RoTSS T8 - CHAPITRE 4
Le Devoir d’un Clerc
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Traduction : Raitei
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— …Les voilà qui partent.
Alors que le petit concert de Rivermoore avait donné le signal pour la première salve, la sortie du royaume menant à la troisième couche était défendue par plusieurs élèves de classes supérieures ainsi que par l’escouade de Guy. Les ordres de Lesedi plaçaient la priorité sur le taux de survie, ce qui impliquait de maintenir une équipe solide en ce point. Même si les morts-vivants les submergeaient, ils devaient pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée des renforts.
— J’espère qu’ils vont bien…, gémit Katie en faisant les cent pas. — Urgh, j’aimerais tellement pouvoir être là-bas…
— Calme-toi, répondit Guy en posant ses mains sur ses épaules. — Nos compétences sont plus adaptées à la défense, et on ne sait pas comment l’assaut va se dérouler. Assurer une voie de retraite est un rôle essentiel.
— Unh, désolé… Moi trop lent…, dit Marco en baissant la tête.
— Ce n’est pas ta faute, Marco ! Merci d’avoir utilisé ton grand corps pour tous nous protéger ! Tu as été d’une aide énorme, vraiment énorme !
Katie enlaça rapidement sa large jambe. Avoir un troll avec eux diminuait peut-être leur mobilité, mais peu de choses pouvaient égaler sa défense. Le fait que Marco garde cette position permettait aux lignes de front de se concentrer pleinement sur la bataille.
— …Remporte cette victoire, Oliver, murmura Pete, le regard fixé sur l’horizon.
Il ne lui demanda pas de revenir sain et sauf. En ce domaine, les mages ne faisaient que garder la foi.
— PROGRESSIO !
L’incantation de Khiirgi activa le cercle magique préparé en avance, et des excroissances rouge sombre à, mi-chemin entre lianes et troncs, jaillirent du sol, soulevant son corps dans les airs. Oliver crut un instant qu’il s’agissait de tentacules de quelque bête, mais en y regardant de plus près, c’était clairement enraciné dans la terre.
— Heu, ce sont des plantes ? demanda Yuri, incrédule. — Mais le sol ici…
C’était difficile à croire. Les particules magiques en ce lieu convenaient aux morts-vivants, mais n’offraient aucun soutien à ce qui relevait du végétal. Les plantoutils de Guy ne poussaient pas, et Oliver n’avait encore vu aucune mauvaise herbe germer dans tout le royaume. Mais la réponse à sa question vint de l’érudition abondante de Lesedi. Bondissant à la suite de Khiirgi le long des lianes, elle cria :
— Des plantes mortes-vivantes ?! Tu ne rates jamais une occasion de profaner la sorcellerie elfique, hein, Alp ?!
— Haaa-ha ! Je rejette leur carcan ! Ce n’est pas naturel, donc chez moi, c’était proscrit, considéré comme sacrilège !
Khiirgi poursuivait son ascension en ricanant, et d’autres lianes s’élançaient à la suite de Lesedi, comme si elles avaient une volonté propre. Mais la poursuite de cette dernière était implacable, esquivant, parant, ou utilisant celles-ci comme appuis pour mieux pourchasser sa proie.
— Mais je ne peux pas non plus balayer ces règles d’un revers de main. Ces actes impies me rendent hostiles les élémentaires, ce qui complique la tâche pour une mage elfe. Et pourtant, je ressens cela comme une malédiction, un carcan qui enchaîne notre espèce à un naturisme moisi. Tu me suis ?
— Absolument pas. Je me fous de ta petite vie d’avant ! répliqua Lesedi en lançant la foudre.
Khiirgi l’annula à l’aide de l’élément opposé, poursuivant son monologue.
— Même quand j’étais encore là-bas, je me posais la question. Les elfes ont une affinité innée pour la magie, bien supérieure à celle des humains. Nous sommes moins féconds, moins adaptables à l’environnement, mais notre longévité compense largement. Alors, durant les anciennes guerres pour la domination de ce monde, pourquoi avons-nous perdu face à vous ?
— Mauvaises stratégies. Chaînes d’approvisionnement insuffisantes.
— Haaa-ha ! Voilà ce que j’adore chez toi ! Mais j’ai une autre théorie. Ce n’est pas une question de préparation, c’est leur mentalité qui faisait défaut. Les elfes n’ont jamais pu égaler l’ambition humaine dans la quête de la sorcellerie ni l’arrogance qui permet de piétiner principes et doctrines. Ils ont hésité à franchir cette ligne. Pas étonnant qu’une divinité déchue les ait chéris plus que les humains.
Son discours prenait une tonalité presque solennelle, mais Lesedi continuait de fendre les lianes à coups de lame.
— Le mot « Alp » était autrefois utilisé par les non-mages, dans un coin de l’Union, pour désigner les elfes. Ils nous prenaient pour des monstres qui volaient les enfants. Était-ce de la propagande humaine ? Ou fondé sur des faits historiques ? Je l’ignore, et je m’en fiche. Mais j’ai toujours aimé cette idée d’elfe maléfique. Aujourd’hui, c’est plus une bénédiction qu’une insulte.
Les lianes entièrement déployées suspendaient Khiirgi tout en haut, les mains croisées devant la poitrine, telle une actrice sur scène.
— Je suis une elfe bannie. Attirée par l’immoralité, envoûtée par mes désirs, j’ai été chassée de chez moi et j’ai échoué à Kimberly. Deux elfes vertueux se sont unis… et ont donné naissance au démon que tu vois devant toi. Si cela a un sens, alors c’est un signe. Un rappel que notre espèce est dans une impasse, et qu’elle a besoin d’un guide pour évoluer.
Ses lèvres se tordirent. Sa sorcellerie avait germé dans l’isolement, au pays, et elle avait trouvé sa voie durant ses errances dans le monde des hommes.
— L’immoralité et le blasphème sont mon destin ! Je suis une Alp ! Khiirgi « Avarice » Albschuch !
Les plantes mortes-vivantes de Khiirgi poursuivaient leur croissance. De nouvelles lianes émergeaient, les portant elle et Lesedi toujours plus haut, jusqu’à transformer le sol en une véritable forêt tír.
— Hrm. Elles poussent aussi vite qu’on les coupe, nota Nanao. — Nos dégâts ne suffisent pas à suivre. À ce rythme…
Avant qu’Oliver n’ait le temps de terminer, une lame surgit de l’ombre d’une liane, dirigée vers son dos. Il la vit, esquiva et lança un sort de foudre en riposte, mais en vain. La lame s’était déjà réfugiée dans une autre ombre après son attaque. Lors du précédent affrontement, elle utilisait les oiseaux squelettiques dans le ciel. À présent, elle se servait de la forêt de Khiirgi.
— Le nombre d’ombres ne cesse d’augmenter… et avec elles, son avantage, déclara Oliver.
— On monte aussi ? Je suis plutôt bon pour ce genre de trucs, proposa Yuri.
— Non. Si on monte, le zahhak pourrait s’en prendre à Miss Ingwe. Il faut l’abattre au sol.
Gardant en tête la situation ainsi que leur rôle dans cette bataille, Oliver observa ses compagnons. Quand aucune stratégie claire ne s’imposait, il savait que les instincts de Nanao et Yuri finissaient souvent par l’emporter.
— C’est notre deuxième affrontement contre cet adversaire. Quelles sont vos observations ?
— Euh, il peut pas rester dans les ombres très longtemps, non ? Dix secondes, grand max ?
— Et ses déplacements d’une ombre à l’autre ne sont pas rapides non plus. Pas plus que de marcher normalement.
Même au cœur du combat, ils analysaient leur ennemi avec attention. Observant les ombres autour de lui, Oliver hocha la tête.
— Je suis d’accord. Et j’ajouterais qu’il semble y avoir une taille minimale pour les ombres qu’il peut emprunter. Il utilise la sienne pour fuir, mais a besoin d’ombres existantes pour surgir. Ce qui nous donne une piste. CLYPEUS !
L’inspiration le frappa, et Oliver lança un sort de blocage, créant un mur un peu en retrait. Pour l’instant, il ne servait à rien, mais c’était tout l’intérêt. Comme pour le combat de Nanao contre la wyverne. Si on ne pouvait vaincre d’un seul coup, il fallait s’y prendre par étapes.
— Fixer une zone, attendre le bon moment, et l’y pousser. Suivez mon plan.
— Avec plaisir !
— Je suis prêt !
— Hfff !
Dès qu’il fut à portée d’un pas, d’un sort, Albright abattit sa lame depuis les hauteurs. Ames visa son poignet en riposte, mais il avait anticipé le coup et dévia son attaque pour frapper son athamé. L’impact faillit la déséquilibrer, et une attaque ascendante la frôla.
— Hahhh— !
Un coup visant à briser sa garde, mais elle plaqua sa main gauche sur la lame pour en absorber la force et se propulsa en arrière. Albright grogna et cessa sa poursuite. Elle avait utilisé sa force pour se redresser, et sa posture s’en trouvait améliorée.
— Hm, tu sais bouger, reconnut Albright. — Belle manière d’exploiter ta petite carrure de teigne.
— Déjà fatigué ? On va baisser d’un ton, alors, lança Ames en adoptant une garde moyenne.
Albright ricana.
— Tes piques sont sans effet. Pourquoi devrais-je m’avancer ?
Il leva son athamé bien haut, dans une posture menaçante.
— Rampe jusqu’à moi, je serai là pour t’écraser. C’est la meilleure manière de traiter les rongeurs dans ton genre.
— Peu probable, car je ne rampe pas.
Répondant moquerie par moquerie, Ames s’élança, sa lame traquant la gorge de celui qu’elle considérait comme un matou arrogant.
— Vous êtes pas drôle. Forcez un peu plus, non ?
— Tu oses dire ça, sale merdeux !
— Notre leader nous fait bosser comme pas possible en plus !
Les coéquipières d’Ames échangeaient sans relâche leur position, et Rossi encaissait sans broncher, avec un air presque blasé. Il les déstabilisait clairement, mais s’en souciait comme d’une guigne.
— Je suppose que c’est mieux que votre dernier match de ligue. Très bien, je vais m’amuser un peu.
Rossi se pencha brusquement en avant. Elles crurent à sa roulade signature et bondirent en arrière, mais Rossi resta dans sa posture déséquilibrée. Ce n’était pas une charge non plus : il glissa sur le sol, passa entre les filles avant qu’elles ne réagissent, et leur tapota le dos du poing.
— Quoi… ?
— C-comment il a fait… ?!
— Les escrimeurs de Koutz dansent sur terre comme dans les nuages. Je commence à prendre le coup, non ?
Il se retourna, un sourire narquois aux lèvres. Le duo Ames se rua de nouveau sur lui, mais ce n’était pas le seul combat en cours. Albright faisait face à l’une d’elles, Rossi à deux, ce qui laissait les trois autres à Andrews. Même si, en pratique, il affrontait bien plus.
— …Entre le corps principal et les leurres d’ombre, huit, ça fait un peu beaucoup, dit Andrews.
— Pas la peine de se retenir, lança un double de Mistral.
— On va vite en finir ! ajouta un autre.
Dès le départ, ils y allaient à fond avec les doubles et les transformations. Mistral pensait devoir gagner du temps pour les invoquer, mais à sa surprise, Andrews avait attendu, observé.
À présent, Andrews balaya du regard les huit silhouettes en approche.
— IMPETUS !
— Hein… ?!
— Aïe !
La rafale ne frappa pas de face, mais de derrière, repoussant violemment les Mistral. Andrews observa leur déplacement.
— Je vois. IMPETUS !
Avant qu’ils puissent esquiver, une lame de vent trancha en deux les deux leurres physiques.
Andrews recula d’un pas pour esquiver les contre-sorts, et jaugea les six adversaires restants.
— À cette distance, les ombres ne tromperont personne. Les leurres physiques, peut-être, mais alors que trois ont rétabli leur posture en ajustant leur centre de gravité, les autres un temps de retard. Tu aurais dû les synchroniser.
— …Peu probable.
— Et on se serait retrouvés à découvert ?
Il était plus facile de distinguer un double de l’original sur les mouvements réflexes que sur les déplacements calculés. Andrews avait profité de cette faille, et Mistral en grinçait des dents.
— Puisque tu refuses qu’on repère la différence, tu as pris l’habitude de retarder tes incantations jusqu’à la dernière seconde. Tu avais l’avantage du nombre, mais tu m’as laissé porter le premier coup. Si tu avais eu le temps de préparer le terrain comme lors du précédent match, passe encore. Mais sur une rencontre imprévue comme celle-ci, c’est évident : tes techniques ne s’accordent pas encore avec un vrai combat magique.
— Aïe, touché. Il nous découpe en tranches, là… !
Avec moins de doubles en jeu, ils changèrent de formation. Un léger changement de focalisation et un éclair les frappèrent de côté. Ils tentèrent de bondir en arrière, mais ne purent l’esquiver totalement.
— Gah… !
— Tu es quelqu’un de bien trop sérieux, Mistral, déclara Andrews. — Tu m’accordes bien trop d’attention.
Le bras gauche engourdi par la décharge, Mistral jura en fusillant du regard la source du sort. Rossi lui répondit par un sourire moqueur, ayant lancé son sort entre les deux Ames. Les deux filles battirent aussitôt en retraite et regagnèrent sa position.
— Désolée ! On n’a pas pu le coincer !
— Rossi me fout vraiment les nerfs… !
— Pas grave, répondit Mistral. C’est moi qui ai merdé au départ.
Il serra les dents, celles qu’Ames avait déjà un peu desserrées d’une gifle plus tôt. Trop concentré sur les remarques d’Andrews, il en avait négligé son environnement. Il y avait encore bien des choses à corriger, mais il se les reprocherait après coup.
— On ne va pas en phase principale pour rien, hein ? Même si on a eu notre lot de ratés !
Il leva son athamé, tout en ranimant le moral de son équipe. Ses coéquipiers et ceux d’Ames se reconcentrèrent.
Observant le tout depuis l’arrière, Tim grinçait des dents. Privé de sa main incantatrice, il ne pouvait même pas se soigner. Sa sacoche débordait de poisons, dont la virulence le rongeait de l’intérieur.
— …Aucun de mes poisons utilisables contre des mômes sans baguette. Fait chier. J’étais venu préparé pour le plus balèze, et ça se retourne contre moi.
— Awooooooooo !
Fay poussa un hurlement avant de bondir et plaquer un coéquipier de Bowles. Ses jambes passées en forme lycanthrope, sa charge avait toute la sauvagerie d’un prédateur. Spencer para de justesse, mais se faisait peu à peu repousser.
— …Ngh… ! Tu y vas fort, Mr. Willock ! J’suis pas fan d’être le punching-ball ici !
— C’est marrant, moi non plus.
Fay esquissa un sourire, accentuant sa pression animale. Cela ressemblait à un duel à sens unique, mais en retrait, Stacy observait : Spencer jouait bien le jeu, feignant d’être acculé, laissant croire qu’il résistait à peine, dans l’espoir de pousser Fay à un coup trop large.
— …Tiens, tu sais bouger, maintenant ? lança Stacy. Tu ne pouvais pas faire ça pendant le match ?
— On voulait ! se lamenta Bowles.
Il brandit son athamé, que Stacy écarta d’un revers pour enchaîner de riposter d’un coup d’estoc. Leur duel se déroulait à portée d’un pas, d’un sort, tandis que Chela les surveillait à distance.
— …Je vois. Deux atouts majeurs, avec toi comme chef d’orchestre. Voilà votre véritable formation.
— C’est un honneur d’être reconnu, soupira Rodney Quark. Il affrontait Chela à distance de sort. — Si tu entends encore quelqu’un critiquer notre dernier match, tu pourras leur glisser un mot ? Même un « Ils valent mieux que ça » ça suffirait. À ce rythme, nos chances de mariage vont en prendre un coup…
Lors du match de ligue, Andrews avait repéré sa planque et l’avait éliminé dès le début, sans lui laisser le temps de briller.
— Ça a l’air grave à ce que je vois, répondit Chela en grimaçant. — Si vous nous battez ici, je promets de raconter toute la vérité. Ça ira ?
— Parfaitement, Miss McFarlane. Je suis ravi qu’on se comprenne.
Ils mirent fin à la conversation et reprirent leur duel magique. Un peu plus loin, les trois superviseurs se faisaient face du regard. L’équipe Bowles était placée sous la surveillance d’une septième année issue du camp de l’ex Conseil : Elise Cuvier.
— Je m’y attendais, mais ta sœur n’attaque vraiment pas, constata-t-elle à l’adresse de Gwyn. — Elle est sous contrainte, ou vous jouez la discrétion ? Laquelle des deux choses, les Sherwood ?
— Si c’était la première option, tu n’en saurais rien. Et si c’est la seconde, tu n’auras ta réponse que si tu nous accules. Dans les deux cas, tu perds ton temps, Cuvier.
— Quel manque de fair-play, Spellstrings. Pourtant, les mélodies que tu joues sont bien plus éloquentes.
La baguette de Cuvier trembla, et la première syllabe d’un sort franchit ses lèvres. La réponse de Gwyn avait déjà commencé. Cette syllabe réduisait le champ de sortilèges possibles, et grâce à une réactivité peu égalée, même parmi les classes supérieures, il pouvait souvent lancer un contre-sort avant l’ennemi. Mais…
— FRIGUS !
…alors qu’il se concentrait sur son adversaire, une boule de feu tomba du ciel. Shannon l’aperçut et l’annula avec l’élément opposé, mais l’auteur de cette attaque-surprise se trouvait bien plus haut. Un trio de balais tournoyait dans le ciel. Gwyn fronça les sourcils.
— Des sorts lancés depuis cette hauteur ? Et précis, malgré la vitesse des balais… L’équipe Liebert ?
— Plutôt impressionnants, non ? Le groupe m’a tapé dans l’œil lors du dernier match. Les trois sont prometteurs, mais Miss Asmus, en particulier, fera une excellente pièce. Laisse donc mes petits prodiges goûter au nectar de la victoire.
— Ça n’arrivera pas, déclara Gwyn, le ton glacé. — On est trop occupés à veiller sur notre petit frère.
Cuvier esquissa un sourire et pointa sa baguette. L’équipe Horn et le zahhak s’affrontaient toujours dans l’ombre des plantes mortes-vivantes. Ils se heurtaient vivement, avec des coups sans retenue, jusqu’à ce qu’Oliver aperçoive enfin l’ouverture qu’il attendait.
— Il est temps d’en finir, Nanao !
— Avec plaisir !
Nanao arma son katana à la hanche. Au souffle précédant son incantation, Oliver et Yuri bondirent en chœur.
— !! GLADIO FERRUM !!
Un sort tranchant en double incantation jaillit sous leurs pieds, fauchant les arbres autour d’eux comme des gerbes de blé.
Leur base entamée, les arbres surnaturels commencèrent à tomber, mais les angles de coupe dictaient déjà leur direction. Les trois membres de l’équipe Horn sortirent rapidement de la zone d’impact, mais le zahhak n’en avait pas besoin. Il plongea simplement dans son ombre, attendant la fin de l’effondrement.
— Il s’est planqué ! FORTIS FLAMMA !
— FORTIS FLAMMA !
Les flammes d’Oliver et de Yuri embrasèrent aussitôt les arbres abattus. En temps normal, du bois frais ne brûlait pas bien, mais ces plantes mortes-vivantes prenaient feu dans des teintes rouge sombre et sinistres. Pourtant, le bois n’était pas la cible, c’étaient les flammes elles-mêmes qui comptaient car elles recouvraient toute la zone.
— …Le feu bloque toute fuite, dit Oliver. — Il n’y a qu’un seul endroit possible. Une seule ombre d’un mètre qu’il peut atteindre en moins de dix secondes.
Les arbres tombés flambaient, et le zahhak ne pouvait plus fuir de ce côté. Les flammes vacillantes brouillaient les dernières ombres, rendant sa Traque de l’ombre bien plus difficile. Dans ces conditions restreintes, la créature n’avait que peu d’options, et la limite de temps ne lui laissait pas le loisir de réfléchir. Elle trouva une ombre dans son périmètre, y projeta son visage pour reprendre son souffle, une seconde d’imprudence, et déjà les trois athamés fondaient sur elle.
— Là, maintenant ! TONITRUS !
— TONITRUS !
— TONITRUS !
Les trois éclairs frappèrent juste, et le zahhak s’effondra. Ils enchaînèrent avec une seconde salve, mais la créature ne bougea plus. Sûr qu’ils l’avaient abattue, Oliver poussa un soupir de soulagement.
Tout le travail préparatoire avait porté ses fruits. Réduire les options du zahhak avec les arbres en feu, puis le guider vers une issue qu’ils pouvaient anticiper. L’ombre finale par laquelle il avait émergé se trouvait sous le mur érigé plus tôt par Oliver avec un sort de blocage. L’ennemi croyait avoir choisi cette issue alors qu’il l’y avait été incité.
— Yuri, prends l’os. Miss Ingwe ! Le nôtre est à terre ! Prépare-toi à un tir de barrage par en dessous !
Au-dessus, le combat faisait encore rage. Lesedi virevoltait littéralement dans les airs.
— Déjà fini ?! s’étrangla Khiirgi. — C’est une sacrée créature pourtant !
— Et eux, ce sont les meilleurs de leur année. Quatre contre un. Tu veux supplier Rivermoore pour du renfort ?
— Oh, non. J’ai les miens.
À peine eut-elle parlé que deux autres élèves fondirent sur des balais. En reconnaissant Albright et Andrews, Lesedi serra les mâchoires.
— L’équipe Andrews ? Ils ont percé notre ligne, alors !
— Moi aussi j’ai de bons éléments. Haaa-ha ! Quatre contre trois. Ça devient intéressant !
Khiirgi éclata d’un rire ravi, mais la voix de Lesedi s’adoucit brusquement.
— …Il fallait que je te dise quelque chose, Khiirgi.
— Hm ?
— Tu es une mage puissante. L’une des dix meilleures de notre promotion. En pur combat, je peux encore tenir la comparaison. Mais sur l’ensemble de ton arsenal magique… tu me surpasses.
— Oh là là ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu vas me faire rougir ! C’est pas tous les jours que tu m’inondes de compliments…
L’elfe posa les mains sur ses joues, faussement embarrassée.
— Ne t’emballe pas, coupa Lesedi. — Je veux dire que tu as un défaut fatal, un truc qui annule tous tes talents bruts.
Khiirgi cligna des yeux, puis observa les élèves autour d’elle.
— Oh ? Oh oh oh…
Andrews et Albright esquissèrent un sourire. Leurs déguisements tombèrent, révélant les véritables visages, ceux des coéquipiers de Mistral.
— Déjà percé à jour ? Voici un message de notre chef.
— La vengeance est une salope. Tout comme toi.
Ils lancèrent deux sorts décalés. Le premier fut annulé par Khiirgi grâce à l’élément opposé. Le second, elle l’évita d’un bond, s’élançant sur une feuille d’arbre mort-vivant. Mais ce n’était qu’un mat en cinq coups. Pour esquiver le troisième sort, lancé par Lesedi à ses pieds, l’elfe fut contrainte d’activer la Marche du ciel.
— Voilà ce que l’avidité t’apporte.
Lesedi bondit à son tour depuis la plante morte-vivante, se rapprochant dans les airs. Khiirgi attendit le dernier moment, feinta deux fois, puis exécuta un pas de côté en marche aérienne. Le coup de pied de Lesedi ne frappa que du vide, du moins, en apparence. Sa semelle s’était posée bien fermement dans le néant.
Khiirgi grimaça. Elle venait de comprendre son erreur. Elle avait déjà utilisé ses deux pas aériens. Lesedi, elle, en avait encore un.
— Tu comprends ? Ton défaut est très simple : personne ne peut te blairer.
Elle avait sa proie à portée. La Bastonneuse (Lesedi) s’élança dans un coup de pied tournoyant. Khiirgi n’eut d’autre choix que d’utiliser son bras gauche comme bouclier, mais le coup le traversa et vint se loger contre les côtes de l’Alp.
— Réussi, murmura Mistral en recevant le message de ses compagnons.
Andrews et Rossi étaient encore en train de combattre, mais à ces mots, ils interrompirent aussitôt leur affrontement.
— Alors notre combat s’arrête là. Merci d’avoir joué le jeu.
— Ooh, vous avez pris cette femme par surprise, hein ? J’aurais aimé être là pour voir ça…
L’humeur de Rossi remonta aussitôt. Il se mit carrément à siffloter.
— C’est elle qui m’a humilié la première, grogna Mistral. — Et ça ne me plaît pas d’avoir eu cette opportunité servie sur un plateau. Tu viens bien du camp de l’ex-Conseil, pas vrai ? demanda-t-il à Andrews.
— Nos familles, oui. Mais notre priorité, maintenant, c’est de gagner la ligue de combat. Si on se laisse happer davantage par ces manœuvres électorales, ça finira par peser sur notre performance.
Andrews était visiblement très contrarié d’avoir été impliqué dans tout cela. Son froncement de sourcils s’accentua.
— Et, personnellement, je désapprouve totalement cette approche. Le président Godfrey a montré sa valeur lors des qualifications de la division supérieure. Cela a pu permettre à Mr. Rivermoore de le prendre par surprise, mais ses décisions en début de match ont permis de limiter les pertes parmi les élèves. L’ancien Conseil ne fait que récolter les fruits et c’est une manière pitoyable de gagner une élection. Comment espèrent-ils rallier qui que ce soit de cette façon ?
Peut-être qu’en première année, avant que Richard Andrews ne rencontre Oliver et Nanao, cela ne lui aurait jamais traversé l’esprit.
Mais aujourd’hui, il savait.
Il savait que victoire et défaite pouvaient être obtenues de la bonne manière… ou de la mauvaise.
— L’ancien Conseil doit faire ses preuves. Montrer qui ils sont, et comment ils comptent diriger Kimberly à l’avenir. Le meilleur moyen d’y parvenir, ce serait d’affronter le président Godfrey à pleine puissance et de le vaincre. Dans ce cas-là, personne n’aurait rien à redire.
— Exactement ! Qui voudrait voir ces petits lâches diriger nos vies, hein ?
Rossi renchérit aussitôt. Puis Andrews leva les yeux, recevant un message par fréquence de mana depuis ses familiers volants.
— Miss Khiirgi a ordonné la retraite. Il va falloir qu’on invente une excuse. C’est fini pour nous, Albright.
— Encore une minute. Je n’ai pas encore écrasé cette teigne.
— Pas si vite, dit Ames. Il me reste une bête sauvage à abattre.
— Vas-y, Jas !
— C’est l’heure de la Jas-machine !
Albright et Ames ignoraient royalement le mot d’ordre général, tout entiers absorbés dans leur duel. Tim jeta un œil dans leur direction pendant que Mistral soignait sa main, se mettant à rire.
— Au moins, vous vous amusez. Voilà ce qu’on attend des élèves de Kimberly, dit Mistral. — Mais pour l’instant, on se replie, Ames. Je superviserai ton match contre lui une autre fois. Vous pourrez vous étriper autant que vous voulez une fois de retour sur le campus.
Cela suffit à les convaincre de rengainer. En les voyant reculer à contrecœur, Tim se fit la réflexion suivante : Si ça suffit à les calmer, alors cette génération est sacrément plus sage que la nôtre.
— Tch !
— Hiiiiii… !
— KYOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO !
L’équipe Liebert tournoyait encore sur ses balais, bombardant les équipes au sol, mais à présent, un griffon était à leurs trousses. Aucun de leurs membres n’était vraiment doué en vol, et ils n’étaient pas armés pour affronter une créature taillée pour le combat aérien. Chela leva les yeux et sourit.
— …Tiens, Lyla est là. Katie est vraiment adorable.
Le renfort parfait. L’équipe de Katie avait peut-être pour mission d’assurer la voie de retraite, mais elle avait aussi prévu d’envoyer son griffon en soutien si nécessaire. Le contre idéal au bombardement à distance de l’équipe Liebert.
— …Sans couverture aérienne, on est cuits…
— Pas encore… !
Et sans soutien depuis les airs, l’équipe Bowles allait devoir se débrouiller seule. Mais la charge de Fay et les sorts lancés par Stacy et Chela ne facilitaient pas les choses. Leur formation était un classique avant-garde / double arrière-garde, mais comme les deux lanceurs n’hésitaient pas à user de sorts au plus près de Fay, ses charges frontales ne laissaient aucune ouverture. Toute la stratégie reposait sur la robustesse de sa forme lycanthrope… et sur la confiance absolue qui les unissait.
L’équipe Bowles était repoussée, mais tenait bon avec acharnement jusqu’à ce qu’une paire de mains se pose sur leurs épaules.
— Bon travail. Si la situation s’y prêtait, j’aurais adoré vous laisser aller jusqu’au bout, dit Elise Cuvier.
Elle avait interrompu son affrontement contre les Sherwood pour rejoindre ses cadets.
— Mais j’ai bien peur que ce ne soit plus une option. Il est temps de battre en retraite, les enfants.
— Hein ?
— Mais on tient encore !
— Je sais bien. Mais ailleurs, une abrutie a tout fait foirer.
Cuvier soupira.
— Inutile d’insister maintenant. On rentre se regrouper.
Bowles et Howell jurèrent entre leurs dents. Chela abaissa son athamé.
— Dans ce cas, ce sera un match nul, dit-elle. — Ce n’est pas exactement ce dont nous avions convenus, mais je dirais quand même que la véritable équipe Bowles est redoutable.
— …Je t’aime, Miss McFarlane…, murmura Rodney.
Leur échange de sorts, haletant et nerveux, l’avait visiblement épuisé. Leur équipe enfourcha ses balais et s’envola. Ailleurs, l’équipe Liebert avait également tourné les talons.
Ce n’est que lorsqu’ils furent bel et bien partis que Stacy abaissa sa lame…
…et qu’une nouvelle voix retentit dans le silence revenu :
— Ooooh… je suis en retard ?
Ils se retournèrent et aperçurent trois silhouettes approchant sur des balais. Elles atterrirent à une vingtaine de mètres. Chela plissa les yeux, jaugeant les nouveaux venus.
— …Et vous êtes ?
— Saaalut, Miss McFarlane ! J’crois qu’on s’est, genre, jamais vraiment parlés ?
La fille au centre s’avança. Son pas était instable, oscillant d’un côté à l’autre. Chaque phrase montait dans les aigus en fin de ligne. Ces particularités éveillèrent un souvenir.
— Tu participes à la ligue, non ? dit Stacy. — L’équipe Valois, je crois ? Tes camarades ont déjà pris la fuite, mais toi, tu continues ?
— J’adorerais ! Mais on a reçu des ordres et tout ça. Du coup je viens juste dire coucou ! On se revoit à la ligue, okiiiiii ?
Ursule Valois laissa retomber sa tête de côté, ses grands yeux ronds fixés sur Stacy. Chela et Fay, soudainement mal à l’aise, se placèrent aussitôt devant Stacy pour la dissimuler.
— Vous êtes genre, super soudés, heinnn ? dit Valois. — C’est pour ça que je vous déteste. Vous, l’équipe Horn, l’équipe Andrews ! Juste vous voir, ça me file la gerbe.
— Quoi ?
— …Pardon ?
Cette hostilité unilatérale les laissa interloqués. Les yeux de Valois les fixaient sans la moindre émotion. Sa voix était tout aussi plate.
— Rien de personnel, heinnn ? Je me fiche des Belc ou du Dragrium. Mais genre, si je perds, ça me ferait… grave chier ? Du coup je vais juste tous vous écrabouiller. Faites passer le mot à l’équipe Horn, okiiii ? Allez, j’ai fini.
Elle tourna les talons, grimpa sur son balai, et s’éloigna avec ses camarades dans son sillage.
— …Quel est son problème ? dit Stacy. Elle a fait tout ce chemin juste pour dire ça ?
— Peut-être lançait-elle un défi avant la ligue, répondit Chela. Son équipe reste une énigme.
Stacy hocha la tête et passa à autre chose, donnant une pichenette dans le dos de son serviteur.
— Fay, tu tiens le coup ?
— Je commence à me sentir bien chaud, répondit-il, comme s’il n’était jamais fatigué.
Shannon s’approchait d’eux, et Gwyn lança :
— Les morts de Rivermoore se rassemblent. Restez sur vos gardes, le vrai combat commence maintenant.
— …Hnggg… !
Le coup de pied qu’avait encaissé Khiirgi la fit décrire une trajectoire oblique vers le sol, mais elle réussit à se raccrocher d’une main à une branche d’arbre mort-vivant pour aussitôt essuyer une salve de sorts lancés depuis le sol par l’équipe d’Oliver.
— PROGRESSIO !
Acculée, un sort résonna sur ses lèvres, et les arbres morts autour d’elle s’enroulèrent, formant une sphère protectrice. Une échappatoire d’urgence à coût de mana élevé. Les branches renforcées stoppèrent les attaques suivantes, mais à l’intérieur, Khiirgi toussait du sang.
— Beuurk… ! T’as encore explosé mes côtes. J’avais mis un bras en rempart, mais j’ai les tripes en compote !
— J’essayais de te briser la colonne. T’en veux encore ?
Lesedi atterrit sur la sphère et l’écrasa d’un pied. Khiirgi essuya le sang au coin des lèvres, esquissant un sourire.
— …Non, ça ira. J’adorerais continuer, mais Léo serait furax. Il m’en veut peut-être déjà, d’ailleurs. M’en fous ! J’ai au moins gagné un peu de temps. Je peux pas rameuter tout le monde pour une vraie bataille. Maintenant, c’est à Rivermoore de jouer. Moi, je rentre. Notre adorable Percy va sûrement me passer un savon.
— Ravie de l’apprendre. Rase cette pelouse, d’abord.
À cette injonction, Khiirgi haussa les épaules et articula une incantation. Le cercle magique qui fertilisait les plantes mortes-vivantes se désactiva, et la végétation se mit rapidement à flétrir.
Elles avaient toujours été des excroissances artificielles, incapables de survivre hors de leur écosystème spécialisé. Quand la décrépitude atteignit sa sphère, Khiirgi en jaillit et s’enfuit sur un balai.
La regardant s’éloigner, Oliver demanda :
— …Tu es sûre qu’on peut la laisser partir ?
— Va savoir ce qui pourrait surgir si elle se retrouvait acculée pour de bon. Et pour une fois, elle s’est contenue. Quand elle est vraiment en roue libre, c’est bien pire, répondit Lesedi en soufflant.
Ce n’était qu’un aperçu de la vraie puissance de l’elfe, une pensée qui, chez Oliver, déclencha non pas un frisson, mais un malaise plus profond. Puis une voix appela son nom :
— Noll !
— Tout le monde va bien ?
Ses cousins et l’équipe Cornwallis venaient d’atterrir. Ils furent vite rejoints par les compagnons de Mistral et l’équipe d’Oliver. Lesedi prit aussitôt les choses en main.
— D’autres équipes ne vont pas tarder à nous rejoindre, mais elles seront poursuivies par les morts. On suit le plan. On va se répartir entre groupes offensifs et défensifs, mais avant ça, on recompose un peu les escouades.
Elle se tourna alors directement vers Gwyn et Shannon.
— Les Sherwood, je vous veux avec l’équipe Horn dans l’unité d’assaut. J’aurais adoré y aller moi-même, mais Khiirgi m’a vidée, et je suis pas en état d’affronter Rivermoore comme ça. Si vous avez encore de l’énergie, prenez le relais.
— C’est bon pour moi, répondit Gwyn.
— Hii hi hi ! On va être ensemble, Noll !
Shannon passa les bras autour d’Oliver par-derrière, tout sourire. Une fois leur place fixée, Lesedi se tourna vers les autres.
— Je vais reprendre la supervision de l’équipe Cornwallis. Vous serez avec moi, en défense. J’attends beaucoup de vous.
— Hmph. Je pensais être dans l’assaut.
— Stace, te fâche pas pour ça, la coupa Chela.
Stacy avait les bras croisés, mais sa demi-sœur avait compris la logique de la répartition.
— Je doute qu’ils mettent d’autres troisième année dans cette escouade.
Lesedi acquiesça gravement.
— McFarlane est plus perspicace que moi, mais oui, l’équipe d’assaut, ce sera les trois membres de l’équipe Horn, plus trois supervieurs. Dès que Tim arrive, je le fais vous rejoindre pour compléter le groupe. À ce stade, un seul élève vétéran ne suffira pas à vous encadrer à trois.
***
Le flot incessant du temps était comme une lance le poussant dans le dos. Il avait toujours accompli son devoir avec urgence, mais désormais, il lui fallait un bond en avant monumental, un qui ferait paraître ses efforts passés aussi lents qu’un escargot.
Il savait ce qu’il avait à faire. Il fit les préparatifs possibles, puis partit voir de ses propres yeux, voir ce que les mages rencontraient généralement pour la première fois à leur deux-centième anniversaire. Pour le meilleur ou pour le pire, quiconque atteignait la quatrième couche du labyrinthe de Kimberly avait droit à ce privilège.
—…Les plans ont changé. Je n’ai pas trente ans devant moi, déclara Rivermoore, l’athamé à la main, face à une ombre d’un noir absolu.
Chaque instinct en lui hurlait que c’était une idée catastrophique, mais il refoula ces pensées, pointant sa baguette vers la chose qui avait tué son arrière-grand-père.
—Montre-moi à quelle hauteur se dresse ce mur. Congreganta !
Ses souvenirs devenaient flous à partir de là. Comment s’était-il battu ? Comment avait-il fui ? Rivermoore lui-même l’ignorait. La chose suivante dont il se souvenait, c’était d’être effondré dans les marais de la troisième couche, en proie à une dépression écrasante.
— Cyrus ! Cyrus, est-ce que ça va ?!
Lorsqu’il traîna ses os douloureux jusqu’à son atelier, le cercueil l’accueillit par un cri inquiet. Le canal entre leurs éthers signifiait qu’elle savait déjà ce qui s’était passé.
— …Détends-toi. Si c’était mortel, je serais mort en chemin.
Rivermoore s’effondra au sol. Il avait l’air d’avoir été passé à la moulinette, mais portait peu de blessures visibles. Ce n’était pas son corps qui souffrait, mais ses blessures éthériques. Un état qu’on n’atteint jamais en combattant une bête ou un autre mage.
— Ne sois pas insensé ! Même les cœurs morts peuvent s’arrêter, tu sais ! Pourquoi être allé affronter une de ces choses ?! Tu savais que tu n’avais aucune chance dès le premier regard !
Elle semblait au bord des larmes. Récupérant son souffle et endurant la douleur dans son éther, Rivermoore répondit :
— …Le jour du bicentenaire du Vieux. Tu te souviens ce qu’il m’a demandé ?
— …? Cette histoire d’aller plus loin ? Bien sûr que je m’en souviens. Tu étais tellement sûr de toi… »
— Oui. Bien sûr. Je le pensais sur le moment. Mais avec du recul, cette réponse était toute faite. J’ai dit que je pouvais le surpasser, mais à quel point y croyais-je vraiment ?
— …
— Une partie de moi savait qu’il ne reviendrait pas vivant cette nuit-là. Je n’ai pas besoin de te le dire, mais les nécromanciens sont mal équipés pour échapper à l’étreinte de la mort. Nos compétences ne sont guère qu’une liste systématique de ruses pour contourner les règles du monde et maintenir les morts en mouvement. Peu importe à quel point tu fais avancer l’art de la nécromancie, cela ne sert à rien face à la mort elle-même. Je crois que c’est pour cela que, malgré la longue histoire des Rivermoore, nous n’avons produit aucun mage à longue vie.
— Ce n’est pas ton genre d’être aussi morose, Cyrus, répondit la voix du cercueil, choisissant délibérément de rester optimiste. — Une petite défaite t’abat comme ça ? Alors laisse-moi te dire une chose. Tu es juste déprimé. Une chose a mal tourné, et tu la laisses te ronger. Dors là-dessus, et demain, tu iras mieux.
— Je n’ai pas le luxe de perdre une nuit !
Sa voix éclata par-dessus la sienne. Fau eut un hoquet. Peu importaient son humeur ou ses frustrations passées, jamais il n’avait laissé ses émotions exploser ainsi.
— Fau, donne-moi ton meilleur pronostic. Combien de temps te reste-t-il ?
— !
— Tous les cercueils sauf le tien ont sombré dans la folie. Je suis sûr que mon arrière-grand-père le savait. Notre devoir s’achèverait de mon vivant, lui dit-il. — Déterminer comment bannir cette chose est le seul moyen que j’ai de surpasser le Vieux. Mais l’avoir affrontée a rendu la chose limpide. Ce n’est pas suffisant, ni mon talent ni le temps qu’il me reste.
Fau ne trouva rien à répondre. Comment aurait-elle pu ? C’était elle qui lui imposait cette limite. Mais elle avait lu autre chose entre ses lignes.
— …Cyrus, commença-t-elle. — Espérais-tu faire plus que remplir ta mission ? Espérais-tu me ramener pour de bon ? Cela a-t-il toujours été le cas ?
Elle entendit ses dents grincer. Il savait qu’il n’avait pas le pouvoir, mais ce souhait brûlait toujours en lui.
— C’est injuste. Pourquoi ce monde ne le permet-il pas ?
Le souvenir prit fin, les laissant cligner des yeux.
— …Tu vois ? grommela Tim. — Juste un tas de conneries qu’on aurait mieux fait d’ignorer.
— Moi, j’ai trouvé ça très instructif ! s’exclama Yuri. — Maintenant tout s’éclaire !
Devant eux, le cercle magique avait terminé sa tâche. Un trou de trois mètres de diamètre s’ouvrait en plein sol, une cavité béante en dessous.
— Prêt, Noll ? demanda Gwyn.
— Ouais. Allons-y, frangin.
Tim les dépassa tous les deux, sautant le premier. Les autres suivirent bientôt. Ils tombèrent dans l’obscurité pendant cinq secondes entières, puis utilisèrent un sort de décélération pour atterrir en douceur.
Ils jetèrent un coup d’œil autour d’eux et se trouvèrent sur un escalier descendant encore plus loin dans les profondeurs. Les murs étaient couverts d’innombrables ossements d’humains et de bêtes magiques, éclairés par la lueur vacillante de bougies, leurs orbites vides fixant les intrus.
— …Des catacombes, grogna Gwyn en serrant son athamé. Un cimetière sous le royaume des morts — c’est absurde.
— On dirait presque un musée, observa Oliver. Et un musée étrangement silencieux. Ça ne fait pas peur.
Le décor était certes saisissant, mais il ne percevait ni haine ni colère émanant des cadavres autour d’eux. Ils partageaient la même vacuité sans but que les morts-vivants à la surface, bien que ceux-ci eussent été apaisés comme il se doit, et reposaient en silence. Oliver avait le sentiment de troubler leur sommeil… et cela lui donnait simplement envie de les laisser en paix.
— Ça ne change rien à ce qu’on est venus faire. Allez.
Tim descendit le premier l’escalier. Les Sherwood fermèrent la marche avec aisance, tandis qu’Oliver, Nanao et Yuri se plaçaient entre les deux. Pendant un moment, seul le bruit de leurs pas résonna.
Après une minute de descente, ils atteignirent une porte robuste à en juger par son apparence. Tim leva son athamé, prêt à forcer le passage, mais avant qu’il ne puisse incanter…
La porte s’ouvrit d’elle-même.
— MAGNUS FRAGOR !
Ouverte ou non, Tim lança tout de même un sort d’explosion en double incantation. Des flammes et une épaisse fumée jaillirent dans l’ouverture. Il les balaya d’un sort de vent et se précipita à l’intérieur, les autres à sa suite.
— Tenez-vous correctement, profanateurs. Ignoriez-vous qu’il existe un minimum de décence lorsqu’on rend visite aux morts ?
Un vaste hall s’ouvrait devant eux, avec plusieurs escaliers monumentaux menant vers les hauteurs, disposés côte à côte. La voix du sorcier résonnait depuis le sommet, tout au fond. Cyrus Rivermoore.
— Déjà là, Rivermoore ? Aucun comité d’accueil de morts-vivants ?
— J’aurais aimé, mais je préfère éviter que tu déverses ton poison dans mon atelier. J’ai donc décidé de vous accueillir ici.
Les six se mirent aussitôt en garde, mais le sorcier ricana.
— Navré de refroidir l’ambiance, mais ce ne sera pas un combat. Vous êtes venus jusqu’ici, alors je vous laisse deux choix.
Les murs derrière lui se mirent à trembler. Quelque chose d’immense et de blanc surgit de la pierre : une mâchoire bordée de dents aussi grandes qu’un homme, deux cornes comme des clochers, et des orbites béantes telles des puits d’ombre. Le spectacle était si sinistre qu’Oliver en eut la chair de poule.
— …C’est… ?
— Un crâne de béhémoth, répondit Gwyn. — Il l’a déterré sur la deuxième couche, il y a quelque temps.
— Ça m’a pris un bon moment, confirma Rivermoore. — Mais c’est le corps sacré d’une bête divine. Son âme s’y accroche avec ténacité. Impossible d’en faire des matériaux ou un familier, alors je l’ai posté en gardien. Je ne pensais pas devoir m’en servir.
Les mâchoires géantes s’ouvrirent, révélant un tourbillon de miasmes. Oliver déglutit.
— Vous savez ce qui vous attend, poursuivit Rivermoore. — Il lancera son souffle sur vous. Être devenu mort-vivant a inversé son élément, mais il reste chargé du pouvoir de l’ère divine. L’un de vous saurait comment contrer ça ?
Ce souffle pouvait facilement emplir toute la pièce. Impossible de l’éviter, et même à six pour le bloquer, il les déchirerait comme du papier. Tim jura. En surface, il aurait eu des options, mais ici, ils étaient pris au piège.
— Comme je l’ai dit : deux choix. Mourir ici, ou déposer vos baguettes et vous rendre. Et pour être clair, la retraite est exclue. Si vous montez ces escaliers, le souffle vous poursuivra. Et votre mort n’en sera que plus atroce.
— Enfoiré de…
— Tim !
Gwyn s’interposa, étouffant la fureur de l’Empoisonneur. Tim grinça des dents. Il lui fallut un long moment, mais il finit par baisser la tête.
— …J’suis pas assez con pour pas voir quand j’ai perdu. Très bien. On lâche l’affaire. Tout le monde dehors !
Vaincu, il laissa tomber son athamé. Les sourcils de Rivermoore tressaillirent.
— Quelle docilité. Je m’attendais à plus de résistance.
— Tch, j’ai des mômes avec moi. Je peux plus faire le sauvage comme avant.
Tim s’assit en tailleur, levant les yeux vers leur adversaire.
— Si tu veux mon avis, t’es un foutu bon élève, Rivermoore. — Tu surveilles toujours mes moindres gestes, t’as la position haute, le vent dans le dos, les pires conditions pour un poison. T’as peut-être des techniques bizarres, mais les bases, tu les maîtrises parfaitement.
— Je n’ai nullement le temps pour tes salamalecs. Toutes les baguettes au sol, blanches ou métalliques.
Rivermoore ne croyait manifestement pas que Tim s’était réellement rendu. Il ne baisserait sa garde que lorsque tous seraient désarmés… ou inconscients. Sachant cela, Tim poursuivit son discours.
— Voilà pourquoi j’ai déjà mis fin à ce jeu. Ou tu croyais que j’avais pas vu venir tout ça ?
C’est alors que Rivermoore aperçut plusieurs minuscules créatures s’agiter sur le mur derrière lui.
— !
— IMPETUS !
Avant qu’il ne puisse réagir, les scorpions éclatèrent les kystes sur leur dos et l’escouade en bas lança un puissant courant d’air vers l’arrière. Ils étaient déjà sous le vent depuis le départ et cette rafale accéléra le flux existant, propageant le nuage de poison des scorpions vers le sorcier en hauteur.
— Tch !
Pour échapper au nuage, il fut contraint de bondir vers l’avant. Tim saisit son athamé, se releva d’un saut, et grimpa les marches avec son équipe sur les talons. Rivermoore dissipa le brouillard d’un sort, mais l’écart avait disparu. Il se trouvait maintenant au milieu des escaliers, encerclé.
— Dis donc, t’es sûr d’être bien placé là ? railla Tim. — Ça veut dire que le souffle de ta bête divine va t’atteindre aussi, non ?
En évitant le poison, Rivermoore s’était placé à portée de son propre gardien mort-vivant et une attaque ici risquait de tous les emporter.
Les scorpions étaient bien sûr les familiers de Tim. Il s’attendait à un piège exploitant l’exiguïté des lieux, et les avait donc envoyés en avance, avant même leur entrée. Il avait lancé un sort d’explosion dans l’ouverture pour couvrir leur progression, leur permettant de grimper sur les murs extérieurs puis le plafond pendant que la fumée occupait le champ visuel. Un sort de dissimulation les avait protégés des regards, mais surtout, toute la mise en scène de Tim avait permis de focaliser l’attention de Rivermoore sur lui seul.
Les six athamés braqués sur lui, Rivermoore poussa un soupir.
— …Tu ne réalises vraiment pas à quel point j’étais conciliant. Tu tiens tant que ça à en faire un combat à mort, sombre chien enragé ?
— À ton avis ? T’as pas compris ? Je suis venu ici pour te buter.
Un éclat meurtrier dans les yeux, Tim fit jaillir la vie de tous les ossements ornant les murs. Oliver déglutit.
— Soit, l’Empoisonneur, répondit le sorcier avec un sourire. — Fini l’indulgence. Tes pauvres petits et toi, allez pourrir ici même.
— Ha-ha ! Amène-toi !
Tim avait presque l’air ravi. Alors qu’ils s’apprêtaient à entamer leur danse mortelle… un sifflement se fit entendre. Tout au fond de la salle, quelque chose fondait.
— ?!
— Ouaaah, Mr. Linton, ton poison est trop fort ! Même une porte aussi robuste fond comme neige au soleil !
Ce ton n’avait rien à faire là. Yuri s’était éclipsé en douce et se tenait maintenant au pied du crâne du béhémoth, là où Rivermoore était apparu au départ. La porte devant lui s’était désagrégée dans un souffle de fumée, dévoilant un passage.
— …Mr. Rivermoore, dit Oliver. — Tu es un adversaire redoutable. Surtout ici, en terrain connu.
Il choisissait ses mots avec soin. L’issue du combat était encore incertaine, et Yuri avait ouvert une brèche. Ces deux éléments leur offraient une troisième voie.
— Mais notre objectif ici n’est pas de te vaincre. Ce que nous voulons, c’est récupérer l’os du président Godfrey. Tu sais très bien que nous n’avons aucune raison de rester nous battre.
Tandis qu’il parlait, Yuri franchit la porte et leur fit un signe depuis l’autre côté. Rivermoore fronça les sourcils.
— …Vous pensez pouvoir trouver quoi que ce soit aussi aléatoirement dans le noir ? Mon atelier n’est pas un simple débarras. Pensez-vous y découvrir ce que vous cherchez ?
— Ça, je l’ignore. Mais nous sommes pressés, alors notre fouille sera forcément… expéditive. Et qui sait ce que nous risquons d’endommager au passage. Et si quelque chose d’important était touché ?
Oliver laissa la phrase en suspens. Plus un mage pousse une magie singulière, plus il a à perdre si son atelier est infiltré. Surtout quand il se prépare à un grand rituel. Il était impossible d’oublier cela et de se battre l’esprit tranquille. C’est pour cette raison que Lesedi les avait prévenus : leur véritable cible n’était pas Rivermoore… mais ce qui se trouvait derrière lui.
— …Est-ce une menace ?
— Non. Je te propose un marché.
Oliver ne recula pas face au regard noir du sorcier. Il entra dans le vif du sujet. C’était sans doute leur seul espoir de clore cette affaire sans bain de sang.
— Nous allons récupérer l’os du président Godfrey. Mais… après que tu aies mené ton rituel à bien. Nous pouvons attendre que ce soit terminé. Nos objectifs n’ont pas à s’opposer et les deux peuvent être atteints, au bénéfice de chacun. N’est-ce pas ?
— Ha ?! gronda Tim, le fusillant du regard.
— Ce morceau de viande a du répondant, grogna Rivermoore. — Tu parles comme si tu avais percé mes intentions.
— Tu essaies de ramener à la vie un cercueil découvert ici. Et de restaurer une nécromancie oubliée du passé.
Rivermoore fléchit légèrement.
— Ce n’est pas une hypothèse. Nous le savons. Nous avons recueilli les fragments d’os sur vos morts-vivants, et ma sœur a lu dans tes souvenirs. Permets-moi de m’excuser d’avoir ainsi pénétré dans ton passé sans y être invité.
— …La fille Sherwood ? Voilà un joli tour que vous gardiez en réserve.
Il jeta un regard oblique à Shannon, mais Yuri l’interpella depuis le couloir.
— Oliver ! Laisse-moi dire la suite. Après avoir vu ces morts-vivants, j’ai compris certaines choses. Ça te va si je t’expose ma théorie, Mr. Rivermoore ?
— …Je suis curieux. Vas-y, répondit le sorcier, toujours tourné à moitié vers lui.
— Le cœur de ta magie, c’est la liaison éthérique.
— !
— Les morts-vivants, par nature, ne progressent pas. On peut les pousser à reproduire les actions de leur vivant, mais une fois morts, ils ne peuvent plus apprendre. Pourtant, tes créatures sont pleines de surprises. Des magifaunes qui s’assemblent en de nouvelles formes, des wyvernes fusionnées à leur dragonnier, des zahhaks qui sortent de nouveaux tours en plein combat, impossible qu’ils aient fait ça de leur vivant. Je me demandais comment tu pouvais seulement y parvenir.
La voix de Yuri montait et descendait avec fluidité, presque comme un chant. Oliver le sentait à l’oreille : il s’amusait. Tout danger oublié, il était simplement absorbé par le mystère de l’Affaire des os volés.
— Et ma réponse : Tu assembles des corps éthériques. Tu relies des éthers différents, créant ainsi de nouveaux morts. L’éther est plus proche de l’essence d’un être que la chair ne le sera jamais, donc une fois la connexion établie, modifier le réceptacle n’est plus un problème. Pour toi, un os imprégné d’éther, c’est comme du bois couvert de colle.
— …
— Ce qui compte, c’est que c’est une liaison, pas une fusion. C’est une supposition, mais je parie que s’ils fusionnaient, ça ne marcherait pas. Ils perdraient leur individualité, comme ces hordes errantes. Le vrai secret, c’est de connecter les morts à ces contours éthériques, en préservant ce qu’ils étaient de leur vivant. C’est pour cela que tu gères tes morts avec autant de soin. Pour préserver les lignes de leur être. Pour les empêcher d’oublier qui ils étaient — voilà pourquoi tu as recréé ici un royaume déchu.
Yuri s’interrompit, faisant tourner son athamé dans sa main. Il ne lançait aucun sort. C’était un geste de pur enthousiasme. Résoudre cette énigme l’avait mené à un état d’exaltation pure.
— Pour revenir à notre sujet : ressusciter ce fantôme exige un corps équivalent à celui qu’elle avait jadis. Naturellement, son enveloppe d’origine n’a aucune chance d’avoir survécu mille ans. Il te faut donc en construire une de toutes pièces. Mais évidemment, il ne s’agit pas de lui coller un pantin grossier. Si tu veux qu’elle puisse reproduire une nécromancie ancienne, après sa résurrection, elle doit être capable de se comporter en mage.
Yuri n’hésitait pas à déconstruire la sorcellerie d’un mage bien au-delà de ses capacités. Oliver se remémora l’expression « la curiosité est un vilain défaut » et frissonna. Même s’il avait été seul, Yuri aurait procédé de la même manière.
— C’est pour ça que tu as volé les os des élèves. Des restes soigneusement sélectionnés, des os de mages assemblés un à un pour former un corps digne de celle que tu veux ramener. Et la dernière pièce qui te manquait, c’était l’os du président Godfrey. Ce qui signifie… que tu es prêt à tenter le rituel de résurrection qui guide ta vie depuis toujours.
Yuri conclut sur cette envolée, et Rivermoore croisa les bras.
— …Ça me coûte de l’admettre, mais tu as visé juste, dit-il. — Mais pourquoi cette certitude bien optimiste que l’os de Purgatoire sortira du rituel intact ? Toute utilisation entraîne une forme de dégradation. À minima, une altération.
— Mais nous avons la preuve du contraire. Les fragments d’os récupérés sur tes morts-vivants n’ont subi aucun changement. Puisque Miss Shannon a pu en lire les souvenirs, c’est évident.
Yuri avait visiblement anticipé cette objection. Chaque détail qu’ils avaient glané en chemin menait à cette déduction.
— Tu utilises l’éther comme colle pour maintenir la chair reconstituée. Le rituel de résurrection mobilisera une magie d’un tout autre niveau, bien sûr, mais le principe reste le même. On peut aisément imaginer que les fragments d’os incrustés dans ces morts jouent un rôle central dans la structure et s’ils survivent au processus, il n’y a aucune raison de croire que celui de Godfrey soit endommagé, surtout s’il n’est qu’un élément parmi d’autres. Ils sont liés, mais non fusionnés ce qui suggère que le processus est réversible. Pas vrai, Oliver ?
Pris de court par ce quizz, Oliver réfléchit un instant, puis répondit :
— Je suis du même avis que Yuri. Et j’ajouterais que lorsque nous avons vaincu le dragonnier, une partie de la créature continuait de bouger, détachée du reste. J’en conclus qu’elle n’était plus en contact avec ton os, et que le lien éthérique avait été rompu. Ça aussi, ça suggère que ton système de liaison est réversible.
Le froncement de sourcils de Rivermoore se fit plus marqué. Oliver y vit un signe pour enfoncer le clou.
— Naturellement, il y a un facteur de risque. Notre analyse repose en partie sur des hypothèses, et il se peut que l’os soit endommagé pour des raisons qui t’échapperaient même à toi. Mais… comparé aux pertes que cette bataille causerait aux deux camps, je pense que le risque en vaut la peine. Non, Mr. Rivermoore ?
Mis au pied du mur, Rivermoore demeura silencieux. Il détourna les yeux d’Oliver pour les poser sur Tim, qui paraissait toujours prêt à massacrer quelqu’un.
— …Lesedi a sciemment envoyé l’Empoisonneur ici pour me forcer à la négociation. Elle a toujours eu le chic pour les paris qui devraient mal tourner, mais qui finissent par marcher.
Oliver n’en pensait pas moins. Sans la nature explosive de Tim Linton, cette conversation n’aurait jamais eu lieu. Non seulement son poison avait ouvert la brèche dans le mur, mais sa simple présence menaçait l’intégrité de tout l’atelier ce que Rivermoore ne pouvait ignorer. Le plan de Lesedi reposait sur une forme de prise d’otage : la vie de son œuvre.
Le silence qui suivit fut encore plus lourd. L’expression du sorcier ne changeait guère, mais ses traits révélaient une vraie lutte intérieure. Enfin, cette tension s’effaça… et il abaissa sa baguette.
— …Fort bien. Ce n’est pas ce que j’avais prévu, mais soit. Je vous promeus de pilleurs à invités. En remerciement pour votre « solution ».
Malgré ses paroles, Rivermoore avait toujours l’air prêt à arracher la tête de Yuri. Mais ce dernier lui répondit d’un large sourire, tout fier de lui. Le sorcier souffla du nez et se tourna vers lui.
— Mais vous respecterez les lieux. C’est un tombeau. Honorez les morts qui y reposent.
Pendant ce temps, ces bouleversements sur la ligne de front avaient des répercussions à l’étage.
— Hm.
Lesedi écrasa une autre goule sous son pied et s’immobilisa. Une onde d’hésitation se propagea dans la mêlée. L’armée de morts, qui les avait attaqués sans relâche, s’était figée, telle une collection d’épouvantails.
— Ils n’ont plus la volonté de se battre. L’équipe d’assaut a soit vaincu Rivermoore, soit conclu un accord. Dans tous les cas, ça nous arrange.
— On les rejoint ? demanda Chela, l’œil sur l’entrée. Lesedi y réfléchit, puis secoua la tête.
— …Non. S’ils ont conclu un marché, débarquer pourrait tout faire capoter. Restez en alerte, prêts à toute éventualité.
Elle sortit une gourde de sa sacoche et en but une bonne gorgée. Après tant de combats, son corps surchauffé avait besoin d’être refroidi.
— On approche de la fin, souffla-t-elle. — Sauf si quelque chose vient renverser l’échiquier…
Ils venaient d’arracher une négociation fragile, mais cela ne signifiait pas que les conflits étaient clos. Tim Linton avait encore beaucoup de griefs à déverser.
— …Hé, par ici. Qu’est-ce qui se passe, au juste ? Personne m’a mis au courant de quoi que ce soit.
— Désolé, Mr. Linton. Ordres de Miss Ingwe, répondit Oliver. — Elle disait que tu serais plus intimidant si tu ignorais tout d’avance de l’accord…
— J’vais lui accorder ça. J’étais prêt à découper ce fils de chien. Maintenant faut que j’enfouisse toute cette rage. T’as vu ce poison gâché ?!
Il donna un coup de coude à Oliver, et Shannon posa les mains sur les épaules de son cousin pour l’éloigner un peu.
— Ça suffit, dit Gwyn, au bord de l’exaspération. — Peu importe comment on en est arrivés là, nous sommes désormais témoins du rite. Évitons de déconcentrer notre clerc.
Il fit un mouvement du menton en direction de Rivermoore, qui tournait déjà le dos.
Ils empruntèrent divers couloirs, franchirent une porte au fond d’un passage, et débouchèrent dans un petit salon, avec une table basse entre deux canapés. Rivermoore agita sa baguette, et les lampes de cristal baignèrent la pièce d’une lueur chaleureuse.
— Installez-vous où vous voulez, déclara-t-il. — Je n’ai jamais accueilli de vivants, donc je ne garantis pas le confort.
— Quel sens de l’hospitalité, cracha Tim. — T’aurais au moins pu proposer du thé.
— Je n’ai jamais dit que je ne le ferais pas.
Tim s’affala sur le canapé. Une porte au fond s’ouvrit, comme en réponse à sa pique, et un squelette vêtu en majordome entra. Il portait un plateau dans chaque main, avec six tasses fumantes. Sous les yeux écarquillés des invités, il les déposa avec une précision égale sur la table.
— J’ai quelques vérifications à faire avant de commencer le rituel, annonça Rivermoore, sans même se retourner. — Combien de temps pouvez-vous attendre ?
— Vingt-six heures au maximum. Le temps de rentrer au campus, de soigner Godfrey, et de se préparer pour la ligue… pas question de faire plus long.
— Cela suffira.
Rivermoore disparut par une porte à l’arrière. Si l’attente devait durer, Oliver aurait préféré s’asseoir, mais il se sentait mal à l’aise à l’idée de se détendre dans l’antre du sorcier. Nanao et Yuri, eux, n’hésitèrent pas une seconde. Pire : ils tendirent la main vers le thé.
— …Mmmh. Excellent.
— ?! Tu l’as bu, Nanao ?!
— En effet. Je n’ai ressenti aucune intention malveillante.
— Monsieur le majordome, je pourrais en avoir un autre ? Tout ce blabla m’a donné soif !
Yuri ne manquait pas d’audace, mais le majordome squelettique s’inclina et lui servit une nouvelle tasse. Oliver n’en croyait pas ses yeux.
— Calme-toi, Horn, dit Tim, tendant lui aussi sa tasse. — S’il y avait du poison là-dedans, je l’aurais su. Je m’occupe de la vigilance, alors relâche-toi un peu. Ce que vous venez de traverser n’était pas rien.
Il parlait visiblement d’expérience. Malgré cela, Oliver hésitait encore. Ce ne fut que lorsque Shannon lui attrapa le bras qu’il finit par s’asseoir. Le majordome apporta même des biscuits, au grand plaisir de Nanao et de Yuri.
Tandis que ses invités étaient installés dans le salon, Rivermoore se dirigea vers l’arrière de son atelier. Il s’approcha du cercueil qui l’attendait et expliqua la situation avec précaution.
— …Ce n’était pas prévu ainsi, mais ils n’acceptaient pas de refus.
— Ah-ha-ha-ha-ha ! C’est un vrai revirement ! J’adore ça ! Plus on est de fous, plus on rit ! Tu m’as tellement parlé de tes petits camarades de l’école, j’ai hâte de les rencontrer !
Elle paraissait ravie ce que Rivermoore n’était pas du tout. Il s’y attendait, bien sûr. Il soupira et tapa doucement du poing sur le cercueil.
— L’ajustement final de ton enveloppe est terminé. Le reste dépend de ta concentration. Prépare-toi.
— Je suis prête autant que je pourrai l’être. J’ai eu plus qu’assez de temps.
Cette réponse pleine d’assurance lui donna l’élan nécessaire. Rivermoore hocha la tête, s’assit au centre du cercle magique tracé à côté du cercueil, prit plusieurs longues inspirations, ralentit le rythme de son cœur, calma l’adrénaline du combat… pour que rien ne puisse ébranler sa résolution.
Deux heures après leur arrivée dans le salon, Oliver se retrouvait avec Nanao et Yuri endormis sur ses genoux.
— …Mmmph… Je te jure… ils sont bons, Oliver…
— …
Yuri s’était écroulé en premier, et parlait à moitié dans son sommeil. Oliver soupira une énième fois. Il avait changé de canapé pour échapper à l’étreinte persistante de sa sœur… pour finalement se retrouver coincé entre ces deux-là.
— Oliver, puis-je te poser une question ?
Allongée sur ses genoux, Nanao avait ouvert les yeux et le regardait.
— Ta discussion avec Rivermoore partait du principe que l’os serait rendu.
— C’est exact. Nous ne pouvons pas être certains que les os sortiront indemnes du rituel, mais comparé au risque d’un affrontement…
— C’est ça qui m’échappait. Avant même toute question de dégradation, nous parlons ici du retour d’une âme depuis l’au-delà. Ce qui n’est à présent qu’un tas d’ossements sera à nouveau doté d’une enveloppe. Et une fois cela accompli… je ne peux imaginer qu’on accepte d’en extraire l’os.
Elle croisa les bras en disant cela et Oliver comprit enfin l’origine de sa confusion.
— D’accord. Reprenons les choses depuis le début. Je vois ce que tu ne savais pas. Mon raisonnement repose sur un postulat dont tu n’as pas connaissance. Laisse-moi t’expliquer.
Il prit un instant pour organiser ses pensées. Nanao avait beau être à Kimberly depuis plus de deux ans, certaines lacunes subsistaient, surtout dans les domaines qui ne concernaient pas directement la pratique magique. Il comblait ces écarts quand ils apparaissaient, et cela lui plaisait assez.
— Premièrement : notre monde ne permet pas la résurrection. Ce n’est pas une question de droit ou de théorie, mais d’ordre fondamental, un principe frénétique. Cela contrevient aux Principes Frénéthiques de notre dieu. Aucun mage ne peut y échapper dans ce monde.
— Je m’en doutais. Et pourtant, c’est ce à quoi aspire Mr. Rivermoore.
— J’y viens. Deuxièmement, son objectif ultime est le retour de la nécromancie antique. À proprement parler, cette résurrection n’est qu’un moyen. Lorsque des mages tentent de ramener quelqu’un à la vie, c’est presque toujours ce qu’ils recherchent. Ce qui compte, ce n’est pas tant le retour du mort… que ce qu’on peut en tirer.
Sur ses genoux, Nanao acquiesça d’un hochement de tête. En voyant cela, il choisit de ne pas se presser. Ils avaient largement le temps devant eux.
— Imagine un parchemin ancien, exposé aux éléments et sérieusement abîmé. Tu veux le déplier et en lire le contenu, mais le toucher pourrait le réduire en poussière. Alors tu prends toutes les précautions possibles, tu mobilises tous les moyens à ta disposition, et tu tentes de le déchiffrer. Mr. Rivermoore fait la même chose, mais non pas avec un parchemin… avec un être humain, expliqua Oliver. — La résurrection est une méthode extrême pour cela, mais dans notre analogie, elle reviendrait à transférer l’intégralité du contenu du parchemin sur un nouveau support. Faire une copie en l’occurrence, déplacer l’âme dans un nouveau corps. Et c’est cela que le monde considère comme une résurrection interdite.
Il s’interrompit. Pour qu’elle comprenne vraiment, il allait devoir creuser encore un peu.
— Cela dit, il existe d’autres phénomènes qui peuvent sembler violer cette règle. La possession en est un exemple notoire. Dans ce cas, un fantôme prend le contrôle d’un corps étranger, mais il ne s’agit pas d’un véritable hôte, plutôt de quelque chose autour duquel il se greffe.
— Se greffe ?
— Difficile à expliquer. Prenons une image qui te parle. Le cheval, c’est le corps. Le cavalier, c’est l’âme. Seul le vrai cavalier d’un cheval, sa véritable âme, peut le faire avancer. Un cavalier peut descendre de sa monture, mais il ne peut pas en enfourcher une autre. Les fantômes sont des cavaliers qui ont perdu leur cheval. Et malgré tout, ils désirent un nouveau cheval plus que tout alors ils s’accrochent à son flanc ou à ses jambes, essayant de le diriger par la force. C’est ainsi que fonctionne la possession. Ce n’est qu’une image, bien sûr, il y a des différences pratiques, mais dans l’essentiel, la possession est une méthode de contrôle extrêmement inefficace et contre nature.
— Je te suis toujours.
— Comme la possession est si inefficace, on ne la considère pas comme une résurrection. Elle ne viole pas l’ordre du monde. Les nécromanciens exploitent cela en fournissant aux morts des hôtes temporaires, les transformant en familiers. Mais ainsi, seule une infime part du pouvoir de l’âme peut s’exprimer. Il n’y a ni croissance, ni créativité, et la logique devient difficile à maintenir. On peut leur faire accomplir des tâches simples, comme les morts-vivants d’ici, mais si l’on veut ramener quelqu’un en tant que mage… cela ne suffit pas. La plupart des sorts ne peuvent être lancés que par un être vivant.
Nanao ferma les yeux, songeuse. Oliver récapitula.
— Pour résumer : Rivermoore veut restaurer la nécromancie antique. Pour cela, il doit ressusciter un mage d’autrefois. Malheureusement, notre monde interdit formellement la résurrection. Tu me suis ?
— Je crois que j’ai compris l’essentiel.
— Très bien. Sache que si tu veux vraiment transgresser l’ordre du monde pour une résurrection, il existe deux voies principales en théorie. La première : aller dans un autre monde et y accomplir la résurrection. Ce qui est interdit ici peut être permis ailleurs, selon les lois d’un autre dieu. Mais… c’est un doux rêve et c’est aussi théorique.
— Oh ? Et pourquoi donc ?
— Aucun des tírs que les mages ont été capables d’atteindre jusque-là ne permettait la résurrection comme nous l’envisageons. Compare cela aux lois des nations : le vol est illégal à Yamatsu comme ici, dans le Yelgland. Même principe. Il y a de nombreux autres obstacles pratiques, mais pour l’instant, partons du principe que la résurrection dans un tír est impossible.
Nanao acquiesça. Il y aurait beaucoup à dire sur les tírs eux-mêmes, mais ce détour serait hors de propos ici. Il lui expliquerait une autre fois.
— Ce qui signifie que Mr. Rivermoore n’a plus qu’une seule option. Il doit créer son propre monde, dans lequel tenter la résurrection.
— …Tu veux dire…
Nanao semblait tendue. Sachant exactement ce qu’elle imaginait, Oliver hocha la tête.
— Tu en as déjà vu un : les visions que nous avons partagées lors de l’affaire Ophelia. Le Grande Aria, cette technique permet à un mage de déployer un domaine régi par d’autres lois, où l’infraction devient légitime. La résurrection y compris. Si l’Aria est conçu dès le départ pour autoriser cela, alors rien ne pourra empêcher cette résurrection.
Parmi toutes les possibilités, c’est la seule où l’objectif de Mr. Rivermoore peut être accompli.
Si le monde l’interdisait alors il fallait façonner un autre monde. C’était peut-être là la forme suprême de l’art magique aussi difficile à réaliser qu’on ne puisse l’imaginer. Rien ne pouvant s’accomplir en une seule génération.
— …Même avec un talent exceptionnel et une préparation méticuleuse, il est presque impossible de garder un tel Aria sous contrôle. Comme nous l’avons vu avec Ophelia. Si tu dépasses la limite, tu es consumé par le Sort. Ce qui signifie que quiconque serait ressuscité en son sein… ne vivrait que jusqu’à l’épuisement de l’Aria.
Les yeux de Nanao montrèrent une compréhension et une profonde tristesse. Elle avait saisi la vérité crue, et Oliver la consola en lui caressant doucement les cheveux.
— Le ton de Mr. Rivermoore le laissait entendre. Nous allons assister à la résurrection d’une mage… et à son enterrement. Nous veillerons en silence jusqu’à la fin. Et lorsque tout sera terminé, nous récupérerons un seul os parmi les restes… et nous le ramènerons.
Onze heures après leur arrivée dans le salon, Rivermoore les fit enfin appeler. Le majordome squelettique les guida à travers des couloirs silencieux jusqu’à la salle du rituel, où un cercueil était placé au centre. Un cercle magique recouvrait tout le sol. La pièce était bien plus vaste que toutes celles qu’ils avaient vues jusqu’alors. Oliver comprit qu’ils se trouvaient dans la salle du trône du royaume des morts.
— …Avant de commencer, je veux que ce soit bien clair, déclara Rivermoore.
Il se tenait devant le cercueil, et parlait d’une voix posée. Plus aucune trace des émotions vives qu’il avait montrées plus tôt. Même son mana, calme et limpide, semblait pourtant déborder de tension maîtrisée. Une concentration si aiguisée que tous se redressèrent instinctivement.
— Pendant le rituel, quoi qu’il advienne, vous n’interviendrez pas. Vous êtes là en tant que témoins. En échange… je vous garantis la sécurité.
— Naturellement, aucun de nous n’est assez insensé pour interférer avec un rituel que nous sommes incapables de comprendre, déclara Gwyn. — Je jure que nous resterons assis, même si vous deviez périr tous les deux sous nos yeux.
Rivermoore acquiesça d’un simple signe de tête et se tourna vers le cercueil. Nul besoin d’épiloguer. Les deux camps savaient que le rituel pouvait être interrompu et que dans ce cas, Rivermoore détruirait l’os de Godfrey. S’ils voulaient atteindre leur but, aucun ne devait bouger.
Le moment était venu. Baguette blanche en main, Rivermoore se retourna lentement.
— Haaaaaaa…
Une dernière inspiration… puis, sous leurs yeux attentifs, la récitation commença.
— Omnes suas calvarias ad eandem partem vertentes ceciderunt. Les cadavres sont tombés, tous tournés vers un même point.
Un frisson parcourut chaque échine. Un instinct de fuite s’empara d’Oliver, qu’il réprima tant bien que mal. Il avait été trop bouleversé pour observer l’Aria précédent, mais cette fois, c’était différent.
— Hi ipsi pedes quibus feriebant terram hae ipsae manus quibus serpebant ad punctum temporis mortis eorum. Ces mêmes pieds frappaient la terre, ces mêmes mains rampaient encore jusqu’à l’instant de leur mort.
Les joues de Yuri étaient rougies. Les lèvres de Nanao se pinçaient fermement. Même sans connaissances préalables, tout mage comprenait d’instinct. Ils assistaient là au sommet de l’art magique de Rivermoore.
— Ossa dissipata clamant se ipsos etiam egere et feriendi et serpendi.
Vos os épars crient encore le besoin de marcher, de ramper.
Dum voces vestrae sonant nemo vestrum mortuos est.
Tant que résonnent vos voix, nul parmi vous n’est réellement mort.
La baguette de Rivermoore pointa vers le plafond et quelque chose émergea lentement du sol : d’innombrables fils noirs, s’enroulant les uns aux autres, montant en spirale. L’air au-dessus de leurs têtes se teint d’une teinte uniforme.
— Tectum sericis nigreas novum caelum hoc ipsum non ad vos ascendendum sed ad abscondendum et tergendum est. Un voile de soie noire, un ciel nouveau, non pour vous accueillir, mais pour vous dissimuler et vous effacer.
Alors que la voûte se refermait au-dessus d’eux, toutes les couleurs, toute perception de distance disparurent. Le monde sombra dans l’obscurité. Shannon serra la main d’Oliver.
— Dulce dormitatione vetita morte iucunda deposita ergo electa est vita doloris. La mort est un refus du doux sommeil, un renoncement à la paix. C’est la vie de douleur que nous choisissons.
Le chant continuait, monotone. Puis des lueurs tièdes percèrent peu à peu les ténèbres totales, une à une.
— Neque sanguis neque os neque caro sed ipsa voluntas est signum vivendi. La vie ne réside ni dans le sang, ni dans l’os, ni dans la chair, mais dans la volonté seule.
Un monde venait de naître. Sa portée dépassait celle de toute magie spatiale. C’était la volonté d’un mage, devenue réalité. Un ordre nouveau, imposé par un seul homme. L’infraction faite loi.
— Sub hoc nullum sepulcrum est. Dum animas vestras tu reveritis vivitote in aeternum. Ici, il n’est point de sépulture. Tant que vous respectez votre propre âme, vivez à jamais.
— Mundus sine morte — Paradis perdu !
Pas de lune, ni d’étoiles. Pourtant, le ciel nocturne brillait d’une lumière diffuse. Des morts indistincts flottaient au-dessus d’eux, traversant l’obscurité.
Peut-être n’étaient-ils plus morts. Dans ce domaine, l’absence de chair n’était plus synonyme de trépas. Si leur volonté persistait à choisir la souffrance, alors ils demeuraient de ce côté-ci de la frontière.
— …Wouah…
Oliver était stupéfait. Tout ce qui l’entourait avait changé de visage, dans une atmosphère bien plus sereine qu’il ne l’aurait imaginé. Au bout de son regard, Rivermoore essuyait la sueur de son front.
— Ne me confondez pas avec un génie dérangé comme Salvadori. Cet Aria, c’est mon arrière-grand-père qui l’a conçu. Moi, je ne fais que l’hériter.
Ce ton désinvolte tranchait avec la solennité de la scène. Rivermoore détourna les yeux du ciel pour les poser sur le cercueil. Le Grande Aria était le sommet du travail de tout mage, mais ici, il ne faisait que poser le décor. Son vrai dessein se jouait à présent.
— J’ouvre le couvercle, Fau. PATENTIBUS !
Il fit un large mouvement de baguette. Le bruit de dizaines de verrous qui sautent résonna dans la salle puis le couvercle glissa sur le côté. L’air du dehors se déversa dans un cercueil scellé depuis mille ans.
— SPIRITUS ANIMAE RESUSCITATIO !
L’âme, livrée à elle-même, se serait vite dissipée. Mais Rivermoore la guida immédiatement vers l’enveloppe toute proche : le corps d’une jeune fille, façonné à partir d’os amassés au fil des ans. Il sentit cette chair étrangère accueillir une conscience nouvelle. Un long silence suivit.
Le corps, aux pieds de Rivermoore, demeura immobile.
— Hm…
— Allez ! Tu peux pas tout foirer maintenant ! cria Tim.
Incapables d’observer directement les mouvements de l’âme, ils ne percevaient qu’une vibration de l’air, mais leur inquiétude était injustifiée. Rivermoore agita sa baguette une troisième fois.
— Il lui faut un coup de fouet. TONITRUS !
Un éclair jaillit de sa baguette et frappa la poitrine du corps, forçant le cœur à battre, le sang à circuler de nouveau. Le visage blafard retrouva des couleurs.
— AAAAAÏE !!!
Ses yeux s’ouvrirent d’un coup, et un hurlement s’échappa de sa gorge, du silence à la clameur totale. Mais Rivermoore resta impassible. Elle se tordit de douleur à ses pieds durant plusieurs secondes, puis finit par poser les mains au sol et s’immobiliser. Encore quelques instants… et elle releva la tête — les larmes aux yeux.
— …Pourquoi ?! Cyrus, pourquoi l’éclair ?! J’ai attendu si longtemps, et c’est comme ça que tu me réveilles ?!
— Ne me blâme pas. T’as mis une éternité à redémarrer ton cœur.
— Il y a d’autres façons de ranimer quelqu’un ! Tu aurais au moins pu commencer par un sort de soin ! Et… attends, ta voix ! C’est comme ça qu’elle sonne en vrai ? Refais-la ! Allez, encore une fois !
La fille se jeta sur lui, se hissant sur la pointe des pieds pour atteindre son visage. De ses doigts, elle pressa ses joues comme un enfant jouant avec celles de ses parents. Elle savourait la sensation du toucher avec un émerveillement presque naïf.
— …Tu fais tellement vieux, Cyrus. T’as pas vingt-deux ans ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Fréquenter les morts, ça laisse des traces. Et toi, t’es plus ou moins comme je l’imaginais. Je vois que t’es surexcitée, mais… ce corps, il fonctionne bien ?
Il la laissa faire à sa guise, l’observant tout en parlant. Sa question la fit sursauter. Elle se regarda, puis fit quelques bonds sur place.
— …C’est incroyable ! Quoi ? Comment ? C’est peut-être mieux qu’avant, quand j’étais vivante !
— Parfait, répondit-il avec un signe de tête. — Tout ce temps passé à choisir les composants valait donc la peine.
Elle tenta encore de lui toucher le visage, puis sembla se rappeler qu’ils n’étaient pas seuls. Elle se retourna vers les autres, leur adressant un grand sourire radieux.
— Vous êtes les copains de Cyrus, c’est ça ? Enchantée ! Moi c’est Fau. Une mage antique qui a refusé de disparaître. Merci d’assister à ma seconde venue !
— …Désolé, dit Tim. — J’crois qu’elle nous salue, mais j’ai pas compris un traître mot de ce charabia.
À leurs oreilles, ses paroles n’étaient qu’un flot de sons inconnus. Tandis que les autres clignaient des yeux, Gwyn posa le menton dans sa main, concentré. Il était rare de le voir aussi attentif.
— Une langue ancienne, constata-t-il. — À bien y penser, ce n’est pas surprenant. Comment un mort-vivant aurait-il appris le Yelglish ? On la comprenait dans les souvenirs parce que c’était filtré par la perception de Rivermoore.
— Donc je vais devoir traduire ? soupira Rivermoore. — Tu viens à peine de te réveiller, et tu fais déjà des siennes.
Fau et les autres ne pouvaient communiquer que par son intermédiaire. Les instants suivants n’étaient que babillages. Tous deux semblaient avoir oublié pourquoi ils étaient là. Fau passait d’une expression à l’autre avec une aisance désarmante, pleine d’entrain. Elle agissait exactement comme l’adolescente qu’elle semblait être. Et c’était bien ce qui troublait Oliver : une si jeune fille ne devrait pas porter un tel fardeau.
— Mon esprit et mes sens fonctionnent à merveille, déclara-t-elle. — Et côté mana, alors ?
Fau dégaina la baguette à sa hanche et la leva bien haut. Une flamme jaillit à son extrémité, et elle se mit à danser avec une chorégraphie pour le moins inhabituelle. À chacun de ses pas, la flamme changeait de couleur. Plus elle avançait, plus ses mouvements s’accéléraient.
— …!
— Oh-ho ! Quelle élégance.
Les yeux d’Oliver s’écarquillèrent, tandis que Nanao poussait un petit cri ravi. Fau enchaînait les changements d’attributs à un rythme soutenu, une routine magique qu’Oliver pratiquait lui-même pour s’échauffer, mais chez elle, les transitions étaient si fluides qu’elles en devenaient imperceptibles. Cela prouvait déjà une grande maîtrise du mana, mais ce qui étonnait le plus, c’était la façon dont l’énergie parcourait son corps tout entier.
Les changements d’attribut créaient toujours des remous internes, or ici, rien ne troublait son flux. Ce n’était pas simplement un corps entraîné : cette aisance venait de l’éther même. Quand sa danse prit fin, elle pivota gracieusement et fit face à Rivermoore.
— Mmh, tout est bon. Alors on commence ? Cyrus, je déteste presser les choses, mais…
— Oui. Allons-y.
Il lui tourna le dos et se dirigea vers une petite cabane dressée sur une colline, à l’intérieur même du Grande Aria. Les témoins comprirent que l’instruction nécromantique se déroulerait là. Tous les regardèrent s’éloigner sans un mot. Fau leur fit un signe de la main avant de suivre Rivermoore. Oliver ne put s’empêcher de sourire. Elle avait quelque chose de si attachant qu’il était difficile de croire qu’elle venait d’un millénaire passé.
— Nn !
Mais Rivermoore s’arrêta net, juste avant la porte. Fau leva les yeux, surprise et sentit à son tour ce qu’il avait perçu. Tous deux se retournèrent d’un même mouvement, fixant le chemin derrière eux… et bientôt, tous comprirent.
— Quelque chose approche, murmura Yuri, les yeux levés vers le vide.
Une fente venait d’apparaître dans l’espace.
— …C’est pas bon du tout…
Alors que le monde se fissurait, un bras pâle et osseux traversa la faille, drapé de haillons noirs. Fau grimaça. Rivermoore blêmit. Tous deux savaient parfaitement ce que cela signifiait.
— …Le sceau de l’Aria est incomplet. Ils ont flairé notre présence.
Suspendu dans l’air, sans jambes, un tissu noir flottait lentement. Seules deux bras en sortaient, tenant une faux. La lame ne reflétait aucune lumière. Elle n’existait que pour faucher les vies. Tous ici reconnurent sa silhouette. Mille chansons, poèmes et contes d’enfants avaient décrit ce visage funeste. Une figure née des lois du dieu déchu, incarnation de la fin égale de toute vie.
La deuxième loi des Principes Frénéthiques : Nul ne vit éternellement.
— Un… Faucheur…
Le mot franchit les lèvres d’Oliver dans un souffle glacé. Tandis qu’il restait figé sur place, Rivermoore et Fau levèrent leurs baguettes.
— RESUSCITATIO !
À leur appel, douze silhouettes surgirent du sol. Des mages antiques, de tous âges et de tous genres. Des zahhaks que Rivermoore avait longtemps employés désormais ramenés à la vie dans le Grande Aria. Le temps avait pu éroder leur personnalité, mais le sort les avait liés à nouveau, chair et âme, leur restituant l’usage de la magie et décuplant leur puissance. C’était la dernière carte du maître des morts.
Une créature osseuse jusqu’alors inconnue surgit aux pieds de l’un de ces mages antiques. Un autre déploya une ombre d’où émergea une masse imposante. Un troisième encore se vit enveloppé d’un tourbillon d’énergie maléfique. Aucune place pour l’analyse, toutes les attaques furent lancées droit sur leur cible. Mais comme des épis fauchés, toutes furent anéanties d’un seul coup de faux.
— … !
Ainsi débuta la balade de la mort. Les bêtes squelettiques furent pulvérisées, et la fureur du faucheur se tourna vers les mages antiques eux-mêmes. Le premier invoqua une bête osseuse pour se protéger, mais la lame trancha les deux en une seule fois. Le deuxième se jeta dans son ombre, tentant de fuir, mais la faux sectionna l’ombre aussi bien que celui qui s’y était réfugié. Le spectacle était accablant, et chaque os dans le corps d’Oliver résonna d’effroi. Les mages antiques déchaînèrent à l’unisson tous leurs secrets oubliés… en vain.
— Gah… !
Rivermoore serra les dents. Dans l’Aria, la perte de la chair n’avait guère de signification. Mais les coups du faucheur frappaient directement l’éther et un éther ainsi entamé ne permettrait plus jamais la résurrection, même ici. Moins d’une minute après le début de l’affrontement, sa toute dernière main venait déjà de perdre la moitié de ses cartes.
Et pourtant, le faucheur poursuivait son carnage, porteur d’un message venu du monde : Nul n’échappe à la mort.
— Inutile… marmonna Tim, voyant Rivermoore et Fau lutter en vain. —Qu’un seul faucheur se soit présenté prouve que l’Aria a fortement réduit sa puissance… mais les nécromanciens n’ont pas les moyens d’affronter un faucheur.
Même en parlant, Nanao porta instinctivement la main à la garde de son sabre, incapable de supporter davantage. Mais Tim posa une main sur son épaule, plus ferme que jamais.
— N’y pense même pas. Cette chose-là ne s’en prend qu’à la fille ressuscitée et à Rivermoore, parce qu’il la protège. Tant qu’on ne se mêle pas, le faucheur ne nous touchera pas.
— Hrm.
— Voilà pourquoi Rivermoore nous a fait jurer de ne pas intervenir. Il ne s’agit pas de logique. Tu le sens sur ta peau, non ?
Tim leva sa main pour la montrer aux troisième année. Oliver déglutit. Tim Linton, l’Empoisonneur lui-même, le chien enragé de la Garde, un mage qui avait défié la mort un nombre incalculable de fois montrait sa main tremblante.
— Même si le président était avec nous, en pleine possession de ses moyens, j’irais pas me frotter à cette saloperie. Les mages bicentenaires sont de véritables monstres, mais quatre-vingts pour cent d’entre eux tombent à leur première rencontre avec un faucheur. C’est dire la puissance de cette malédiction. On n’a aucune chance face à une horreur pareille et surtout avec des troisième année.
C’était une évidence, d’autant plus convaincante que cela venait de Tim. Un silence lourd tomba. Gwyn ajouta son grain de sel.
— Tim a raison. Même s’ils échouent, on pourra peut-être encore récupérer l’os de Godfrey. C’est notre meilleure option.
Le seul choix qu’il leur restait : assister, impuissants, à la mise à mort de Fau, puis récupérer l’os sur sa dépouille et battre en retraite au plus vite. Ils ignoraient si l’éther de Godfrey survivrait à l’épreuve… mais il fallait prier.
— …
Réprimant ses émotions, Oliver s’ordonna de ne pas bouger. C’était pour le mieux. Quelle que soit l’issue, ils ne pouvaient se permettre de perdre qui que ce soit. Rivermoore avait été leur ennemi, il y a peu. Fau était de son côté. Quelle que soit la manière de voir les choses, cela ne valait pas de sacrifier six vies.
— Gah… !
— Cyrus, recule !
Un coup du faucheur entama l’éther de Rivermoore, et son visage se tordit de douleur. Fau s’avança pour le couvrir, mais Rivermoore la repoussa, inflexible.
Le cœur glacé, Oliver comprit : selon les principes de tout mage, le comportement du Charognard était une faute. Incapable de repousser le faucheur, son rituel avait d’ores et déjà échoué. Il n’y avait plus rien à sauver. Laisser le faucheur emporter Fau était le seul choix rationnel.
Rivermoore ne faisait que se jeter dans la gueule du loup et il le savait probablement.
— …Évidemment. C’est bien ton genre, lança Fau en riant.
Elle avait déjà tourné sa baguette contre sa propre poitrine. Ah… Un souffle traversa le cœur d’Oliver. Il comprenait trop bien ce qu’elle ressentait, et ce qui la poussait à faire ce choix. À sa place, il aurait fait pareil.
Une brève inspiration suivit. Puis un sort résonna sous le ciel nocturne.
— …Hein ?
Baguette brandie, Fau resta figée, oubliant ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Devant elle, le faucheur s’était arrêté. Un éclair était venu le frapper de côté, au moment même où il s’apprêtait à frapper Rivermoore. La faux levée, l’agent de la mort vacilla, comme une flamme agitée par le vent.
Fau et Rivermoore se retournèrent d’un même mouvement pour découvrir l’origine du sort. Des étincelles crépitaient encore autour d’un athamé, à bonne distance du poste d’observation. Là se tenait un garçon, commettant la chose la plus insensée qui soit.
— Noll…
— Hein ?! Mais qu’est-ce que tu fous ?!
Les yeux de Shannon fixaient le dos de son petit frère. Le visage de Tim vira à une autre couleur.
Rivermoore, lui, n’aurait jamais imaginé pareille intrusion. Son regard foudroya Oliver, comme celui d’une bête blessée.
— …Que signifie ceci, le troisième année ? Je t’avais interdit…
— Ce n’est pas pour toi ! rugit Oliver, les mots lui déchirant la gorge.
Il savait combien son acte était inexcusable. Ce n’était pas pour Rivermoore, et au fond, ce n’était pas non plus pour Fau.
Il ne cherchait pas à renverser le principe de la mort humaine. Cela aurait été s’insurger contre le dessein même de la vie, et cela n’avait rien à voir avec le feu dans son cœur. Et pourtant… ce qu’il avait sous les yeux lui était insupportable. Que l’on mette fin à la vie à peine rallumée de cette fille selon les mêmes règles que celles appliquées à des mages ayant déjà vécu deux siècles, cette absurdité le remplissait d’une colère telle qu’il en avait la tête qui tournait.
Oliver fixa le faucheur et lui lança :
— Où est le péché dans cette résurrection ?
Cette fille avait enduré des siècles dans un cercueil privé de lumière, uniquement dans l’espoir de transmettre son savoir aux générations futures. Tout le temps qu’elle aurait dû passer sous le soleil, elle l’avait vécu ensevelie dans les ténèbres. Elle avait attendu, luttant contre la peur de voir son propre être s’effacer peu à peu. Tout cela pour une résolution éphémère, incertaine. Le sens même de sa naissance dépendait de cette conclusion.
Face à cette existence, Oliver éprouvait autant de respect que de compassion. Mais ce n’était pas cela qui avait guidé sa main. Quand l’homme qui l’avait ramenée à la vie avait été en danger, Fau n’avait pas hésité à se sacrifier, en toute connaissance de cause, anéantissant par ce geste tous les siècles d’attente endurés au fond de ce cercueil.
Rivermoore avait affronté un faucheur deux fois. Une première fois pour lui offrir une nouvelle vie et une seconde pour que cette vie ne soit pas vaine. Oliver n’aspirait qu’à protéger cet élan. Même si c’était idiot. Même si c’était une erreur. Il fallait le faire. Il se battait non pour préserver le rituel, ni les secrets de la nécromancie antique, mais pour défendre ce qu’ils avaient au fond du cœur. La bonté d’un garçon et d’une fille, que le passage du temps n’avait pas brisée.
— Écoute-moi, Faucheur. Je ne te demande pas de quitter ce lieu, mais seulement de patienter. Accomplis ton devoir, Cyrus Rivermoore ! Même si le monde te le refuse ! C’est cela, être mage !
Un cri jailli du fond de son âme, lancé à un mage infiniment plus puissant que lui. Rivermoore resta figé, comme frappé par la foudre et deux silhouettes vinrent rejoindre Oliver.
— Je te le demande : quelle est la marche à suivre ? dit Nanao en dégainant son katana.
— Euh, on fait comment déjà, pour combattre un faucheur ? interrogea Yuri, la tête penchée. — Je veux dire… ça ne meurt pas, ces trucs-là.
Oliver écarta la tentation de s’excuser. Ce n’était ni le lieu, ni le moment.
— Nanao, Leik !
— Y’a qu’un moyen : utiliser les éléments efficaces, en annulant en continu le phénomène. Et surtout, ne jamais se faire toucher : leurs coups frappent directement l’éther.
Gwyn et Shannon flanquèrent le trio. Le visage d’Oliver se crispa un instant.
— Frangin…soeurette.
— Nous savons ce que tu veux faire, Noll, dit Shannon, levant sa baguette blanche. — Peu importe ce que nous affrontons. Si ton cœur l’exige, alors nous sommes à tes côtés.
Gwyn hissa son alto sur son épaule, et le dernier des aînés se plaça entre Oliver et Nanao.
— Vous êtes tous plus cinglés les uns que les autres. Et Lesedi, avec ses plans foireux… Elle a vraiment merdé, cette fois.
— Mr. Linton ?! fit Oliver, abasourdi.
Tim dégaina l’athamé à sa hanche et lança à Oliver un regard en coin.
— Je te croyais moins fou que nous. Mais pas du tout en fait. T’as plongé dans la démence, tête la première.
L’Empoisonneur fit claquer sa langue. Préparatifs rigoureux, avantage tactique, n’affronter que les ennemis qu’on savait pouvoir vaincre, Lesedi n’avait eu de cesse de marteler ces principes. C’étaient les règles d’or de la Garde. Mais tous les anciens membres savaient bien… qu’ils les avaient brisées mille fois.
Leurs adversaires n’avaient jamais paru prenables. Les combats qu’il fallait mener, les ennemis qu’il fallait affronter, n’étaient jamais venus au bon moment. Si l’on avait le temps de calculer les chances, on aurait mieux fait de lancer un sort à la place. Mais quand il y avait quelqu’un à protéger, alors on fonçait. C’était dans ce genre d’enfer que leur fierté avait pris racine.
C’était la même chose aujourd’hui. Autrement dit : c’était juste… la tradition de la Garde.
— Très bien ! J’en suis. Je savais pas quoi faire de ces fioles, de toute façon. Mais écoutez bien : si l’un de vous meurt ici, je bous botterai les fesses !
Son mana exhalait la soif de sang. L’Empoisonneur montrait les crocs. Le faucheur, revenu de sa stupeur, reprit sa marche.
— Vingt minutes, Rivermoore ! cria Gwyn. — On te le retient jusqu’à là ! Fais de ton mieux.
Le nécromancien serra les mâchoires, puis empoigna la main de Fau et se mit à courir. Pas de temps à perdre. Il avait un but à accomplir.
— …Je vous revaudrai ça ! lança-t-il.
Jamais encore, depuis son entrée à Kimberly, il n’avait prononcé ces mots. Fau, courant à ses côtés, jeta un œil aux six combattants restés en arrière… et sourit.
— Tu vois, Cyrus ? Tu as plein d’amis !
Son visage adopta alors l’expression la plus maussade imaginable. Mais avant que quiconque ne puisse la voir, Rivermoore et Fau s’étaient déjà engouffrés dans la hutte au sommet de la colline. Yuri attendit qu’ils soient bien à l’abri, puis déclara :
— Je crois que j’ai élucidé un autre mystère, Oliver.
— ?
— L’énigme de l’ami au bon cœur. Je me suis toujours demandé pourquoi tu te souciais autant des autres. Ce serait tellement plus simple de les laisser faire, peu importe qui se mettait en danger ou pour quoi.
Oliver en fut profondément déstabilisé. Mais Yuri parlait avec conviction.
— J’ai enfin compris pourquoi. Ce que tu chéris par-dessus tout… c’est le cœur.
Oliver chancela comme s’il venait de prendre un coup en pleine poitrine. Mais Nanao tira légèrement sur sa manche.
— Moi, je le savais déjà, dit-elle.
— C’est pas l’moment de flirter ! Il approche ! rugit Tim, une fiole à la main.
Tous se préparèrent au combat et le faucheur brandit sa faux.
Fau s’approcha de la table de travail, leva sa baguette blanche… et s’immobilisa. Rivermoore la rejoignit, superposant ses perceptions aux siennes grâce à la magie spatiale. L’ouïe et la vue seules ne suffiraient pas ici.
— Haaaaaa…
Les yeux clos, elle expira longuement et quelque chose d’invisible s’éleva des cadavres fœtaux. Fau enroula cette chose autour de sa baguette, comme on enroule un ruban de sucre, puis lança un sort : l’entité informe se divisa en couches de densités distinctes, s’arquant devant elle comme un arc-en-ciel. Imperceptible à l’œil nu, Rivermoore ne pouvait la percevoir que dans son espace personnel.
— …!
— Imprègne-toi de cette sensation. Tu te débrouilles pas mal en liaison éthérique, mais tu en es encore au stade du rafistolage. Pour passer à l’étape suivante, il faut découper l’éther plus finement, avec des mesures précises. Comme quand on coupe du bois à la bonne longueur : c’est bien plus maniable qu’un tronc entier, et tu peux faire cent fois plus de choses.
Tout en parlant, Fau continuait de faire danser sa baguette.
À mesure qu’elle retirait les couches extérieures de l’arc-en-ciel, celles-ci s’alignaient dans l’air. Rivermoore en restait sidéré. Lui aussi avait travaillé sur la division et la classification de l’éther, mais jamais il n’était allé au-delà de trois couches. L’arc-en-ciel que Fau disséquait en révélait dix-sept. Cela seul témoignait du gouffre entre leurs nécromancies respectives.
— Bien sûr, c’est plus facile à dire qu’à faire. La recherche sur l’éther est bien plus en retard que celle sur la chair, simplement parce qu’il est bien plus difficile à observer. En règle générale, on ne voit ni ne touche un corps éthérique. Même les fantômes, qui vacillent comme des flammes, ce qu’on aperçoit, en réalité, c’est l’air, la poussière et les particules magiques déplacées sur leur passage.
Chaque mot de Fau, chaque geste, Rivermoore les absorbait avec tous ses sens en alerte. C’était pour cela qu’elle était née.
— Le seul endroit où l’on peut vraiment y accéder, c’est ici, dans la magie spatiale d’un mage. Là, ce qu’on perçoit échappe aux cinq sens et certaines personnes parviennent à y appréhender l’éther directement. Mais cela dépend énormément du vécu de chacun, et reste impossible à universaliser. Tout ce qui survient dans un espace personnel est fondamentalement subjectif. Tu peux dire à quelqu’un qu’une pomme est rouge, mais tu ne pourras jamais vraiment lui faire saisir ce que “rouge” signifie. C’est pareil ici.
Même avec les espaces superposés, en contemplant le même sujet, ce que percevaient Fau et Rivermoore restait différent. Ces perceptions internes variaient bien plus que celles transmises par les yeux ou les oreilles. Au mieux, cela formait un espace d’incubation à mages d’exception. Au pire, un gouffre d’incompréhension impossible à franchir. Ces sensations étaient personnelles.
— Comme nous sommes mages, nous avons des moyens de partager nos expériences par procuration. Mais cela reste un jeu de bouche-à-oreille déformant. L’information change au gré du récepteur, et plus elle passe de mains, plus elle s’altère. Ce n’est pas propre à la nécromancie : c’est pour ça que les mages cherchent à avoir des héritiers aux sensibilités proches afin de transmettre leurs savoirs sans trop de perte. Mais ce n’est alors qu’un talent personnel devenu patrimoine familial. Excellent pour garder un secret, inutile pour le transmettre au plus grand nombre.
Pendant qu’elle parlait, les poudres sur la table s’élevèrent et se mêlèrent à certaines couches éthériques. Lorsqu’elle eut utilisé les douze composants jusqu’à la dernière mesure, Fau entreprit de réunir les couches. La phase de dissection achevée, elle enchaînait avec celle de la reconstitution.
— Vu ces difficultés, nous autres mages d’antan avons longtemps cherché une chose : un corps éthérique que tous puissent voir et toucher de la même façon. Ce n’est qu’avec une telle manifestation que l’on pouvait prétendre appliquer un peu d’objectivité à la manipulation de l’éther. C’est ce qu’il fallait pour que la nécromancie cesse d’être un art domestique et devienne une discipline académique. Et nous y sommes parvenus… peu avant l’effondrement.
Rivermoore avala sa salive, et Fau leva sa baguette, littéralement pour insuffler la vie à sa création.
— SPIRITUS ANIMAE RESUSCITATIO !
Son mana tourbillonna dans le vent et la lumière. Et dans ce flot, une nouvelle création poussa son cri de naissance.
Des mortels face à la mort incarnée, Oliver comprenait peu à peu ce que cela signifiait.
D’abord, impossible de prévoir ses mouvements. Le faucheur glissait dans les airs, sans pieds ni appuis. Mais il ne volait pas non plus comme un balai ou un wyverne : aucune expérience ne s’appliquait ici.
— TONITRUS !
Quand il crut le voir ralentir, Oliver visa ce qu’il pensait être son dos et lança un éclair. Mais l’instant suivant, toutes ses attentes s’effondrèrent. Le corps du faucheur se dispersa comme une brume.
— ?!
Les particules noires s’élevèrent plus haut. Personne ne savait comment réagir. Bientôt, elles formèrent un vaste nuage noir.
Levant les yeux, Yuri murmura :
— Oh… ça va tomber.
— À moi ! cria Shannon.
Les autres se ruèrent autour d’elle, formant un cercle serré, et levèrent leurs baguettes au-dessus de leurs têtes.
— !!! IMPETUS !!!
Tous ensemble, ils dressèrent une barrière de vent juste à temps pour accueillir la pluie de mort. Les gouttes dissolvaient le sol. Même ainsi, la barrière n’était pas invulnérable, et seul le flux combiné de leurs six manas permit de résister à la corrosion.
Oliver déglutit. S’ils avaient été séparés au moment de l’impact, aucun d’eux n’aurait pu tenir le choc.
— Ne crois pas qu’un faucheur ait une forme définie ! La mort est partout et peut prendre toutes les formes !
Oliver grava l’avertissement de son frère dans son cœur. La pluie cessa, et la brume s’éleva du sol, se rassemblant dans les airs au-dessus d’eux pour se condenser en une sphère géante. Lorsqu’elle fusa dans leur direction, ils s’éparpillèrent aussitôt.
— Ah, elle va exploser ! cria Yuri !
Tous reculèrent d’un bond supplémentaire, et l’instant d’après, la sphère implosa. Repoussant les particules dans sa direction à l’aide d’un sort de vent, Oliver sentit un frisson lui parcourir l’échine.
S’ils étaient passés à l’attaque après la première esquive, cela aurait pu très mal tourner. Mais plus important encore…
— Leik, tu arrives à lire ses mouvements ?!
— Ouais ! J’ai l’impression de deviner ce qu’il va faire. Je l’entends bien plus clairement que les morts-vivants !
Yuri semblait sûr de lui, et c’était en soi stupéfiant, mais Oliver comprit alors pourquoi : ils combattaient une incarnation de la mort. Les morts-vivants étaient sous le contrôle d’un mage, alors que les faucheurs faisaient partie de l’ordre naturel. Il savait que les pouvoirs de Yuri fonctionnaient mieux sur des entités naturelles, et cet ennemi entrait parfaitement dans ce cadre.
— Parfait ! s’écria Nanao en tranchant une gerbe d’énergie du faucheur. — Dans ce cas, nous suivrons tes ordres !
Sur ce, elle s’élança droit devant. Le combat lui avait appris, par instinct, qu’ils avaient besoin d’une ligne de front. S’ils restaient tous à distance par peur des attaques incurables, le faucheur ne ferait que changer de forme et se jetterait sur eux. Mais s’ils forçaient l’affrontement, il se tiendrait sans doute à sa forme initiale et userait de sa faux. Les deux options étaient dangereuses, mais maintenir une forme unique valait mieux que l’inconnu.
— Oh non ! Recule, Nanao !
— Huh !
Alors qu’elle approchait de sa portée, Yuri anticipa son prochain mouvement et lui ordonna de reculer. Sous leurs yeux, le faucheur se condensa fortement, dégageant une attraction anormale. Ce n’était plus une sphère noire, mais un trou béant dans l’espace.
Sentant qu’il était attiré, Oliver cria :
— Du vent ? Non… c’est une gravitation d’énergie maudite ! Il nous a spire !
Ayant identifié la nature de l’attaque, Oliver lança un sort d’attraction dans le dos de Nanao pour l’attirer de son côté.
Elle était la plus proche, et cela suffit à la ramener à lui, juste avant que l’attraction ne devienne fatale. Chacun repoussa l’appel de son côté, campant sur ses appuis. Depuis leur naissance, toutes les créatures étaient liées de façon égale à la malédiction de la mort. Le faucheur tirait sur les ficelles de ce lien pour les attirer.
— J’attendais ce moment !
Mais certains mages pouvaient en faire une arme. Tim afficha un rictus féroce et plusieurs créatures volantes s’échappèrent sous sa jupe. Des insectes ailés, leurs abdomens gonflés de breuvages magiques. Plutôt que de résister à la gravité, ils plongèrent sur le flanc du faucheur et explosèrent. Le fluide libéré fut entièrement absorbé, et le corps du faucheur se déforma. Une vapeur jaillit, et il se mit à bouillir en plein vol.
— Déluge d’élixir ! Avale ça ! vociféra l’Empoisonneur.
Préparé selon un procédé qu’il était seul à connaître, ce concentré serait hautement toxique pour un humain. Mais comme la base du breuvage amplifiait les fonctions vitales, cette même substance provoquait une réaction virulente chez une incarnation de la mort. Il l’avait préparée spécialement pour les morts-vivants.
Voyant le faucheur se dissiper dans un nuage de fumée blanche et volatile, Nanao poussa un cri de surprise.
— Il est vaincu ? demanda-t-elle.
— Ne dis pas de bêtises, grogna Tim. Si c’était aussi simple, j’aurais pas été à deux doigts de péter un câble.
Et en effet, une forme noire familière réapparut dans l’air vide, plus loin.
— Tu peux éteindre un feu, mais ça ne le tue pas. Tu peux dissiper une brise, mais le vent ne meurt pas. Peu importe combien de fois tu le repousses, la mort ne disparaît jamais vraiment. Peu importe comment on se bat, on ne peut pas gagner. On est des créatures à durée de vie limitée, c’est comme ça.
— Alors nous prolongerons notre vie de toutes nos forces, déclara Gwyn, qui commença à jouer de son violon alto.
Surpris, Tim cligna des yeux.
— Une mélodie d’apaisement ? C’est censé marcher sur un faucheur ?
— C’est sans doute sa fonction première. La mort est née comme une malédiction primordiale infligée par notre dieu. Lui offrir de la musique est un moyen ancestral de l’apaiser et de l’éloigner.
Et la preuve était là. Le faucheur était en train de se reconstituer sous leurs yeux, mais dès que la musique débuta, la cadence de sa manifestation ralentit nettement.
— Cela dit…, poursuivit Gwyn en jouant, — on a déjà attiré sa colère. Je ne peux que retarder l’inévitable.
— C’est déjà beaucoup, Frangin, dit Oliver, en s’essuyant le front du revers de la manche. — Ça nous laisse le temps de souffler.
Même quelques secondes valaient tout l’or du monde.
Baignée d’une lumière orangée, la chose flottait dans les airs, vaguement humanoïde. Rivermoore la fixait, retenant son souffle, tout comme Fau, sa créatrice.
— …Ce n’est pas…
— Exact, pas un fantôme, dit Fau. — Les corps éthériques que j’ai extraits des fantômes des enfants mort-nés ont servi de base. Je les ai fusionnés avec d’autres éthers et de la matière, pour reconstituer un être artificiel. Une créature astrale.
Fau laissa flotter le terme dans l’air. La créature astrale planant au-dessus du plan de travail dériva jusqu’à Rivermoore. Puis elle s’enroula autour de son cou et de ses épaules, comme une écharpe vivante.
— Elle t’aime déjà, dit Fau avec un sourire. — Peut-être parce qu’il y a un peu de mon éther dedans ?
— …
La forme de vie astrale fixait intensément Rivermoore, et lui la regardait en retour. Elle ne montrait ni peur ni méfiance, en ce sens, elle évoquait un nourrisson humain.
— Il y a deux différences fondamentales avec les fantômes, commença Fau. Premièrement, comme je l’ai dit, tout le monde peut la voir et la toucher. Les mouvements du corps éthérique étaient jusqu’à présent voilés de mystère et perçus de manière subjective, mais tout un chacun peut observer ce petit être.
Elle tendit la main et lui chatouilla le cou. Cela sembla lui plaire. Accrochée à Rivermoore, la forme de vie astrale vit sa lueur fluctuer.
— Et deuxièmement… contrairement aux fantômes, son esprit ne s’effacera pas, ne sombrera pas dans la haine. Bien au contraire, il apprendra, évoluera. Il est aussi stable que nos propres corps éthériques, malgré l’absence de chair. Ses composants sont à la fois matériels et éthériques, une combinaison des deux. C’est une vie à part entière.
— …Donc, pas immortelle.
— Exact. Une forme de vie astrale peut disparaître de bien des façons, et son âme est humaine, tirée de l’un de ces enfants jamais nés. Elle a la même limite de deux cents ans que nous.
Fau esquissa un sourire mélancolique, puis se tourna vers Rivermoore.
— Je sais que cet enfant représentera un sujet de recherche inestimable pour toi, et pour tous les mages de cette génération. Mais si possible… j’aimerais que tu veilles sur lui. Comme s’il était notre enfant.
— Ce n’est pas le genre de chose avec laquelle on plaisante. Mais s’il doit me servir pendant longtemps, je devrai aussi m’occuper de sa santé mentale. Ne t’en fais pas pour ça.
Son ton restait résolument sec, mais d’une sincérité rivermooresque. Il acquiesça, et la tension quitta les épaules de Fau.
— Très bien. Alors… mon rôle est vraiment terminé.
Le silence de Rivermoore pesait. Il tenta de formuler quelques mots de réconfort, mais sa gorge resta figée. S’il admettait cela, s’il la remerciait… tout serait fini.
Et elle le savait. Alors, elle coupa court pour lui.
— Désolée, Cyrus, dit Fau. — Je te laisse la dernière tâche ?
— Hyahhhhhhh !
Un pas audacieux sous la faux, et dans un cri, Nanao leva sa lame. Les six mages combattaient le faucheur dans un état de tension extrême. Le moindre relâchement leur était interdit.
— Hahhh, hahhh… J’arrive à prévoir ses attaques, mais… mon corps ne suit plus ! haleta Yuri, prenant la place de Nanao et attirant l’attention du faucheur sur lui.
Tirant parti du talent de prédiction de Yuri, lui, Nanao, Oliver et Tim se relayaient en première ligne, maintenant au minimum les métamorphoses du faucheur.Rrien que cela leur avait permis de tenir jusque-là. Plusieurs fois, ils avaient frôlé la fin, mais Gwyn et Shannon, grâce à leur précision chirurgicale, les avaient sauvés.
— …Ngh… !
Mais Oliver sentait leurs limites approcher à toute allure. Ce style pesait particulièrement sur Yuri, et il se jura de le retirer du front avant qu’il ne soit trop tard, prêt à en assumer le prix lui-même.
— Huh ?!
Nanao, elle, perçut le danger à même sa peau et se retourna vivement. Les cinq autres suivirent son regard et virent la même chose. Une autre tache noire infiltrant l’espace. La même menace que celle qu’ils peinaient déjà à contenir.
— …Vous plaisantez ! Il y en a un deuxième ?!
Tim grimaça. L’apparition d’un faucheur répondait à des règles strictes. Lorsqu’un mage atteignait deux cents ans, un faucheur apparaissait chaque nuit. Tous les cinquante ans supplémentaires, un de plus s’ajoutait. La situation de Fau était atypique, mais si son âge incluait les siècles passés dans le cercueil avant sa résurrection, alors la venue de plusieurs faucheurs se justifiait. Même sans cela, si d’autres mages intervenaient, leur nombre croissait proportionnellement.
Ils n’avaient eu à affronter qu’un seul faucheur parce que le Grande Aria de Rivermoore les tenait à distance, mais ils avaient toujours su qu’un deuxième pourrait percer le sceau. Cela ne les avait pas empêchés d’espérer le contraire.
Et à présent, l’espoir s’était éteint.
— Ah !
Entre sa fatigue et la distraction causée par le second faucheur, Yuri réagit une seconde trop tard. La faux du premier faucheur s’abattit sur lui, et il sut aussitôt qu’il ne pourrait ni esquiver ni se défendre.
— Yuri !
Oliver bondit. Il avait été là, juste à côté, le seul assez proche pour intervenir. Il poussa Yuri hors de la trajectoire de la faux, qui le visa alors lui à la place. Le retour du coup fondait droit sur lui.
— Désolée pour le retard.
La lame s’arrêta à un souffle de sa gorge. Une voix féminine résonna dans le royaume des morts.
Six mages et deux faucheurs tournèrent les yeux vers elle. Depuis les hauteurs, Fau, se tenait debout devant l’atelier et le sorcier, un pas derrière elle.
— Merci, chers amis de Cyrus. Honnêtement, je ne pensais pas qu’on gagnerait autant de temps. Je parle au nom de tous les Parsu, en l’honneur de votre force et de votre vaillance.
Elle saisit les pans de sa jupe et exécuta une révérence. Les deux faucheurs fondirent sur elle en même temps. Les autres n’étaient que des obstacles ; Fau seule avait toujours été leur cible. Elle accueillit leur approche avec un sourire.
— Vous êtes tellement furieux contre moi. Vu votre mission, c’est bien normal. Mais rassurez-vous. Je ne causerai plus de souci.
Fau ouvrit les bras, acceptant enfin le destin qu’elle avait si longtemps repoussé.
— Ma tâche est accomplie. Le long calvaire des morts s’arrête ici.
Et sur ces mots, l’athamé de Rivermoore transperça son cœur par-derrière.
Le groupe retint son souffle. Fau exhala son dernier battement. Les deux faucheurs stoppèrent leur course à mi-hauteur et comme si le combat n’avait jamais eu lieu, ils disparurent sans laisser de trace. Leur raison d’être s’était envolée.
— Ah !
Pour la première fois, Fau contempla les lieux. Trop concentrée sur sa tâche et son urgence, elle n’avait même pas levé les yeux. Ce n’est qu’alors qu’elle comprit : ils se trouvaient sur une île, flottant sur une mer nocturne.
— Oh, dit-elle. C’est une plage !
La lame se retira de sa poitrine. Fau s’effondra dans les bras de Rivermoore, et la forme de vie astrale s’enroula autour d’eux deux, tel un enfant inquiet pour ses parents.
Dans l’étreinte du sorcier, elle utilisa la dernière force de ses bras pour désigner un point du doigt.
— Cyrus, là-bas. Emmène-moi là-bas.
— Mm.
Rivermoore acquiesça d’un signe de tête, et un serpent d’os s’éleva à ses pieds, les portant tous deux sur son dos, glissant au sol devant les témoins ébahis, descendant en douceur la pente jusqu’à la langue de sable bordant l’eau. Nulle lune ne brillait dans le ciel, mais une lueur mystique baignait le paysage, assez émouvante pour tirer un petit soupir à Fau.
— Wahou, y a même des coquillages ! Hi-hi… Les vagues qui viennent mourir doucement… C’est si beau.
— Tu m’en as assez fait faire, des promenades sur la plage.
Tenant la jeune fille dans ses bras, il posa le pied sur le sable, la voix teintée de mélancolie. Rien ne pourrait la ramener pour de bon. Jamais il ne pourrait l’emmener dans un vrai bord de mer. Et lorsqu’il l’avait compris, son choix avait été fait. Au moins, il lui montrerait l’océan ici.
Le temps s’écoula doucement. Seul le va-et-vient des vagues venait troubler le silence. Les paupières de Fau se fermèrent peu à peu.
— Merci, Cyrus, murmura-t-elle. Tu as… tenu ta promesse…
Dans le dernier souffle qu’il lui était donné, elle prononça ses remerciements, puis s’éteignit.
Le monde s’effondra. Le ciel nocturne éclata comme du verre, englouti par la mer. Bientôt, cela atteignit l’île où se tenaient les autres. Des ondulations de lumière blanche les enveloppèrent, les forçant à plisser les yeux et sans qu’ils sachent comment, ils se retrouvèrent de nouveau dans cette pièce de pierre glaciale. Assis là où ils étaient lorsque le rituel avait commencé. L’homme leur tournait le dos, serrant dans ses bras un tas d’ossements.
— Mr. Rivermoore…, dit Oliver.
— Tiens.
Il lança quelque chose par-dessus son épaule. Oliver l’attrapa et baissa les yeux : un os humain. Rivermoore l’avait modifié pour le rituel, mais Oliver reconnut aussitôt le sternum de Godfrey.
— Avec ça, le docteur pourra le remettre sur pied. Je n’oublierai pas ce que je vous dois. Alors… il est temps pour vous tous de partir.
Rivermoore ne leur adressa pas un regard.
Sa tâche accomplie, Tim guida ses cadets vers la sortie. Tandis que les autres se retournaient pour partir, Oliver fit un pas après eux, puis…
— Si….
Il s’interrompit, s’exprimant d’une voix rauque.
Les mots lui manquèrent. Mais un souvenir émergea, net, et il parla en tant que témoin de ce qui venait de se passer.
— …Si elle a souri à la fin, alors tu n’as rien à regretter.
La voix d’Oliver ne trembla pas. Et sur ces mots, il quitta le tombeau.
Rivermoore ne répondit pas.
Il laissa tout simplement ces paroles le traverser.
FIN