, son corps avançait. Dans le tumulte, Oliver l’aperçut trop tard.

Les yeux écarquillés, il hurla :

— Katie ?! Attends, n’y va pas !

Elle l’entendit. Et elle sentit l’élan qui tentait de la ramener en arrière. Pourtant, sa progression ne fléchit pas. Ses yeux étaient fixés sur l’éclat de colonne, de la taille d’un enfant, qui commençait déjà à retrouver sa forme. Sa toute première rencontre avec un visiteur venu d’un Tír. Face à une nature échappant à toute perception humaine, elle ne parvenait pas à se détourner. Elle ne pouvait rejeter une chose sans avoir tenté, d’abord, de la comprendre.

Quelle que fût l’affection qu’elle portait à ses amis, sur ce point, elle ne céderait jamais. C’était l’essence même de cette fille. Le destin que son âme portait depuis l’instant de sa naissance de mage : Katie Aalto.

Un simple fragment de l’ensemble du Tír mais sa puissance n’en restait pas moins dérisoire. Mais son comportement, lui, restait inchangé.

La pression que dégageait ce morceau de pilier aplatissait le sol en un cercle parfait. Katie serra les dents, lutta contre cette force, et continua d’avancer.

— …Unh… Gah… !

Elle entrouvrit les yeux dans la tourmente et vit le fragment, là, à portée de main. Ce visiteur qu’elle brûlait tant de découvrir, juste devant elle. Et alors, sur cette terre décolorée, lentement, elle le toucha.

— …

Le contact personnel établi, l’inconnu se déversa en elle. Un ordre différent, une cognition étrangère, une vision du monde inhumaine, tout cela enveloppé et plaqué contre elle, et l’esprit de Katie tenta d’en traduire les contours, mais à la première seconde, sa tête menaça d’exploser. Pourtant, elle tint bon. Elle refusa de se laisser submerger par ce flot gigantesque d’informations. Elle n’avait pas besoin de tout comprendre maintenant. Mais accueillir cette présence ne suffisait pas à créer un échange. La communication inter-espèces qu’elle avait étudiée relevait de la biologie magique. La méthode que ses recherches acharnées lui avaient permis de mettre au point la poussa à formuler une question aux frontières de la folie.

Pourquoi ?

Elle alla droit au coeur du sujet. Un dieu régi par un principe aussi pur n’avait que faire des détours. Elle formula son interrogation en se basant sur ce qu’elle imaginait être le thème auquel l’entité serait la plus sensible. Imposer un ordre géométrique à tous les autres mondes, un acte que tout témoin instinctivement jugeait inconcevable. C’est pourquoi elle posa cette question. En supposant que l’auteur de cet acte souhaitait être compris.


Pourquoi fais-tu cela ?

Elle posa à nouveau la question, la répéta, manifestant son désir de savoir. Cet acte était à la fois une fin et un moyen. Elle voulait montrer que c’était un dialogue, pas un affrontement. Lui faire sentir cela. Une approche que Katie avait extirpée des montagnes de ruines laissées par les autres mages avant elle, sans se soucier des blessures qu’elle s’infligeait à elle-même.

Quelque chose bougea derrière ces parois inorganiques. Katie en eut l’intuition. Quelque chose résonnait profondément en elle. Quelque chose qu’une simple force niveleuse n’aurait jamais pu posséder. Quelque chose qui se tordait dans l’isolement, loin de l’humanité, mais portait en son sein une chaleur qu’on ne pouvait confondre : celle de la passion.

…!

Un instant, elle passa au travers.

Katie l’entendit, au-delà des frontières, un hurlement venu d’un autre monde.

— Idiote !

Tim était là, les bras autour d’elle. La même chose le frappa et tenta de l’engloutir. Il lutta de toutes ses forces pour repousser cette emprise, sa vie suspendue à ce rejet.

— Tim !

— Mr. Linton !

— …Kah… Ah… !

Godfrey et Oliver s’élancèrent à leur tour, athamés en main, mais bien trop tard. Il leur faudrait deux secondes pour atteindre leur camarade, et Tim ne voyait aucun moyen de tenir jusque-là. Il aurait au moins voulu repousser la jeune fille en lieu sûr, mais ses membres avaient perdu toute sensation, et il en était incapable. Il n’avait pas ressenti une telle étreinte de la mort depuis longtemps, sa main glaciale déjà posée sur son cœur.

Merde. Le mot dérapa silencieusement dans sa gorge.

— «… », SCISSION !

Les doigts meurtriers qui s’étaient tendus vers lui furent tranchés net par l’incantation d’un homme. Tim et Katie s’effondrèrent au sol, libérés de tout contact avec l’entité alien. Oliver et Godfrey virent Demitrio qui se tenait sur leur trajectoire.

— Retournez-vous mettre à l’abri, ordonna-t-il, la voix empreinte de regret. — C’est ma faute. Je jure qu’ils ne s’approcheront plus.

Oliver et Godfrey emportèrent chacun un ami dans leurs bras. Les yeux de Demitrio, eux, étaient fixés dans la direction opposée, non seulement sur le fragment qui s’enfonçait toujours plus loin, mais aussi sur les trois colonnes mères au-delà.

— Hors de ce monde, envahisseurs !  Peu importe combien de fois vous viendrez, vous ne planterez pas vos griffes ici. FORTIS FLAMMA MAXIMA !

Et les flammes embrasèrent la terre, vaporisant le fragment devant lui et faisant fondre les bases des trois piliers plus loin. Tandis qu’ils commençaient à se renverser, Vanessa bondit en arrière en jurant, car son épaule avait été rôtie par le même brasier. Mais ses invectives n’avaient aucun intérêt.

Durant le combat qui suivit, l’homme ne prononça pas un mot en dehors de ses incantations.

La bataille prit fin avant que le soleil n’atteigne son zénith. Le portail noir tourbillonnant dans le ciel se referma, disparaissant, laissant les élèves face à la terre calcinée. Certains, sûrs que la menace était écartée, s’effondrèrent à genoux sur le sol couvert de cendres. Peu avaient véritablement combattu, et ils n’étaient pas restés si longtemps, mais tous étaient pris dans les filets d’une fatigue d’un autre monde.

— C’est déjà terminé ? Bon l’échauffement était cool ! dit Vanessa, seule exception à cette règle.

Ses membres retrouvèrent leur forme normale, et elle s’étira. Son regard perça la foule d’élèves, jusqu’à la silhouette de Katie, toujours inconsciente, que ses amis appelaient désespérément.

— Katie… !

— Allez, réveille-toi ! C’est pas drôle là !

— Son cœur bat, elle respire encore ! Que quelqu’un vérifie les dommages éthériques !

La Rose des Lames se battait pour la sauver et crièrent à plein poumon. Demitrio, qui avait combattu au front, se dirigeait vers elle, mais Vanessa fendit la foule en premier. Ignorant les regards horrifiés, elle attrapa la fille inconsciente par le col.

— Pas moyen que tu crèves comme ça. Réveille-toi, putain. Seuls les débiles s’endorment en zone de guerre.

En parlant, elle lui gifla violemment la joue. Une brutalité après l’autre. Hors d’eux, ses amis portèrent la main à leurs athamés, sans les dégainer. Avant qu’ils ne le fassent, les paupières de la jeune fille frémirent.

— …Je vais bien. Je suis encore là…

— Ah — !

— T’es sûre ? Tu sais qui on est ?!

Oliver ravala un sanglot, et Pete se pencha, lançant d’autres questions. Vanessa relâcha la fille, que Nanao rattrapa au vol. Demitrio approcha, sa baguette pointée vers Katie, examinant son état.

— …Aucune lésion éthérique, aucun signe de parasite. La chance était au rendez-vous, Miss Aalto.

— …Merci…, murmura-t-elle, une pointe de sarcasme dans la voix.

Oubliant toute retenue, Oliver et Guy la prirent dans leurs bras, chacun d’un côté, et Chela entoura les trois d’une étreinte. Rendue à elle-même, Katie répondit faiblement à leurs accolades, puis scruta les alentours.

— …Je suis désolée, Mr. Linton.

— Excuse refusée. Quand tu iras mieux, viens au QG de la Garde, et je t’en collerai une moi-même.

Appuyé contre l’épaule de Lesedi, Tim lui adressa un pouce baissé. Ce geste lui arracha un sourire gêné. Si c’était tout ce qu’il lui réclamait pour équilibrer la balance, il était bien plus indulgent qu’elle ne l’aurait cru. Elle aurait mérité la raclée de sa vie.

— Quelqu’un d’autre est blessé ? demanda Demitrio. — Alors, retour à l’école. Les septième année d’abord. Les deux blessés se mettent en duo tandem, placés au centre de la formation. Vanessa et moi fermerons la marche.

— Compris, répondit Godfrey en aboyant ses ordres, réorganisant les rangs et envoyant les élèves plus âgés dans les airs. Considéré comme blessé, Tim attendait son tour avec Lesedi, mais il jeta un coup d’œil à Oliver.

— …Eh, Horn. Approche.

— Oui ?

Oliver laissa Katie aux bras de leurs amis et courut vers son aîné qui l’appelait. Tim s’assit près de Lesedi, le visage crispé.

— …Ne la quitte pas des yeux, Aalto, murmura-t-il.

— …… ! Tu veux dire… que je dois surveiller d’éventuels signes ? Le diagnostic d’Aristides n’est pas définitif ?

— Non, physiquement elle va sans doute bien. Le problème, c’est elle. Quand j’ai sauté pour l’attraper, je l’ai senti. Toute votre bande est déjà un sacré ramassis d’inconscients, mais cette cinglée, c’est la pire.

Il y avait dans sa voix une urgence qui glaça Oliver. Et Tim déroula ses explications.

— Pour éviter de me faire happer par cette saloperie de pilier, j’ai dû me refermer complètement, me blinder. Y’a rien d’autre à faire dans ces cas-là. Mais cette tarée a fait l’inverse. J’suis presque sûr qu’elle s’est ouverte à ces trucs, qu’elle essayait de leur parler.

— !

— Mon espace personnel s’est retrouvé superposé aux deux, alors j’ai senti le truc. J’en sais pas plus. Et même savoir n’aiderait pas à comprendre. Mais un truc est certain : ne la quitte jamais des yeux. À ce moment-là, elle avait exactement la même odeur que ceux qu’on voit juste avant qu’ils soient consumés par le sort.

À cette ultime mise en garde, un frisson parcourut Oliver et Tim le renvoya d’un geste vers les autres. Le garçon ravala sa peur et fit volte-face. Quelle que fût la vérité, Katie était dans un sale état. Il ne servirait à rien de la troubler davantage,ni leurs amis. Se répétant cela, il enfourcha son balai et retourna vers elle en vol stationnaire.

— …Katie, c’est bientôt notre tour. Tu viens avec moi. Tu penses tenir jusqu’au campus ? Je peux t’attacher au besoin.

— …Mm, ça ira. Merci, Oliver.

Oliver était le plus à l’aise pour piloter à deux, il était donc le choix logique pour la porter. Le corps de Katie semblait peser une tonne, mais elle parvint à le hisser. Chela et Guy l’aidèrent à s’installer derrière lui sur le balai. Bientôt, leur groupe reçut l’ordre de décoller, et ils s’élevèrent, les quatre amis restants volant en formation serrée autour d’eux. Volant à vitesse basse pour ménager Katie, Oliver s’adressa à la chaleur dans son dos.

— …Pourquoi tu as fait ça ? Je n’ai pas vu quelqu’un agir aussi imprudemment depuis Nanao en première année.

— Pardon… Je sais à quel point c’était stupide…

La culpabilité la rongeait, et les larmes lui montaient aux yeux. Katie souffrait de voir les autres s’inquiéter. Elle souffrait de savoir qu’elle les avait bouleversés, effrayés. Mais par-dessus tout : elle ne parvenait pas à regretter ce qu’elle avait fait.

— Mais… à cet instant…

Les mots lui échappèrent malgré elle. Elle avait accompli quelque chose et cette certitude irréfutable lui apportait une joie qu’elle ne pouvait contenir. Elle savait que ce sentiment n’avait pas lieu d’être. Que l’exprimer revenait à piétiner les inquiétudes de ses amis, trahir tout ce qu’ils éprouvaient pour elle. Un désir qui semblait humain, mais qui ne l’était pas, et elle savait que c’était là le fardeau du mage. Alors, au moins, elle ne devait pas le cacher.

— …J’ai entendu la voix de Dieu.

Une confession rauque qui glaça Oliver jusqu’à la moelle.

Il eut envie de se retourner, de l’assaillir de questions, de quitter la formation sur-le-champ et de se poser. Mais même en luttant contre cette impulsion, il savait que l’inverse était vrai, il ne pouvait surtout pas se retourner maintenant.

— … !

Il ne vit pas l’expression qu’elle arborait en prononçant ces mots. Mais si elle souriait… Oliver ne pouvait garantir qu’il serait encore capable de regarder Katie Aalto de la même manière.

 

 

[1] En droit, on parle de probatio diabolica quand le fardeau de la preuve nécessite de fournir une preuve que la partie ne peut pas fournir de par sa nature.

error: Pas touche !!