RoTSS T9 - chapitre 1

Danse sur glace

 

— …Il est vraiment en retard.

Dans la salle d’équipe au rez-de-chaussée, l’heure du premier match de la ligue de combat approchait à grands pas. Oliver et Nanao, assis sur un banc, disputaient une partie d’Échecs Magiques, mais Oliver jetait un œil inquiet à l’horloge.

— Le match commence dans dix minutes ! Où peut-il bien être ?

— Cette pièce-là est un loup-garou, dit Nanao. — Elle bondit pour te trancher la tête.

— Encore ?! Les loups-garous de cette version sont impitoyables ! Pourquoi rendre le jeu encore plus injuste… ?

Le front plissé, Oliver grogna en scrutant l’échiquier. Quelqu’un fit irruption dans la pièce, essoufflé : Yuri.

— Je suis là ! Le match n’a pas encore commencé, hein ?

— Yuri ! On avait dit : une demi-heure d’avance !

— Désolé, désolé, je me suis assoupi dans le salon. Mais du coup, je suis frais et dispo !

Il bondissait sur place pour le prouver. Oliver s’était levé d’un bond, prêt à le sermonner, mais il renonça et poussa un soupir.

— …Au moins, cette fois, on n’a pas de stratégie trop complexe. Mais il suffit d’une info de dernière minute pour devoir revoir nos sorts. Arrive plus tôt, bon sang.

— Hm, je ne ferai plus jamais ça ! Et euh… c’est l’équipe Valois, aujourd’hui ?

— Oui, l’équipe qualifiée qu’on connaît le moins. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas dangereuse. Baisse ta garde à tes risques et périls.

Tandis qu’Oliver exhortait à la vigilance, Nanao se leva du banc. Yuri remarqua l’échiquier entre eux et se pencha.

— Oooh, c’est quoi ? Ça a l’air sympa. Tu m’expliqueras après !

— Hrm ?

Nanao cligna des yeux. Oliver fronça les sourcils.

— Yuri… Tu dors encore ? C’est toi qui nous as parlé des Échecs Magiques…

 

— À vos marques ! En piste, équipe Horn !

L’élève de troisième année en charge de l’organisation les interrompit, et cette légère confusion fut bien vite oubliée. Tous trois recentrèrent leur attention sur le combat à venir.

— AaaaaaAAAAAAAHHHHH ! C’est partiiiiiii pour la liiigue de combat de la division inférieure !!!

Le colisée occupait à lui seul une aile entière du gigantesque bâtiment principal. Et dans la cabine de commentateurs fraîchement installée, Glenda électrisait déjà l’ambiance.

— Du calme, Miss Glenda, dit Garland, assis à ses côtés. — Avec cette excitation, on dirait une folle.

— J-J’le sais, mais je le SENS : ça va être phénoménal ! Je me suis mordu la langue cinq fois aujourd’hui ! Pourquoi est-ce que personne hurle avec moi ?!

Elle leva les bras, et les tribunes surpeuplées rugirent à leur tour. Les matches précédents avaient été particulièrement intenses, et toute l’arène était en ébullition. Même Garland hocha la tête.

— Je sens que ce sera un combat mémorable. La mêlée générale était déjà impressionnante, mais maintenant, les quatre meilleures équipes vont s’affronter directement. Et vu ce qu’elles ont montré jusque-là, rien n’est joué…

— Cette place est libre ?

Une voix s’éleva derrière eux, au paroxysme de l’euphorie d’avant-match. Glenda sursauta et se retourna, mais Garland avait déjà remarqué l’arrivée du visiteur. Il fit un geste vers le siège à côté de lui, tout en adressant un regard à son collègue.

— Professeur Aristides ! Vous ne venez pas souvent à ce genre d’événements.

— Je ne suis pas le seul.

Le professeur d’astronomie, Demitrio Aristides, s’assit à côté de Garland et désigna le plafond du colisée. Suspendu la tête en bas, dans un élégant costume brun foncé, se tenait le professeur aux boucles anglaises, Theodore McFarlane. Garland secoua la tête. Les yeux de Glenda pétillèrent.

— Deux professeurs pour observer la division inférieure Ça sent les ennuis à plein nez !

— La spéculation c’est une chose Miss Glenda, mais je préconise, de vous concentrer sur votre travail.

— Ha-ha, c’est noté.

Glenda savait depuis longtemps quand battre en retraite. Elle se replongea dans son rôle, et au centre de l’arène, un très grand ring carré s’imposait, aussi régulier qu’un échiquier. Depuis l’est et l’ouest, les têtes d’affiche faisaient leur entrée. Glenda, à l’aide d’un sort d’amplification, lança les festivités.

— Voici nos équipes ! À l’est, l’équipe Horn ! À l’ouest, l’équipe Valois ! Toutes deux ont survécu au chaos de la mêlée générale, mais qui prendra l’avantage cette fois, chers professeurs ?

— Difficile à dire. L’équipe Horn a surmonté des obstacles bien plus grands, tandis que l’équipe Valois a joué intelligemment pour que les probabilités soient toujours en sa faveur. Leur discrétion leur confère un avantage d’analyse.

Garland s’interrompit, jetant un œil à Theodore. La voix du professeur suspendu résonna depuis le plafond.

— Chacun des membres de l’équipe Horn pourrait être l’atout principal d’une autre équipe ! Si l’équipe Valois n’a pas le talent pour rivaliser, aucun talent caché ou plan de secours ne suffira. S’ils pouvaient être vaincus par des manœuvres de ce calibre, ils ne seraient jamais sortis victorieux du dernier tour.

Garland sourit, hochant la tête, puis tourna son regard vers Demitrio. Le professeur d’astronomie conserva le ton posé de ses cours.

— Tout dépendra de la manière dont ils exploiteront leurs différences. Les points forts de l’équipe Valois sont d’une nature fondamentalement différente.

— C’est la fille samouraï !

— Voilà notre Hibiya !

— Tranche-les tous encore une fois !

— Tiens bon, Horn ! T’es notre représentant du style Lanoff pour la division inférieure !

— Faut que tu donnes tout, Leik !

Les cris fusaient de toutes parts. En écoutant bien, la majorité des noms acclamés revenaient aux membres de l’équipe Horn. Sur le ring, côté ouest, Ursule Valois se tourna vers ses camarades.

— Ah-ha-haaa ! C’était sûr en fait. On a le soutien de personne.

Elle avait raison : près de 70 % du public était pour l’équipe Horn. Leur prestation au précédent tour, un combat contre trois équipes à la fois, qu’ils avaient pourtant remporté, y était sans doute pour beaucoup.

— M’enfin, j’m’en fous, tu vois ? poursuivit Valois d’un ton traînant. —On est des mages. Se faire acclamer, c’est gênant, pigé ?

— Oui, Lady Ursule.

— Nous savons quelle est notre place.

Un garçon et une fille hochèrent la tête en silence. Valois balaya les tribunes du regard une dernière fois, puis fixa ses yeux sur leurs adversaires.

— La clim qu’il y aura une fois le match fini. Rien que d’y penser, ça file la gerbe. Allez, faut supporter ça encore un peu.

Du côté de l’équipe Horn, Oliver paraissait légèrement ébranlé par ce changement d’accueil.

— …Ça fait beaucoup de bruit. Le public est juste au-dessus de nous.

— Wow, les gens sont à fond !

— Une scène digne de nous.

Yuri et Nanao, eux, semblaient ravis. Ni l’un ni l’autre n’était du genre à se crisper ou à douter, seul Oliver réagissait ainsi.

— Visiblement, je n’ai pas besoin de vous rappeler de ne pas vous laisser distraire. Si vous trouvez cette ferveur agréable, alors profitez-en. Nos seuls ennemis sont les trois en face.

Sur ce, il se concentra sur leurs adversaires. La voix de Garland résonna.

— Petite révision du règlement. Match à trois contre trois… avec une variante. Chaque équipe commence par envoyer un seul combattant sur le ring. Toutes les trois minutes, un autre membre rejoint l’arène. Les équipes seront donc complètes après six minutes. Mais si un joueur tombe avant, il est évacué immédiatement. L’ordre d’entrée sera crucial. Qui envoyez-vous en premier ? Qui gardez-vous en réserve ?

Oliver hocha la tête. Devaient-ils éliminer l’adversaire dès les phases à un contre un ou deux contre deux ? Ou au contraire, jouer la prudence jusqu’à être au complet ? Tout dépendait de la composition adverse. Il fallait deviner leurs choix en se basant sur les matchs précédents. Le choix du combattant initial était particulièrement stratégique : il n’aurait personne pour couvrir ses arrières.

— Format libre, sorts et lames autorisés et sorts d’émoussement à moitié efficaces. Nous considérons ceux arrivés jusqu’ici en division inférieure comme des élèves de classe supérieure. Le but est de rapprocher les conditions d’un véritable affrontement et la tension qui en découle.

Cette annonce fit frémir les tribunes. À Kimberly, un combat sans sang versé n’en était pas un. Oliver raffermit sa détermination. Ce match ne le tuerait sans doute pas, mais une erreur suffirait à se blesser gravement.

— Voilà tout ! lança Garland. — Les deux équipes, désignez votre premier combattant !

Oliver jeta un coup d’œil à ses deux compagnons, puis monta les marches du ring. L’ordre d’entrée avait été transmis à l’avance à Garland. Aucun changement n’était permis selon la composition adverse. En atteignant le centre, il vit Ursule Valois gravir les marches opposées. Elle aussi ouvrait le bal.

— Hmm ? Mr. Horn, tu commences ? Ça veut dire que ça deviendra sérieux surtout à trois.

— Je ne suis pas à ta hauteur, Miss Valois ?

Chela lui avait transmis les propos de Valois. Ce qui suggérait qu’elle avait quelque chose contre lui. Il tentait d’en deviner la raison. Mais elle se contenta de sourire.

— Nooon ? Pas du tout. Je suis plutôt contente ? Je veux éliminer Miss Hibiya avant tout, mais je voulais quand même t’écraser avant tu vois.

Elle pencha brutalement la tête, ses yeux formant une ligne verticale. Oliver frissonna. Ce n’était pas comme avec Jasmine Ames, ce n’était pas de la force brute. C’était autre chose, plus sombre, plus sinistre.

— À vos baguettes, commencez !

Le silence s’abattit sur le colisée. Oliver s’attendait à un sort d’ouverture, mais rien ne vint. Valois haussa les épaules, sans même adopter une garde.

— On n’a que trois minutes, alors pas la peine de gâcher du temps avec des sorts, ok ? Le public veut un vrai combat.

— …Tu veux croiser le fer, donc.

Oliver se mit en garde et avança. Valois trottina dans sa direction. La foule retenait son souffle tandis que l’écart entre eux diminuait.

— Oh, aucun sort lancé ! Ils vont directement au corps à corps !

— Mr. Horn a accepté l’invitation. Il n’a aucune raison d’éviter un duel à l’épée tandis que Miss Valois n’a jamais montré son style en combat jusque-là. Ce premier échange est à surveiller.

Garland souriait. Il avait lui-même encouragé un « vrai combat », et même si cela n’en avait pas encore l’air, il devait admettre qu’il adorait ce qu’il voyait.

— Tu commences toujours avec cette posture ? Je me demande si tu ferais pareil face à un béhémoth.

— …

Même à distance de frappe, Valois poursuivait son flot de paroles. Elle ne prit aucune garde, les bras ballants le long du corps. Oliver fronça les sourcils. Même si elle était sûre de sa maîtrise de l’épée et qu’elle le méprisait totalement, cela restait étrange. Logiquement, il aurait dû porter le premier coup. Mais tout son instinct criait : Pas si vite. Il maintint donc sa posture. Valois souffla par le nez.

— T’as donné ta langue au chat ? Quel garçon ennuyeux.

Ses pieds joints, le dos bien droit, elle leva lentement son athamé droit devant elle. Cela ne ressemblait guère à une position de combat : bras tendu, pieds soudés, elle ne pouvait ni avancer ni reculer efficacement. Elle ne pouvait même pas attaquer sans d’abord replier le bras. Sa posture d’avant était bien meilleure.

La pointe de sa lame s’éleva lentement. Et au moment même où le regard d’Oliver s’y fixa… Valois s’élança sur lui, comme si le temps s’était évaporé.

— ?!

Il bougea par pur réflexe et para in extremis la lame qui visait ses yeux. Dans le même mouvement, il tenta une contre-attaque, mais dès que leurs athamés s’entrechoquèrent, Valois s’effaça sur le côté, souple comme un saule dans le vent. L’athamé d’Oliver ne faucha que le vide.

— Belle parade, commenta Valois en reprenant ses distances. — Mais…

Oliver le vit alors : ses pieds. Ils ne bougeaient pas… et pourtant, elle glissait sur le sol. Une scène irréelle.

— …la danse ne fait que commencer. Te sens-tu digne d’être mon cavalier ?

 

— Elle est entrée dans la garde en restant parfaitement droite ! Sans prévenir ! On dirait qu’elle glisse comme sur une patinoire ! Professeur Garland, qu’est-ce que c’est ?!

— La Marche de Glace. Une démarche rendue possible par l’annulation du frottement sous les semelles, grâce à la magie spatiale. Le type de terrain joue sur la difficulté, mais la roche lisse de ce ring est idéale. Et son premier mouvement, qui a attiré l’attention sur la pointe de son athamé pour masquer la distance réelle rend ce leurre visuel fort habile. Mais ceci…

Les yeux de Garland ne quittaient pas Valois. Son déplacement n’avait rien de comparable avec les autres élèves de la ligue.

Lorsqu’elle bougeait, tournait ou s’arrêtait, jamais elle ne poussait contre le sol. Un mage capable de contrôler parfaitement son centre de gravité pouvait dissimuler ses intentions… mais ce que faisait Valois allait bien au-delà. Tandis que Garland la fixait, Demitrio reprit l’analyse.

— Elle enchaîne ses mouvements sans transition. Impossible avec la Marche de Glace basée sur l’inertie classique. Même en combinant cela au contrôle de l’équilibre, c’est inconcevable. Ce qui signifie qu’elle utilise très probablement…

— …L’élément opposé.

Au milieu du commentaire, Oliver comprit lui-même. Ces déplacements inhumains, imprévisibles, comme une danse sur glace… Lorsqu’elle l’entendit, Valois sourit.

— Tu as deviné ? C’est ce qu’on appelle la Suspension. Sympa, non ?

Même en parlant, sa lame jaillit vers sa gorge. Oliver la dévia de justesse, l’esprit en alerte. Ce n’était pas une simple réduction de friction. Il avait d’abord soupçonné une technique de lévitation, mais il n’y avait aucune turbulence d’air à ses pieds. Ce qui l’amena à cette réflexion sur l’élément opposé, autrement dit, glisser en effectuant une poussée contre le sol grâce à un élément infusé sous ses semelles. La propulsion venait probablement d’un déséquilibre contrôlé dans le coussinet de répulsion, sous ses pieds. Il s’agissait sans doute d’une forme avancée de la Marche de Glace.

Il en comprenait à présent la logique. Mais cela ne faisait que souligner l’exigence hallucinante de cette technique. Des années de travail, rien que pour parvenir à se déplacer ainsi. Et pour l’utiliser dans un duel de lames ? Le niveau requis était tout simplement hors de portée. Le sol lisse aidait, certes, mais le résultat était d’un autre monde.

— Hfff… !

Il ne pouvait la laisser glisser à loisir. Dès qu’elle fut à portée, Oliver activa une magie spatiale.

Il assouplit légèrement le sol devant lui, sur un rectangle de six mètres par un et demi. Pas assez pour faire trébucher, mais de quoi empêcher la Suspension dans cette zone.

— Ughhh, j’vois pas pourquoi tu fais ça. Pourquoi tu ne glisses pas toi aussi ?

Valois s’arrêta juste devant la zone modifiée. Évidemment, Oliver s’y attendait.

— Hah… !

Il lança une estocade, profitant de cette brève pause. Même avec la Suspension, elle avait du poids, donc de l’inertie. Elle était immobile, et lui en mouvement ce qui était à son avantage. Sans feinte, la Suspension ne pouvait rivaliser contre de la pure vélocité.

Valois parvint à lever son athamé pour parer, mais n’ayant adopté aucune garde, ce fut un geste maladroit. Oliver avait l’élan pour lui, elle ne pouvait le contenir. Leurs lames s’entrechoquèrent et la sienne céda aussitôt.

— ?!

Quelque chose clochait. C’était trop facile. Il n’y avait eu aucune résistance. Sa lame repoussa celle de Valois, et son corps partit en rotation.

Saisissant le danger, Oliver se redressa vivement alors que sa rotation s’achevait et que sa lame scintillait. Il se cambra en arrière… et sentit une brûlure aiguë sur sa joue. Des gouttes écarlates perlèrent et tâchèrent le sol à leurs pieds.

 

— Hmm, trop près ! Un tout petit peu plus profond, et c’était terminé pour toi.

Valois s’était figée en garde haute. Une vague de terreur balaya la douleur sur la joue d’Oliver. Pour la première fois, elle adoptait une technique qu’il pouvait reconnaître : la posture en piqué de l’école Koutz.

— Ah !

— Il est touché !

— C’était… ?!

Kate et Guy s’écrièrent en voyant le sang de leur ami, à moitié levés de leur siège. Pete écarquilla les yeux, abasourdi par l’échange qu’il venait de voir. À côté d’eux, la sorcière à l’œil de serpent, Miligan, leur apporta une réponse.

— C’est le Tour, une technique avancée de l’école Koutz. Quand on bloque une attaque, on absorbe l’impact en tournant sur soi-même comme une toupie, pour contre-attaquer. Sur terre ferme, cela exige un appui sans frottement.

Le mouvement avait été trop rapide pour leurs yeux, mais Miligan avait suivi chacun des gestes de Valois. Elle avait paré le coup en se tenant sur la pointe d’un pied. Si Oliver ne s’était pas cambré à temps, cette taillade l’aurait éliminé net.

— C’est une technique censée répondre à une attaque précipitée, quand l’adversaire s’élance trop loin pour conclure rapidement… ce qui n’était pas du tout le cas ici. La charge d’Oliver était parfaitement maîtrisée, tant en portée qu’en force. Et pourtant, Miss Valois a réussi à transformer cela en un Tour assez précis pour lui faire verser le sang. Dire que son art est raffiné est un euphémisme.

 

— Impressionnant, admit Garland. — On est bien au-delà d’un simple emprunt à l’école Koutz.

 

Sur le ring, le combat avait repris. Oliver Horn était acculé par des mouvements inconnus, et Ursule Valois, avec sa Suspension, rendait ses attaques imprévisibles, fuyantes. Cela ressemblait moins à un duel qu’à une représentation de ballet.

Demitrio semblait tout aussi impressionné.

— Elle a clairement éliminé tout ce qui ne vient pas du style Koutz. La manière dont elle déplace ses pieds et son corps sur un sol sans frottement témoigne de la chose. Cela fait des décennies que je n’ai pas vu une troisième année de ce niveau.

Un blocage raté laissa une entaille sur le bras d’Oliver. Il répliqua, mais son coup fut détourné sans mal, parfois converti en contre redoutable. Ses déplacements sous Suspension échappaient à toute logique, et à chaque échange, Oliver était sur la défensive.

C’était une lutte sans merci. Mais serrer les dents et encaisser restait sa seule option. Il savait parfaitement que son adversaire voulait l’irriter jusqu’à ce qu’il perde le contrôle. Alors il tint bon, évitant les coups mortels, endurant, endurant, encore.

— C’est du pur Koutz, hein ?

Dans cette agonie continue, il lâcha une question. Athamé ensanglanté levé. Valois répondit d’une voix nonchalante.

— Oui ? Contrairement à vous, pauvres âmes sans talent, je suis l’élue de l’Épée. Toi et moi, on n’a juste pas commencé sur la même scène.

Elle glissa vers lui. À ce stade, elle combinait ses pas sous Suspension à des déplacements plus classiques, ce qui rendait ses feintes illisibles pour Oliver. Il utilisa son Tombeau de la terre pour ramollir le sol et l’entraver, mais à peine cela avait-il fait effet que Valois retravaillait le terrain avec sa propre magie spatiale. Et comme le ring disposait d’un sort de régénération automatique, jouer à la taupe ici en transformant le terrain allait épuiser Oliver le premier, car elle disposait d’une plus grande réserve de mana.

— Les gens pensent que le style Koutz, c’est genre… obscur ? Mais ça veut juste dire que Lanoff et Rizett n’ont pas su le théoriser. Enseigner des techniques abstraites exige que l’élève ressente leur fonctionnement, autrement dit, faut avoir le feeling. Et voilà pourquoi les médiocres ne vont nulle part.

Chaque tournure semblait destinée à le pousser à bout. Mais aussi provocante qu’elle fût, Oliver devait admettre qu’elle n’avait pas tort. Il avait essayé d’apprendre certaines techniques du style Koutz, et s’était heurté au mur qu’elle décrivait.

Des trois grandes écoles, Koutz comptait le moins de pratiquants. Tout simplement parce que peu de gens avaient le don nécessaire. Et même parmi ceux-là, rares étaient ceux qui s’y consacraient exclusivement. Les purs adeptes du style Koutz étaient rares, de l’ordre d’un sur mille disait-on. Quelle que soit la véracité du chiffre, une chose était sûre : Ursule Valois était la première combattante au style pur Koutz qu’Oliver affrontait.

— Tu n’arrives toujours pas à l’accepter ? Alors je vais t’y forcer.

Une avancée standard, une estocade. Oliver recula prudemment tout en position pour parer, mais au moment où le bras de Valois atteignit son extension maximale, et que ses pieds cessèrent de bouger, la pointe de la lame continua.

— … !

Pris de court, il esquiva trop tard. Sa déviation fut faible, et la lame entailla légèrement le côté de son cou. Elle avait lié une marche classique à un pas sous Suspension. Il en comprenait la logique, mais la régularité inhumaine de la manœuvre troublait ses perceptions.

— Tu fais tellement d’efforts pour comprendre. Mais tu sais, moi, j’ai pas besoin. Je le sens, tu vois ? Je suis née comme ça. Depuis que je suis toute petite, j’ai été élevée dans une pièce sans frottement.

Alors que son assaut plongeait Oliver dans la confusion, Valois se mit à évoquer ses souvenirs.

Oliver savait que de tels mouvements ne s’acquéraient pas par simple don inné. Ces techniques ne devenaient siennes qu’en aiguisant ses sens à chaque instant de sa vie. Les pratiquants du style Koutz considéraient le frottement comme une impureté du mouvement, et Valois avait sans doute grandi dans un environnement fondé sur ce principe. Au prix de ce que l’on appellerait normalement une enfance humaine.

— Vous autres médiocres, avec vos langues, vos principes, vos expériences, tout ce qui vous enchaîne… Un raisonnement banal dans un corps banal, déjà impropre à l’école Koutz.

Elle le toisa avec mépris. Oliver savait qu’elle avait vécu l’exact opposé de ce qu’elle décrivait. C’était ainsi qu’un pur combattant du Koutz était façonné : en ne lui enseignant jamais le bon sens, en ne lui laissant jamais développer de raisonnements ou de morale ordinaires. En supprimant rigoureusement toute distraction pour affiner uniquement son talent anormal, elle avait été cristallisée en mage, conçue pour cela.

— Et vous, vous vous réfugiez tous sous le style Lanoff par défaut, voilà pourquoi c’est si populaire. Quand je vous vois vous disputer pour voir qui est le meilleur, je ne peux que rire. Pourquoi passer tant de temps à vous jauger alors que personne ne fait la différence ?

Son mépris ne visait plus seulement Oliver, mais l’ensemble des adeptes de l’école Lanoff. La force de ce style reposait sur sa méthodologie rigoureuse et la reproductibilité de ses techniques à haut niveau. Mais pour elle, ce n’était qu’un refuge pour les sans-talents.

— …Quel est ton vrai problème ?

Les épaules de Valois tressaillirent. Oliver avait désormais une idée claire de ses idéaux, de ce qui la poussait à le mépriser. Mais cela ne suffisait pas.

— J’ai bien écouté ton discours, poursuivit-il. —  Je pourrais débattre, mais soit, pas maintenant. Le fait est que… si tu croyais vraiment à ce que tu dis, tu ne ressentirais pas de haine. Tu ressentirais, au mieux, un mélange de pitié et de mépris. Mais là, tu nous détestes. Pas vrai ?

Oliver appuyait volontairement là où ça faisait mal. Depuis l’instant où Valois avait foulé le ring, il l’avait senti. Sous ses moqueries et ses piques brûlait une véritable hostilité.

C’était le parfait opposé de ce qu’il avait un jour perçu chez Joseph Albright. Tous deux le considéraient comme inférieur, mais là où Albright dissimulait un vide intérieur sous son mépris, Valois… c’était autre chose. Pas du devoir ni de l’orgueil : elle haïssait Oliver Horn. D’une haine personnelle, viscérale. Ou peut-être visait-elle quelque chose de plus grand que lui.

— …Tu m’fous tellement les nerfs.

La voix encore plus acerbe, Valois reprit son offensive. Leurs athamés s’entrechoquèrent. Elle utilisa Fil adhésif pour se coller à la lame d’Oliver, se cambra et glissa sur son flanc. Son instinct lui soufflait de riposter d’un large revers, mais elle aurait pu en profiter pour trancher sa main. Alors, il activa lui aussi Fil adhésif, retenant brièvement sa lame, puis pivota pour tenter de saisir son poignet dominant de la main gauche.

— ?!

Mais son pied droit glissa. Valois avait annulé le frottement du sol avec sa magie spatiale. Il réussit à retrouver son équilibre avant de tomber, mais entre-temps, sa lame avait déjà amorcé une nouvelle attaque. Il ne parvint à la bloquer qu’à la dernière seconde, les dents serrées.

— Tu vois, hein ? Que du blabla ! Tu pensais connaître le style Koutz après avoir affronté la pauvre imitation de Mr. Rossi ? Il a une certaine sensibilité, j’dis pas, mais sa méthode est bourrée d’impuretés. J’peux pas supporter ça. Il nous salit.

Les insultes de Valois débordaient maintenant sur les rivaux d’Oliver. Ce dernier frappa sa lame avec une force accrue, moins pour blesser que pour affirmer sa volonté.

— …Ravale ce que tu viens de dire.

— Oh, c’est ça qui t’a vexé ? s’étonna Valois. — Tu t’énerves pour des trucs tellement étranges.

FRIGUS !

FLAMMA !

Un jet de glace surgit derrière elle, aussitôt annulé par une gerbe de flammes au-dessus de l’épaule d’Oliver. Les sorts s’annulèrent mutuellement. Les équipiers rejoignaient enfin le combat.

— Ooooh ? Trois minutes déjà ? J’ai dû trop bavarder. Tant pis !

Le match entrait dans sa phase à deux contre deux. Les deux camps se replièrent légèrement, reprenant leur position. Katana levé, Nanao s’adressa à Oliver.

— Une adversaire redoutable.

— Oui. Reste sur tes gardes. Tu n’as jamais affronté quelqu’un comme elle. SANAVULNERA !

Oliver appuya son athamé contre son cou, refermant la plaie. Plus le duel durait, plus la perte de sang risquait de l’handicaper. C’était là l’impact le plus significatif de l’affaiblissement des sorts d’atténuation à moitié réduit.

Valois n’avait subi aucun dégât, et ne nécessitait aucun soin. Si elle avait reculé un instant, c’était uniquement parce que l’entrée de Nanao bouleversait la dynamique du combat d’une manière impossible à ignorer. Nanao, à elle seule, représentait une force redoutable. Sa présence permettait à Oliver de jouer un tout autre rôle. Malgré tout son mépris et sa haine, Valois n’ignorait pas le danger qu’il représentait.

— Lady Ursule, vos ordres ?

— Écrasez Mr. Horn en priorité. Imite-moi à la lettre.

Le second membre de son équipe à entrer en scène était Gui Barthé. La réponse de Valois était sans détour, éliminer l’adversaire affaibli, une tactique classique.

 Et Oliver Horn, après trois minutes à analyser du pur Koutz, était déjà rudement éprouvé. Il avait patiné sur un fil glacé depuis le début, mais avait réussi à franchir un cap crucial, un instant décisif, propice à une ouverture.

Naturellement, Oliver et Nanao en étaient conscients. Et ils n’avaient aucune intention de se plier au jeu.

— C’est le moment, Nanao !

— En effet. GLADIO !

Nanao s’élança sans attendre, lançant la première attaque. Un sort de coupe assez large pour atteindre leurs deux adversaires, mais avec un effet différant de chaque côté. Son arc était une diagonale ascendante allant des tibias de Valois à sa droite à la taille de Gui à sa gauche.

— Hm.

— IMPETUS !

Leurs réactions divergèrent, inévitablement. Valois se contenta de bondir vers l’avant, tandis que Gui dut s’interrompre net pour lancer un sort de vent. Oliver ne laissa pas passer cette faille.

TONITRUS !

Alors que Valois quittait le sol, il lança un éclair visant à la frapper en plein vol. Son pas sous Suspension improvisé ne pouvait la sauver dans cette situation, et Gui venait tout juste d’incanter, incapable donc de la couvrir. Valois serait contrainte d’utiliser un sort à son tour, la rendant vulnérable au moment de l’atterrissage. Le plan était clair : laisser à Nanao une ouverture pour frapper.

Mais les attentes d’Oliver furent rapidement réduites à néant. Le projectile fusa vers elle, et pourtant, Valois ne prononça aucun sort. Elle pointa simplement son athamé vers lui, et, tel un moulin à vent pris dans une rafale, son corps entier partit en vrille sur le côté.

— Hmm ?!

Et elle ne se contenta pas de tourner sur elle-même. L’éclair fut aspiré dans le mouvement, dévié à quatre-vingt-dix degrés, et projeté de l’autre côté. Il passa juste devant les yeux de Nanao, qui dut s’interrompre pour le trancher à deux mains à l’aide de son Flow cut. Pendant ce temps, Valois atterrit sans encombre, glissant avec fluidité sur le sol.

— Ça, c’était la version Koutz du Flow cut. Ton pauvre sort ? Une pichenette suffit à le dévier.

Ce seul mouvement fit frémir Oliver. Là où la version de Nanao utilisait la synchronisation élémentaire pour influer sur la trajectoire d’un sort, la variante Koutz exploitait l’élément de répulsion pour que le sort propulse le corps du lanceur lui-même. Éviter l’attaque telle une feuille portée par le vent, puis la rediriger vers l’adversaire, une ruse magistrale. Oliver connaissait l’existence de cette manœuvre, mais cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vue exécutée avec une telle précision.

— Shaaa !

Le projectile neutralisé, Nanao reprit sa charge. Elle avait manqué son ouverture à l’atterrissage, mais n’était pas du genre à s’en formaliser. Valois l’attendait dans une posture difficile à identifier, tandis que Nanao porta un coup net et vertical depuis une garde haute.

— Ah-ha-haaa !

Le choc la fit reculer en arrière au point de finir presque couchée. Mais se retrouver à l’horizontale n’était pas synonyme de défaite pour un adepte du style Koutz. Son corps entraîna le sabre de Nanao dans sa rotation, et elle en sortit avec un coup sur le flanc opposé. Nanao recula vivement les bras, mais ne parvint pas tout à fait à esquiver, car la pointe vint érafler la surface de sa peau. Non parce qu’elle avait réagi trop tard, mais parce que la puissance du coup de Nanao avait donné une vitesse folle au Tour  de Valois.

— Hng… !

— Quelle force ! Et tu visais bien l’axe, aussi, observa Valois en glissant en arrière. — Mais l’élan d’un instant et celui de l’instant d’après… ne sont jamais les mêmes.

Nanao avait ciblé son attaque sur l’axe de rotation. Elle avait vu le Tour à l’œuvre contre Oliver, et en avait compris le fonctionnement. Mais c’était justement pour cela que les escrimeurs du style Koutz passaient tant de temps à dissimuler l’orientation de leur axe.

— Ton Flow cut à deux mains est… pas mal. Mais ça reste une version dopée d’une technique banale d’art de l’épée. Moi, je manipule la puissance bien mieux que toi. Tu veux vérifier ?

— Avec joie.

Nanao avait l’air ravie. Elle fonça, inconsciente du fait qu’on la provoquait, simplement exaltée d’affronter un style inconnu.

— …Bordel, elle est douée. Et elle se planquait dans notre promo ? grogna un garçon dans les tribunes.

C’était Rosé Mistral, chef du groupe qui avait donné tant de fil à retordre à l’équipe Horn avec ses leurres. Ses deux coéquipiers étaient à ses côtés et au rang devant eux, les trois filles avec lesquelles il avait collaboré pendant ce même match.

— Je ne pensais pas voir un jour un pur produit de l’école Koutz. Je ne comprends même pas ce que je regarde. Et pourtant, Mr. Horn s’en sort alors qu’il n’anticipe pas.

— Eh, accroche-toi, Horn !

— Jaz joue sa réputation là-dessus !

Cette équipe était dirigée par Jasmine Ames, épéiste de talent à la frange masquant la moitié du visage. Elle observait le match en silence, tandis que ses coéquipières, elles, étaient agitées en grande partie parce qu’Oliver avait vaincu Ames en un contre un lors du match précédent.

La troisième équipe de leur alliance de fortune était installée plus loin, peut-être par prudence, après avoir été de l’autre camp pendant la mission de récupération des os. Jürgen Liebert, le chef, était un spécialiste des arts traditionnels de manipulation des golems.

— C’est chaud… comment on gérerait ça ? demanda-t-il, les yeux rivés sur l’affrontement entre Oliver et Valois.

— Faut la surclasser dès le premier coup. Mais avec ces règles, c’est pas simple…

— Le ring est minuscule. Difficile de garder la distance tout le long.

La discussion se faisait entre Camilla Asmus, une tireuse d’élite, et Thomas Chatwin, son partenaire. Les yeux de rapace de Camilla ne perdaient pas une miette de la lutte acharnée d’Oliver.

Le second membre de l’équipe Valois, Gui Barthé. Carrure moyenne, maîtrise polie de l’école Rizett, avec un style d’escrime diamétralement opposé au styleKoutz. Oliver avait échangé quelques coups au corps à corps avec lui jusqu’à ce qu’ils soient brusquement interrompus. Ursule Valois combattait Nanao au sud-ouest, mais à la faveur d’un coup puissant, elle se propulsa dans leur direction.

— …Gah… ?!

Une estocade fulgurante en direction du visage d’Oliver. Il se cambra pour l’éviter, mais ne put rien contre la lame suivante. Elle lui toucha le front, ouvrant une entaille nette. Valois, ravie, en profita aussitôt.

— Ça a l’air douloureux, non ? T’as luttéééé pour me tenir à distance. Et voilà qu’un autre s’en prend à toi ! T’aimerais bien pouvoir te concentrer sur une seule personne, hein ?

GLADIO !

Nanao intervint sans hésiter, bien décidée à ne pas laisser son camarade en difficulté. Oliver sentit le sort fuser derrière lui et se baissa aussitôt.

Le projectile passa au-dessus de sa tête et fondit sur Valois, mais son coéquipier s’interposa et l’annula.

— Hm…

L’attaque surprise aisément neutralisée, Valois fronça les sourcils, contrariée.

— Je n’avais pas besoin de ta protection. Ça peut donner l’impression que je suis du même niveau que lui alors que je vois bien la différence. Horn n’a rien à voir avec nous. Le travail d’équipe fondé sur une pseudo-amitié ? Beurk. Rien que d’y penser, j’ai la gerbe.

Tout en marmonnant, elle restait collée aux talons d’Oliver. Elle s’entêtait à prouver qu’elle était plus forte, que sa voie était la meilleure comme si chaque coup porté devait l’obliger à admettre cette vérité. Comme si lui arracher cette reconnaissance comptait davantage que le résultat du combat lui-même.

— Alors je vais te montrer la différence. Moi, j’ai vraiment fait bosser mes bras et mes jambes. Notre coordination est d’un tout autre niveau. Toi, avec ta confiance, tes liens, ta camaraderie… tout ça ne vaut strictement rien.

Sur ces mots, elle tourna sur elle-même et asséna un coup. Oliver para de justesse, mais une étincelle jaillit devant ses yeux. Pas vraiment douloureuse, mais elle atteignit en plein sa blessure au front.

— … !

— Aïe ? Même une pichenette suffit à te faire perdre tes moyens, ricana Valois.

Elle avait utilisé Flash non pas pour l’aveugler, mais pour viser la plaie. Un simple coup bas, en soi, mais Oliver ne pouvait se permettre la moindre perte de concentration. Une ruse habile pour le fragiliser.

— Hahhh !

La lame de Nanao s’abattit. Valois encaissa le choc et fut projetée en arrière. Son coéquipier recula avec elle, et les deux équipes se retrouvèrent à distance.

— Ughhh, encore ? Dès que ton p’tit copain est un peu en difficulté, tu lui offres une aide si molle. Si ça avait été nous ? J’en aurais fait un leurre et j’aurais contourné l’adversaire. Pourquoi pas toi ? Ce pion est tellement usé à quoi d’autre pourrait-il servir que d’appât ?

Valois fulminait. Tandis qu’Oliver reprenait son souffle, Nanao s’approcha de lui.

— Oliver, ton front…

— Je m’en occupe.

Il enflamma la lame de son athamé et cautérisa la plaie avec le plat. Pas le temps de la soigner correctement, mais au moins, cela empêcherait le sang de lui brouiller la vue. Nanao acquiesça, et il reporta son attention sur l’ennemie.

Dans les gradins, Katie poussa un petit cri. Elle était la reine de l’indifférence à sa propre douleur quand elle était concentrée, mais supportait mal de voir ses amis en souffrir.

— …Je peux pas regarder… Oliver est couvert de blessures !

— J’arrive pas à croire qu’il ait trouvé quelqu’un qu’il n’arrive pas à gérer…

Guy paraissait aussi ébranlé que Katie était horrifiée. Miligan, elle, secoua simplement la tête.

— Pas de panique. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

— Exact, confirma Pete, avec assurance.

Tous se tournèrent vers lui, surpris.

— …Miss Valois est puissante, c’est sûr. Mais c’est une imbécile. Elle a choisi d’affronter Oliver sur son propre terrain.

— Presque six minutes, hein ? soupira Valois. J’en ai assez de faire la morale.

Elle pourchassait Oliver depuis le début. Son plan était de le vaincre avant que les équipes ne soient au complet et si elle échouait, la dernière phase serait bien plus périlleuse. Convaincue de l’avoir suffisamment épuisé, elle le vit chanceler… et se jeta sur lui pour l’achever.

— Alors… je vais mettre fin à tout ça !

Elle flotta sur son flanc, fit une feinte par rotation, puis un coup diagonal ascendant qu’elle espérait décisif. Mais au lieu de quoi, un impact brutal la cueillit en plein ventre. Déséquilibrée, elle recula et vit alors le pied d’Oliver. Il avait feint la faiblesse pour la piéger, camouflant sa Queue furtive sous sa cape.

— …Gah—

— Lady Ursule !

Pliée en deux, elle se laissa flotter au loin. Oliver ne poursuivit pas, se contentant de reprendre position.

— Tu manques de patience, Miss Valois. Moi, je pourrais continuer six heures.

 

— Ouaaah, retournement de situation pour Miss Valois ! hurla Glenda. — Son Koutz mettait Mr. Horn sur la défensive, mais aurait-il enfin trouvé la faille ?

— …Non, c’est plutôt que… commença Garland sans finir.

— Mr. Horn ne lit toujours pas son Koutz, précisa Demitrio. — C’est elle qui a commis une erreur. Le résultat logique d’un risque pris trop tôt, quand l’adversaire est encore dans le combat. C’était prévisible.

Des paroles dures, mais corroborées par les faits. Suspendu au plafond, Theodore hocha la tête, les bras croisés.

— Ça devient intéressant, dit-il avec gourmandise. — Les talents de Miss Valois sont très supérieurs, mais Mr. Horn met à nu leur faiblesse cachée. En cela, c’est un duel idéal.

 

— Je ne peux pas lire dans ton style. Mais tes pensées ? Elles sont limpides pour moi.

Oliver parla doucement. La sixième minute sonnait, et les derniers membres des deux équipes entraient dans l’arène. Les deux leaders étant en mauvais état, le combat marqua une brève pause. Soignant les nombreuses blessures laissées par Valois, Oliver reprit, d’un ton plus ferme

— Notre combat ne m’a pas affaibli. C’est toi qu’il a épuisée. Tu comptais m’abattre en trois minutes, et tu as échoué. Quand les trois suivantes n’ont fait que m’égratigner, tu t’es laissé gagner par la panique. Ta rancœur, que tu espérais retourner contre ma confiance, s’est retournée contre toi. Voilà pourquoi tu as voulu en finir rapidement… et ce qui a conduit à cette attaque sans intérêt.

Ce mot la fit sursauter. Reprenant son souffle, Oliver se mit en posture médiane. Non pas une simple pose, mais une composante de son enchaînement, une manière de canaliser ses nerfs en déroute. Et cela ne lui échappa pas : elle comprit que son état d’esprit n’était nullement aussi rongé que son apparence le laissait croire.

— Les profondeurs du style Koutz sont insondables. Mais cela signifie aussi que son adepte doit lui-même rester impénétrable. Miss Valois, ton cœur n’est pas là où tes mouvements l’exigent !

Alors que son cri résonnait, un claquement sourd retentit. Quelque chose tomba aux pieds de Valois. Une molaire, blanche et luisante, teintée de rouge, arrachée par la force de sa propre morsure. Les deux membres de son équipe, dont Lélia Barthé venant d’arriver, pâlirent de stupeur.

— L-Lady Ursule… !

— …Ça va, je suis calme ! déclara Valois, le sang lui coulant au menton. — Pitié, épargnez-moi ça. Me faire aboyer dessus par un clébard, ça me fait bouillir le cerveau.

Valois avait l’habitude d’évacuer sa colère en passant à tabac son adversaire. Mais quand cela s’avérait plus ardu, elle avait une autre méthode : une douleur intense, le goût du sang. Cela ne calmait pas sa fureur, mais canalisait ses émotions éparses en une soif de sang pure et concentrée.

— Mais il n’a pas tort. Certes, c’est du vomi de clébard, mais j’admets le fond. Je ne pensais pas que tu tiendrais aussi longtemps. J’ai clairement mal évalué la chose. Va falloir changer de plan.

Elle avait encaissé un coup, mais n’avait rien perdu de son assurance. Ses coéquipiers se penchèrent vers elle.

— …Que fait-on, Lady Ursule ? — Ils sont forts. Notre formation devr…

— Pas besoin.

— Hein ?

Tous deux la dévisagèrent, stupéfaits. Valois ne leur accorda même pas un regard.

— J’ai pas besoin de vos cerveaux. Ils m’encombrent. Laissez-moi faire. Filez-moi juste toute votre énergie.

Leurs épaules se raidirent. Et tous deux se mirent à supplier.

— …Lady Ursule, je vous en prie…

— On peut encore gagner ! Je vous le promets !

— Personne vous a demandé votre avis. Allez, bonne nuit. DOMININEXUM !

Le sort de Valois ne laissa aucune place à la pitié. Leurs têtes se baissèrent. Tandis que Yuri rejoignait le reste de l’équipe Horn, il fronça les sourcils devant le spectacle.

— Hmm… ?

— Qu’est-ce qu’ils ont ?

Les deux coéquipiers redressèrent lentement la tête, les yeux vides. Valois les laissa de côté, s’essuya le menton ensanglanté et s’avança.

— Voilà. On va pouvoir passer au vrai spectacle, maintenant.

À peine ces mots prononcés que ses deux partenaires se mirent à léviter.

— ?!

Oliver se racla la gorge. Et les trois ennemis lancèrent leurs sorts. Il les esquiva sans peine. Leurs mouvements étaient sans avertissement, vifs et imprévisibles exactement comme Valois, qui usait de ce pas flottant sous Suspension, propre au style Koutz pour dérouter ses adversaires.

— Hmm ?!

— Quooooi ?! Tu n’utilisais pas le style Rizett tout à l’heure ?! s’écria Yuri, croisant le fer avec Gui Barthé.

Oliver, qui affrontait les deux autres, pensait exactement la même chose. Le garçon qu’il combattait jusque-là utilisait clairement le style Rizett. Et maintenant, lui comme l’autre coéquipier avait le même style Koutz que Valois. Face à la même énigme, Nanao fronça les sourcils, murmurant :

— Ils ont changé de style. Comme s’ils étaient devenus d’autres personnes.

— …Non. Ce n’est pas juste un changement, grogna Oliver.

Leurs regards vides l’inquiétaient. Mais avant qu’il n’ait pu poursuivre sa pensée, Yuri rompit l’échange et le devança.

— Oh ! Ils n’ont pas changé. Ce sont les mêmes personnes.

Comme ses camarades, Valois tournoya deux ou trois fois, mais sa cible demeurait Oliver. Son style de combat n’avait pas varié d’un iota.

Repoussant tant bien que mal une offensive qui pouvait le tuer à la moindre erreur, Oliver planta son regard dans le sien.

— Que leur as-tu fait, Miss Valois ? Ce sont tes coéquipiers !

— Coéquipiers ? fit-elle d’un air vide. — Qu’est-ce que c’est que ça ? J’en ai jamais eu.

Ce qui se dressait devant eux n’avait plus rien à voir. Oliver comprit alors qu’ils ne partageaient pas les mêmes notions fondamentales. Un frisson le parcourut, et ses mots suivants le confirmèrent.

— L’équipe Valois, c’est juste moi. Et deux familiers.

— …Un sort de contrôle mental ? grommela Godfrey depuis les gradins.

— Ce n’est pas juste une manipulation, répondit Lesedi à ses côtés. — Elle ne les transforme pas seulement en marionnettes. Si elle les contrôlait vraiment tous les trois, cela réduirait leur efficacité. Mais là, ils agissent tous avec la même puissance que Valois.

Elle-même avait du mal à le croire. Priver quelqu’un de sa volonté pour l’utiliser comme pantin n’avait rien d’exceptionnel dans le monde des mages. Ils avaient affronté ce genre de techniques à plusieurs reprises. C’est justement ce qui rendait l’approche de Valois si singulière.

Tim comprit le premier.

— Elle a dû altérer leurs corps et leurs esprits jusqu’à créer un canal entre leurs corps éthériques. Elle les contrôle entièrement, jusqu’aux fonctions de leur cerveau. Merde… ça me rappelle de sales souvenirs.

Il se mit à jurer, hanté par le souvenir d’Ophelia. Godfrey comprenait très bien pourquoi, bien que son trouble fût d’une tout autre nature.

— Pour l’équipe Horn, cela revient à affronter trois pratiquants purs du style Koutz. Pire encore… c’est comme s’ils formaient un seul et même organisme, agissant en parfaite symbiose. Il n’y aura aucune faille dans leur coordination…

— C’est du délire ! Je ne comprends rien à leurs mouvements ! s’écria Yuri, désemparé face aux subtilités du style Koutz.

Ses instincts surnaturels étaient à l’œuvre, en pleine alerte, mais même eux se révélaient inutiles ici. Oliver s’y était attendu. Affronter trois maîtres du Koutz simultanément, cela relevait presque de l’inédit, même dans les annales.

— Qu’est-ce qui se passe ? Je me donne à fond, et vous voilà tous dépassés ?

Parfaitement synchronisée, Valois les harcelait de toutes parts, tout en continuant ses railleries. Oliver brûlait d’envie de la faire taire, mais ce ne serait pas une mince affaire.

Tourbillonnant sur l’aire de combat, Valois s’écria :

— Voilà ce qu’on appelle une véritable synergie ! Rien à voir avec vos jeux d’enfants ! Plus de pensées superflues, chaque synapse, chaque réflexe, tout est sous mon contrôle ! Ce sont mes bras, mes jambes, et ils se battent selon ma volonté ! Rien ne peut être plus fort ! Rien ne peut être meilleur ! Tout le reste est une erreur fondamentale !

Au fur et à mesure que sa voix montait dans les aigus, la violence de ses assauts s’intensifiait. Trois toupies bondissantes, se percutant, modifiant leurs trajectoires mutuelles, bien plus complexes qu’elle seule sous l’effet de la Suspension. Face à cela, l’équipe Horn ne parvenait à déceler aucun schéma, aucun mouvement lisible.

— Vous voyeeeeeez ?! Tout ce que vous chérissez n’a jamais eu la moindre utilité ! Vos bras sont pleins d’ordures inutiles qui vous entravent sans raison ! Et vous n’en avez même pas conscience ! Parce que vous êtes de parfaits crétins !

Mais ce n’étaient pas les mouvements qui posaient problème. Oliver serra les dents. Faire face à l’adversité faisait partie du combat. Les assertions absurdes, les insultes, il les laissait couler. Ce qu’il ne supportait pas, c’était ce troisième élément.

— Ce sont tes serviteurs, pas vrai ? Ils sont à tes côtés depuis des années… depuis l’enfance.

— Et alors ?

Valois pencha la tête, manifestement hermétique à ses paroles. Une tornade de rage et de chagrin se formait en lui. Il rassembla les deux émotions dans son regard, qu’il planta dans le sien.

— Tu ne comprends donc pas ? Tu ne vois même pas ce que tu piétines ?

Sa tête se mit à lui marteler les tempes. Le petit corps se refroidissant dans ses mains. Un morceau de son cœur arraché, un vide béant laissé derrière.

— …Tais-toi.

Valois glissa sur le sol et attaqua. Malgré la violence de l’assaut, Oliver garda ses yeux fixés sur les siens. Des cris fusèrent depuis les gradins.

— Tiens bon, Oliver !

— Ne te laisse pas abattre par ces pantins !

Katie et Guy hurlaient à pleins poumons. Oliver les entendait distinctement, mais Valois aussi et elle ne supportait pas ce vacarme.

— …Silence… Taisez-vous…

Son irritation monta en flèche. D’autres voix s’ajoutèrent, attisant les flammes.

— Donne-toi à fond, Hibiya ! Tu étais dix fois plus féroce contre nous !

— Mr. Horn ! Ton Lanoff vaut bien mieux que ça !

Mistral et Ames apportaient leur pierre à l’édifice, forts de leur précédent affrontement. Et cela fit craquer quelque chose chez Valois. Incapable d’ignorer ce tumulte, elle interrompit son attaque, rejeta la tête en arrière et hurla vers le haut :

— Fermeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeez-laaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !!

Sa fureur secoua l’arène tout entière. Le public en resta bouche bée. Le regard furibond de Valois balaya la foule, sans épargner personne.

— Vous me dégoûtez ! Eux, vous, tous ! Tous ceux qui soutiennent l’équipe Horn ! Des clowns battus par eux, et qui osent encore se montrer ici ! Vous salissez le nom même de Kimberly !

Ces émotions n’avaient rien de commun avec celles qu’elle avait exprimées jusque-là. C’était un cri venu du plus profond du cœur d’Ursule Valois. Oliver et ses compagnons se figèrent, l’écoutant en silence.

— Vous êtes impurs ! Vous êtes des mages, mais vous prétendez avoir des amis ?! Vous riez, vous pleurez comme des non-mages ! L’amour ? Le respect ? La considération ? Tout cela n’est que fardeau, pire que des détritus ! Gardez cette merde loin d’ici !

À bout de souffle, la tête basse, elle haletait, submergée par une fatigue dévorante.

— …Contrôle et obéissance… Si vous avez ça… vous n’avez besoin de rien d’autre ! Rien !

Ce n’était plus un cri, mais un râle. La voir ainsi faisait mal.

— Est-ce là ce que tu crois vraiment ? demanda Oliver. — Ou bien… est-ce un appel à l’aide ?

— Rrrgh— ! Tu n’as pas le droit de parler !

La tête de Valois se redressa brusquement, et elle fonça sur lui en Suspension. Oliver bloqua son attaque avec sa lame, la faisant tournoyer. Elle attaqua à nouveau, cette fois depuis les airs, dans un enchaînement illisible. Elle était certaine d’avoir sa tête…

…mais elle ne sentit jamais la preuve de cette victoire dans ses mains. L’instant décisif n’arriva jamais.

— …Hein ?

Ayant frappé dans le vide, Valois atterrit… et du sang jaillit de sa main armée. Elle baissa les yeux, stupéfaite. Il lui fallut un moment pour comprendre l’horrible vérité : cette blessure venait de la lame de son adversaire.

 

— Il l’a eue, dit Garland.

Glenda se tourna vers lui, les yeux écarquillés. Il poursuivit.

— Cette fois, ce n’était pas une erreur de sa part. Il a anticipé son attaque, l’a devancée, et a lancé Confrontation.

— A-Alors ça signifie qu’il peut lire ses mouvements maintenant ? Ses yeux se sont habitués au pur style Koutz de Miss Valois en seulement quelques minutes ?!

Glenda avait bien du mal à le croire. Perché au-dessus, sur la passerelle, Theodore secoua la tête, parlant avec assurance.

— Seul un véritable génie pourrait accomplir cela. Et Mr. Horn n’en est pas un.

Il avait formé de nombreux élèves dans sa vie, et possédait l’œil pour percevoir la nature de leurs forces. Pour lui, cela ne faisait aucun doute. C’était limpide. Tout le travail accumulé par Oliver jusqu’à aujourd’hui, en dehors du ring, lui sautait aux yeux.

— Il s’y est simplement consacré pendant des années avant aujourd’hui.

 

— « Chaque maître du Koutz développe son propre style. » On a tous déjà entendu cette phrase célèbre.

Valois fixait son bras blessé, l’idée de se soigner oubliée. Alors Oliver prit la parole, d’une voix calme et posée. Nanao et Yuri, qui combattaient encore les deux pantins, se replièrent pour le laisser parler.

— Cette formule était à l’origine une moquerie face aux écarts de niveau entre les adeptes de ce style notoirement difficile… mais à mon sens, elle est non seulement exagérée, mais participe aussi à une volonté délibérée de l’école Koutz de contrôler sa réputation. Peu importe la profondeur de tes techniques, elles n’en restent pas moins des arts martiaux fondés sur les capacités du corps humain. Le nombre de théories de base valables n’est pas infini.

Ses mots la transperçaient. Qu’importe combien elle haïssait sa voix, Valois ne parvenait pas à l’arrêter. Quelle que soit sa réplique, quel que soit son raisonnement, le sang qui s’écoulait de son bras droit lui donnait raison.

— Au fil de nos échanges, j’ai perçu dans tes mouvements l’influence marquée d’une célèbre maîtresse du Koutz d’il y a un siècle : la Danseuse de Glace, Luana Pederzini. La Suspension est une technique qu’elle a développée vers la fin, non ? Elle ne l’a jamais officialisée, mais pour les besoins de l’argumentation, appelons ses techniques le style Luana. Après de longues observations croisées avec ma base de connaissances, j’ai enfin une lecture cohérente de tes gestes, poursuivit Oliver. — Parmi les trois grandes écoles, le Koutz est la plus difficile à retracer. Son essence même est obscure, et ce mythe de style unique pour chaque maître ne fait qu’embrouiller davantage. Vous avez vous-mêmes volontairement rendu la chose inextricable, renforcée par la rareté de vos adeptes. Avant même que le combat ne commence, vous avez gagné la guerre de l’information.

Il marqua une pause, levant le bras dans une posture intermédiaire. Les années d’entraînement s’y ressentaient : sa pose était d’une stabilité inébranlable.

— En m’appuyant uniquement sur des sources fiables, j’ai établi mon propre arbre de filiation des combattants du Koutz. Où te situes-tu sur cet arbre ? Depuis que j’ai su que j’affrontais une pratiquante d’un style pur Koutz, c’est cette question qui n’avait pas fini de m’obséder.

Oliver replia les doigts de sa main gauche, l’appelant d’un geste. Valois fusa à travers le ring, enchaînant les feintes. Mais sa réponse ne trahit aucune hésitation. Leurs lames s’entrechoquèrent dans une gerbe d’étincelles, la sienne crissant sans réussir à percer.

— Je ne peux pas lire tous tes mouvements. Et encore moins les reproduire. Mais j’en connais les principes. Je sais comment tu veux te battre, et ce que tu veux m’empêcher de faire.

— … !

Valois mordit sa lèvre de frustration. Il lui paraissait inaccessible. Peu importe l’angle, elle ne voyait pas comment l’atteindre. Comme un chêne enraciné, une forteresse imprenable. Rien que de lever les yeux vers lui lui coupait le souffle. Il repoussa sa lame, et elle recula. Devant l’issue évidente, il conclut :

— Cela signifie que je peux anticiper et m’adapter. Nanao, Yuri, il est temps d’en finir avec la défensive.

À ces mots, ses compagnons se ruèrent à l’assaut. Les deux pantins de Valois les imitèrent, glissant dans leur sillage, calqués sur leur modèle.

FLAMMA !

IMPETUS !

Nanao et Yuri lancèrent chacun un sort. Le duo de Valois tenta d’y répondre avec un Flow cut, mais dut interrompre son mouvement pour lancer une contre-mesure : les projectiles étaient bien trop proches. Et avec les éléments en interaction chaotique, l’équilibre fragile requis pour une technique de répulsion devenait impossible à maintenir.

— !! CLYPEUS !!

Ils dressèrent aussitôt des murs magiques de part et d’autre de leurs adversaires, limitant leurs options. Le duo de Valois tenta un repli pour se dégager sur les flancs, mais cela avait été prévu : Nanao et Yuri les poursuivirent aussitôt, forçant les deux pantins dans les coins du ring.

Une grande partie de la force du style Koutz résidait dans la liberté de mouvement ; être acculé était la pire des situations.

— Urghhhh !

— Ta réponse est bien pauvre, Miss Valois !

Elle avait fait un pas pour leur venir en aide, mais Oliver surgit, athamé levé. Elle tenta de dévier, de passer en force, mais il anticipa et infléchit le flux de son assaut. Valois partit en rotation dans le sens horaire, lui offrant un avantage de position. Ses pas flottants sous Suspension, son arme maîtresse, devenaient un handicap quand retournés contre elle. Ses coéquipiers étaient derrière elle, mais Oliver s’interposait désormais, rendant tout soutien quasi impossible.

— Si vos esprits sont liés, tes pantins ne peuvent prendre que les décisions que tu auras prises toi-même ! Ce gain de coordination est contrebalancé par un manque cruel d’alternatives ! Voilà le prix à payer pour avoir volé leur individualité à des mages !

— … !

— Nous faisons l’inverse ! Je suis peut-être leur chef de nom, mais cette équipe n’a aucune chaîne de commandement stricte ! Si l’un d’entre nous agit, les deux autres le soutiennent comme ils l’entendent et c’est tout ! Tu devrais le savoir ! Le combat d’un mage est toujours un affrontement contre l’inconnu, et ce qui compte le plus, ce n’est pas ton plan de départ, mais ta capacité à improviser !

Oliver avait repris l’offensive, physiquement comme verbalement. Cela ébranla Valois, mais elle refusait toujours de relâcher le contrôle qu’elle exerçait sur ses coéquipiers. Ces derniers bondirent vers les bords du grand ring avec une telle vitesse que le public crut un instant qu’ils allaient se disqualifier… mais ils se mirent à marcher sur les murs de l’arène.

— Hmm— !

— C’est même autorisé, ça ?!

Cette manœuvre surprit même les coéquipiers d’Oliver. Le sol de l’arène s’élevait d’un bon mètre cinquante au-dessus du niveau du sol, ce qui laissait un mur tout autour de la zone du combat. Poser le pied en dehors menait à l’élimination, mais courir sur les murs était techniquement permis.

La poursuite menée par Nanao et Yuri arriva trop tard : leurs sorts frappèrent dans le vide, et l’équipe Valois échappa à l’encerclement, regagnant le centre de l’arène Oliver interrompit son assaut, laissant Valois glisser jusqu’à ses pantins.

— Hahhh… hahhh… hahhh…

Les trois se tinrent dos à dos. Valois, à bout de souffle, haletait bruyamment. Exploiter une faille du règlement lui avait permis de s’extirper in extremis du piège, mais même elle n’oserait s’en vanter. C’était simplement le seul moyen de rééquilibrer un combat devenu précaire.

Une équipe de sa propre promotion la mettait en si grande difficulté. Rien que ce fait la consumait d’humiliation, la faisait bouillonner au plus profond d’elle, l’ébranlait dans ses fondements, la poussait un peu plus près de la folie. Et elle n’avait plus personne pour la retenir. Elle-même avait réduit ses compagnons à l’état de pantins. Elle était seule avec ses êtres sans âmes.

Nanao la regarda avec une pitié manifeste.

— Je peine à soutenir son regard, dit-elle.

Depuis son entrée à Kimberly, la jeune fille aziane avait vu bien des mages et bien des façons de vivre. Certains avaient suscité son respect, d’autres sa crainte. Mais celle qui se tenait devant elle n’inspirait que de la tristesse.

— Le contrôle et l’obéissance, murmura-t-elle. Tu en parlais comme si c’était l’ordre naturel de l’être humain. Je ne conteste pas ce principe ; même dans mon pays, les samouraïs ont risqué leur vie pour leur seigneur. Mais en même temps, nous avions un dicton : « Un guerrier meurt pour celui qui le connaît. »

Aussi noble soit la naissance d’un seigneur, aussi grandioses soient ses ambitions, on ne peut se vouer entièrement à un maître qui ne nous comprend pas.

Les épaules de Valois tremblèrent. Le regard de Nanao était perçant, sans la moindre échappatoire. Et elle poursuivit :

— À quel point connais-tu ceux dont tu as volé les cœurs ? Que ressentent-ils ? Que regrettent-ils ? Que désirent-ils ? Peux-tu me répondre ?

Valois ne dit rien. Mais le silence ne la sauverait pas de cette question. Nanao attendit. Ce simple fait devint insoutenable. La respiration de Valois s’accéléra et son regard vacilla.

— Je vois la peur dans tes yeux.

Cette affirmation douce, presque murmurée, lui coupa le souffle. Nanao venait d’atteindre le cœur de son adversaire.

— Le contrôle et l’obéissance ne sont pas ce que tu désires vraiment. Tu fuis seulement ce que tu veux au fond de toi. Tu as peur de les voir tels qu’ils sont ? Peur de les affronter comme des égaux ?

La vision de Valois se brouilla, un blanc lumineux l’envahit. Des souvenirs remontèrent du fond de son âme.

 

— Merci d’être venue, Ursule. Grand-mère est ravie de te voir.

Le lendemain de son cinquième anniversaire, ses parents avaient pris leur décision, et Ursule avait été envoyée vivre loin, chez sa grand-mère. Ils avaient promis depuis longtemps d’envoyer un de leurs enfants, mais la famille Valois avait choisi leur cinquième fille pour une raison particulièrement cruelle : c’était celle qui avait le moins de potentiel. Ils ne s’attendaient pas à ce qu’elle survive aux méthodes de la vieille femme. Et si elle échouait, ce ne serait pas une grande perte.

Voilà ce qu’avaient pensé ses parents. Et si, par miracle, elle devenait quelqu’un, eh bien… ce serait une bonne surprise.

— Je suis censée faire de toi une mage accomplie, mais mes méthodes sont un peu à l’ancienne… et assez sévères. Beaucoup d’enfants abandonnent en cours de route. Mais toi, tu ne feras pas ça, n’est-ce pas, Ursule ?

Elle avait hoché la tête. Elle ne pouvait répondre autrement. À cinq ans déjà, Ursule savait qu’il n’y avait plus de place pour elle dans la maison où elle était née. Ses échecs avaient déjà maintes fois déçu ses parents, et elle comprenait parfaitement pourquoi on l’avait expédiée chez sa grand-mère.

C’était, bien sûr, une histoire triste. Elle avait beaucoup pleuré la nuit précédant son départ. Mais il y avait une lueur d’espoir au milieu de ce chagrin. Lors de ses visites, sa grand-mère couvrait toujours ses petits-enfants d’attentions, et Ursule l’aimait profondément. Pour cette raison, elle ne voulait pas la décevoir. Si sa grand-mère l’abandonnait elle aussi, elle n’aurait plus nulle part où aller.

— Voilà ce que je voulais entendre ! On va commencer. Enlève tes chaussures.

Elle fut conduite à l’intérieur de la maison, puis emmenée au sous-sol, un vaste espace souterrain. Le sol blanc luisait d’un éclat étrange, et dès qu’elle y posa le pied, elle glissa et tomba. Sa grand-mère, qui la suivait de près, avait anticipé la chute et elle la rattrapa en souriant.

— Difficile de marcher, hein ? Ce sol n’a presque aucune friction. Ne t’en fais pas, dans quelques mois, tu t’y seras habituée. Et là, tu pourras enfin commencer à apprendre le Koutz.

Ainsi débuta la nouvelle vie d’Ursule. Ce n’était pas tant un entraînement qu’un apprentissage de la vie entière. Elle n’avait pas le droit de poser un seul pas en dehors de ce sol de sous-sol. Marcher y était impossible, ramper même était un supplice. Et se nourrir demandait des efforts qu’Ursule peinait à fournir.

— Oh, Ursule. Si tu ne peux pas m’atteindre, je ne peux rien te donner à manger ! Tu deviens toute maigre ! Ça me fend le cœur. Ne rends pas Grand-mère triste, d’accord ?

Chaque fois qu’Ursule tombait, se relever était une épreuve herculéenne, mais sa grand-mère glissait sur le sol, toujours plus loin, imposant de nouvelles épreuves. Si Ursule ne parvenait pas à la rejoindre, son estomac resterait vide. Mais à chaque tentative, elle chutait de nouveau. Des dents cassées, des genoux en sang, voilà ce qui devenait sa normalité. Et tant qu’elle n’avait pas prouvé sa valeur, ses blessures restaient ignorées.

— Franchement… Tu fais vraiment des efforts ? Tout ce que je vois, ce sont des gestes pathétiques. Rien de convaincant.

Sa grand-mère savait toujours quand laisser filtrer un soupçon de déception.

Ces quelques mots suffisaient à faire se relever Ursule, même lorsqu’elle gisait dans une flaque de sang, le nez fracturé. Elle redoutait par-dessus tout l’absence du sourire sur les lèvres de sa grand-mère.

— Oh, bravo, Ursule ! Je savais que tu étais bien ma petite-fille ! Je suis désolée d’être aussi sévère. Ne m’en veux pas. Je veux seulement te voir progresser…

Quand la fillette parvenait, en dépit du sang, à atteindre sa grand-mère, celle-ci l’enlaçait et lui caressait la tête. Une joie imprimée dans le cœur de l’enfant, un poison doux qui lui donnait la force de supporter toutes les douleurs. Ursule en devenait dépendante. Plus elle échouait à répondre aux attentes de sa grand-mère, plus son cœur se refroidissait. Elle avait appris à enfouir cela, à avancer malgré tout, en se blessant elle-même. D’abord, elle se mordait les doigts. Puis elle comprit que cela nuisait à son entraînement. Alors, les plaies dans sa bouche devinrent idéales. La douleur aveuglante d’une dent brisée la vidait de ses pensées, effaçait toute faiblesse. Elle les brisait, les soignait, les brisait de nouveau, les soignait encore et recommençait. Ce cycle monstrueux devint son quotidien.

— Tu veux sortir ? Ne sois pas ridicule, Ursule. Tu viens à peine d’apprendre à marcher ici ! Si je te laisse sortir, cela souillerait les sens que tu as mis tant de peine à forger. Je t’ai dit que le Koutz abhorrait la friction. Tu n’écoutes donc pas ce que dit Grand-mère ?

Elle progressait, et sa grand-mère semblait de bonne humeur. Alors elle s’était risquée à poser la question. En général, quand elle souriait, elle disait oui. Mais cette fois, ce fut un non catégorique. Ursule supposa qu’elle n’avait pas encore suffisamment travaillé. Elle se replongea donc dans son entraînement avec une ardeur encore plus féroce, peu importe le sang versé. Son corps s’était adapté au mouvement sur le sol sans friction, mais désormais commençaient les arts de l’épée, et cela s’avérait bien plus douloureux.

— Joyeux anniversaire, Ursule ! J’ai un cadeau pour toi.

C’était pour ses sept ans. Elle ouvrit prudemment la grande boîte… et découvrit un chaton à l’intérieur, qui leva vers elle un regard anxieux. Il était minuscule, adorable, la première créature vivante qu’elle voyait depuis des années, hormis sa grand-mère. Il planta aussitôt ses griffes dans sa peau. Elle le nomma Terre. Dans la langue de son pays, cela signifiait de la terre ou le sol. Le nom de ce qu’on lui avait arraché en la menant ici.

On lui avait accordé un petit carré de sol avec friction pour l’élever, et elle y passait des heures à jouer avec le chaton. Sa grand-mère les observait en souriant.

— Tu l’aimes ? C’est bien. Ce sera ton premier familier. Dresse-le comme il faut !

La présence de Terre détournait un peu l’attention d’Ursule, c’est vrai, mais sa grand-mère ne la réprimandait pas.

Elle se contentait d’augmenter la difficulté de ses tâches, ajoutant subtilement le soin du chat à ses exigences pour l’encourager davantage.

 

Il faut que tu gagnes la nourriture de ton familier aussi ! C’est dur pour Grand-mère de tout porter, mais pour toi, Ursule, je ferai de mon mieux. Tu feras ta part, n’est-ce pas ? Plus tu mets de temps à progresser, plus ça fait de peine à Grand-mère.

Ursule se démenait comme si sa vie en dépendait. Rien que l’idée que Terre puisse souffrir lui était insupportable. Aucun sacrifice n’était trop grand. Une dévotion furieuse lui valait leur pain quotidien et, lorsque ses efforts ne suffisaient pas, elle préférait encore jeûner avec Terre plutôt que de manger seule. C’était son amour fou pour le chaton qui la soutenait, la faisait tenir debout. Et, à force, elle atteignit un niveau qui dépassait les attentes de ses propres parents.

— Oh, merveilleux ! Vraiment extraordinaire, Ursule ! Parvenir à ce stade à ton âge… même Grand-mère n’en espérait pas tant. Tu es une fille exemplaire ! Cela signifie que ton entraînement ici est terminé.

Peu après qu’elle eut montré les signes d’une pure pratiquante du Koutz, sa grand-mère lui avait annoncé cette nouvelle. C’était le jour de ses dix ans. Une joie si intense l’envahit qu’elle en trembla de tout son corps. Elle allait pouvoir sortir. Voir le soleil, fouler la terre à nouveau, courir avec Terre, tout découvrir.

— Il ne reste qu’une dernière épreuve avant la fin ! Rien de difficile. En comparaison de tout ce que tu as enduré, ce n’est qu’un petit jeu. Tu pourrais la réussir en une seconde si tu voulais ! Je suis sérieuse, c’est vraiment aussi simple que ça.

Mais les mots suivants de sa grand-mère la pétrifièrent. Après tout ce qu’elle avait traversé, elle ne pouvait plus faire confiance à ce genre de promesse. Voyant la méfiance se dessiner sur son visage, sa grand-mère lui demanda d’aller chercher Terre. Inquiète de ce que cela signifiait, Ursule obéit, ramenant le chat dans ses bras.

— Tu n’as plus qu’à lui tordre un peu le cou. Et tu seras libre.

Son esprit se vida. Pourquoi ? Pourquoi fallait-il faire cela ?

Elle n’en comprenait pas le sens. Pas le moindre. Alors elle demanda pourquoi. Et sa grand-mère parut étonnée.

— Tu veux savoir pourquoi ? Tu veux dire que tu ne sais vraiment pas ? Ce n’est pas possible. C’est pourtant évident. Tu n’as plus besoin de ce truc !

Puis elle ajouta :

— Écoute, Ursule. Tu vas apprendre plein de choses : l’épée, les sorts, le balai, l’alchimie… et bien plus encore. Tu n’auras jamais assez de temps. Tu seras tellement occupée que tu ne voudras même plus dormir ! Alors tu n’auras pas de temps à perdre avec un chat inutile. Je ne devrais même pas avoir à te l’expliquer !

Ce raisonnement glaçant avait une logique implacable ce qui brisa le cœur d’Ursule. Elle ne pouvait pas vraiment dire que c’était faux. Mais cela ne répondait pas à sa question. Ce n’était même pas le sujet.

Incapable d’exprimer ce décalage, Ursule ne parvenait qu’à enchaîner des mots dans l’espoir de protéger Terre. Sa grand-mère l’écouta quelques minutes, puis claqua des mains comme si elle venait enfin de comprendre.

— …Aha. Tu t’étais complètement méprise, voilà tout. Tu vois, Ursule, cet animal n’a toujours été qu’un outil. Un truc dont on se sert quand on en a besoin, qu’on jette quand c’est fini. C’est ça, un familier ! C’est pas différent d’un stylo ou d’une paire de ciseaux. Personne ne garde un mouchoir sale sur lui, non ? Ursule, tu ne ferais pas un truc aussi dégoûtant, n’est-ce pas ?

Les larmes aux yeux, Ursule secoua la tête. Non, bien sûr que non. Elle ne ferait pas une chose aussi horrible. Mais sa grand-mère poursuivait sur des chemins toujours plus absurdes. Ursule n’arrivait pas à se faire comprendre, et l’envie de hurler de frustration et de douleur la déchirait. À la place, elle se contenta de serrer Terre contre elle. Sa grand-mère soupira, comme si elle avait affaire à un bébé capricieux.

— Si tu veux vraiment le garder, alors explique à Grand-mère en quoi il peut t’être utile. Dis-moi comment il ne sera pas juste une perte de temps et de nourriture. Si tu arrives à lui trouver une vraie utilité, peut-être que je changerais d’avis. Mais bon… je doute que tu y parviennes.

Sa grand-mère attendait d’être convaincue, et Ursule fouillait désespérément sa mémoire pour trouver le moindre argument. Elle repassait en elle tout ce que Terre lui avait apporté, tentant d’en faire des mots.

— C’est doux au toucher ? Allons donc, un oreiller peut faire ça !

Non ! Les oreillers ne font pas sourire, Grand-mère.

— C’est chaud quand on le serre dans les bras ? Un foyer dégage bien plus de chaleur.

Non ! Même la chaleur d’un feu n’atteindra jamais le cœur.

Il a de si grands yeux ? Une boule de cristal est plus grosse et plus ronde.

Non ! Même polie à la perfection, jamais je n’aurai envie de la contempler aussi longtemps.

Cela dura un long moment, mais leurs paroles ne se rencontraient jamais. Chaque argument restait en suspens, incompris, et finalement, l’une des deux baissa les bras. Sa grand-mère mit les mains sur ses hanches, se cambra légèrement et soupira :

— …Je ne comprends rien. On dirait que tu inventes des raisons absurdes. Ou alors… Ursule, est-ce que tu essaies de tromper Grand-mère ?

Cette accusation la transperça comme une lance de glace. Elle secoua la tête de toutes ses forces, niant farouchement, mais sa grand-mère n’en tint pas compte, et ses mots enfoncèrent encore davantage la lame :

— Si c’est le cas, alors tout change. Il me semblait que tu progressais, mais tu n’as rien retenu des leçons de Grand-mère. Il va falloir tout recommencer. Je devrai graver les leçons dans ton corps. Et bien sûr, cela signifie que tu ne quitteras pas cet endroit, tu ne verras pas l’extérieur. Tu resteras dans cette pièce pour des années. Je n’en ai aucune envie, mais c’est mon devoir.

Elle agitait l’espoir devant elle, tout en brandissant l’enfer comme menace. Si Ursule tuait Terre, elle pourrait sortir. Sinon, elle resterait enfermée ici. Et elle devait choisir. Voulait-elle sortir ? Bien sûr que oui. Elle avait perdu le compte des nuits passées à rêver de revoir le ciel, le soleil, en serrant son ventre vide.

Mais sans Terre à ses côtés ?

Si abandonner cette chaleur était le prix à payer pour atteindre ce but ?

D’énormes larmes coulèrent sur les joues d’Ursule. Elle avait l’impression d’être broyée de l’intérieur. La douceur disparut du visage de sa grand-mère.

— Tu n’arrives toujours pas à te décider ? Pfff… Je n’ai pas envie de perdre plus de temps pour une idiotie pareille, déclara la vieille femme. — Si tu ne le fais pas immédiatement, Grand-mère sera très déçue.

Un cri étranglé s’échappa des lèvres d’Ursule. L’arme la plus cruelle de sa grand-mère était désormais pointée droit vers sa gorge. Elle se rappela avec une acuité effroyable le regard de ses parents au moment de l’abandon. Et à présent, sa grand-mère arborait ce même regard.

Son cœur hurla. Elle ne voulait pas être rejetée.

C’était mille fois pire que de ne pas sortir.

Les mains tremblantes, elle desserra son étreinte, leva Terre devant ses yeux. Le chat la regardait, perplexe. Sa chaleur lui était infiniment précieuse. C’était elle qui l’avait soutenue dans ce sous-sol glacial.

— Oh, enfin prête ? Bien ! Voilà ma petite Ursule ! Tu vois, la foi de ta chère grand-mère vaut bien plus que n’importe quel vieux chat. Aucune comparaison possible !

Sentant l’hésitation de sa petite-fille, la vieille femme accentua la pression.

Comme si sa voix contrôlait son corps, les mains d’Ursule commencèrent à se resserrer, lentement mais sûrement. La pression sur sa gorge fit tressaillir Terre. Et la voix de sa grand-mère ajouta une dernière poussée :

— Ce sera pire s’il agonise. Fais-le vite. Il t’a tant servi, et maintenant, il mourra de ta main. C’est la meilleure façon de jeter un outil usé.

Elle rassurait l’enfant. Lui disait qu’elle faisait bien. Qu’il n’y avait rien de mal. Que c’était le bon choix. Ursule serra les dents si fort que ses molaires se fendirent. Elle ne connaissait pas d’autre manière de vivre que d’obéir à ce qu’on lui avait enseigné.

Ses doigts se refermèrent sur le cou du chat. Terre poussa un dernier cri. Les petits os fragiles craquèrent.

Et ce fut terminé.

Comme l’avait dit sa grand-mère. Elle avait arraché un morceau de son cœur avec une facilité terrifiante.

— Très bien ! C’est comme ça qu’on fait, Ursule ! Tu fais ma fierté ! J’étais un peu inquiète, tu as mis bien plus longtemps que moi à le comprendre… mais finalement, tu y es arrivée.

Les bras de la vieille femme entourèrent sa petite-fille. Ursule serrait contre elle le petit corps inerte, caressant sa tête d’une main tremblante. Son regard restait figé sur le cadavre. Elle sentait la chaleur s’évanouir peu à peu, pour ne jamais revenir.

— Allez, donne-moi cette chose sale. Tu gâches le moment en le serrant ainsi. Tu t’apprêtes à sortir, tu te souviens ?

Finalement, sa grand-mère arracha le corps sans vie de ses bras. Ursule ne bougea pas. Sa grand-mère quitta le sous-sol, puis revint quelques minutes plus tard, accompagnée de deux personnes. Un garçon et une fille, tous deux de l’âge d’Ursule. Leurs yeux étaient comme les siens. Ils se tenaient là, debout, comme sculptés dans cette cave.

— Un nouveau cadeau pour fêter ta réussite. Deux nouveaux familiers, flambant neufs ! Sympa, non ? Je ne savais pas lequel tu préférerais, alors j’en ai pris un de chaque : un garçon et une fille. Je me suis chargée de l’entraînement cette fois, donc tu peux t’en servir comme bon te semble. Oh, ce n’est pas parce qu’ils ont forme humaine que tu dois les traiter comme Grand-mère, tu sais. Ils sont exactement comme ce chat. Des outils à user jusqu’à la moelle.

Tout ce que disait sa grand-mère était vrai. Ursule acquiesça, comme si ses fils s’étaient rompus. Elle savait mieux maintenant. Elle venait d’apprendre la leçon. Elle savait comment les traiter. Et comment les jeter. Ses mains se souvenaient des gestes. Et ne les oublieraient pas. La prochaine fois, elle ferait mieux. Elle ne se couvrirait plus jamais de honte.

C’était juste. C’était ainsi que les choses devaient être.

C’était ainsi que sa grand-mère lui avait dit qu’un mage devait se comporter. Les familiers étaient des outils, faits pour être utilisés, puis jetés. Elle n’en doutait pas une seule seconde. Aucune hésitation à les sacrifier. Un jour, elle épuiserait ces deux-là aussi, et n’aurait pas à s’en sentir coupable.

Alors pourquoi… pourquoi… pourquoi…

…vous dites tous que c’est mal ?

Splttt. Le bruit d’une chair déchirée.

Valois cracha quelque chose, qui roula sur le sol du ring en laissant derrière une traînée de sang cramoisi. Oliver suivit l’objet du regard et, lorsqu’il l’identifia, il déglutit.

Elle venait de s’arracher la langue.

Le sang jaillit de sa bouche, dégoulina sur son menton, maculant son uniforme de rouge. Un moyen de forcer son esprit à revenir au combat, un rejet brutal des doutes qui la dévoraient. L’explosion de douleur dans sa bouche se mêla à sa fureur, et consuma tout ce qu’elle était. Elle ne pouvait plus incanter de sorts. Elle avait oublié les règles du duel.

L’issue du match n’avait plus aucune importance. Tout ce qu’il lui restait, c’était l’envie de tuer. Elle et ses pantins n’étaient plus que des créatures mues par un seul instinct.

[Elle veut tuer].

L’équipe Horn s’était disposée en triangle autour de leurs adversaires, chacun à une extrémité de la zone de combat. Depuis le coin nord-ouest, Yuri observait l’équipe Valois et s’adressa à ses camarades par le même code de fréquence magique qu’Oliver utilisait avec Teresa. Aucun doute possible : leurs ennemis étaient là pour abattre. Oliver en était convaincu lui aussi et cela scella son choix.

[Yuri et moi, on s’occupe des autres. Nanao, Valois est pour toi.]

[Tu es sûr ?]

[Si je la neutrise, ses blessures ne feront qu’empirer. Mais si c’est toi…]

Oliver croyait que ces blessures pourraient devenir une voie. Que la lame de Nanao possédait ce pouvoir. Le même pouvoir qui avait éclairé le cœur de Joseph Albright, celui qui avait donné à Diana Ashbury l’impulsion nécessaire.

[…Tout est dans sa lame. Sa colère, sa douleur, son désespoir. Va et réponds-y]

[Avec joie !]

Une fois encore, Nanao accepta sans hésiter. Oliver lui confiait tous ses sepoirs. Yuri souriait, hochait la tête. Il n’y avait pas au monde des alliés plus dignes de confiance que ça.

Tandis qu’ils prenaient position, l’hostilité de l’équipe Valois s’intensifiait, se faisant presque tangible, comme si elle mordait leur peau. Cette force invisible saturait l’arène et ce fut le signal. Les trois ombres s’élancèrent à l’unisson.

— IMPETUS ! — IMPETUS ! — IMPETUS !

Les sorts fusèrent des trois coins, convergeant vers Valois elle-même. Incapable désormais d’incanter, elle ne pouvait les contrer. Une cible idéale. Si elle tentait d’esquiver avec sa Suspension, ils n’auraient qu’à guider leurs trajectoires. Si elle tentait un Flow cut, il suffirait de la frapper pendant son ouverture. L’objectif principal : acculer l’équipe Valois au centre du ring. Comme lorsqu’ils les avaient mis droit au mur dans les coins, cela visait à leur ôter toute liberté de mouvement.

— Fffff…

Mais à l’encontre de toutes les prévisions d’Oliver, chaque membre de l’équipe Valois orienta son athamé vers la tempête entrante.

— ?!

Le vent les frappa, et les trois tourbillonnèrent. Chacun guida le courant d’air vers le centre de la zone de combat, où les bourrasques fusionnèrent en un maelström. L’équipe Horn lança aussitôt des sorts de suivi, mais, une fois encore, leurs attentes furent déçues : l’équipe Valois leur tournait le dos, lançant de nouveaux sorts vers l’œil de la tempête.

TONITRUS !

IMPETUS !

Ces rafales supplémentaires ne firent que renforcer la puissance du vent. Utilisant la poussée des sorts et les secousses magiques, l’équipe Valois glissa sur le sol, échappant aux TONITRUS de l’équipe Horn et se dispersant dans toute l’arène. Chacun des membres de l’équipe Horn se lança à la poursuite de sa cible, mais les vents convergeant vers le centre les tiraient en arrière.

— …Une tornade… !

Les vents qu’ils avaient invoqués, conjugués à ceux ajoutés par l’équipe Valois, formaient désormais une tornade alimentée par cinq sorts, encore en pleine accélération. Elle avait dépassé le stade d’un effet magique momentané pour devenir une tornade autonome.

Le champ libre de barrières ne faisait que favoriser cette magie de convergence. Ils auraient dû cesser la poursuite pour se concentrer sur la réduction des vents. Oliver comprit son erreur, mais l’équipe Valois attaquait déjà, les bourrasques amplifiant leur force. Son équipe se redressa pour contre-attaquer, mais aucun coup ne fut échangé,à la place, l’équipe Valois glissa de part et d’autre, échappant à leur portée.

— Hng, ils chevauchent le vent du dragon… !

— C’est dingue ! J’arrive à peine à rester debout !

— Restez bien plantés et face au vent ! cria Oliver en mettant lui-même son conseil à exécution. — À cette intensité, ils ne peuvent pas maintenir les pas flottants de la Suspension ! Si on suit les courants aériens, on pourra anticiper leurs approches !

Avec de telles turbulences, impossible de maintenir l’équilibre subtil requis pour la magie de répulsion qu’était ce style Flottant. Leurs adversaires glissaient, mais ce n’était plus que la Marche de Glace classique, leurs dos comme des voiles, leurs mouvements dictés par la direction du vent, bien moins complexes. Si l’équipe Horn gardait la tête froide, elle pouvait dominer l’échange.

— Hein ?

Yuri s’en aperçut le premier. Il détourna brièvement le regard de l’ennemi pour se tourner vers le vent et constata qu’un membre de l’équipe Valois avait disparu. Seuls deux glissaient encore ; nulle trace de Valois elle-même. Les deux pantins fonçaient sur lui et Nanao, mais Yuri repéra la supercherie.

— Nanao, derrière elle !

Ce fut suffisant pour qu’elle le voie : une seconde silhouette, dissimulée dans l’ombre de celle qui glissait vers elle. Ursule Valois. Tandis que la tornade attirait leur attention, elle s’était alignée derrière sa marionnette humaine, se mouvant en parfaite synchronisation.

La fille n’était guère plus grande qu’elle alors ce camouflage n’était possible que grâce à son contrôle absolu de leurs mouvements.

TONITRUS !

Un éclair jaillit de la marionnette en tête. Si elle s’arrêtait pour bloquer, elles l’attaqueraient toutes les deux. Nanao prit une décision instantanée et sauta.

TENEBRIS !

Le vent la saisit, la rejetant en arrière, et son élément opposé annula le sort. La marionnette tenta une nouvelle attaque, mais les sorts lancés par Oliver et Yuri convergèrent depuis les côtés. Elle annula l’un d’eux, mais esquiver le second exigea un bond désespéré et Yuri avait déjà lancé un autre sort, l’immobilisant.

— Grahhhhhhh !

Mais Valois fonça droit sur sa cible, abandonnant la marionnette en perdition. Tandis que Nanao était encore bousculée par les vents, Valois la rattrapa au sol, tentant de l’atteindre d’un coup avant qu’elle n’atterrisse. Oliver plaça un sort devant elle, mais son athamé était chargé de l’élément opposé. Elle orienta la lame dans le sens du vent, modifiant sa trajectoire de justesse, évitant la frappe au sol avec une esquive minimale. Sa proie était là, juste devant elle, plus rien ne l’empêchait de l’achever.

Avec les pieds en l’air, aucun échange de coups ne pouvait avantager Ursule. Dans ces vents, aucun sort ne pouvait viser juste. Tout semblait indiquer qu’elle allait la trancher, mais Nanao leva son sabre vers le ciel.

IMPETUS !

Le vent jaillit de la pointe, à pleine puissance. La détonation la projeta vers le sol. Sa chute fut plus rapide que Valois ne l’avait anticipé, précipitant son atterrissage. Sa lame resta levée, mais dès que ses pieds touchèrent le sol, cela devint simplement une garde haute.

— Arghhhhhhhh !

— Seiiiiiiiiii !

Valois se jeta sur elle, son cri noyé dans le sang. Ce n’était pas une attaque de rage pure, mais une manœuvre du Koutz : feindre une offensive, pour retourner la riposte par un TOUR. Mais Nanao l’avait anticipée, et sa lame frappa droit sur l’axe de rotation.

La tornade déchaînée au centre de la zone de combat commença lentement à se dissiper. Le public retenait son souffle et peu à peu, l’issue devint claire.

— …Tu disais que contrôle et obéissance suffisaient, murmura Nanao, sa frappe achevée.

Devant elle, Valois tenta de lever son athamé d’une main tremblante, mais il glissa de ses doigts. Une entaille était apparue de sa gorge à son flanc, et elle n’avait plus la force de se battre.

— Il semble que tu n’aies pas réussi à te débarrasser du reste. Sinon, ces larmes ne couleraient pas.

Valois s’effondra en avant. Nanao la rattrapa d’une épaule, désignant d’un doigt le flot de larmes ininterrompu qui s’échappait des yeux de son adversaire. Oliver et Yuri observaient en silence, à distance. Les pantins qu’ils combattaient s’étaient effondrés au moment même où leur maîtresse avait chuté, et gisaient maintenant au sol, inanimés.

 

— …J’veuh… t’tuuh (j’vais te tuer)… murmura Valois à l’oreille de Nanao.

Avec la moitié de la langue en moins, elle ne pouvait plus articuler correctement. Pourtant, elle ne s’interrompit pas.

— J’vuh tuh… t’tuh ! J’te jreuh ! J’vuh tuh t’découp… p’tits bouts… !

Des sanglots mêlés de sang, les larmes coulaient encore à flots. Une tiédeur humide imprégnait l’uniforme à son épaule.

Nanao lâcha son sabre et enlaça doucement le dos de la jeune fille de ses deux bras.

— J’attends ce jour avec impatience. J’espère vous affronter tous les trois à nouveau, un jour.

Et ainsi, le combat toucha à sa fin. Valois s’effondra, le poids de toute sa vie pesant contre l’épaule de Nanao.

Celle-ci la déposa avec douceur sur le sol, lui tenant la main pour la rassurer.

Voyant cela, Glenda se rappela enfin qu’elle avait un rôle à jouer.

 

— …C-C’est… c’est terminé ! L’équipe Horn a répondu aux assauts de l’équipe Valois avec une vigueur équivalente… et l’a emporté ! Une première moitié passée en défense, qui a rendu la seconde d’autant plus haletante !

Elle se tourna vers Garland pour recueillir son avis, mais ce fut finalement Demitrio Aristides qui le devança, d’un léger ricanement.

— La fin était impressionnante, mais je dois dire que c’est dommage. Si Miss Valois avait pu incanter, cette dernière passe d’armes aurait pu tourner autrement. Mais si se mordre la langue était le seul moyen de retrouver ses esprits… alors il n’y a rien d’autre à dire.

— Hmm, je n’en suis pas si sûr.

Cette voix venait de derrière elle, et Glenda se retourna vivement. Theodore McFarlane avait quitté les hauteurs à un moment donné et se tenait maintenant juste derrière elle. S’avançant près de Demitrio, il ajouta :

— La réponse de l’équipe Horn reposait justement sur l’idée qu’ils n’avaient plus qu’un seul lanceur de sorts en face. C’est précisément ce qui a permis à Miss Valois de réussir son coup en disparaissant. À distance, l’attention se concentre sur ceux qui peuvent vous attaquer. On pourrait dire qu’elle a sciemment diminué sa propre menace apparente pour faire fonctionner sa ruse. Si Miss Valois avait été en pleine possession de ses moyens, jamais personne n’aurait détourné les yeux d’elle.

Theodore répondait à toutes les questions de Glenda avant même qu’elle ne les pose. Le professeur d’astronomie hocha la tête, sans rien contester.

— Tu marques un point. Utiliser des Flow cut pour former une tornade était si impressionnant que j’ai sans doute eu des attentes démesurées. S’ils avaient plutôt utilisé ces vents pour créer un écran de fumée et réduire la visibilité, le contrôle mental de l’équipe Valois leur aurait sans doute donné l’avantage.

— Tu espérais qu’elle exploite mieux les bénéfices du contrôle mental ? Je comprends. Mais le revers de ça, c’est que plus le combat avance, plus il devient difficile de concevoir des approches variées. Surtout vers la fin, quand Miss Valois agissait presque uniquement par soif de sang. Des manœuvres indirectes comme celles-là étaient sans doute hors de sa portée.

— Alors, tu dirais que le contrôle mental a surtout nui à son équipe, Theodore ?

— Je n’irais pas jusque-là. C’est déjà un exploit en soi. Mais je pense que ce duel aurait pu avoir une tout autre issue si elle avait eu un coéquipier capable de la calmer.

Le regard de Theodore se posa brièvement sur les trois corps inertes. Ses collègues ayant fini, Garland reprit calmement la parole.

— C’est bien résumé. Mais en tant qu’instructeur d’arts de l’épée, je dois formuler mon évaluation. Elle a échoué à éliminer Mr. Horn en première moitié, lui laissant le temps de s’ajuster au pur Koutz. Voilà les deux facteurs principaux de la défaite de l’équipe Valois. Danser dans les airs fait du Koutz un art redoutable, mais Miss Valois a sous-estimé la ténacité des racines bien profondes du style Lanoff.

Il ramena ainsi la discussion à leurs écoles respectives. Et pourtant, c’était aussi le plus grand éloge qu’il pouvait offrir à Oliver Horn. La somme de connaissances nécessaire pour analyser, disséquer et établir des contre-mesures face à une adversaire aussi difficile, voilà l’essence même de l’épée. Son élève en avait offert une démonstration vivante, et aucun maître digne de ce nom ne pouvait ignorer cela. Les commentaires des instructeurs achevés, Glenda entama sa conclusion. Demitrio se leva.

— Professeur Aristides ? l’interpela Garland.

— …Les concurrents sont grièvement blessés. Je vais aider pour les soins.

Sur ces mots, il s’élança, bondissant par-dessus les têtes pour rejoindre la zone de combat, où régnait encore l’intensité du combat.

— Le professeur Demitrio se porte volontaire pour les soins d’urgence ! clama Glenda. — Prenons cela pour un hommage aux efforts des deux équipes ! Les sortilèges d’atténuation ne faisaient effet qu’à moitié alors les blessures sont compréhensibles. Mais soyons soulagés : c’est quand même cent fois mieux que d’appeler l’infirmière de l’école !

— Ouh là, il ne faudra pas se blesser alors au risque de le regretter, répondit Garland. — Mais c’est vrai que le professeur Aristides est un excellent guérisseur. Il a soigné beaucoup d’enfants.

— Vraiment ? demanda Glenda, clignant des yeux.

Garland sembla un peu surpris de sa réaction.

— Ah, bien sûr. Il a longtemps été mage dans un village isolé. Il a passé bien plus de temps à s’occuper des non-mages qu’à faire de la recherche. Ça ne cadre pas avec le parcours classique des enseignants de Kimberly.

— Euh, vous voulez dire qu’il était le seul mage du coin, donc il devait être médecin, instituteur, et devin tout à la fois ? C’est difficile à imaginer…

Glenda fronça les sourcils, tentant de se représenter Demitrio dans ce décor champêtre, l’exact opposé de leur environnement actuel.

— La voie la moins populaire pour les diplômés de Kimberly, murmura Theodore. — Mais si en remontant assez loin dans les archives, on voit qu’autrefois, c’était la norme : vivre parmi les non-mages, et partager leur quotidien.

 

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