RoTSS T9 - chapitre 3

Le Grand Final

Theodore termina ses explications et quitta l’aire de combat. Le temps d’attente qui suivit parut bien plus long que ne l’auraient laissé penser les chiffres. Certains spectateurs patientaient les mains jointes, d’autres s’échauffaient dans de violentes discussions sur la suite des événements. Mais tous finirent par tendre l’oreille lorsque le commentateur s’écria :

— C’est l’heure, mesdames et messieurs ! Cette interruption vous a peut-être frustrés, mais ravalez vos larmes. Un combat inoubliable après l’autre, et tous nous ont menés jusqu’à ce moment. Accueillons les finalistes de la ligue inférieure !!

À ces mots, les équipes apparurent de part et d’autre de l’arène. La foule entra en délire. Alors que leurs visages se dévoilaient, Glenda redoubla d’enthousiasme.

— À l’est, l’équipe Horn ! Leur capitaine, le stratège aux talents multiples, Oliver Horn ! La sabreuse aziane, Nanao Hibiya ! Et l’enfant sauvage énigmatique, Yuri Leik ! Ensemble, ils sont le cœur battant de cette ligue ! Durant la phase de mêlée générale, les trois équipes rivales s’étaient ligués contre eux dès le départ sans leur donner le moindre répit, et pourtant, ils ont renversé les pronostics pour en sortir vainqueurs ! Et lors de leur premier match de la dernière phase, ils ont affronté l’effrayante puriste du style Koutz, Ursule Valois ! Son équipe leur a opposé une résistance farouche, mais ils s’en sont sortis sans perdre un seul membre ! Solides ! Tenaces ! Jamais un temps mort ! Le gratin du gratin, un trio d’as d’une insolente supériorité !

Elle dressait un bref résumé des accomplissements de chaque équipe, sans la moindre note, portée par une passion qui dépassait de loin le cadre d’un script. Les commentateurs s’abandonnent à la ferveur du direct et cette même ferveur la poussa à enchaîner avec l’équipe adverse.

— À l’ouest, l’équipe Andrews ! Menée par le maître du vent, Richard Andrews ! Épaulé par Joseph Albright et sa magie militaire digne des Chasseurs de gnostiques, ainsi que par Tullio Rossi et son style de combat incontrôlable, aussi risqué qu’explosif !! Lors de la phase principale, ils sont tombés dans le piège tendu par l’équipe Aalto en jouant sur leur terrain et ont dû se défendre face aux assauts farouches de deux équipes à la fois, mais ils ont retourné la situation en un éclair ! Leur deuxième match ensuite s’est peut-être achevé brutalement, mais quand l’équipe Cornwallis leur a foncé dessus avec une attaque de loup-garou, ils ont su riposter avec une puissance effroyable ! Féroces, rusés, sans la moindre pitié ! Une équipe de choc dans la plus pure tradition de Kimberly !

Ayant tout donné pour retranscrire chaque impression avec la plus grande intensité, Glenda tourna son regard vers les professeurs à ses côtés. Comme lors des matchs précédents, Garland et Demitrio étaient présents, mais cette fois accompagnés par Tim « l’Empoisonneur » Linton, vêtu d’une tenue féminine outrageusement ornée et Gino « Barman » Beltrami, grand et vêtu d’un uniforme sobre et taillé sur mesure. Tous deux étaient des figures de proue de factions opposées, et Glenda se fit une joie de les impliquer.

— On le sait tous, cette grande finale va être aussi grandiose qu’on l’attend. Pour marquer l’événement, deux aînés nous rejoignent, aux côtés de Maître Garland et moi-même. Mr. Linton, Mr. Beltrami, vous êtes chacun des vétérans. Un petit pronostic ?

Les deux échangèrent un regard. Tim croisa les bras derrière la tête sans rien dire. Gino haussa un sourcil, mais prit la parole de sa voix et posée.

— Le premier point à considérer, ce sont les similitudes dans la composition des équipes. Un meneur réfléchi, un combattant redoutable, et un perturbateur. Les deux stratégies accordent assez de liberté à leurs membres pour qu’ils pensent par eux-mêmes, tout en restant capables de comprendre l’approche adverse et de s’adapter. Ce match pourrait très bien s’éterniser.

Il s’interrompit là, laissant le relais à son rival. Tim ne protesta pas et reprit le fil comme si de rien n’était.

— Ouais, on peut dire ça. Si c’était la première fois qu’ils s’affrontaient, on pourrait espérer quelques surprises, mais là, ils se connaissent tous depuis leur première année. Quand on connait aussi bien tson adversaire, difficile de sortir un tour qui fasse mouche. Sauf qu’il y a un combattant ici pour qui ça ne s’applique pas.

Son regard se tourna vers le côté de la scène où les équipes se mettaient en place. Les yeux de Yuri Leik brillaient, visiblement sans le moindre stress, la présence singulière dont parlait Tim.

— Même à ce stade de la ligue, on ne sait presque rien sur Leik. J’irais même jusqu’à dire que Horn et Hibiya ne connaissent pas tous ses atouts. S’il y a un facteur qui écourte ce match, ce sera lui. Reste à savoir pour le compte de qui.

— Intéressant ! lança Glenda. — Vu que tout le monde est un facteur connu, il pourrait faire pencher la balance. Vous pensez que l’équipe Andrews va adapter sa stratégie en conséquence ?

— Sans doute. Même s’il joue les perturbateurs, il a aussi une défense béton. Jusqu’ici, il n’a encaissé qu’un seul vrai coup, lors de son duel contre Miss Ames. Et cette scène n’a même pas été diffusée. L’équipe Andrews va devoir commencer par établir un plan pour lui, répondit le Barman. — Et toi, Tim, tu ferais quoi ?

Gino renvoya la balle à son voisin, dont l’attitude calme semblait inhabituelle. Tim fit une moue agacée, mais la conclusion était évidente.

— Je le laisserais pour la fin. Quand tu as trois ennemis et que l’un d’eux reste une énigme, mieux vaut t’occuper d’abord des deux autres. Même s’il a une défense à toute épreuve, il tiendra pas si on lui tombe dessus à deux ou trois. L’ignorer tant que t’es pas sûr de pouvoir l’abattre, c’est un pari malin. Mais faut quand même mettre quelqu’un sur lui.

— …Je suis d’accord. Mr. Rossi semble tout désigné pour ce rôle. Les deux autres ont des cibles plus urgentes. Vu que la seule faiblesse connue de Mr. Leik est survenue lors d’un duel d’arts de l’épée, ils chercheront sûrement à l’affronter sur ce terrain. Le style imprévisible de Mr. Rossi pourrait reproduire l’exploit.

— Donc, si je résume, dit Glenda, — Mr. Rossi devrait surtout contenir Mr. Leik, et tenter de l’abattre s’il aperçoit une ouverture, c’est ça ?

— En effet. Mais l’inverse reste possible. Si Mr. Leik retourne la stratégie contre Rossi, l’équilibre pourrait basculer. Quoi qu’il en soit, cette confrontation-là sera sans doute réglée bien avant les deux autres, expliqua Gino. — Cela dit, ce n’est pas le cœur du combat. Si aucun des deux ne trouve d’ouverture rapide, on s’oriente vers un affrontement long et épuisant. Et dans ce cas, qui des six cédera le premier ?

Intrigué par le calme inhabituel de Tim, Gino lui lança une nouvelle question. Tim pinça les lèvres, contrarié… mais la réponse était déjà limpide.

— Si le match s’éternise, ce sera une question d’endurance. C’est de l’arithmétique élémentaire : celui qui a la plus petite réserve de mana finira par s’épuiser en premier. Et parmi ces six-là, c’est indéniablement Horn.

Aucune langue de bois. Quand deux équipes de haut niveau s’affrontaient, la capacité magique pesait souvent lourd dans la balance. Aucun élève des années supérieures de Kimberly ne pouvait décemment ignorer ce facteur, quelle que soit l’affection qu’il portait à l’un des combattants.

— Pour faire simple, le temps joue en faveur de l’équipe Andrews. C’est à peu près tout ce qu’on peut dire pour l’instant. Je suis pas devin, alors je m’arrête là.

Tim se tut. Il ne cherchait aucunement à plaire, concentré uniquement sur le match à venir. Gino eut l’étrange impression que son vieux rival avait vraiment changé. Et cela ne fit qu’attiser sa curiosité.

— …Alors l’équipe d’Oliver est vraiment désavantagée ? fit Guy, les bras croisés, les sourcils froncés.

À ses côtés, Chela secoua doucement la tête. Katie l’enlaçait encore. La pause avait suffi pour qu’elle puisse de nouveau bouger, et elle était arrivée à temps pour assister à la finale.

— Ce n’est pas une inquiétude fondée. Ce n’est qu’une prédiction raisonnable fondée sur les données disponibles. La faible réserve de mana d’Oliver a toujours été un handicap. Et pourtant, il l’a toujours surmonté. J’ai foi en lui. Il y parviendra encore cette fois.

— …Mais ce sera aussi le combat le plus difficile, non ? souffla Katie, le regard tourné vers l’équipe Andrews.

Elle leur avait elle-même fait face, baguette en main, et peinait à garder espoir. Ils avaient eu l’avantage du terrain, le soutien d’une équipe de deuxième année, et malgré cela, ils avaient été vaincus par la simple maîtrise de leurs adversaires. À présent, l’équipe d’Oliver allait affronter cette même puissance dans une arène à ciel ouvert sans aucune échappatoire.

— …

À mesure que le début approchait, la tension se faisait plus palpable. Pete, resté silencieux jusque-là, se leva soudain. Ses amis clignèrent des yeux, interloqués.

— Hein ? Qu’est-ce qu’il y a, Pete ? T’as envie de pisser ?

Il ignora leurs moqueries. Les yeux rivés sur le bord de l’arène, il vida ses poumons, inspira à pleins poumons, avec le souffle d’un incantateur chevronné, puis poussa le cri le plus puissant qu’il ait jamais lâché.

— GAGNE, OLIVER !

Sa voix transperça le brouhaha de la foule et atteignit les oreilles de son ami.

— …Pete.

— Un cri d’encouragement digne des annales.

Une bénédiction inattendue venue du plus discret d’entre eux. Oliver leva les yeux vers les gradins, stupéfait. Nanao, elle, se contenta de sourire. Il trouva ses mots tout à fait justes. Nulle part au monde, on n’aurait trouvé encouragement plus sincère.

— Ouais. Je suis prêt. Plus que jamais.

Il se sentait dans une forme parfaite, et à présent, des flammes lui brûlaient les talons. Chaque fibre de son être appelait le combat. Comme s’il l’avait senti, la voix de Garland le propulsa en avant.

— C’est l’heure. Premiers combattants, en place !

Oliver monta les marches de l’aire de combat, le cœur en liesse. Au sommet, il trouva celui qu’il espérait y voir. Tous deux s’avancèrent d’un pas mesuré jusqu’à leur position, sans jamais détourner le regard. Le duel qu’ils attendaient.

— Enfin, nous nous retrouvons, Mr. Andrews.

— Ouais… le retard, c’était entièrement de mon fait.

Andrews était venu pour régler ses comptes. Il ne parlait pas du délai entre les matchs de la ligue. Leur histoire remontait au tout début de leur première année, au jour de leur premier cours d’arts de l’épée.

Ce jour-là, Andrews avait provoqué Nanao, pensant qu’elle serait une proie facile. Un souvenir encore cuisant. Il avait organisé un duel dans le labyrinthe, avec des conditions taillées pour assurer sa victoire, mais n’avait réussi qu’à la décevoir. Nanao et Oliver avaient ensuite affronté un garuda… et remporté la victoire. Ce spectacle l’avait profondément changé. Mais c’est aussi ce qui l’avait empêché de chercher une revanche. S’y risquer alors que son corps et son esprit n’étaient pas encore prêts, c’était courir à l’échec, dévoiler ses lacunes, et anéantir à jamais toute chance de se racheter. Mieux valait s’arracher les yeux plutôt que de faire ça.

Il visait un résultat supérieur. Une victoire qui effacerait toutes les rancunes. Une preuve de ses progrès.

Et tant qu’il n’avait pas l’assurance de pouvoir y parvenir, il n’avait pas le droit de se dresser devant Oliver Horn ni Nanao Hibiya. Pour cela, Andrews avait passé tout ce temps à perfectionner ses compétences.

Ses mots étaient l’aveu de ces deux années et plus.

— En garde !

À ce cri, les deux garçons levèrent leur athamé. Le moment tant attendu. Toute attente s’évanouit, remplacée par une concentration absolue. Andrews parla avec l’assurance inébranlable de celui qui s’était préparé à fond.

— Je suis au sommet de ma forme. Je ne te décevrai pas.

Oliver hocha la tête sans un mot. Il n’avait plus aucun doute sur son adversaire.

— COMMENCEZ !

Ils se ruèrent l’un sur l’autre. Comme s’ils s’étaient mis d’accord à l’avance. Comme s’ils s’étaient promis de ne rien retenir. Leurs athamés virevoltaient à l’unisson.

IMPETUS !

— PROHIBERE !

Les sorts s’entrechoquèrent et s’annulèrent. Celui d’Andrews avait davantage de puissance brute, mais Oliver le fendit en deux avec un élément opposé, ouvrant une brèche qui dispersa les vents de part et d’autre. Une première salve presque rituelle, résultat naturel des dons de chacun.

Pour la suite, Andrews avait une infinité d’options. Oliver tout autant. Mais aucun ne choisit la prudence. Tous deux foncèrent. Lame contre lame, le fracas du métal résonnait tel un écho du plaisir farouche de ceux qui les brandissaient.

— Shahhh… !

— Ahhhhh !

Le hurlement d’une estocade. Le fracas d’une parade. Des gerbes d’étincelles éclatèrent dans les airs entre eux.

Deux secondes, trente échanges aussitôt lancés, aussitôt dissipés. Une riposte en refrain qui aurait pu durer à jamais… si leur souffle ne les avait pas trahis. Mais les limites de la chair les forcèrent à une pause. En parfaite synchronisation, ils reculèrent d’un pas, à portée d’un pas, d’un sort, se dévisageant tout en haletant.

— Fiou… !

— Hahhh… !

Certains instants pouvaient atteindre une densité folle. Le sang pulsait à torrents, chaque fibre de leur être affleurait avec acuité. N’ayant pas une seconde à perdre dans l’hésitation, tous deux se jetèrent à nouveau dans la mêlée.

À peine le match commencé, ils atteignaient déjà leur point culminant. Tandis que la foule rugissait, Glenda était au comble de l’excitation. Face à un combat pareil, elle n’avait plus le luxe de ménager sa voix.

— À-à peine leurs sorts d’ouverture échangés, ils se sont précipités l’un sur l’autre ! On s’attendait à ce qu’ils temporisent, à ce qu’ils échangent quelques sorts à distance, mais c’est tout l’inverse ! Tous deux donnent tout dès la première seconde !

— Ce n’est pas un choix judicieux, grogna Gino. — S’ils s’épuisent maintenant, c’est toute la stratégie d’équipe qui part en fumée. Un match long demande d’économiser son mana à ce stade.

— Tu dis vraiment n’importe quoi, répliqua sèchement Tim.

Voyant Gino hausser un sourcil, Tim poussa un soupir. Il fallait tout lui expliquer.

— Regarde leurs visages. C’est pas le moment pour jouer les calculateurs ou retenir ses coups. Tu devrais le savoir, non ? À cet instant précis… ils sont enfin en train de se connecter.

Passer d’un duel de lames à un affrontement magique leur redonnait une marge de manœuvre mentale.

Lorsqu’ils ne pouvaient plus maintenir la cadence effrénée du corps-à-corps, Oliver et Andrews prirent simultanément la même décision. Tous deux se replièrent, révélant une nouvelle facette de leur affrontement.

— CLYPEUS !

Oliver érigea une colonne au centre de l’aire de combat. Une ouverture basique, destinée à bloquer les assauts directs d’un adversaire à la puissance supérieure. Le contrôle du vent d’Andrews lui permettait de contourner un tel obstacle, mais il choisit de ne pas le faire, et consacra quelques précieuses secondes à l’éliminer.

— FRAGOR !

— IMPETUS !

Son intention était claire : pulvériser la paroi et repousser Oliver dans le même élan. Mais tandis qu’il observait les éclats voler, Andrews remarqua une étrangeté. Des morceaux fins, cylindriques, mêlés aux débris. Si Oliver avait dirigé le vent contre lui, ces projectiles l’auraient mitraillé. Une déclinaison du sort-piège qu’il avait jadis utilisé contre Miligan : conserver une certaine intégrité structurelle pour surprendre l’adversaire. Une technique inspirée d’un tir perforant employé par l’équipe Liebert.

— IMPETUS !

Ayant désamorcé cette manœuvre avant qu’elle ne porte, Andrews prit l’initiative. Sa supériorité magique lui permit d’élargir le cône d’action de la bourrasque. Oliver recula en bloquant avec un élément opposé, mais l’envergure du vent dépassait ce qu’il pouvait contenir : il se retrouvait pris en tenaille sur les flancs. Répéter cette attaque pouvait aisément le repousser jusqu’aux limites de la zone de combat. Il lui fallait réagir.

— IMPETUS !

Mais Andrews lançait déjà une nouvelle offensive, mais la pression du vent semblait étrange. S’il voulait vraiment l’éjecter, il pousserait bien plus fort. Cela signifiait que l’essentiel de sa puissance allait ailleurs. Mais à quoi bon ? Jusqu’à présent, il n’avait lancé que des sorts de vent, quel piège pouvait-il préparer ?

Et comme le vent était invisible par nature, Oliver n’avait aucun moyen de discerner le vrai du faux. Il cessa donc d’observer à l’œil nu, se recentrant sur sa sphère sensorielle. Cela restreignait son champ à sa proximité immédiate, mais lui permettait de percevoir avec précision les mouvements de l’air. Et ce que ses yeux avaient manqué, ses sens le lui révélèrent. Une partie du vent tournoyait dans son dos. Exactement là où il atterrirait s’il continuait de battre en retraite.

— ……

— FLAMMA ! — TONITRUS ! — TENEBRIS ! …IMPETUS !

Andrews voulait brouiller sa concentration. Trois sorts élémentaires pour l’éparpiller, puis un blast final pour en finir. Une rafale feinte en pleine face, qui l’enveloppait en fait par le dessus et les côtés, pressant les vents tournoyants au-dessus et en dessous de lui. Un enchaînement conçu pour forcer l’apparition d’un déluge de lames d’air dans son dos.

— Pfiou !

Mais Oliver balaya l’espace central de cette tempête d’un revers de bras gauche. Ce simple geste suffit à briser la pression, réduisant le coup final d’Andrews à une simple turbulence. En agissant avec sa main libre, il avait gardé son athamé pointé vers sa cible, tout en ouvrant la voie à un sort, qu’il savait déjà pouvoir faire passer à travers la brèche créée dans le vent. Andrews esquiva d’un bond latéral.

— …Bien joué, lâcha-t-il, sincèrement admiratif.

L’avoir forcé à bouger permit à Oliver de s’extirper de l’encerclement et de reprendre l’offensive. Une fois de plus, les deux adversaires s’échinaient à se devancer.

— …Ce n’était pas évident, souffla Godfrey, au milieu des clameurs.

La moitié de leurs actions échappait à l’œil nu, mais à partir de ce qui se voyait, il avait deviné l’ensemble.

— Le contrôle du vent de Mr. Andrews est véritablement impressionnant, mais réagir ainsi à vue prouve le sens de l’observation de Mr. Horn. Il a dû deviner l’intention de son adversaire rien qu’à partir du flux d’air pour agir juste à temps avant d’ensuite plonger la main au cœur du courant tranchant pour briser net son élan. Un choix audacieux, mais parfaitement juste.

— Il faut plus qu’un simple instinct, rétorqua Lesedi. — D’après ce que j’ai vu de ses combats, Horn a une perception spatiale largement au-dessus de la norme pour son âge. Grâce à ça, il déjoue la plupart des attaques-surprises.

Elle avait été directement chargée de le surveiller pendant le combat contre Rivermoore, et connaissait bien ses forces.

— …Mais comment entraîne-t-on une telle aptitude ? demanda Godfrey, les bras croisés. —  C’est comme l’élite des Chasseurs de gnostiques, formée pour affronter l’inconnu et ayant intégré ce process dans leur entraînement quotidien. Qu’est-ce qui l’a poussé à les imiter ?

— FRIGUS !

— FLAMMA !

Alors que les deux premiers combattants préparaient des manœuvres qui ne porteraient leurs fruits que quelques pas plus loin, deux sorts jaillirent de directions opposées et se percutèrent dans les airs. Nanao et Albright avaient fait leur entrée dans l’arène, tirant respectivement du nord-est et du sud-ouest, entre leurs prédécesseurs. Ce n’était pas tant une attaque mutuelle qu’un signal : ils venaient de rejoindre l’affrontement.

— Trois minutes déjà ? Le plaisir voyage plus vite que la lumière, lança Andrews en s’essuyant le front.

— T’en fais pas, grogna Albright. — Il y en aura d’autres.

Le duo d’Oliver avait adopté ses postures classiques, et le signal donnait le coup d’envoi du deux contre deux.

— FRIGUS !

— IMPETUS !

Une magie de convergence, fusion de la glace et du vent. Une bourrasque emplie de lames glacées, mais Nanao fonça droit dedans. Oliver sur ses talons, en pleine incantation lança un :

CLYPEUS !

Il courba le sort au sol, devant elle et des murs surgirent à un instant précis. Une incantation qui, en temps normal, aurait nécessité davantage de temps, mais il avait déjà ramolli le sol plus tôt dans le duel. Cela permit d’accélérer la phase de solidification. Le sort devait habituellement assouplir la surface, puis la durcir à nouveau. Avec cette ruse, il avait réduit le délai de moitié.

GLADIO !

Protégés de la rafale glacée, ils enchaînèrent aussitôt. Une fois la bourrasque passée, Nanao abattit son sort, tranchant net le mur pour viser les ennemis au-delà. Albright et Andrews répliquèrent d’un sort. Le second se replia pour couvrir, tandis que le premier bondit en avant pour affronter Nanao.

— HOOOOOH !

— HAAAAAAA !

Deux coups puissants s’entrechoquèrent de plein fouet. Des étincelles jaillirent comme dans une forge de titans, et leurs lames s’arrêtèrent, verrouillées à la garde, face à face. Andrews contourna, cherchant un angle, mais Oliver s’était fermement posté derrière Nanao et lança un sort droit dans son dos.

EXTRUDITOR !

— ?!

Le sort de poussée frappa Nanao, amplifiant la force de son estocade. C’en fut trop pour Albright, qui fut repoussé. Le sol se dérobait sous ses pas, grignotant ses semelles à cause du long recul. Mais cette force nouvelle s’accompagnait d’une complexité amoindrie, et il savait comment l’exploiter.

— Rahhh !

Un instant, il sembla déséquilibré, sur le point de chuter, mais il se jeta en avant, entraînant Nanao dans une projection. Elle se rétablit en vol, atterrissant sur ses pieds juste devant Andrews.

— IMPETUS !

— PROHIBERE !

Une rafale de vent parfaitement synchronisée à son atterrissage, mais Oliver intervint pour l’annuler. Toutefois, point de répit : Albright bondit dans son dos, d’un mouvement minimal qui le plaça dans le sillage de Nanao.

— FRIGUS !

— Hff !

Nanao pivota, exécutant un Flow cut à deux mains pour repousser le sort de glace. Oliver répliqua d’un éclair, mais Albright esquiva en bondissant hors de portée, utilisant le recul d’un sort de vent pour créer de la distance. Les quatre combattants se retrouvèrent alors hors de danger immédiat, et prirent une brève seconde pour reprendre leur souffle.

— Tu pousses ta propre partenaire ? Je l’admets, ça m’a surpris.

— Mais tu as quand même réussi à transformer ça en projection, répliqua Oliver. — Tu n’as pas eu peur que je t’attaque pendant que tu étais au sol ?

— Ça ne m’a même pas effleuré l’esprit. On aurait chacun perdu un membre. Et je ne peux pas imaginer que tu sacrifies un camarade !

 

Albright se jeta en avant au milieu de sa phrase, et le combat reprit de plus belle. Tandis que les combattants de front échangeaient des coups furieux, Oliver et Andrews tournaient autour d’eux, cherchant la meilleure position pour soutenir leurs partenaires. Mais si l’un ou l’autre détournait trop son attention, un sort pouvait lui arriver dessus.

— IMPETUS !

— PROHIBERE !

Oliver utilisa un élément opposé pour détourner une rafale qui visait le flanc de Nanao, mais il ne pouvait pas se permettre de rester purement défensif. Andrews avait disposé plusieurs poches d’air au sol, et Oliver en dressait une carte mentale. Il tira un sort courbé dans sa direction.

TONITRUS ! …?!

Au même moment, son pied s’enfonça dans le sol et il se retrouva incapable de respirer. Il ne comprit pas immédiatement ce qui se passait. Son corps continuait ses gestes, mais son environnement empêchait leur exécution. L’air était épais et dense, semblable à du miel. Il restait bloqué dans sa gorge, refusant de descendre dans ses poumons.

Merde, songea Oliver, ayant saisi la nature du piège. Ses pieds étaient pris dans une zone sous l’effet du Tombeau de la terre dont la couleur avait été modifiée pour se fondre dans le sol et au-dessus flottait une masse d’Air étrangleur, une technique de haut niveau. Andrews avait traversé cet endroit à plusieurs reprises, modifiant la nature même de l’air grâce à sa magie spatiale. Le vent, par essence, relevait de l’aspect du Flux fondamental, un mouvement perpétuel. Mais il lui avait imposé son contraire : la Stase. Il en avait fait une poche d’air figé, totalement immobile, une zone morte.

L’atmosphère devait toujours être en mouvement. Mais une intervention magique puissante, soutenue par une visualisation d’une extrême précision, pouvait temporairement lui imposer des qualités inverses. Comme transformer de l’eau en glace, cela rendait l’air lourd et solide. C’était l’exploit qu’Andrews venait de réaliser.

Oliver se tenait dans une portion d’air qui n’en était plus vraiment. Et les poumons humains ne pouvaient pas traiter de l’air qui ne circulait plus.

S’il avait concentré son esprit sur ses sens spatiaux, il aurait pu détecter le piège. Mais l’arrivée des seconds combattants avait bouleversé la dynamique du combat, et il avait dû consacrer cette portion de son esprit à repérer les Poches d’air dispersées au sol. Et les avoir identifiées lui avait donné une illusion de contrôle sur les pièges de son adversaire. Marcher dedans juste après avoir lancé un sort relevait à moitié de la malchance, à moitié de la ruse d’Andrews.

— PROHIBERE !

Si Andrews lançait un sort puissant, son passage relancerait le mouvement de l’air. Cela valait pour le feu, la glace, la foudre, même les ténèbres. C’est pourquoi, en contournant Albright pour foncer sur Oliver, il lança un sort de solidification, élément identique à celui du piège. C’était la méthode usuelle de sa famille lorsqu’ils utilisaient l’Air étrangleur : plus l’ennemi manquait d’air, mieux c’était. Même si celui-ci parvenait à dégager ses pieds et à esquiver l’assaut, il suffisait de viser le moment où il reprendrait son souffle. Car on ne pouvait pas incanter sans air dans les poumons, c’était la faiblesse la plus élémentaire d’un mage.

— CLY…PEUS !

Ceux piégés ainsi n’avaient d’autre choix que de compter sur les maigres réserves d’air encore présentes dans leur corps. Acculé, Oliver prit une décision instinctive. Il choisit de ne pas dégager ses jambes, mais de se baisser pour incanter un sort de barrière qu’il savait incomplet. Un mur bas, guère plus qu’un monticule de terre, mais ce qui paraissait dérisoire fut, quelques instants plus tard, durci par le sort de son adversaire. Un pari sous pression extrême et pourtant, les yeux d’Andrews s’écarquillèrent devant tant de clairvoyance. Un sort de solidification ne traverse pas un obstacle et parfois, cette propriété pouvait servir à s’en défendre.

— IMPETUS !

Andrews contourna le mur qu’il venait lui-même de solidifier, puis cette fois, lança une rafale à pleine puissance. Oliver avait déjà rétabli la circulation de l’air dans sa zone et respirait de nouveau, mais il était trop tard pour éviter cette attaque. L’écart de puissance l’empêcha de la neutraliser complètement avec un élément opposé. Une nouvelle fois, il dut faire un choix instinctif.

— …CLYPEUS !

Toujours accroupi, Oliver érigea un nouveau mur. Relié au précédent, leur jonction formait un angle saillant et lorsque la rafale s’y écrasa, elle ne brisa rien, mais se scinda en deux pour filer de part et d’autre. Difficile de croire que cela puisse même être possible, et cela ébranla Andrews, mais son athamé ne fléchit pas. Il poursuivit sa course, contournant ce second mur pendant qu’Oliver libérait son pied coincé.

— TONITRUS !

— TENEBRIS !

Andrews tira un éclair, espérant l’atteindre au moment où Oliver bondissait hors du piège, mais Oliver avait anticipé. Sa propre baguette était déjà pointée dans cette direction, et il dévia le projectile d’un sort opposé. L’occasion de conclure s’était envolée. Andrews dut se replier, faisant de nouveau face à Oliver, séparé par les deux bretteurs.

— U-un nouvel échappatoire de justesse ! Quelle ténacité des deux côtés ! s’écria Glenda.

— En formant un angle aigu avec deux murs, il a divisé le vent autour de lui, expliqua Garland. — Conçus à partir du même mana, même de simples parois peuvent résister à une bourrasque bien plus puissante. La méthode est si ingénieuse que j’aimerais la faire entrer dans les manuels.

— Un sort explosif aurait fait tomber le mur, suggéra Gino, avant de se reprendre. — Non, la perte de vitesse du projectile lui aurait laissé le temps de réagir autrement. Difficile de blâmer Mr. Andrews d’avoir joué son meilleur élément. J’ai mes réserves, mais il faut saluer la réactivité de Mr. Horn.

Le combat qui se déroulait sous leurs yeux était à la hauteur de toutes les attentes. Oliver et Andrews étant repassés à distance de sort, les commentateurs reprirent une vue d’ensemble de la zone de combat.

— C’est un spectacle remarquable, déclara l’instructeur en arts de l’épée. — Personne ne se retient, tous donnent leur maximum, et pourtant le match reste parfaitement équilibré. Un affrontement de ce niveau est rare, même chez les ainés. J’espère que nos élèves étudieront les enregistrements avec attention.

— L’aval du maître en personne ! Ces deux équipes prouvent qu’elles méritent leur place ici ! Jusqu’à présent, chaque échange se jouait sur un fil et la sixième minute approche à grands pas !

— Pfiouu…

Alors que l’affrontement venait tout juste d’atteindre un point mort, l’entrée du troisième combattant se fit dans le calme. Tullio Rossi pénétra dans l’arène en soupirant, ses yeux étroits balayant les visages autour de lui.

— Ce n’est pas un peu cruel de me faire attendre six minutes face à un tel spectacle ? Ce n’est pas seulement douloureux, c’est de la torture. J’avais la bouche grande ouverte comme un poisson hors de l’eau, à gémir : « Laissez-moi entrer, laissez-moi entrer ! »

Son sourire carnassier prouvait qu’il le pensait vraiment. En face, montant les marches opposées, le dernier membre de l’équipe Horn, Yuri Leik, lui répondit par un sourire éclatant.

— Je ressentais exactement la même chose, Rossi ! Je ne savais pas que six minutes pouvaient durer aussi longtemps. Mais je parie que la suite va se finir en un clin d’œil.

Il semblait déjà le regretter. Car lorsqu’il croisa le regard de Rossi, le jeune ytallien affichait une mine fermée. Les épaules voûtées par la contrariété, il irradiait une hostilité farouche.

— Comment oses-tu être d’accord avec moi ? J’ai pour habitude de garder mon plat préféré pour la fin, mais cette fois, je crois que je vais le goûter d’entrée. Je t’ai jamais apprécié.

— Ah bon ? Pourtant, je rêvais de te parler ! Tu adores Oliver et Nanao, pas vrai ? Moi aussi ! Ça veut sûrement dire qu’on deviendra de très bons amis !

Yuri ne lui renvoya que bienveillance. Rossi s’y était plus ou moins attendu, et jura intérieurement de voir sa provocation échouer.

— Je ne supporte pas de voir ta tronche. Andrews, c’est parti.

— …Très bien. IMPETUS !

Rossi bondit, et Andrews le propulsa d’une bourrasque dans le dos. Grâce à sa magie spatiale, il annula la friction sous ses pieds, et son corps glissa sur le sol de la zone de combat. L’équipe Valois avait déjà utilisé la danse sur glace glisser mais à la différence de cette dernière, Rossi ne flottait pas grâce à l’élément de répulsion. Jetant un bref regard à ses coéquipiers, Yuri s’élança pour l’intercepter.

— Très bien, Rossi ! Montre-moi ce que tu as en réserve !

Il semblait ravi, comme toujours. Il comptait observer jusqu’à ce que son adversaire attaque. Mais Rossi glissa jusqu’à lui, les bras ballants de chaque côté. Et cela le déconcerta.

Qu’est-ce qu’il fait ? Je comprends pas cette posture. Il compte faire quoi à partir de ça ? Quelle partie de son corps va déclencher le mouvement ? Quand est-ce qu’il frappera ? Que vise-t-il ?

Pas une seule réponse ne lui vint. Et lorsqu’il s’en rendit compte, un talon s’enfonçait déjà dans son ventre.

— …Kah—

— Je vais t’enlever ce sourire immonde !

Rossi sentit les os vibrer et les organes trembler sous la semelle de sa botte. Il avait entamé le combat par un coup de pied retourné, et enchaînait déjà sur sa prochaine attaque. Ce premier coup n’était qu’un salut, et sa grimace haineuse disait qu’il ne comptait pas en rester là.

— Une frappe ?! Personne ne l’a vue venir, mais Mr. Leik encaisse le premier coup ! Est-ce bien le même garçon qui a tenu tête au style pur Koutz  ? Que se passe-t-il ?!

— Hmm… ? Difficile à dire. Les mouvements de Mr. Rossi sont certes inhabituellement imprévisibles, mais pour réussir un coup pareil aussi nettement…

Face à leur confusion, Demitrio rompit son silence.

— …Il ne réfléchit pas.

Garland se tourna vers lui.

— ……? Professeur Aristides, comment ça ?

— Il ne réfléchit pas. Depuis qu’il est entré en portée, jusqu’au moment de l’attaque, pas une seule pensée consciente n’a traversé l’esprit de Mr. Rossi. Il agit uniquement à l’instinct. Il n’y a rien à analyser.

Ce n’était guère l’affirmation la plus pratique qui soit, et Glenda sembla incertaine sur la manière d’y répondre. Tim, Gino, et même Garland parurent contraints d’avaler cette théorie tout entière. Estimant s’être montré un peu trop laconique, Demitrio développa son propos.

— Peu importe comment fonctionne Mr. Leik, ses instincts répondent à des informations perçues. On ne peut prédire sans matière à analyser.

— Alors Rossi agirait uniquement par automatisme ? demanda Glenda, donnant voix au doute général. — Mais ses mouvements sont si complexes…

— Le terme « automatisme » est mal choisi. Les gestes exercés sont une forme de pensée du corps, et les données qu’ils livrent sont bien plus difficiles à masquer que celles de l’esprit. Mr. Rossi, lui, crée tout à partir de rien. Chaque fois qu’il entre dans la portée de son adversaire, une inspiration momentanée donne naissance à une improvisation inédite. Les principes que son corps a cultivés sont aussitôt oubliés, pour atteindre une pureté inégalée.

L’explication de Demitrio avait de quoi laisser pantois. Les sourcils de Tim et Gino montèrent d’un cran, mais Garland sembla comprendre, son regard se reporta sur Rossi, avec une attention accrue.

— …Il serait en Transe Martiale ? Hm, il as l’esprit assez libre pour ça.

— M,-mais cet état le perdra, non ? Même la meilleure des inspirations ne reste qu’un éclair momentané. Les différentes écoles d’arts de l’épée ont passé des années à éliminer ce qui était superflu, et lui est sûrement loin des vérités qu’elles ont atteintes.

— Ce serait vrai si ces vérités étaient accessibles d’un coup. Mais rappelons que pour savoir quoi faire, il faut commencer par observer son adversaire. Les combattants aux styles marqués excellent souvent dans cet exercice, ce qui explique l’efficacité de leurs manœuvres. Mais chez Mr. Rossi, il n’existe aucune information avant qu’il n’entre en portée. Cela contraint son opposant à improviser sur le coup.

Un renversement total du principe de base. Plutôt que de tirer avantage d’une meilleure lecture de l’adversaire, il s’agissait de l’empêcher purement et simplement de lire quoi que ce soit. Le résultat ressemblait à un duel d’arts de l’épée, mais dès la première seconde, il jouait à un tout autre jeu. Les techniques accumulées devenaient soudain obsolètes, et il ne restait plus que l’aptitude à improviser dans le vide.

Rossi avait poussé cet art bien au-delà de la norme. Mais aucun mage ne développait cela volontairement. Et pour cause : le savoir et les principes sont la richesse de la sorcellerie. Dès l’instant où l’on envisage de s’en débarrasser, on ne pense déjà plus comme un mage.

— Supprimer le temps consacré à l’analyse, une anti-stratégie en quelque sorte. Et l’arme parfaite face à un adversaire qui se repose entièrement sur ses capacités prédictives. Voilà où se trouve Mr. Leik. Ses instincts exceptionnels font cruellement défaut contre un ennemi qu’il ne peut anticiper.

Demitrio parlait comme s’il s’agissait d’une affaire personnelle, ce qui était le cas au fond. Un homme de son intellect connaissait les failles de sa propre école, mais jamais il n’aurait cru qu’un simple élève de troisième année puisse les exploiter ainsi.

— Whoa ! Whoaaa ! Whoaaaaa !

Incapable de lire quoi que ce soit, Yuri subissait une pluie de coups inexplicables. Une salve chaotique comme il n’en avait plus subi depuis cette personnalité formée. Il combattait par pur réflexe, mais Rossi avait hissé l’improvisation instinctive au rang d’art personnel. Épaules, jambes, joues, lames et coups hors de portée de parade, le corps de Yuri encaissait sans fin.

— …Guh… !

— Je gardais ça pour Oliver, mais ç’aurait été l’enfer pour moi aussi. Effrayant, n’est-ce pas ? Des attaques surgies de nulle part ?

Sa voix était aussi calme que ses coups étaient féroces.

Là où Yuri aurait d’ordinaire répondu avec entrain, il était désormais bien au-delà du badinage.

— Yuri ! …Argh !

Oliver se trouvait au nord de la zone de combat assistant du coin de l’œil à ce passage à tabac à sens unique. Il guettait une ouverture pour venir en aide à son camarade, mais les bourrasques incessantes d’Andrews l’en empêchaient. Ils avaient pris un net avantage, et il n’était pas question pour lui de le laisser filer. Albright et Nanao s’affrontaient au centre de l’arène, dans une situation tout aussi serrée. Détourner le regard, c’était s’exposer à un coup fatal. Aucun des deux ne pouvait se porter au secours de Yuri.

— Je ne prétends pas savoir comment fonctionne ta petite manie. Mais tu as l’équivalent d’une fiche de réponses sous les yeux, non ? Quelqu’un qui te souffle à l’oreille : Fais ceci, fais cela. Et ça, je ne peux pas le tolérer !

Sur ces mots, Rossi s’acharna de plus belle. Coups tranchants et percussions se succédaient, portés par une rancune longtemps contenue. Depuis qu’il avait croisé Yuri, il avait su qu’il ne l’appréciait pas. Sa bonne humeur venait de l’ignorance, comme la curiosité d’un nourrisson face à un insecte. Le voir distribuer cette légèreté au hasard l’écœurait. Et cela encore aurait pu passer, mais qu’il papillonne ainsi autour de ceux que lui-même poursuivait depuis la première année, c’était inadmissible.

Yuri Leik se faisait des amis comme on collectionne des insectes, pensa Rossi. Réunir les plus rares, les plus étranges, les aligner pour les observer. Les attraper, puis les jeter, sans penser une seconde au sang et à la sueur qui les avaient façonnés. Sans même l’expérience de vie nécessaire pour concevoir ce genre de choses. Un seul regard à ce sourire creux suffisait à deviner qu’il avait grandi sans souffrances, sans échecs, sans peines. Il n’avait rien acquis de ses propres mains, rien perdu entre ses doigts, il se contentait de profiter de ce qu’on lui avait offert sans condition. Aux yeux de Rossi, quelqu’un comme ça n’avait pas sa place à Kimberly. Encore moins aux côtés d’Oliver Horn et de Nanao Hibiya.

— Si quelque chose compte vraiment, tu trouves les réponses toi-même ! Comme je l’ai fait ! Comme Oliver et Nanao l’ont fait ! Tu as sauté toutes les étapes, et tu oses prétendre être leur ami ?!

Une explosion de rage qui culmina en un coup de talon dans le plexus solaire. Une onde traversa le diaphragme de Yuri, lui coupa le souffle et projeta son corps en arrière. Il s’écrasa sur le dos, glissant vers le bord de l’aire de combat, face au ciel. Rossi abaissa la jambe, soufflant par le nez.

— Une frappe nette, celle-là. Fais une bonne sieste. Ce passage à tabac n’amuse personne. Je refuse de croire que tu aies même ta place ici, sur cette scène.

Sur ces mots, il lui tourna le dos, ne daignant même pas l’achever. Comme s’il venait simplement de balayer la poussière avant que le véritable spectacle commence, le vrai combat, réservé exclusivement aux deux autres. Rossi marcha droit vers eux.

— …C’est logique !

Le ton avait quelque chose de sincère, presque touchant. Rossi s’immobilisa. Ce n’était pas l’allégresse infantile qu’il détestait tant. C’était cette voix tournée vers l’intérieur. Une voix venue de l’âme.

— J’ai toujours été attiré par les mystères. Les choses étranges, les choses que je ne comprends pas, les choses cachées, je peux pas m’en empêcher. La plupart du temps, je vois quelque chose, et j’entends la réponse tout de suite. Et les rares exceptions m’excitent à mort ! Je me suis toujours demandé pourquoi.

Forçant ses membres tremblants à bouger, Yuri se releva. Son souffle était court, son corps lourd. Une sensation nouvelle, c’était donc cela, se prendre un coup dans la poitrine. Ce n’était plus quelque chose qu’il avait entendu dire. C’était son propre corps qui l’avait ressenti. Et ce fait, en soi, lui apportait un immense réconfort. Les réponses qu’il recevait d’habitude n’avaient jamais procuré pareille joie.

— Mais en fait, c’est tout simple. Je cours après les mystères parce que sinon, j’entends les réponses. On me les donne avant que je puisse chercher moi-même, donc je ne les connais jamais vraiment. Les réponses que j’entends sont des cadeaux, pas du savoir. Ce que je poursuis, ce n’est pas tant le mystère que le chemin pour y parvenir.

Il avait confondu le moyen et la fin. Toutes ces courses à la poursuite du mystère… mais ce qu’il cherchait vraiment n’étaient pas les réponses. C’était la soif de les atteindre. Les saisir de ses propres mains, ne pas attendre qu’elles viennent à lui. Ce qu’il obtenait ainsi ne venait pas des autres, mais devenait une réponse à lui, pour lui.

— Rossi, tu as parfaitement raison. J’ignorais ce que signifiait savoir ! On ne peut jamais séparer le savoir de la quête. Si on veut comprendre quelque chose, il faut y aller soi-même, écarter les broussailles de ses propres mains, creuser jusqu’à ce qu’on y parvienne. Et ce que je trouve ainsi devient enfin mien. Ce chemin que j’ai suivi devient une part de moi.

Il avait touché au cœur du problème, et se redressa sur ses jambes flageolantes. Le regard de Rossi se plissa dans un rictus de côté. Oliver, échangeant toujours des sorts avec Andrews, perçut nettement ce changement, non, cette transformation, chez son camarade, et murmura son nom :

— …Yuri…

La tête de Yuri bascula en arrière, comme si son monde entier se renversait. Cette voix, si familière, paraissait soudain lointaine. Les réponses qu’elle lui soufflait étaient floues, difficiles à discerner. Mais en échange, il avait gagné le réel. La certitude d’être en vie, ici et maintenant. La conviction qu’il pouvait avancer sur ses propres jambes, et en être fier.

— Je comprends maintenant, Oliver ! J’ai toujours été à la recherche de moi-même.

Éclairé par la lumière de sa propre quête, Yuri dégaina son athamé. Sa pointe était dirigée vers Rossi, qui se tourna lentement vers lui.

— …Eh bien, eh bien. On peut donc attendre quelque chose de toi, finalement ? dit Rossi, un sourire en coin. Voilà qui change tout.

Soudainement, il se retrouvait face à un véritable adversaire. Un être humain, avec ses propres objectifs, conscient du tumulte qu’ils engendraient, prêt à en payer le prix. Égocentrique, impulsif, jamais satisfait, tout comme Rossi lui-même. Et dans ce cas, il n’y avait plus rien à mépriser. Irritant, oui. Mais pas méprisable. Ce nouveau Yuri méritait un combat.

— Très bien. Je vais te laisser une autre chance.

Changeant de stratégie, Rossi lança un sort de barrière vers le sol, au sud de la zone de combat, sur la gauche de Yuri. Puis il s’élança dans une charge. La modification du terrain réduisait les options de Yuri, et les attaques improvisées de Rossi le maintenaient imprévisible. Il avait l’avantage. Yuri ne pouvait presque rien faire. Mais il s’y était préparé. Parmi les quelques choix qui s’offraient à lui, il opta pour le moins naturel. Il remplit ses poumons à pleine capacité et se mit à rugir.

— VAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !

— ?!

La puissance du cri résonna jusque dans les entrailles de Rossi, qui se figea. Une vieille astuce du style Rizett, le Rugissement du Dragon. En renforçant ses poumons et ses cordes vocales, son cri surpassait en volume tout ce qu’un humain pouvait produire. C’était l’un des tours favoris du fondateur de du courant Rizett, mais dans le cas de Yuri, il l’avait acquis seul, en imitant les monstres du labyrinthe.

Cette technique foudroyait les sens de l’adversaire, provoquant une raideur réflexe, mais à présent, on la considérait comme obsolète.  Elle ne fonctionnait tout simplement pas sur un adversaire expérimenté, doté de sang-froid et de préparation, deux choses que Rossi avait délibérément mises de côté pour atteindre la Transe martiale.

Pire encore, il n’avait jamais vu Yuri élever la voix, pas une fois. Cette attaque ici provoqua chez lui une dissonance brutale, une variation si inattendue qu’elle paralysa momentanément ses capacités d’improvisation.

— Ahhh !

Et tandis qu’il restait cloué sur place, Yuri fonça. Une charge désespérée, avec la férocité d’un animal blessé, au point que Rossi fut forcé d’admettre qu’il faisait face à un tout autre adversaire. Ce n’était pas une simple offensive car Yuri avait radicalement transformé son style. Il possédait désormais la détermination sanglante d’un guerrier prêt à tout.

— …Ha ! Depuis quand t’es devenu aussi amusant, hein ? C’est ce genre de combat que j’aime !

— Je sais. Je vais apprendre à te connaître par moi-même, Rossi !

Sur ces mots, Yuri s’avança encore, et la lame de Rossi entama une riposte à pleine puissance. Leur duel était à présent aussi intense que les autres affrontements dans la zone de combat, un échange d’âmes en communion, un nouvel acte qui débutait.

— Leik a complètement changé de style, observa Godfrey, les bras croisés. — Il est beaucoup plus agressif.

— C’est le meilleur moyen de contrer une Transe martiale, acquiesça Lesedi. — Si l’adversaire ne suit aucune règle, alors il faut simplement l’empêcher de respirer. Le forcer à jouer sur son propre terrain. Tant que Leik maintient la pression, c’est lui qui impose les conditions. Le défi qu’il pose réduit les options viables, limitant la créativité de son adversaire.

— Exact. Sa posture initiale, réactive, était la pire stratégie. Sa perception prédictive surnaturelle fonctionnait contre les précédents adversaires, mais en temps normal, nul ne peut résister à une offensive déchaînée sans avoir recours à des ruses pour garder le contrôle. On pourrait dire que ce n’est que maintenant que leur affrontement devient un véritable duel d’épées. Leur vrai combat commence à peine.

Godfrey s’interrompit, concentré sur l’affrontement. Observant le changement chez l’élève qu’elle avait elle-même entraîné, Lesedi esquissa un sourire.

— Oui, Leik s’était toujours contenté d’observer, pas de combattre. Il aimait le processus, mais ne se souciait jamais de l’issue. Mais désormais… ce n’est plus vrai.

— Pfiouuu !

Feinte volontairement mal cadencée, Rossi laissa l’élan de son attaque lui faire tourner le dos à son adversaire, posant les deux mains au sol derrière lui. De là, il lança ses jambes en arrière, visant la tête de Yuri. Ce dernier plia les genoux pour esquiver, posa une main au sol et riposta par un balayage circulaire du pied.

— Je connais ce mouvement ! Elle me l’a appris à moi aussi !

Un talon s’enfonça dans le flanc de Rossi, qui perdit l’équilibre et recula. Yuri se redressa d’un bond et enchaîna par un coup de pied sauté, profitant de l’avantage. Incapable de se défendre dans cette posture, Rossi n’eut d’autre choix que de battre en retraite. Ils avaient commencé avec le dos de Yuri contre le bord de l’aire de combat, mais à présent, il était si proche du centre qu’il sentait presque le choc des lames de Nanao et d’Albright lui frôler l’échine.

— Tu oses afficher un vrai style ! Pourquoi tu n’as pas commencé comme ça ?

— Désolé, je viens juste de comprendre la chose ! répondit Yuri tout rayonnant. — J’ai bien quelques tours que j’ai fait miens !

Yuri et Rossi avaient tous deux appris ces techniques d’arts martiaux extracontinentaux de la même source : Lesedi Ingwe. Un temps, ils échangèrent des coups de pied, mais à mesure qu’ils se rapprochaient du centre de la zone de combat, Oliver et Andrews commencèrent à bombarder de sorts leurs flancs.

En réponse, les deux garçons bondirent dans des directions opposées, et percevant un changement dans le rythme du combat, Nanao et Albright interrompirent leur pluie de coups pour regagner les rangs.

— Tu m’as fait peur, dit Oliver tout en se plaçant derrière ses coéquipiers. — On s’y met à plusieurs ?

— Avec plaisir ! On y va !

— Alors permettez-moi de passer devant !

Nanao était plus qu’enthousiaste à l’idée de mener la charge. Albright fit un pas en arrière, et l’équipe Andrews envoya Rossi l’affronter.

La jeune fille aziane abattit une frappe en diagonale depuis les hauteurs. Elle arriva comme un éclair, mais Rossi se trouvait sur la pointe des pieds, la friction du sol annulée, et l’impact le fit pivoter. Il avait bloqué avec son gantelet, non avec sa lame, ce qui transforma sa rotation en un coup inversé. Il alliait le raffinement du Koutz à la brutalité du combat de rue, une technique qu’il avait secrètement peaufinée pour ce combat.

— Foo !

Mais Nanao l’avait vu venir et se pencha légèrement en avant pour passer sous l’attaque. Rossi ne pouvait encaisser la contre-attaque, et il vacilla, déséquilibré. Son équipe lança un sort rapide pour empêcher que cela n’aille plus loin.

— Quoi ? Tu peux voir le Koutz, maintenant ? Qui je dois blâmer pour ça ?

— Ce n’a jamais été ton domaine exclusif, rétorqua sèchement Albright. Ferme-la et montre-leur ce que ta lame blasphématoire sait faire.

La combinaison du Koutz et du style propre à Rossi était d’un niveau élevé, mais elle ne valait pas grand-chose face à des adversaires qui venaient tout juste de triompher d’une équipe Valois avec un Koutz pur. Une attaque pensée comme un coup-surprise s’était muée en pétard mouillé.

— Repose-toi, mon grand. J’en ai encore plein sous le coude !

Ce résultat était frustrant et en même temps, exactement ce qu’il espérait. Il attendait ce combat depuis longtemps, et voir ses adversaires surpasser ses attentes était une bénédiction. Il laissa cette joie lui redonner de l’entrain, son mordant toujours intact, et replongea dans la mêlée.

— …Le match retrouve son équilibre, déclara Garland. — Cette nouvelle facette de Mr. Leik était inattendue. Mr. Linton, était-ce quelque chose à quoi l’on pouvait s’attendre ?

Les mouvements sur le terrain étaient certes dynamiques, mais la balance restait parfaitement stable.

— J’ai rien vu venir, dit Tim avec un haussement d’épaules. — Ce sont des gamins. Dans un combat aussi intense, il suffit d’appuyer sur un bouton ou deux. Leik a juste appuyé un peu plus fort que la moyenne.

Cela lui semblait évident, et l’autre invité hocha la tête, totalement convaincu. Gino avait jusque-là évalué les combattants comme si leurs compétences étaient figées en partie parce que les deux équipes étaient d’une stabilité impressionnante. Mais Tim avait raison : l’expérience change tout. Et tout le monde aurait dû en tenir compte.

— Évoluer dans le feu de l’action. Voilà un facteur que je n’avais pas prévu, n’ayant jamais passé de temps avec eux. Tim, depuis quand es-tu devenu un mentor aussi clairvoyant ?

— La ferme, barman de caniveau. J’ai toujours été le grand frère mignon que les mômes adorent, depuis le premier jour.

Tim fit claquer sa langue et leva son majeur. Un peu tard pour jouer la toxicité. Gino dut retenir un rire. Il savait que s’il riait, Tim se renfermerait dans ses vieilles habitudes. Et ce serait dommage : ce nouveau Tim était bien trop divertissant.

— …

Mais tandis que tout le bureau des commentateurs était captivé, Demitrio, lui, observait les événements dans un tout autre état d’esprit. Ses yeux étaient désormais fixés sur une seule chose, le changement qui balayait son propre rameau.

— Seiiiiiiiiiiiii !

— Ahhhhhhhhhh !

— IMPETUS !

— PROHIBERE !

Le statu quo persistait. Au nord de la zone de combat, Nanao et Albright ne se faisaient aucun cadeau. À l’ouest, Oliver et Andrews se livraient à une guerre de prédictions effrénée, calant leurs sorts de soutien. À l’est, Rossi jetait des coups d’œil vers ces duels tout en parant les assauts de Yuri.

— Ce match est trop serré, murmura-t-il. — Je savais qu’il fallait ma présence explosive.

Un rictus étira ses lèvres. Lui et Yuri étaient tous deux couverts de blessures, et la longue série de coups échangés avait entamé leur endurance et leur concentration. S’ils continuaient ainsi, tout pouvait arriver : l’un comme l’autre pouvait l’emporter ou tomber. Un résultat aussi incertain que la météo.

Et cela était inacceptable. Rossi s’y refusait. S’en remettre au hasard, c’était admettre qu’il avait échoué à jouer son rôle. C’était un combat d’équipe, pas un duel. Son rôle découlait de ce qu’il était capable de faire, de ce qu’il représentait. Dérégler un match figé, tel était le rôle de Tullio Rossi. Il avait rejoint cette ligue en pleine conscience de cela. Aussi, il ne pouvait se résoudre à finir sans avoir rempli cette fonction. Rien d’aussi noble que le devoir ou la responsabilité : simplement quelque chose qu’il devait faire.

— …Huff !

Décidé, Rossi bondit hors de portée de lame. Yuri lança un sort immédiatement, mais ses yeux aperçurent les pieds de son adversaire.

Un morceau de gravats, posé sur l’orteil, prêt à lui être envoyé et alors que Yuri focalisait son esprit sur cela, Rossi fit glisser dans son dos un gantelet qu’il jeta également.

FRAGOR— argh !

Une double feinte, suivie d’un projectile en adamantium. Il frappa l’œil de Yuri, qui recula et son sort d’explosion s’envola vers le ciel sans toucher la cible. Tandis qu’il reprenait ses esprits, Rossi détourna l’attention vers son épaule. Alors que leurs lames s’entrechoquaient, Albright tendait sa main libre, cherchant à attraper Nanao.

TONITRUS !

Faisant croire que sa cible était Yuri, Rossi orienta en réalité son athamé vers Nanao. L’éclair fusa, et Albright fut le premier à le repérer.

  • !!

FRIGUS !

Profitant de l’occasion, Albright incanta à son tour. Un sort de glace en face, et l’éclair de Rossi derrière, Nanao fut prise entre deux feux. Imperturbable face à ce dilemme, elle s’était déjà mise en mouvement.

— Hfff !

Un pas en avant pour capter le sort sur sa lame puis une manœuvre de pivot. Utilisant un Flow cut à deux mains pour repousser le froid vers l’arrière, la force du coup renvoya l’éclair de Rossi. Mais cela signifiait détourner les yeux de son véritable adversaire, ne serait-ce qu’un instant. Et Albright se glissa dans la brèche.

— Je te tiens, Hibiya !

Certain d’avoir gagné, Albright leva haut son athamé. Le sort dévié, Nanao se retourna d’un geste vif, mais malgré cela, elle ne put bloquer à temps. Sa lame se dressa, mais sans appui, elle fut repoussée, menaçant de lui entailler la gorge. La scène devant ses yeux ne laissait aucun doute : Albright savait déjà comment cela finirait.

— ?!

Mais alors même qu’il en était convaincu, quelque chose tomba entre eux. Tandis que leur duel serré aurait pu en finir, la trajectoire lente et en arc de cette chose se glissa entre eux juste avant que le coup ne fasse mouche.

C’était un sort d’explosion. Celui que Yuri avait envoyé valser quand le gantelet l’avait percuté.

— Gah !

Rappelant son assaut désespéré, Albright évita de justesse un impact direct. Le sort explosa juste devant lui, teintant sa vision de flammes rougeoyantes. Il l’avait esquivé. Le bon choix, à en croire quiconque assistait à la scène. Seul un parfait idiot se jetterait de son plein gré dans un sort d’explosion. Et c’est précisément pour cela que son bon sens lui coûta la victoire.

— SEIIIIIIIII !

Tandis qu’il reculait, celle qui défait le bon sens, Nanao se jeta dans l’explosion. Brûlée de toutes parts, des éclats du sol entaillant sa joue, elle n’y prêta aucune attention, les yeux rivés sur son adversaire.

— Qu… ?

Il n’aurait pas pu prévoir cela. Le simple fait que sa lame soit encore en garde gade haute relevait du miracle. Mais cette ultime défense fut impitoyablement balayée, et sa frappe trancha profondément, de l’épaule à la poitrine.

— Tu… as avancé ? À ce moment-là… ?

— Reculer, c’était perdre. C’est tout ce que j’avais besoin de savoir.

La réponse de Nanao résonna comme un coup de gong. L’idée semblait presque absurde de simplicité et Albright comprit que cela avait scellé leur destin. Lui qui portait en son cœur l’instinct de survie propre aux Chasseurs de gnostiques.

Reconnaissant sa défaite et la cause, Albright poussa une dernière fois son bras affaibli. Son corps bascula en arrière. Dans l’intention d’amortir sa chute, Nanao rassembla ses dernières forces et se projeta en avant.

— Hng—

Mais son pied s’enfonça jusqu’à la cheville dans un sol mou. Elle se figea, et alors qu’il tombait sur le dos, Albright pointa son athamé avec un minimum d’effort. Lui aussi avait encore un rôle à jouer.

— …FRIGUS !

Un ultime sort, arraché à sa respiration saccadée. Sans véritable puissance. Mais Nanao n’avait plus aucun moyen d’y faire face. Ni le temps d’incanter, ni celui d’esquiver ou de dévier, elle ne put que lever les bras en vain, et le sort la gela à moitié. Lorsqu’il fut certain de l’avoir atteinte, Albright se laissa tomber.

— Un Chasseur de gnostiques ne meurt jamais en vain. La suite t’appartient, Andrews.

Resté fidèle à son serment malgré la défaite, ainsi Joseph Albright fut le premier à être éliminé. Nanao le regarda s’effondrer avec une admiration non dissimulée, puis poussa un long soupir, et retira son pied piégé. Elle ne sentait presque plus ses bras, mais parvint à lever une dernière fois son katana.

Son combat terminé, Nanao se retourna, juste à temps pour voir l’autre duel s’achever. Rossi et Yuri, presque enlacés, se transperçaient mutuellement.

— …Tu savais que je viserais Nanao, hein ? murmura Rossi, l’athamé planté dans la poitrine de son adversaire.

La réponse de Yuri lui parvint en un souffle à l’oreille.

— Je m’en doutais, ouais. J’ai appris deux-trois choses sur toi.

C’est ainsi qu’il avait deviné. Le duel entre Nanao et Albright s’était tenu sur une position quasi stationnaire.

L’équipe Horn avait intégré des signaux codés dans l’intonation de leurs sorts. Tous ces éléments avaient rendu possible l’attaque surprise de Yuri. Mais le facteur décisif, ce furent ses propres facultés d’observation. Comment pensait Rossi ? Qu’est-ce qui comptait le plus pour lui ? Comment agirait-il alors que la bataille approchait de sa fin ? Son esprit avait ruminé chacune de ces questions, et lorsqu’il en eut le plus besoin, il tourna à plein régime. Non plus avec la curiosité naïve d’un enfant découvrant un nouvel insecte, mais avec un intérêt profond et une véritable compréhension de l’homme devant lui.

Et pourtant, la conclusion du duel reposait ailleurs. L’athamé de Rossi était enfoncé dans la poitrine de Yuri. Cela scellait sans équivoque l’issue. Mais celui de Yuri était profondément fiché dans la jambe gauche de Rossi. Il l’avait relâché au moment même de la frappe, puis avait passé les bras autour de sa taille. Grâce à la magie spatiale, il avait liquéfié le sol sous leurs pieds, les enfonçant tous deux jusqu’aux genoux dans un sol mou également.

— Apprendre des choses… c’est vraiment chouette.

Il laissa rouler ces mots… puis son esprit se coupa. Ses genoux s’affaissèrent, mais ses mains, toujours jointes derrière le dos de Rossi, refusaient de lâcher. Avant de perdre connaissance, il avait lié la peau de ses mains l’une à l’autre.

Prisonnier de l’étreinte de son adversaire vaincu, Rossi tenta de se dégager et comprit bien vite que cela ne servirait à rien.

— Ma jambe… elle ne répond plus…

Le membre blessé était mort, inerte. L’autre jambe ne suffisait pas pour sortir de ce sol piégé, surtout avec Yuri faisant contrepoids. Quelques secousses faibles ne suffisaient pas à briser l’étreinte de ces bras. Ils représentaient sa détermination, l’obstination de Yuri Leik à offrir la victoire à son camp.

Avec du temps, de nombreuses options s’offraient à lui. Mais du temps, Rossi n’en avait pas. Nanao venait d’envoyer un sort de feu droit sur son dos, et il n’avait aucune échappatoire.

— Argh… T’es vraiment insupportable.

Un râle, suivit d’un soupir. En vérité, un compliment fait à son adversaire endormi avant que le corps de Rossi ne soit englouti par la chaleur brûlante.

Les deux combats achevés, Nanao traîna son corps blessé vers le dernier affrontement. Oliver le vit et vint à sa rencontre, se plaçant à ses côtés. Le katana glissa de ses mains.

— Oliver, j’ai bien peur… que ce soit tout ce que je peux faire.

Son regard se baissa, son ton teinté de regret. Le sort qui avait achevé Rossi était son dernier et ses bras, engourdis par la glace, ne répondaient plus. Elle ne pouvait plus rien bouger en dessous des coudes, encore moins saisir la garde de son sabre. Et l’explosion l’avait de toute façon laissée au bord de l’effondrement. Oliver connaissait parfaitement son état, aussi se contenta-t-il de hocher la tête, les yeux toujours fixés sur son adversaire.

— Tu as bien combattu. Laisse-moi prendre le relais.

Pas une once d’hésitation dans sa voix. Nanao sourit, puis laissa ses genoux céder. Le public, désormais, n’osait plus faire un bruit, retenant son souffle. Un silence tranchant régnait sur l’aire de combat. Deux personnes seules avaient le droit de le rompre.

— C’est le moment, Mr. Andrews. Finissons-en.

— Ouais.

Andrews acquiesça, et tous deux ajustèrent leur posture. Comme si le temps était remonté au début de la première manche, il ne restait plus qu’eux. Le moment était venu de conclure ce combat.

— Ahhhhhhhhh… ! s’exclama Glenda en prenant conscience qu’elle retenait son souffle. Audace après audace, chaque camp perd deux combattants ! J’ai honte d’avouer que j’en ai oublié mon rôle ! Quels instants sublimes ces six nous ont offerts !

— L’attaque surprise de Mr. Rossi a renversé la situation, mais Mr. Leik avait déjà tout mis en place. En feignant que son sort avait dévié à cause de l’impact, il l’a en réalité envoyé dans une trajectoire arquée exactement là où il le voulait. Puisque Miss. Hibiya et Mr. Albright échangeaient des coups au même endroit, il pouvait viser avec une précision absolue.

Garland semblait sincèrement impressionné. La séquence qui avait emporté quatre combattants avait été saisissante, et chaque détail reflétait leurs engagements personnels.

— Le pas audacieux de Miss. Hibiya à travers l’explosion, et le dernier sort de Mr. Albright furent magnifiques. Le choix de Mr. Leik de viser la jambe de Mr. Rossi et de l’immobiliser reposait probablement sur ce dénouement. Coincé dans le sol, sur une seule jambe, Mr. Rossi ne pouvait plus éviter le sort final.

— J’en croyais pas mes yeux ! Mr. Leik a dû comprendre qu’il ne s’en sortirait pas et a cherché un moyen de ne pas partir seul, non ?

— C’est ce que je dirais aussi, approuva Garland d’un hochement de tête. — Le gantelet lancé lui a coûté un œil. Un sacrifice pour masquer la trajectoire arquée du sort, mais cela signifiait qu’il n’était plus en état d’échanger des coups avec Mr. Rossi. L’élimination mutuelle était sans doute sa meilleure option.

Jusqu’à la toute fin, chacun des deux n’avait eu qu’un seul but : garantir la victoire de son camp. Et le résultat fut une double élimination. Malgré les mots durs de Rossi durant le combat, une fois la poussière retombée, la lecture de Yuri s’était révélée d’une justesse absolue. Ce qui frappa le plus l’œil de l’instructeur, c’était ce facteur humain.

— Tous les éliminés ont rempli leur rôle et préparé la scène pour leurs chefs d’équipe. C’est le dernier face-à-face. Maître Garland, l’un des deux a-t-il un avantage ?

— Ils ont tous deux encore une bonne réserve d’énergie, donc difficile à dire. Plutôt que de spéculer dans le vide, regardons.

Et sur ces mots, Garland se tut. Peu importe ce qu’il pourrait dire à présent, l’issue ne tarderait pas à se révéler. Et les faits parleraient bien mieux que mille mots.

— …Hff…

— …Hahhh…

Les deux combattants avaient repris leur souffle. Nul besoin de se le dire : leurs athamés jaillirent à l’unisson.

IMPETUS !

— PROHIBERE !

Un virage radical par rapport à ses visualisations précédentes : le sort d’Andrews était un point, non une surface. Une lance de vent comprimé lancée sur Oliver, qui l’aperçut et riposta par un sort d’opposition, la déviant pour qu’elle rase son flanc. Mais l’objectif de son adversaire n’avait jamais été que de le distraire avant l’engagement au corps à corps. Andrews suivit son sort d’un bond, et Oliver accueillit son athamé en garde moyenne.

— Shiiii !

À portée d’un pas, un sort, Andrews porta une estocade. La lame d’Oliver l’arrêta… mais la longueur lui parut étrange, et il perçut le subterfuge. Lamensonge[1], sort où les vents enveloppant la lame réfractent la lumière, donnant l’illusion qu’elle est plus courte.

— Hahhh !

Mais ce n’était qu’une mise en bouche. À la seconde estocade, la garde de l’athamé glissa dans sa paume. La Passe Fourbe[2] de l’école Rizett, changer de prise en pleine attaque, un décalage de plusieurs centimètres susceptible de piéger l’adversaire. Combiné à Lamensonge, l’effet était d’autant plus troublant.

— Hfff !

Mais Oliver connaissait ces techniques sur le bout des doigts, et il était loin d’être assez sot pour juger de la longueur d’une lame à l’œil nu. Il observait non pas la pointe, mais la main tenant la garde, se fiant à ses sens spatiaux pour évaluer la véritable portée, et la dévia. Son sang-froid inébranlable suffit à convaincre Andrews qu’il ne le duperait pas, aussi abandonna-t-il ses leurres pour recourir au vent afin d’allonger sa lame, Tranchant Étendu[3].

— Ahhh !

Mais Andrews savait pertinemment que ces astuces ne viendraient jamais à bout de lui. Minimiser les risques, accumuler les ruses dans l’espoir d’une erreur adverse, une stratégie superficielle qui n’aboutirait à rien ici.

Du fond du cœur, il admirait les prouesses de son adversaire. Il faut dire que l’être humain a une inclination naturelle vers la victoire. Quiconque possédait un minimum de talent et des bases correctes pouvait apprendre quelques techniques puissantes et vaincre ses pairs. Gagner trois combats sur cinq n’avait rien d’extraordinaire en soi. Enchaîner huit victoires sur dix était encore à portée. Mais cent victoires sur cent… cela n’était pas possible avec une seule méthode. Ce domaine n’appartenait qu’à ceux qui s’astreignaient à un entraînement rigoureux empli de patience et forgeant des stratégies ingénieuses.

C’était la nature même de l’art de l’épée d’Oliver Horn. Non pas conçu pour remporter souvent, mais pour l’emporter toujours.

Toute faille de corps, d’esprit ou de technique qui aurait pu mener à la défaite avait été colmatée avec soin.  Une voie longue et pénible, à l’opposé des approches classiques, celle de gagner le plus possible en acceptant un certain risque.

Andrews possédait les dons naturels et avait eu le privilège d’avoir d’excellents partenaires d’entraînement. À ses débuts, il avait pris plaisir à progresser vite. Mais Oliver, lui, n’avait jamais connu la chose. Andrews ignorait ce qui avait forgé ce garçon, mais il était certain que cela lui avait coûté des années de dur labeur et de souffrances avant d’en récolter les fruits. Ou alors… ce qui l’avait poussé à endurer cette éternité lui échappait totalement.

Et pourtant, malgré tout cela, Oliver affichait un sourire sincère. Il était aimable et honnête. Il ne condamnait pas la faiblesse, ne s’attardait pas sur les lacunes de ses pairs. Il se contentait de les rejoindre à leur niveau, et les encourageait à évoluer. Et c’est ainsi qu’ils grandissaient. Katie Aalto, Guy Greenwood, Pete Reston, leur talent avait tous éclos. De jeunes pousses secouées par les vents impitoyables de Kimberly, soutenues par la chaleur d’Oliver comme une treille nourricière.

C’en était trop pour Andrews. La simple vue d’Oliver lui serrait le cœur. Il voulait mieux le connaître, se rapprocher. S’asseoir avec lui, parler, découvrir ce qu’il ressentait, ce qu’il pensait, quel meilleur usage faire du temps ? Ce cercle d’amis qu’on appelait la Rose des Lames, quel bonheur ce serait d’en faire partie.

Mais il n’avait jamais osé formuler ne serait-ce qu’une parcelle de ce désir. Il s’était déjà couvert de honte à leurs yeux, et ce passé ne s’effaçait pas si aisément. Il était ici pour se racheter. Sa seule motivation : mériter le droit de prononcer cette phrase toute simple.

À savoir : Est-ce qu’on pourrait devenir amis ?

— …Hfff !

Poussé par cette pensée, il se lança. Une douzaine de frappes furieuses, et il vit son ouverture, tentant une taillade visant la gorge de son adversaire. Oliver avait depuis longtemps percé ses ruses. Il esquiva d’un cheveu, prêt à contre-attaquer sur-le-champ…

— !

Mais s’interrompit net avant de reprendre appui. Ses sens spatiaux crépitaient. L’estocade d’Andrews avait dépassé son cou, mais son vent tranchant flottait encore. Une micro-tornade, tourbillonnant dans les airs. Le Tranchant Rémanent[4] de l’école Rizett. Andrews avait toujours excellé dans la manipulation du vent, mais cette technique exigeait d’exploiter au maximum les visualisations dans son propre espace personnel.

Avec un piège suspendu à sa gorge, Oliver se retrouvait penché en arrière, incapable de retrouver son équilibre. Il ne pouvait ni attaquer ni se défendre, une ouverture à laquelle Andrews ne pourrait sans doute jamais rêver de parvenir à nouveau, et il y joua son va-tout.

— RAHHHHHHHH !

La Charge héroïque de Rizett. Andrews se pencha si bas qu’il passa sous le Tranchant Rémanent puis, sans ralentir, il fonça droit sur Oliver. Et comme Oliver était déséquilibré, il ne pouvait opposer à cette attaque aucune défense digne de ce nom. Pourtant, l’élan de la charge rendait toute tentative de blocage à main nue ou par athamé dérisoire. Le premier réflexe aurait été de reculer d’un pas pour se dégager du Tranchant Rémanent mais c’était précisément pour cela qu’Andrews avait choisi cette attaque. Si Oliver reculait, il lui suffirait d’un pas supplémentaire pour lui planter son athamé en plein cœur. Et cela ne changerait pas, même si Oliver tombait à la renverse : il n’aurait qu’à ajuster la trajectoire de son estocade en direction de la poitrine.

— Hah !

Andrews était certain d’être à deux doigts de la victoire, mais Oliver ne recula pas. Il s’accroupit.

— ?!

Sa lame s’abattit, frappant l’estocade en approche depuis le haut. Elle la dévia avec tant de force que la pointe s’enfonça dans le sol. Et tandis qu’Andrews restait bouche bée… ses instincts s’enflammèrent comme frappés par la foudre. Il comprit ce qu’Oliver venait de faire.

Déséquilibré, ce dernier ne pouvait bloquer correctement. Un pas de recul ne lui laisserait pas le temps nécessaire. Il avait donc abaissé ses hanches, ajoutant le poids de la gravité à sa lame, tout en annulant par magie la friction sous ses semelles pour accélérer sa chute.

Le style Lanoff ne prévoyait rien de tel. Tout son répertoire reposait sur un ancrage ferme au sol. Oliver avait tout simplement renoncé à cette contrainte, sur l’instant. Convaincu que, dans cet instant unique, cette entorse était la seule voie pour surmonter l’obstacle.

La lame déviée, Andrews s’effondra à genoux. Oliver fut le premier à atteindre le sol. Leurs regards se croisèrent à hauteur égale pendant une longue seconde. Andrews tenta de reculer sa main droite, mais une poigne se referma sur son poignet, le privant de tout mouvement. L’athamé d’Oliver fonça droit vers son cœur.

— !

Aucune manœuvre ne permettait d’échapper à cela alors Andrews tendit la paume gauche pour l’intercepter.

— Gahhhhhhh… !

Il la tint fermement. La garde contre la paume, il repoussa de toutes ses forces… mais il s’agissait de sa main non dominante, face à la main forte d’Oliver. Sa posture lui donnait moins d’appui, et il fut lentement acculé. Aucun artifice ne pouvait inverser la situation. Il en avait la certitude absolue.

Mais l’idée d’abandonner ne l’effleura même pas. Aussi désespérée soit sa position, il refusait de renoncer à l’espoir. Les yeux pleins de détresse, Andrews opposa à la fatalité la totalité de ses désirs, de son but. Oliver, si près, voyait tout cela de ses propres yeux.

— …Je comprends. Je te comprends, Andrews, murmura-t-il.

Les sentiments de son adversaire résonnaient en lui, douloureusement. Aucun ne se perdait. Et ainsi : Cela suffit. Tu n’as plus rien à dire.

Pour le lui faire entendre, Oliver parla de nouveau. Il prononça ces mots qu’il gardait au fond du cœur depuis si longtemps. Les mots qu’il rêvait de dire.

— Tu es devenu si fort.

À cette voix douce, la main d’Andrews se relâcha. Il accepta enfin l’issue, et l’athamé d’Oliver s’enfonça droit en lui.

— Les jeux sont faits ! annonça Garland, sa voix résonnant dans l’arène silencieuse. — Tous les membres de l’équipe Andrews sont éliminés. Il reste un survivant dans l’équipe Horn. Ainsi, la victoire revient à l’équipe Horn ! Et à partir de cet instant, ils sont vos nouveaux champions de la ligue inférieure !

Il le déclara comme une sentence solennelle. Et enfin, le tonnerre gronda. Une déferlante de clameurs assourdissantes envahit chaque tympan. Élevant le volume de son sort d’amplification pour couvrir le vacarme, Glenda essuya ses larmes et lança sa conclusion.

— C’est finiiiiiiii ! Une ovation pour ces combattants ! Un spectacle à couper le souffle jusqu’à la dernière seconde ! Je suis fière comme jamais d’avoir pu commenter ce duel et d’étudier à Kimberly auprès de mages pareils ! Félicitations à l’équipe Horn ! Vous êtes les meilleurs !

Alors que les acclamations redoublaient, l’issue commençait à peine à se faire jour dans l’esprit des proches des vainqueurs.

— …Wouaaaaaah… ! s’écria Guy en se levant, les bras tremblants.

— Ils ont gagné ! Ils ont vraiment gagné ! répétait Katie, la voix éraillée d’avoir crié.

— Oui… oui, c’est vrai… acquiesça Chela, les larmes coulant à flots.

Assis à côté d’eux, Pete porta soudain les deux mains à sa gorge.

— …Hahhh… hahhh…

— Hé, ça va, Pete ? Tu fais de l’hyperventilation là ! s’inquiéta Guy.

Katie se précipita pour lui tapoter le dos. Chela, toujours en larmes, se pencha devant lui, tenant ses joues entre ses mains.

— Je comprends… C’était un combat où l’on n’osait même plus cligner des yeux. Pete, c’est bon maintenant. Respire…

— Comment tu fais pour pleurer autant ? Tu vas te dessécher ! cria Guy.

— Et si je me dessèche, je n’aurai aucun regret. C’était juste… un si beau match. Je ne l’oublierai jamais. Ces six âmes vaillantes, se battant de toutes leurs forces… !

— Ils ont gagné ! hurla Rita, encore toute retournée. — Tu as vu, Teresa ? Tu as vu ?!

— Bien sûr que j’ai vu. Arrête de me secouer.

— Je sais pas comment tu restes aussi calme, Teresa… Moi, j’ai les paumes toutes moites ! dit Peter.

Ses poings étaient restés crispés du début à la fin.

À côté de lui, Dean respirait encore à grandes bouffées, tout aussi retourné. Puis, une idée lui vint et il lança une question par-dessus la tête de Teresa, à l’adresse de la fille à ses côtés…

— Sacré duel, hein ? Même toi, tu dois admettre qu’il n’y a rien à redire.

— …Hmph. Oui, c’était supérieur à la moyenne pour ce niveau.

Felicia avait les jambes croisées avec grâce, mais malgré ses paroles, Dean pouvait voir les poils de sa nuque hérissés.

— …T’es en transe au point d’en avoir la chair de poule. Tu pourrais au moins l’admettre.

— Non, il fait simplement très froid ici. La gestion de la température laisse à désirer. Je compte bien déposer une réclamation.

— …Tant que ça t’aide à dormir la nuit.

Abandonnant le débat, Dean reporta son attention sur l’arène. Mais il gardait un œil sur Felicia, qui vibrait littéralement sur son siège.

Il esquissa un sourire. « Elle est bien plus facile à lire que je ne le pensais » se dit-il. Un sacré progrès par rapport à sa première impression.

Sous les acclamations continues qui saluaient le duel exceptionnel, Oliver se tenait debout dans l’aire de combat, les yeux baissés vers ses pieds. Là gisait son dernier adversaire, épuisé, allongé sur le dos.

— …Si tu t’étais contenté de la magie, l’issue aurait peut-être été différente. Tu n’y as pas pensé ?

Andrews tourna lentement les yeux vers lui. Il venait d’être transpercé, et la blessure était profonde. Combinée à l’épuisement du combat, il ne sentait presque plus ses membres, mais le sort d’atténuation avait évité que la blessure soit fatale. En temps normal, on envoyait une décharge de magie à travers son athamé pour achever l’ennemi transpercé, mais Oliver s’y était refusé, jugeant cela superflu.

Ainsi, même maintenant, Andrews était encore en état de parler. Cela lui prit un moment, mais il répondit :

— Je n’ai montré aucune technique d’arts de l’épée dans les matchs précédents. Je les réservais pour toi. Si je n’en faisais pas usage aujourd’hui, tout cela aurait été vain.

— …Ah, fit Oliver en souriant. — C’était parfaitement logique.

Andrews le fixa un moment, puis posa à son tour une question :

— Ce mouvement contre ma Charge héroïque… cette chute, c’était improvisé ?

— Ouais, c’est mon corps qui a réagi tout seul. Je ne pouvais rien faire dans une posture classique, alors j’ai tenté autre chose. J’ai juste eu le bon timing parce que tu arrivais à pleine vitesse. Si tu avais glissé une feinte là-dedans, j’étais cuit.

Cette explication impressionna encore davantage Andrews. Oliver avait passé des années à affûter ses techniques dans l’école Lanoff, mais il n’avait pas hésité à abandonner ce cadre au moment où la situation l’exigeait.

Andrews réfléchit un instant à sa propre décision de ne pas feinter, et conclut que c’était sa seule option. Une feinte aurait laissé à Oliver le temps de reculer, et l’instant aurait été perdu. Le choix de son coup final avait scellé sa défaite.

— Maintenant que j’y pense… Rossi a fait un truc similaire contre l’équipe Cornwallis. Je ne pensais pas voir ça venant de toi.

— Ah bon ? Peut-être que nos duels m’ont déteint dessus.

D’un air un peu gêné, Oliver se gratta la joue. Ils avaient passé assez de temps à s’affronter pour que leurs styles s’influencent. Et il fallait avouer qu’il admirait quelque peu l’esprit libre de Rossi. Si leur camaraderie avait permis d’arracher une victoire décisive, il lui en était redevable. Il imaginait déjà la tête horrifiée de l’Ytallien s’il venait à le remercier.

Un long silence suivit, calme et confortable. Oliver laissa son esprit s’attarder sur ce qu’il avait perçu d’Andrews pendant leur affrontement. Il lui était facile d’imaginer les efforts, les années de préparation, et la fierté qu’il cherchait à dépasser.

Il se pouvait qu’ils n’aient plus jamais l’occasion de se parler aussi franchement. Cette pensée fit naître des mots sur ses lèvres.

— Alors, heu… Mr. Andrews.

— ?

— C’était vraiment un beau match. En général, je n’aime pas spécialement me battre… mais ce combat-là, avec toi, m’a vraiment plu. C’est presque dommage que ce soit fini.

Il cherchait visiblement ses mots. Il ne fallait pas laisser la nervosité prendre le dessus, il avait gagné, c’était à lui de tendre la main.

— Euh… Ce que j’essaie de dire, c’est que…

Les mots justes lui échappaient. Ce n’était pas son genre d’hésiter autant, mais cette fois, il ne trouvait pas la bonne tournure. De plus en plus incertain de réussir à se faire comprendre, il prit son courage à deux mains.

— J’aimerais bien qu’on s’entraîne ensemble plus souvent, pas seulement dans… ce genre d’occasions. Qu’on reprenne tout depuis le début, qu’on explore nos forces et faiblesses mutuelles… Non, c’est pas ça. Je voulais pas avoir l’air aussi cliché.

Plus il cherchait à raisonner, plus il s’éloignait de son objectif. Il finit par tout laisser tomber et s’assit à genoux. Le dos droit, les mains posées sur les cuisses. Une posture que Nanao lui avait apprise, venue de Yamatsu : le seiza.

— J’aimerais apprendre à mieux te connaître. C’est ça, mon vrai message, déclara Oliver. —  Alors… tu veux bien être mon ami, Mr. Andrews ?

Tout le superflu avait été balayé. Et ces mots coupèrent littéralement le souffle à Andrews. Une chaleur lui monta au nez tandis que ses yeux devenaient humides. Pour ne pas laisser Oliver voir cela, il détourna la tête.

— …Richard, dit-il au bout d’un moment, précipitamment, pour masquer le tremblement de sa voix. —  C’est comme ça que m’appellent mes amis proches. Chela m’appelait Rick, mais c’est un cas unique. Et ça me rappelle trop l’enfance, alors je préfèrerais éviter.

Oliver hocha la tête et relâcha enfin la posture. Il savait qu’il avait fait passer son message. Plus besoin de formalités. Il s’assit aux côtés de Richard, regard tourné vers le plafond, les jambes allongées.

— Entendu, Richard. J’suis vidé.

— Ouais, moi aussi. Je ne peux plus bouger un muscle.

Ils parlaient avec sincérité. Richard finit par retrouver un peu ses esprits, se tourna vers Oliver, et tendit le poing, seul son bras droit étant encore mobile.

— La prochaine, elle est pour moi, Oliver.

C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. Mais les mots lui vinrent tout naturellement.

Oliver sourit… et cogna son poing contre le sien.

[1] En anglais Shrivel Shiv

[2]En anglais Glib Foil.

[3] En anglais Extend Edge.

[4] Linger Blade en anglais.

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