RoTSS T8 - CHAPITRE 2

Le Royaume des Morts

Il était dix-neuf heures.

Une salle de classe plongée dans l’obscurité, au rez-de-chaussée du bâtiment principal de Kimberly. Plusieurs silhouettes se tenaient devant un grand miroir accroché au mur.

— Tout le monde est là ? Avant de commencer, merci d’avoir fait ce choix.

Face au miroir se trouvait une élève de septième année : Lesedi Ingwe. Autour d’elle, Tim, les autres membres de la Garde, ainsi que tous les troisième année présents à la réunion de la veille. La Rose des Lames était également là au complet, bien qu’en petits groupes.

— On est nombreux, alors on va se diviser en escouades pour rejoindre notre destination. Dans les couches, quand on a des effectifs pareils, diviser ses forces, c’est la base. Les groupes trop gros attirent l’attention de l’écosystème du labyrinthe et provoquent des imprévus. Notez-le bien. Allez, en route !

Sur cette conclusion abrupte, Lesedi hocha la tête vers les autres chefs d’équipe. La moitié passa à travers le miroir avec ses membres, l’autre moitié emprunta une autre sortie. Les équipes de Katie et de Chela appartenaient à ce second groupe. Oliver croisa leur regard une dernière fois, comme pour promettre qu’ils rentreraient vivants. Puis Lesedi s’approcha de lui.

— Équipe Horn, je serai votre leader aujourd’hui. J’ai vu comment vous bougiez pendant la ligue, alors j’en attends beaucoup de vous.

— On fera de notre mieux, répondit Oliver. — Mais Miss Ingwe, ne devrais-tu pas te préparer pour la phase principale ?

— Si on affrontait Echevalria dès le premier tour, je ne serais pas là. Mais c’est pas le cas. On a encore un peu de chance de notre côté.

Elle eut un sourire, puis se retourna vers le miroir. Oliver, Nanao et Yuri la suivirent à travers la surface. Après quelques secondes plongés dans le noir, ils furent projetés dans les couloirs faiblement éclairés du labyrinthe.

— Shaaa !

Un warg leur sauta dessus, mais un coup de pied retourné de Lesedi le cueillit net. La tête explosa, projetant de la cervelle dans toutes les directions. Oliver frissonna en se rappelant les éliminatoires de la division supérieure. Vanessa Aldiss avait affronté tout ce beau monde sans broncher.

— Faites attention, prévint Lesedi. — Toutes les modifications qu’ils ont faites pour les préliminaires ont énervé les bêtes.

— Un coup de pied des plus impressionnants ! s’émerveilla Nanao.

Lesedi s’élança sans même jeter un œil au cadavre du warg. Les autres la suivirent. Alors qu’ils traversaient la première couche, Oliver prit la parole :

— …Même style ? Que le président Godfrey, je veux dire.

— Bien vu. Un œil affuté.

Elle lui adressa un sourire. Comme ils tenaient toujours le rythme sans difficulté, elle accéléra légèrement et développa sa réponse.

— C’est moi qui lui ai appris quelques techniques. Ces arts martiaux se transmettent dans ma famille depuis des générations, basés sur un style développé à l’origine par les non-mages. Évidemment, on y a intégré des techniques d’arts de l’épée pour gagner en efficacité.

C’était cohérent. Sa peau était nettement plus foncée que celle de Chela, ce qui suggérait qu’elle n’était pas originaire de ce continent. Ces mouvements si particuliers, centrés sur les jambes, venaient sûrement de là aussi.

— Tu es un spécialiste du style Lanoff, donc ça n’a rien d’orthodoxe. Mais c’est redoutable contre les mages. Ça lui a donné des idées, j’imagine, car ton Rossi m’a suppliée de lui enseigner. Je lui ai donné cinq ou six bons coups, il est reparti content.

— …Ça lui ressemble, en effet, soupira Oliver.

Il savait que Rossi apprenait le style Koutz à une vitesse impressionnante, mais il semblait qu’il enrichissait aussi son arsenal de coups bas. Le coup de pied circulaire qu’il avait utilisé contre Pete lors de la phase principale sur l’eau devait venir de là. Cela ne le rendrait que plus difficile à affronter à l’avenir.

Ils continuaient à discuter tout en évitant sans difficulté les pièges magiques disséminés dans les couloirs, sans qu’il soit nécessaire de les leur signaler.
Lesedi observait attentivement chacun de leurs gestes, évaluant leurs préférences naturelles et comment elles s’accordaient avec sa propre approche.

— Ça ne convient pas au style de Hibiya, mais pour toi Leik, c’est une autre histoire.

— Oh ? Comme ça ?

En plein enchaînement, Leik fit pivoter son corps avec fluidité pour enchaîner sur un coup de pied, une imitation améliorée de celui que Lesedi avait utilisé contre le warg. Cela exigeait une mécanique corporelle radicalement différente de tout ce que proposaient les trois grands styles, mais son exécution frôlait la perfection. Les yeux de Lesedi se plissèrent.

— Ouais… mais tu apprends à une vitesse franchement flippante. Tu suis quelle école, à la base ?

— Aucune ! Si je devais répondre, je dirais… que j’ai appris en autodidacte sans logique en courant dans les montagnes.

— Hein… ? Je vois pas trop ce que tu veux dire, mais tu parles de réflexes plus que d’un entraînement formel ? Tant mieux. Ça veut dire que ça vaut la peine de t’apprendre.

Lesedi sourit à pleines dents, visiblement ravie. Yuri avait manifestement reçu son approbation ce qui soulagea Oliver. Malgré sa bonne humeur constante, la personnalité de Yuri n’était pas du goût de tout le monde.
À l’instar de Rossi, certains le détestaient immédiatement. Que Lesedi ne fasse pas partie de ceux-là était une excellente nouvelle. Avec les risques qu’ils couraient, il y avait de grandes chances qu’ils finissent un jour à affronter la mort côte à côte.

— Peu importe ce que le labyrinthe nous balance, vous trois devriez pouvoir gérer jusqu’à la troisième couche. Mais la quatrième… c’est une autre affaire. La force seule n’y suffit plus.

— …On va descendre plus bas ? C’est où, exactement, cet endroit ?

Oliver avait l’air sceptique. Aller plus profond que la Bibliothèque des Profondeurs, c’était franchir un seuil où le danger devenait immense. Pire encore, cela signifiait affronter l’épreuve de la Place de la Bibliothèque. Il l’avait déjà traversée une fois avec Karlie et Robert, mais leur groupe actuel ne pourrait pas s’en tirer de la même façon. Il leur faudrait une autre stratégie. Lesedi capta ce que son regard impliquait et se mit à renifler.

— Pas facile à expliquer. Disons d’abord ceci : le labyrinthe n’est pas forcément une descente en ligne droite. Il y a bien une progression verticale de la première couche à la troisième, mais certaines comportent aussi des ramifications latérales.

— Hmm ? Une structure comme une fourmilière, tu veux dire ? demanda Nanao.

— C’est à peu près ça, ouais. Mais là, on parle d’un foutu labyrinthe immense. Même Kimberly n’a pas les moyens de gérer toutes ses ramifications. Les zones jugées peu rentables ou trop coûteuses sont scellées et laissées à l’abandon. On appelle ça les « zones mortes » du labyrinthe.

Leur rythme ne ralentit pas un instant. Les dalles de pierre laissèrent place à la Forêt Efferverscente. À partir de là, tous se turent. Pendant un moment, ils restèrent sur leurs gardes.  Ils connaissaient bien ce lieu en temps normal, mais rien ne garantissait que des monstres des couches profondes, remontés pour les préliminaires, n’y rôdaient pas encore.

Sur le qui-vive, ils progressèrent dans l’obscurité boisée.

— …Plus calme que ce à quoi je m’attendais, dit Oliver en observant les alentours.

Le corps professoral avait visiblement déployé des efforts pour rétablir l’ordre. Les bêtes de la deuxième couche semblaient se livrer à quelques conflits territoriaux, mais rien ne sortait de l’ordinaire. Ils avaient probablement déplacé la magifaune d’origine quelque part avant d’introduire des créatures plus puissantes. Oliver ne pouvait imaginer comment, à moins qu’un simple hurlement de Vanessa Aldiss n’ait suffit.

Une fois le grand irminsul dépassé, ils approchaient de la fin de la couche.
Les arbres s’éclaircissaient, le risque d’embuscade s’amenuisait. La langue de Lesedi se délia alors un peu.

— Pour revenir aux zones mortes. En temps normal, les élèves n’y mettent jamais les pieds. Rien à y gagner. Mais il y a des exceptions.
Par exemple, si vous êtes doté de techniques magiques extraordinaires capables de remodeler ces vastes espaces à votre guise… et d’en faire votre propre jardin.

Tous avaient déjà franchi la Bataille des Armées de l’Enfer, aussi la dépassèrent-ils sans même s’arrêter, pénétrant dans les marais de la troisième couche. Il était clair que Lesedi les emmenait ailleurs que vers la quatrième couche, sans doute vers la ramification mentionnée. Dos à eux, elle poursuivit son exposé :

— C’est exactement ce qu’a fait Rivermoore. Ce truc-là, on ne peut même plus appeler ça un atelier. Quand on s’en est rendu compte, c’était déjà devenu son royaume. Un royaume dont il est le seul être vivant. Un royaume peuplé entièrement de morts.

En songeant à ce que cela impliquait, Oliver se racla la gorge péniblement.
Il imaginait la troisième couche sous le contrôle d’Ophelia Salvadori : les bêtes natives éradiquées, remplacées par des chimères grotesques, l’air saturé de son parfum envoutant.

Mais le territoire de Rivermoore, lui, avait nécessité bien plus de temps et d’efforts pour prendre forme. Quelle horreur ce devait être.

Ils fendirent les hautes herbes autour du marais et découvrirent, plus loin, une caverne obscure bien ouverte. Lesedi s’y engouffra sans hésiter, et les autres lui emboîtèrent le pas. Pourtant…

— Mm ?

— Oh, une impasse ?

— au bout de cinq minutes à suivre divers embranchements, ils se retrouvèrent nez à nez avec une paroi. Une mauvaise bifurcation, peut-être ?
Avant qu’ils ne puissent poser la question, Lesedi leva son athamé vers la paroi rocheuse…

— Fragor !

…Et la fit voler en éclats. Ce n’était rien de raffiné, ni un passage secret savamment dissimulé. Elle avait simplement percé un trou par la force brute pour ouvrir un passage de l’autre côté.

Un nuage de poussière s’éleva, et un souffle d’air s’échappa, un air d’une étouffante vétusté. Le contact de cette brise sur leur peau ne laissait place à aucun doute : ils pénétraient sur le territoire du nécromancien.

Athamés déjà en main, le groupe s’avança au-delà de la brèche provoquée par l’explosion. Baignée d’une lueur blanche semblable au clair de lune, s’étendait devant eux une vaste étendue grise, où des myriades d’ossements poussaient à la place de l’herbe. Le trou derrière eux se referma de lui-même, et le souffle d’air pour ne laisser que le vent. Le spectacle transcendait le sinistre : il touchait même à l’irréel. Comme s’ils avaient quitté leur monde pour entrer dans l’autre.

— Préparez-vous, grogna Lesedi. — Patrouille frontalière en approche.

Les trois se mirent en position de combat. Les ossements épars au sol se mirent à frémir… avant de s’assembler soudainement.

Ils se réorganisèrent pour former une créature titanesque. Dressée en travers de leur chemin : une bête à trois têtes de près de dix mètres de haut à l’ossature d’un cerbère.

— Ce ne sont pas des bêtes magiques ni des chimères. Vous savez où frapper ? demanda Lesedi.

Elle se tenait en première ligne, impassible, les bras croisés. Oliver observa rapidement l’apparence de leur adversaire et répondit :

— On ne peut pas compter sur une perte de sang ou des organes à viser, alors s’il y a une faiblesse, ce doit être les os qui assurent sa mobilité. Dans son cas, sectionner la colonne vertébrale semble le plus efficace.

— Exact. C’est un bon début. Je vais me rapprocher et attirer son attention. Prenez votre temps pour ajuster votre tir si besoin, mais frappez fort dans le dos.

Bref et concise, elle n’attendit pas pour s’élancer. Oliver, Nanao et Yuri s’écartèrent en éventail pour se positionner. Le cerbère inerte poussa un hurlement, un cri qui semblait dicter les lois de ce royaume, comme s’il réprimandait l’arrogance des vivants. Au même moment, les autres escouades faisaient également irruption dans la zone morte.

 

— FRIGUS !

— FLAMMA !

Les sorts de Pete et Guy jaillirent, ciblant la colonne du monstre osseux.
Glace et feu en simultané : ils comptaient exploiter l’écart de température pour fragiliser la cible. Mentalement, leur leader, Tim « L’Empoisonneur » Linton, leur accorda la moyenne, tout en ouvrant et refermant nerveusement la sacoche à sa hanche.

— Tch… Faire la nounou, c’est vraiment pas mon truc ! Comment je suis censé utiliser un poison digne de ce nom dans ces conditions ?

Ses complaintes, bien qu’intérieures, parvinrent jusqu’aux oreilles des élèves, ce qui les poussa à vouloir abattre la créature avant qu’il ne soit forcé d’intervenir. Mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Chaque pas de Guy lui faisait sentir à quel point ce sol était sec : un terrain aussi aride qu’un os, sans la moindre trace d’humidité.

— Avec une terre pareille, oublie les plantoutils. Katie, tu t’en sors ?

Conscient que l’un de ses atouts était inutile ici, Guy lança la question par-dessus son épaule. Depuis le début du combat, Katie dessinait un schéma complexe sur le sol.

— …Ça va, répondit-elle en hochant la tête. Ça s’aligne.

Elle avait l’air confiante. Elle s’agenouilla près du cercle magique et entama son incantation.

— Venez à moi, Marco, Lyla. SEQUITOR !

Le cercle s’illumina et un vent se leva. Une bourrasque traversa cette plaine sans vent, preuve qu’elle avait ouvert un portail. Le schéma de Katie constituait un pont entre deux points distincts dans l’espace, et c’est à travers ce pont que deux silhouettes surgirent : Marco, un troll en armure lourde armé d’un marteau, et Lyla, un griffon portant une selle.

— Bon sang, sacrés pions que tu as là. Pourquoi tu les as pas sortis pendant le tournoi ? ricana Tim.

Forçant son corps à tenir malgré l’épuisement causé par une dépense massive de mana, Katie répondit avec effort :

— Ils ne sont pas vraiment discrets. Je voulais pas les exhiber juste pour servir de diversion.

Le sol trembla alors que le troll et le griffon avançaient, encadrant Katie de part et d’autre. Le pacte qu’elle avait noué avec ses familiers lui permettait de maintenir un lien magique avec eux. En élargissant temporairement ce canal, elle pouvait les invoquer à ses côtés.

Cela lui demandait énormément d’énergie, mais les avantages que représentaient des familiers de cette taille compensaient largement le coût.

— Ah oui. Ce ne sont pas des pions. Ce sont mes amis.

Un magifaune squelettique agitait ses griffes acérées, tandis que deux silhouettes filaient entre ses pattes. L’une était le leader d’escouade, l’autre une élève de troisième année, Rosé Mistral. Alors que le monstre les pourchassait, les trois autres membres du groupe lançaient des sorts en restant hors de portée. La créature chancela, et la vraie Mistral éclata de rire :

— Hya-ha ! Adorable ! C’est si facile à berner !

IMPETUS ! On retrouve les bonnes vieilles habitudes, hein ?

— Je ne peux pas rester calme alors qu’on affronte un truc aussi macabrement cool ! J’faisais des cauchemars à cause des squelettes d’exposition dans l’atelier de ma mère quand j’étais môme ! Ahhh, l’horreur, si seulement j’avais eu une couverture pour me cacher !

Malgré son discours théâtral, le contrôle de ses leurres ne faiblit pas une seule seconde. L’élève plus âgé qui l’épaulait en fut assez impressionné. L’illusion de surnombre rendait bien plus facile sa position en première ligne, surtout que, contrairement à un camarade de chair et d’os, le leurre n’avait pas besoin d’être protégé.

Une queue massive balaya les airs dans un mouvement circulaire. Une fille de troisième année se pencha avec souplesse en dessous, puis taillada la base, sectionnant net la queue de la bête. Privée de son arme principale, la créature se débattit violemment.

— Elle n’a pas l’air plus coriace que les vivants, murmura Jasmine Ames. — Même si je suis loin d’être une experte.

— T’es notre reine, Jas !

— On lui botte le cul, à ce tas d’os !

Deux sorts d’impact frappèrent la colonne vertébrale, la brisant net, et les camarades encadrant Ames adoptèrent une pose triomphale. Mais alors qu’elles célébraient, leur leader pointa du doigt le squelette en train de s’effondrer.

— Je ne veux pas casser l’ambiance, mais ce n’est pas fini. Là, ça devient moche.

Ils suivirent le doigt pointé et virent les os en train de se réassembler. La colonne rompue formait désormais deux piliers distincts, fusionnant avec la queue tranchée par Ames, donnant naissance à deux nouveaux magifaunes squelettiques. Les sbires d’Ames restèrent bouche bée.

— Huhhh ?!

— Pas juste ! J’appelle ça de la triche, moi !

— …Fascinant, dit simplement Ames. — Les os se réassemblent et prennent de nouvelles formes. C’est vraiment « moche » en effet.

Quatre pattes osseuses martelèrent le sol, bondissant sur leur proie. Une attaque furieuse, mais Rossi s’éclipsa d’un mouvement fluide. Son approche rappelait fortement celle que Teresa avait démontrée pendant la pahse préliminaire de la ligue de combat, mais son manque d’entrain évident ne faisait qu’irriter davantage ses camarades.

— Ugh… faut vraiment que j’sois là ? Mon cœur est aussi vide que la cage thoracique de ce squelette.

— Tu parles comme si t’avais déjà eu de la profondeur. FRAGOR !

Le sort d’Albright frappa le flanc exposé, brisant un morceau de côte. Rossi continuait à provoquer la bête, tandis qu’Andrews hocha la tête.

— …Tu as compris qu’il allait changer de forme, alors tu attaques les os en premier.

— Il a clairement plus d’os que les versions vivantes. Si on ne l’abat pas comme il faut, on risque de devoir se farcir d’autres bestioles.

— Peu importe ! Battez-vous comme vous pouvez.

Tous trois acquiescèrent et poursuivirent leur route. Leur leader qui les observait, Khiirgi Albschuch, n’était ni intervenue ni avait prodigué le moindre conseil. Elle se contentait de suivre chacun de leurs mouvements, silencieuse.

— Quels enfants talentueux. Haaa-ha. Comme c’est… alléchant.

Elle se lécha les lèvres, et un frisson parcourut l’échine des trois élèves.
Sur un point au moins, ils étaient tous d’accord : l’alliée dans leur dos était bien plus terrifiante que l’ennemi face à eux.

Des combats avaient éclaté sur toute la frontière, mais comme chacun avait pris le temps d’observer ces ennemis inconnus. Ainsi, presque toutes les escouades avaient terminé leurs affrontements à peu près au même moment. L’équipe d’Oliver s’était mesurée au cerbère, et après une transformation et deux mises à terre, il ne restait de lui qu’un tas d’os inerte. Les bras croisés, Lesedi hocha la tête.

— Un bon premier essai. Beau travail.

Oliver fut soulagé d’avoir obtenu un avis satisfaisant. Les yeux déjà tournés vers l’étendue grise qui s’étirait au-delà de la créature, Nanao renifla l’air.

— …Aucune odeur de vie. Et pourtant, je perçois des mouvements, des manœuvres. Ce lieu est vraiment étrange.

— Tu l’as ressenti, hein ? Ouais, cet endroit est unique. Difficile à expliquer

— Il vaut mieux le ressentir physiquement.

Sur ce, Lesedi laissa tomber sa sacoche au sol. Elle l’ouvrit, plongea la main à l’intérieur… et en tira quatre masses blanches.

Elles ressemblaient à des crânes, bien trop grands pour tenir dans une sacoche ordinaire. Sans aucun doute, ils avaient été miniaturés magiquement grâce à un sort de compression.

— Commencez par enfiler ça.

— Hrm ? Un crâne de singe ? demanda Nanao.

— Prélevé sur un cadavre de singe démoniaque, gravé d’un sceau.

— Dans quel but… ? s’interrogea Oliver en examinant l’objet.

Lesedi avait déjà enfilé son crâne ; ses yeux brillaient entre les mâchoires fendues de l’os.

— Comme je l’ai dit, cet endroit est unique. Dans un cimetière, les vivants ne passent pas inaperçus au milieu des morts. Donc, si l’on agit comme des morts, on se fondra plus facilement dans le décor.

Tout cela avait du sens. Comme porter du vert et du brun dans une forêt, une forme de camouflage propre à ce lieu. Cela paraissait étrange, mais si cela permettait de réduire les affrontements inutiles, cela valait largement le ridicule. Oliver enfila son crâne… et sentit quelque chose le piquer dans le dos. Intrigué, il se retourna, pour découvrir Nanao portant déjà le sien, les bras levés, mais les poignets flasques, la langue pendante.

— Oliver ! Oliverrrr ! Malédictiooon sur toi !

— H-hein ? J’ai fait quelque chose de mal ?

— C’est ainsi que les spectres sont censés se comporter chez moi. Malédictiooon sur toi !

— Oh, trop bien ! Et chez moi, les fantômes… hmm… Ah, une fois, je suis tombé sur une tête coupée suspendue à un arbre fruitier.

Cette anecdote dérangeante sortait tout droit de la bouche de Yuri, lui aussi paré de son attirail osseux. Avec tous ses cadets équipés, Lesedi remit sa sacoche et haussa les épaules.

— Ces trucs ne feront pas de miracles. Si on lance un sort, notre couverture saute aussitôt, et ça ne trompera aucun familier supérieur. Mais il y a aussi une tonne d’esprits errants qui ne sont pas directement sous le contrôle de Rivermoore. Ils représentent sans doute la majorité. Si on peut traverser sans attirer l’attention, on économisera notre magie et notre énergie.

C’était une partie de cache-cache. Leur objectif bien en tête, Lesedi s’avança dans le désert, et les élèves la suivirent de près.

— Si on veut le trouver, il nous faut des indices. Première étape : trouver une ville.

— Une ville ?! dit Oliver de manière étouffée.

C’était bien le dernier mot auquel il s’attendait. Lesedi lui lança un petit sourire.

— Ne sois pas si surpris. Ils sont peut-être morts, mais ça reste des individus. Et quand ils se rassemblent… ils bâtissent des villes.

Ses paroles n’étaient ni une métaphore, ni une exagération, comme l’équipe de Katie venait tout juste de le découvrir.

— …Q-qu’est-ce que… ?

En plein milieu de cette immensité grisâtre, il y avait bel et bien une ville.
L’entrée débouchait directement sur la rue principale, où une foule de morts déambulait sans fin. Des échoppes et des étals bordaient les deux côtés, tenus par des morts, servant une clientèle tout aussi sans vie. Au centre, des charrettes tirées par des chevaux d’os slalomaient lentement entre les piétons. Guy plissa les yeux en regardant au loin, un tic nerveux secouant sa paupière.

— …C’est bien animé, hein ? J’aurais adoré me mêler à eux s’ils n’étaient pas faits d’os.

— Ils n’ont pas l’air hostiles… mais c’est quoi, ça ? demanda Pete.

Il plissa les yeux, observant un étal de plus près.

— Ils achètent et vendent des trucs ? Entre morts… ?

Les articles en question semblaient être des pierres et des morceaux de bois séchés, de formes et tailles variées. Les clients payaient… avec des objets similaires. Même sans comprendre ce que recherchaient exactement les morts, il semblait peu probable que ces échanges aient une réelle valeur.
Et pourtant, il y avait du négoce. Alors que ses cadets restaient médusés, Tim grommela :

— Vous avez déjà essayé de contrôler les morts ? C’est plus compliqué que vous ne le pensez. En leur faisant pointer vers une cible, on peut simplement attiser leur haine résiduelle. Mais si on veut les garder en réserve, alors là… il faut stabiliser leurs émotions. Sinon, l’énergie causant la malédiction se met à délirer ou bien elle se désagrège et se fait absorber par tout ce qui traîne autour. Avec un petit groupe, on peut les gérer directement. Mais avec une quantité pareille ? Il faut créer tout un écosystème, sinon c’est infaisable. C’est pour ça que Rivermoore a transformé toute la zone morte en… station de détente pour morts-vivants.

Pete croisa les bras, pensif. Cela expliquait effectivement pourquoi une ville existait ici. Mais une question plus fondamentale restait en suspens.

— …Attendez, dit Katie. — Alors… d’où ils viennent, tous ces morts ? Même le Charognard n’aurait pas pu ramener autant de cadavres de l’extérieur. Je m’étais déjà posé la question pendant la Bataille des Armées de l’Enfer…

S’il n’y avait plus de vivants, il ne pouvait y avoir de morts non plus.
Ces êtres sans nom devant eux, tout comme les spartoi livrant une bataille éternelle… ils avaient tous dû, un jour, être aussi vivants que Katie l’était à présent. C’était là la différence fondamentale entre ces créatures et les bêtes magiques.

— Alors je vais poser la question franchement, dit-elle en jetant à Tim un regard en coin. — Qui étaient ces gens ?

Les yeux fixés sur les morts en train de vaquer à leurs tâches plus loin, il répondit :

— Tu connais déjà la réponse. Personne ne les a amenés ici. Alors il n’y a qu’un seul endroit d’où ils peuvent venir : ils ont toujours été là.

— …Les Parsu, murmura Oliver, tirant le mot d’un recoin lointain de sa mémoire.

Son équipe se tenait sur un plateau, surplombant une autre ville que celui où se trouvait Katie. Lesedi capta son murmure, et un sourire effleura ses lèvres.

— Je suis impressionnée. L’attrapeur des Oies Sauvages serait aussi archéologue, hmm ?

— Je connais juste quelques bribes sur l’histoire d’avant la fondation de Kimberly. Mais je ne vois pas d’autre explication. Puisque le labyrinthe lui-même est une ruine d’une civilisation magique ancienne, il est logique que ses habitants soient encore là.

Oliver se contentait d’analyser la scène devant lui. Pendant ce temps, Yuri, les bras croisés, la tête inclinée, commentait :

— Hmm… ? Mais est-ce que les âmes restent vraiment aussi longtemps ? Je croyais qu’elles… genre, montaient vers ailleurs au bout d’un moment, si on les laissait tranquilles.

— C’est ce qu’on dit, oui.

Mais cela change si elles portent des convictions particulièrement puissantes, ou si elles sont liées par un sort. Et ici, c’est probablement le second cas.
Ce ne sont pas des âmes errantes : on ne les laisse pas partir. Un contrat magique forgé de leur vivant les retient ici. Sans doute quelque chose que seule la magie de cette époque pouvait permettre.

— …Une destinée bien cruelle, dit Nanao, mettant des mots sur l’émotion qui les étreignait.

Oliver fut tenté d’acquiescer, mais il se retint. Peu importe leur vie passée, ce qui se tenait devant eux désormais, c’était un royaume de morts.
Il ne pouvait se permettre de laisser la pitié émousser sa lame. Se répétant cela intérieurement, il parla comme pour chasser le trouble en lui :

— Les années ont eu raison de ces esprits. Il ne leur reste presque plus de conscience. On dirait qu’ils rejouent simplement des scènes de leur vie, comme des enfants faisant semblant de jouer. Mais la ville est étrangement moderne. Le style des bâtiments n’est pas si ancien.

— Ouais. C’est Rivermoore qui a fait construire tout ça par les morts, dit Lesedi. J’ai entendu dire qu’avant son arrivée, cet endroit était bien pire. Rempli des hurlements des morts, leurs esprits depuis longtemps broyés, incapables pourtant de s’élever.

Même s’il volait les os des vivants ailleurs dans le labyrinthe, ici, il avait consacré un temps considérable à bâtir un lieu pour que les morts puissent y vivre. Mais cette image soulevait encore d’autres questions. Oliver se frotta le menton, pensif.

— …Son objectif m’échappe. Tout ce travail pour recréer un royaume des morts antique … mais dans quel but ? Est-ce que cela a un rapport avec les os des élèves ?

— Ça, je l’ignore, et je n’ai pas besoin de le savoir. Quoi qu’il cherche à accomplir, notre mission est simple : récupérer l’os de Godfrey, et vite.

Lesedi n’avait pas de temps à consacrer aux doutes. Et à sa place, trancher court était logique. Oliver, lui, n’avait pas ce luxe. La témérité de Yuri ne s’arrêterait pas tant que le but de Rivermoore ne serait pas clair. Tandis qu’Oliver laissait son esprit tournoyer, Lesedi détourna les yeux de la ville pour scruter les alentours.

— Tu disais que les morts ici n’ont presque plus de conscience, mais ce n’est pas le cas de tous. Et les exceptions sont bien plus dangereuses.
S’ils ont survécu un millénaire, imagine seulement à quel point ils doivent être puissants.

Cette remarque ramena Oliver dans l’instant présent. Les magifaunes squelettiques qu’ils avaient affrontés à l’entrée n’étaient que des éclaireurs. Il y avait bien pire dans ces terres, c’était là tout le sens de l’avertissement de Lesedi. Et qui pouvait dire à quel point ?

— Si on en croise un, chacun devra donner le meilleur de lui-même.
Si c’est trop pour nous, rapprochez-vous d’une escouade voisine ou battez en retraite temporairement. Mais on ne devrait pas en croiser tant que ça. La Garde et Rivermoore se sont déjà affrontés, et on a éliminé plusieurs des plus coriaces. Même lui ne peut pas les remplacer aussi facilement.

— Aha ! Tu veux dire que ce royaume est immense, mais qu’il n’a pas assez d’unités puissantes pour en couvrir toute l’étendue. En gros, il ne peut pas se permettre de gaspiller ses meilleurs atouts. Il doit les placer avec soin à des endroits stratégiques, déclara Leik, sans détour, et sans la moindre peur.

Lesedi acquiesça.

— Ton équipe m’économise vraiment du souffle. Oui. Logiquement, si on suit la trace ces exceptions parmi les morts, on finira par remonter jusqu’à Rivermoore. Évidemment, il a dû disséminer des leurres, mais leur nombre total est limité, et il ne peut pas en créer davantage.

Mais cela signifiait aussi qu’ils ne pourraient pas éviter d’affronter ces morts.
Oliver inspira profondément, raffermissant sa volonté. Godfrey avait affronté ce genre de situation quotidiennement. Mais il allait être diplômé cette année et l’an prochain, ce serait Oliver qui intégrerait les classes supérieures. Il était temps de mettre ses craintes de côté.

— Courir après les morts puissants est une stratégie… mais il y a plus rapide pour les faire venir à nous, dit Lesedi. — C’est pour ça qu’on est là, à observer cette ville d’en haut. Quelqu’un veut deviner ? Je vous donne un indice : on vous a fait le même coup récemment.

Oliver résolut l’énigme sans hésiter. Il dégaina sa baguette blanche, pointant directement la ville en contrebas et ce seul geste suffit pour que Nanao et Yuri comprennent à leur tour. Ils l’imitèrent aussitôt.

— …Je suis pas sûr de pouvoir viser juste à cette distance, alors pourquoi ne pas utiliser un peu de lumière et de bruit pour les attirer ?

— Ha-ha ! Ça ira très bien. Pas besoin d’imiter Miss Ames. Mais souvenez-vous que ce genre de situation, c’est du combat réel. Une nouvelle leçon pour vous.

Tout en parlant, Lesedi pointa sa propre baguette. Son regard, toujours perçant, se rétrécit encore, brillant comme celui d’un oiseau de proie.

— La réponse ne se fera pas attendre. Surveillez bien la direction et le délai. MAGNUS FRAGOR !

— !!! MAGNUS FRAGOR !!! répétèrent-ils tous en chœur.

L’équipe de Katie, elle aussi, lançait des sorts sur une autre ville, dans l’espoir d’attirer un adversaire redoutable. Quatre sorts d’impact s’envolèrent, mais au lieu de les regarder atterrir, Tim donna un ordre :

— Allez, on traîne pas ! On bouge ! Première règle du tir à distance !

— Urgh, désolée vous tous… ! Vos vies avaient l’air si paisibles…

— Pas le temps pour la culpabilité ! Sinon, on va finir en tas d’os aussi !

Les paroles de Guy claquèrent comme une tape dans le dos.
Ce n’était pas une méthode plaisante, mais ils étaient en territoire ennemi, sur les terres de Rivermoore, et les morts de cette ville pouvaient se retourner contre eux à tout moment. Hésiter ne les mènerait nulle part. Katie hocha la tête et continua de courir. Alors qu’ils fonçaient vers leur prochaine cachette, Pete lança :

— Quelque chose approche.

Il ne regardait pas devant lui, mais au loin.

Ni Katie ni Guy n’avaient senti quelque chose, mais dans son corps féminin, la perception du mana de Pete s’était révélée particulièrement précise. Et il eut rapidement raison, car quelques secondes plus tard, Tim s’immobilisa.

— Cette sensation sur la peau… ha-ha ! On en tient un, les enfants. Un vrai morceau.

À peine eut-il prononcé ces mots que tout le monde ressentit la densité du mana. Tous les regards se tournèrent vers l’horizon, un nuage de poussière s’éleva, dévoilant bientôt une horde de plus de vingt chevaux squelettiques.
Chacun portait un squelette, mais Tim n’avait d’yeux que pour le chevalier à l’avant. Il faisait au moins une demi-taille de plus que les autres, revêtu d’une armure rouillée tel un général d’un autre âge. Il tenait une gigantesque hallebarde entre ses mains. Sous son heaume, les orbites de son crâne brûlaient de flammes qui ne s’éteignaient pas, même dans la mort.
Une obsession pour le combat, intacte malgré les siècles.

— Merci, merci. Te pointer dès mon premier jour ici ? railla l’Empoisonneur. — J’ai toujours regretté de ne pas t’avoir fait tomber en quatrième année. Maintenant, je peux passer le flambeau l’esprit tranquille !

Tout joyeux, Tim plongea la main dans la sacoche à sa hanche.
En le voyant si enthousiaste, Katie, Guy et Pete gardèrent leurs distances, mais ils dégainèrent tous leurs athamés, prêts à affronter la menace.

Pendant ce temps, l’équipe d’Oliver appliquait la même stratégie, quittant leur position de tir pour se dissimuler dans le sable. Peu après, une silhouette apparut dans le ciel, escortée par des oiseaux squelettiques manifestement très différents des magifaunes affrontés plus tôt. Une silhouette en robe noire, suspendue dans les serres de l’immense créature ailée. Deux serpents sortaient de son corps, et là où auraient dû se trouver les yeux et le nez, un tourbillon noir pulsait. Un simple regard suffisait à faire frissonner la nuque d’Oliver.

— Un zahhak… !

— C’est comme ça qu’on les appelle, dit Lesedi d’un ton grave.
— On dit que ce sont les vestiges d’un ancien mage, mais personne n’en est sûr. Vu leur tendance à rôder dans les ruines comme celle-ci, il se pourrait qu’ils viennent d’une migration de Tír. Une créature pleine de mystères, y compris sur sa classification exacte.

Oliver en avait vu un de ses propres yeux, en première année, juste avant d’éliminer Darius. Il savait qu’il finirait sans doute par en croiser un dans le labyrinthe… mais jamais il n’aurait imaginé en voir un comme familier.
Une preuve de plus de la puissance inouïe de Cyrus Rivermoore.

— Mais on sait comment les battre. Celui-là, c’est une première, mais ça tombe bien : je vais vous enseigner l’alphabet du massacre, expliqua Lesedi. — Première étape : utilisez un sort d’impact à double incantation pour faire tomber les oiseaux. Calquez votre lancer sur le mien.

Les trois hochèrent la tête. Oliver analysa rapidement l’ennemi qu’ils s’apprêtaient à engager. En comptant celui qui portait le zahhak, il y avait cinq grands oiseaux squelettiques. Autour d’eux, volaient environ cent-vingt créatures de taille moyenne ou petite. Ces dernières ne semblaient pas présenter de menace immédiate, mais il y avait de fortes chances qu’elles puissent se regrouper pour se reconfigurer en un ennemi plus puissant.
Les éliminer en un seul tir était donc essentiel pour pouvoir ensuite se concentrer sur le zahhak.

— Règle numéro un face à un ennemi redoutable : supposez d’emblée qu’il a des renforts avant d’attaquer. Ensuite, fixez-vous une limite de temps. Disons… cinq minutes. Même si les morts de la ville rappliquent, tant qu’on se retire dans ce délai, on pourra s’en sortir proprement.

Alors qu’ils attendaient que le nuage d’oiseaux atteigne leur portée d’incantation, Lesedi poursuivit son exposé.

Consciente de la portée de détection de l’ennemi, elle les avait positionnés à bonne distance de la ville, offrant un délai confortable avant toute éventuelle riposte. S’ils échouaient à abattre la cible en cinq minutes, ils battraient en retraite. La survie primait sur la victoire. Tous en étaient bien conscients. L’équipe d’Oliver s’enfonça dans le sable, athamés en main.

— Règle numéro deux. Frappez les premiers. MAGNUS FRAGOR !

— !!! MAGNUS FRAGOR !!! répétèrent-ils tous les trois en chœur.

Quatre sorts d’impact jaillirent vers le ciel. Le zahhak les aperçut… mais il était déjà trop tard pour esquiver. L’explosion couvrit une large zone, emportant la majorité des oiseaux, brisant les ailes du grand squelettique.
Lui et le zahhak chutèrent ensemble.

— Activation du cercle ! Puis on se disperse et on poursuit le bombardement aérien !

Lesedi courait déjà vers la zone de chute. Oliver, Nanao et Yuri pointèrent leurs athamés dans trois directions différentes, incantant à voix basse et activant le cercle magique qu’ils avaient inscrit à l’avance. Celui-ci généra une barrière en forme de dôme autour de Lesedi et de la zone ciblée.

Elle n’était pas très puissante, mais combinée à leur tir de barrage, elle suffirait pour l’instant à contenir la nuée squelettique. L’essentiel était d’empêcher qu’on vienne gêner Lesedi dans son affrontement. Abattant les oiseaux qui descendaient vers eux, ils gardaient un œil sur son combat. Car c’était là que résidait l’essentiel de la démonstration de Lesedi Ingwe.

IMPETUS ! Shiiiiiaaahhhh !

Son premier assaut fut un sort de bourrasque. Bien qu’il serve aussi de feinte, le sort n’était pas dirigé vers l’ennemi. Il générait un courant dans l’air même où elle courait, courant qu’elle chevaucha pour accélérer et dévier sa trajectoire de manière imprévisible.

Son coup de pied retourné atteignit le zahhak avant qu’il n’ait pu se remettre de son atterrissage.

Il tenta d’ériger une barrière noire pour bloquer, mais le coup de pied de Lesedi la pulvérisa, frappant directement son épaule. Il fut projeté, et elle s’élança à sa poursuite.

— Règle numéro trois ! Ne leur laissez pas le temps de se relever !
Quand vous avez l’avantage, gardez-le !

Fidèle à ses paroles, avant que le zahhak ne puisse se redresser, elle l’assaillait déjà de nouveaux coups de pied. À première vue, cela pouvait sembler être une méthode sauvage, mais elle enchaînait en réalité des balayages fluides qui le maintenaient en déséquilibre constant. Et chaque fois qu’il y avait une ouverture, son athamé venait frapper un point faible. Elle venait tout juste de le blesser à la gorge avec une entaille peu profonde.

— Pas d’échange de sorts ou de coups ! Vous transformez ça en raclée unilatérale ! Trois méthodes de finition, dès l’attaque d’ouverture, c’est la base !

— … !

Oliver déglutit. C’était une leçon d’une brutalité affolante. Elle ignorait complètement les conventions des arts de l’épée, mais se fondait sur les éléments les plus cruciaux qui décidaient d’un affrontement. Une maîtrise théorique du combat, qu’elle n’hésitait pas à briser et adapter en fonction de ses techniques propres et de la situation.

— Quelle maîtrise… murmura Nanao.

Un choix de mot curieux, mais Oliver en comprenait le sens.
Lesedi avait forgé son propre style, au-delà des manuels, et l’avait affuté jusqu’à la perfection. On comprenait très vite pourquoi Rossi avait cherché à apprendre auprès d’elle.

— Shiii ! rugit Lesedi.

Le zahhak esquiva d’un bond un coup de pied tournoyant visant la tête.
Mais ce grand mouvement était volontaire et fut suivi immédiatement d’un revers d’athamé, qui trancha net le bras gauche du zahhak.

Oliver grimaça. Cacher la frappe dans le mouvement du coup de pied rendait l’esquive presque impossible. Mais tenir sa baguette à l’envers était, traditionnellement, un signe de reddition. Certains styles l’enseignaient comme une feinte destinée à un coup fatal, mais Lesedi, sans doute, ne s’en souciait même pas : seul comptait l’effet pratique.

Un seul bras coupé semblait constituer un résultat suffisant et Lesedi mit fin à son assaut unilatéral. Elle inversa la prise sur son athamé, fit un pas en arrière, et s’adressa à ses cadets derrière elle.

— Vous avez vu ça ? C’est comme ça qu’on impose son rythme.
Les oiseaux que vous avez abattus, et le bras que j’ai tranché : on commence avec un net avantage.

Les trois hochèrent la tête. Les faits parlaient d’eux-mêmes. Ses paroles ne sortaient pas d’un manuel, elles venaient d’une expérience forgée au bord de la mort, encore et encore.

— En regardant votre match de ligue, j’ai eu l’impression que vous prenez un peu trop de plaisir à combattre tous les trois. Mais la clef d’un vrai combat, c’est de ne jamais laisser l’adversaire agir. Dans ce sens-là, j’ai trouvé les autres équipes plus solides.

— Hm, un principe stratégique qui a fait ses preuves, approuva Nanao.

Lesedi jeta un bref regard au ciel. La volée de sorts avait porté ses fruits : les oiseaux squelettiques tournaient en rond sans descendre. Il était peu probable qu’ils aient peur d’être abattus, mais ils avaient peut-être compris qu’ils ne briseraient pas la barrière et attendaient une ouverture. Ils restaient menaçants, mais au moins, pour l’instant, ils n’interviendraient pas dans le combat contre le zahhak.

En tenant compte de cela, Lesedi passa à la phase suivante.

— Bien, on échange. Je l’ai un peu affaibli, donc ce sera un bon entraînement pour vous. Prenez votre temps, apprenez comment il combat. Et si vous êtes en difficulté, j’interviend…

— Eh bien, on dirait une vraie prof, la Bastoneuse !

Alors que les troisième année entraient dans le cercle et que Lesedi en sortait, une voix inattendue s’adressa à elle. Oliver sursauta, plissant les yeux. Le zahhak n’avait ni visage ni bouche. Mais cette voix grave, masculine, venait bel et bien du tourbillon noir où aurait dû se trouver son visage.

— …Rivermoore, répondit Lesedi, les sourcils froncés. — Pas vraiment comme je m’attendais à t’entendre.

— Mwa-ha-ha-ha. C’était juste… attendrissant.

Tu étais aussi enragée que Bloody Karlie, à l’époque. Et maintenant te voilà en train d’encadrer des jeunes.

— Tu es venu parler juste pour cracher ton venin ? Dans ce cas, je m’en fiche. Romps la connexion.

Elle fit un geste agacé de la main. Le sorcier, dans le vortex, ricana.

— Non, ça, c’est un bonus. Je vais interrompre ton cours, et je me suis dit que je devais au moins te prévenir. DEFORMATIO !

Au moment même où le sort fut lancé, le corps du zahhak se mit à craquer, à se transformer. Les os se réorganisèrent… jusqu’à faire apparaître un nouveau bras. Lesedi grimaça.

— Qu’est-ce que… ?! Tu as même trafiqué un zahhak ?!

— Je fais ma part pour représenter les classes supérieures. Pas question de me contenter de recycler ce qui traînait, dit Lesedi.

La transformation achevée, les capacités physiques et magiques du zahhak dégageaient désormais une menace d’un tout autre ordre. La voix du sorcier reprit :

— C’est aussi un produit de la nécromancie antique. Ou bien un échec de sort d’allongement de vie, si tu veux. Si ça t’intéresse, tu pourras lire ma future thèse. À condition de rentrer vivante sur le campus.

Sur ces mots, la voix de Rivermoore se coupa. Lesedi fixait le zahhak, prête à tout.

— …Changement de plan. Vous trois, en soutien.

Les ennemis inconnus sont les plus dangereux. Restez en alerte maximale.

— Clairement.

— Dommage. Ça avait l’air amusant ! dit Nanao, un grand sourire aux lèvres.

Nanao et Yuri hochèrent la tête, leurs regards braqués sur le nouveau zahhak. Une lumière bleutée s’échappa de son dos, une sphère, grosse comme un ballon que l’on tiendrait à deux bras, flottait au-dessus de lui.

— …Une boule lumineuse flottante…

Cela rappelait un peu la fausse lune que Cornwallis avait utilisée en première année. Oliver l’observa avec attention, mais elle ne semblait pas capable d’attaquer directement. Sous ses yeux, l’orbe se déplaça sans bruit, se positionnant derrière le zahhak…

— En dessous !

La lumière avait étendu l’ombre du zahhak jusqu’à leurs pieds. Ils bondirent en arrière au cri d’alerte de Lesedi et l’instant d’après, des lames en forme de lances jaillirent directement de l’ombre. Le danger identifié, Lesedi hurla :

— C’est sa Traque de l’ombre[1] ! Attendez-vous à des attaques depuis son ombre !

— Un peu de lumière pourrait suffire ? LUMINA !

Yuri réagit par instinct. Une lumière blanche inonda le sol, effaçant l’ombre menaçante.

— Simple, mais efficace. Faite briller tous les côt…

Mais avant que Lesedi ne puisse finir sa phrase, la sphère derrière le zahhak se divisa, s’éleva, et se positionna plus haut dans les airs projetant cette fois les ombres des oiseaux squelettiques tournoyant en dessous.

— Pas si simple, hein ? Bien joué, Rivermoore…

Les ombres se mêlaient dans toutes les directions, et Lesedi fit claquer sa langue. Mais elle avait déjà pris sa décision. Repoussant les ténèbres avec la lumière de son sort, elle cria :

— Règle numéro quatre ! Si le risque dépasse vos chances de victoire, repliez-vous ! Tant que vous rentrez vivants, vous aurez une autre chance !

— Compris ! Je sécurise une voie de fuite ! LUMINA !

Oliver était déjà en mouvement, visant par-dessus son épaule avec son athamé et courant à travers la zone éclairée, suivi de près par Yuri et Nanao.
Lesedi fermait la marche, tenant le zahhak à distance grâce à ses sorts.
Une fois assez éloignés, tous quatre enfourchèrent leurs balais. Alors qu’ils prenaient de l’altitude, elle jeta un regard en arrière vers le zahhak, qui se repliait déjà.

— Cette contre-attaque était plus violente que prévu… Ça pourrait vouloir dire que les autres équipes…

— Hé ho ! C’est quoi ce délire ?!

Tim venait à peine d’ouvrir sa sacoche à poisons. Sous leurs yeux, les chevaliers encore debout se regroupaient autour du général central et fusionnaient. Laissant les pattes puissantes des chevaux squelettiques intactes, les autres os se réarrangèrent pour former un siège, où reposait le torse du général, le reste de son corps se construisant autour. De longues lames osseuses étaient fixées de chaque côté conçues pour faucher ceux qui tenteraient d’esquiver la charge. Ils étaient passés de simple cavalerie à char cauchemardesque.

— Je vous quitte cinq secondes des yeux et vous me faites ce genre de crasse ?! Ça n’a aucun sens… Depuis quand les morts apprennent de nouveaux tours ?!

— GYUAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !

Le général rugit, et le char fonça droit devant. Marco se posta devant Katie, Guy et Pete, mais même en armure, un troll ne pouvait encaisser une telle charge sans dégâts. Lyla, le griffon, plongea en renfort, mais le général la repoussa d’un revers de hallebarde. C’était trop pour des troisième année. Tim s’élança pour détourner l’attention de l’ennemi.

MAGNUS CLYPEUS !

Un sort jaillit d’un côté et frappa le sol devant eux, faisant surgir un monticule rocheux qui bloqua la charge du char. Surpris, Tim se retourna et aperçut un septième année, athamé en main.

— …Une horde vengeresse régulée ? Rivermoore est vraiment allé au bout de la nécromancie, on dirait.

La voix de Gwyn Sherwood était douce et calme. Quatre autres élèves apparurent derrière lui, fonçant droit vers le groupe de Katie.

— Tout le monde va bien ?

— Chela ?!

Le visage de Katie s’illumina. Chela, Stacy et Fay avançaient avec Shannon Sherwood. Shannon n’était pas une combattante, aussi cette escouade avait deux leaders : Gwyn et elle-même.

— Hein ? fit Tim, un peu perdu devant ces renforts. Pourquoi vous êtes ici ? Le point de rendez-vous, c’est plus tard.

— Il m’a semblé plus sage d’intervenir plus tôt. Trop de sons inhabituels, répondit Gwyn, tout en lançant d’autres sorts pour maintenir le char en place.

Pendant ce temps, Shannon se posta devant les plus jeunes.

— …Restez… derrière moi. N’ayez pas peur… Je vous protégerai.

— Non ça ira.

Stacy et Fay la contournèrent sans hésiter. Athamé en main, Stacy toisa l’ennemi d’un regard noir.

— Merci pour la supervision, mais nous ne demandons pas qu’on nous protège. Nous avons le nombre, maintenant. Et j’en ai assez de tout ce vacarme. Il est temps que le silence revienne une bonne fois pour toutes.

Son serviteur eut un sourire en coin.

— Fay, dit-elle. Tourne autour de lui. Chela et moi, on va frapper fort.

— Compris.

Stacy leva son athamé bien haut et incanta un sort.

LUNATUM !

Une lueur pâle apparut au-dessus d’elle, en forme de croissant de lune.
À mesure que le sort faisait effet, le corps de Fay se transforma. Les os de son bas-ventre craquèrent, des griffes jaillirent de ses bottes, ses cheveux se hérissèrent, des crocs apparurent sous ses lèvres retroussées, mais là, la transformation s’arrêta. Par choix.

— …Hrfffffff…

Partiellement transformé, Fay inspira profondément à plusieurs reprises.

— Transformation partielle d’un loup-garou, commenta Tim, impressionné. — Ça m’avait déjà bluffé pendant le match, mais vu de près, j’en reviens pas. Et tu peux encore lancer des sorts ? Je suis presque sûr que personne n’a jamais fait ça.

— …Ça va, Mr. Willock ? Pas de douleur ? demanda Chela.

Fay esquissa un sourire, les traits bien plus sauvages que d’ordinaire.

— Je souffre, complètement. Mais ma fierté est plus forte. C’est comme ça que sont les bons chiens de garde, Miss McFarlane.

Il avait dit ça d’un ton qui ne laissait place à aucun doute. Chela hocha la tête et les rejoignit. Gwyn se mit à renifler.

— Inutile d’essayer de vous arrêter, hein. Très bien, on va l’abattre, ce machin. Mais restez groupés. Si l’un de vous crève, Shannon va nous faire une crise et elle sera inconsolable.

Il avait tourné ça comme une plaisanterie, mais son regard disait tout le contraire. Chela, Stacy et Fay jetèrent un œil vers Shannon… et virent que Gwyn disait vrai, elle avait déjà l’air sur le point de pleurer.

— Ne… commettez pas d’imprudence… dit-elle.

— Oh… Argh, d’accord ! J’ai compris ! céda Stacy. Promis, on va faire attention !

Au même moment, Fay frappa le sol d’un coup de pied, car ses jambes, dans cette forme, étaient bien plus puissantes. Il pouvait désormais tourner autour du char avec une agilité impressionnante, ce qui redonna de l’élan à Katie, Guy et Pete.

— On va pas les laisser leur moment de gloire, hein ? lança Guy. — On fait quoi contre cette saloperie géante ?

— Tout ce qu’on peut… mais évitez de trop charger Marco et Lyla. Ils sont déjà bien amochés.

Unh ? Moi aller bien, Katie, grogna Marco.

— KYOOOOOOOOOOOOOOOOOOO !

Lyla répondit par un puissant hurlement. Tim sourit et attrapa une fiole de poison format géant.

— Bon, on y va tous ? Allez, on passe en mode carnage !

Après avoir abandonné le combat contre le zahhak modifié, le groupe de Lesedi passa un bon moment à voler, pendant près de dix minutes. Oliver, inquiet de cette approche un peu trop audacieuse, demanda :

— C’est prudent ? Ça fait un moment qu’on vole…

— Il sait déjà qu’on est là, répondit Lesedi. — Alors autant avoir une vue d’ensemble. Et puis, j’ai l’impression que pas mal de choses ont changé depuis ma dernière visite.

Vu la taille du lieu, l’explorer à pied aurait pris un temps fou alors son raisonnement tenait la route. Ce qui préoccupait davantage Oliver, c’était les défenses aériennes de l’ennemi. Il avait du mal à croire que le sorcier n’ait rien prévu contre des cibles en vol. Alors qu’il observait l’air autour d’eux, l’attention de Nanao était ailleurs, concentrée sur le balai entre ses jambes.

— …La foulée d’Amatsukaze n’est plus ce qu’elle était, dit-elle.
L’air ici n’est pas normal.

— Exactement, approuva Lesedi en hochant la tête. — Il y a beaucoup de particules magiques dans l’air, mais elles ont tendance à stagner.
C’est excellent pour les morts, mais mauvais pour nous… et pour les balais. Gardez un œil sur votre réserve de mana et votre énergie.

Ses instructions étaient simples et précises, ses réponses claires et immédiates, et surtout, elle insistait toujours sur la retraite et la survie. Aucun doute, c’était une superviseuse hors pair. C’est pourquoi tous les trois lui faisaient pleinement confiance pour les guider.

— Même avec ça en tête, les balais restent très efficaces ici. Les morts n’ont pas de balais. Seules quelques-unes des créatures osseuses de Rivermoore peuvent rivaliser avec cette vitesse de vol. Tant qu’on reste sur nos gardes.

Alors qu’elle exposait la base de leur stratégie aérienne, elle s’interrompit.
Les autres comprirent bien vite pourquoi : trois créatures volaient devant eux, à leur altitude.

— Parlant de ça… On a des wyvernes mortes-vivantes droit devant.
Cours de combat aérien magique, c’est parti !

Sur ces mots, Lesedi fonça en tête, les autres la suivant de près. C’était leur première fois face à des wyvernes dans les airs, mais ils en connaissaient les fondamentaux.

D’abord, ne pas se faire balayer par leur souffle qui est léthal. Ensuite, ne pas se laisser ralentir par cette peur. Même sans club de sport et même mortes, la clef du combat aérien restait la même : prendre l’avantage en se plaçant au-dessus de l’ennemi. Et cette fois, ils étaient en supériorité numérique.

Aucun des deux camps ne céda le passage, le choc initial s’apparentant à une corrida. Un moment décisif, qui fixerait l’équilibre des forces. Les wyvernes tentaient de les abattre à coups de griffes ou de souffle, tandis que les mages faisaient des ajustements minimaux pour esquiver et ripostaient avec des sorts de contre, visant non pas les corps robustes, mais les ailes, parties plus vulnérables. Lesedi connaissait cette théorie sur le bout des doigts, fonçant droit sur le meneur ennemi.       

— Hng ?!

Elle esquiva facilement ses mâchoires… mais une lame surgit du dos de la wyverne. Elle leva son athamé pour bloquer le coup, mais l’impact fut assez fort pour perturber sa trajectoire. Alors que les autres wyvernes fonçaient, Oliver s’écria :

— Miss Ingwe !

— Tout va bien ? demanda Yuri.

— …Rrrgh. Je vais bien ! Concentrez-vous sur elles !

Lesedi retrouva rapidement le contrôle de son balai, mais pas le temps de souffler. Ils venaient d’identifier l’origine de cette attaque surprise : un guerrier squelettique, monté sur le dos de la wyverne de tête, armé d’un immense glaive. Il avait six bras et trois visages.

— SYURAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !

Le rugissement guttural s’éleva, et les wyvernes sortirent de leur vol en piqué, amorçant un virage. Lesedi les observa du coin de l’oeil, grimaçant.

— Un dragonnier mort-vivant ? Sérieusement, Rivermoore, combien de visions cauchemardesques t’as encore en réserve ?

— Mon heure est venue ! s’écria Nanao, fonçant droit vers sa cible en accélérant.

— Attends, Hibiya ! Jouer selon leurs règles, c’est…

— Il faut la laisser, Miss Ingwe, intervint Oliver. — Le ciel est son domaine.

Lesedi saisit aussitôt ce qu’il voulait dire. Le sol en dessous était plat, sans dénivelé. S’ils combattaient là-bas, ils ne pourraient rien tirer du terrain.

— C’est le bordel dans tous les cas. Très bien. Hibiya, ce dragonnier est pour toi ! Horn, garde ta vitesse et surveille Hibiya comme un faucon ! Leik, toi et moi, on se charge des deux autres ! Il faut les abattre vite, qu’ils n’interfèrent pas dans son duel !

— Entendu !

— On y va, ouais !

Le plan en tête, les quatre s’élancèrent. Gagnant en altitude, amorçant un virage, Lesedi et Yuri lancèrent leurs sorts sur les wyvernes non montées pour attirer leur attention. Les créatures mordirent à l’hameçon, laissant à Nanao le champ libre pour affronter le dragonnier seule. Mais avant le second affrontement, de la fumée noire commença à s’échapper des mâchoires de la wyverne.

— Hrm !

Repérant les signes d’un souffle imminent, Nanao plongea vivement vers la gauche. La wyverne ouvrit grand la gueule, vomissant une brume noire poisseuse dans les airs. Derrière, Oliver déglutit. Ce souffle, en tant qu’attaque nécrotique, n’était pas élémentaire, mais ses effets étaient tout aussi mortels. Nanao renforça sa lame avec l’élément opposé, dispersant ce qu’elle ne pouvait esquiver.

— SYURAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !

Et dans cet instant, le dragonnier abattit son glaive à travers le voile de brume. Nanao esquiva d’un mouvement vif et traversa l’attaque. Sentant la brûlure du souffle contre sa peau, elle grogna.

— Ce souffle, quelle plaie ! Comment puis-je inverser la situation… ?

Ce ne serait pas facile. Changer de trajectoire pour éviter le souffle perturbait trop son vol et la ralentissait à coup sûr. Elle pouvait le dissiper avec l’élément opposé, mais plonger directement dans cette brume revenait à s’exposer au glaive du dragonnier dans une visibilité réduite. Se défendre de deux attaques avec une seule lame n’avait rien d’aisé, et elle était encore en pleine réflexion lorsque chacun compléta son virage pour revenir à l’assaut.

— Pfiou !

Nouvelle approche, nouveau souffle. En le dissipant, Nanao vira vers le bas, passant sous la wyverne, supposant que, vu la position du dragonnier, aucun coup de glaive ne pourrait l’atteindre. Mais…

— SYURAAA !

…Lorsque le rideau de fumée se dissipa, elle se retrouva nez à nez avec le dragonnier, monté à l’envers, son glaive fondant sur elle. Un coup sec de katana dévia l’attaque, mais le choc ralentit nettement sa vitesse.
L’ennemi avait fait une rotation de 180° pour se retrouver en position. Alors qu’elle rectifiait sa trajectoire, Nanao ne put s’empêcher d’être impressionnée.

— Tu avais prévu mon mouvement ? Ce ne sera pas si simple !

— Ne te précipite pas ! hurla Lesedi. — C’est un de tes défauts, Hibiya !
N’oublie pas que tu n’es pas seule !

Cela fit réfléchir Nanao.

— Message reçu. J’ai été bien trop téméraire, murmura-t-elle.

Les années passées à se battre en infériorité numérique dans une guerre perdue d’avance lui avaient forgé ce réflexe : abattre l’ennemi au plus vite pour pouvoir aider ailleurs. Mais ici, ce n’était pas nécessaire.

Elle avait des camarades fiables, et leur soutien lui permettrait d’atteindre la victoire.

— Dans ce cas… je le finirai en trois échanges.

Elle se débarrassa des chaînes invisibles qui la retenaient, et concentra tout sur sa vitesse pour le prochain affrontement.

— …Oui, Nanao. C’est ça, murmura Oliver en la regardant depuis les hauteurs.

Voilà comment elle devait se battre.

— Ce n’est pas une joute mentale où il faut deviner le prochain coup de l’autre. Tu n’as jamais eu besoin de ça. Ce ciel est le tien, et tu es plus rapide que n’importe qui.

Ce qu’elle fit ensuite, c’était exactement ce qu’il avait imaginé. Après leur deuxième échange, elle accéléra encore et convertit une partie de cette vitesse en altitude. Et avec cet avantage, Nanao fondit sur le dragonnier depuis le haut, l’exact opposé de son attaque précédente, et pour une raison très simple : à cette hauteur, la wyverne ne pouvait pas viser au-dessus d’elle. Et si elle tentait une rotation, le glaive ne pourrait pas l’atteindre.

— SYURAAAAAAAAAAAAAAA !

Mais la vitesse de Nanao était trop grande pour que l’ennemi puisse contrer de face. S’en rendant compte, le dragonnier abandonna son glaive et tira de sa ceinture de nouvelles armes, une dans chacune de ses six mains.
Des lames fortement incurvées, des faucilles, pas conçues pour la mêlée à cette vitesse. L’objectif du dragonnier était clair : entraîner Nanao dans une destruction mutuelle. Mais…

IMPETUS !

Même avec les lames pointées vers elle, Nanao enveloppa sa lame de vent, balayant toutes les autres d’un seul geste. Son sabre trancha la colonne du dragonnier jusqu’à celle de la wyverne, envoyant cavalier et monture s’écraser ensemble au sol.

— Parfait ! On achève les autres ! cria Lesedi.

Nanao avait éliminé la vraie menace, et ils pouvaient maintenant se regrouper pour terminer les deux wyvernes restantes. Ce ne fut pas difficile, et à peine furent-elles abattues que Lesedi fit piquer son balai vers le sol.

— Hm ? On descend déjà ? demanda Yuri.

— Ce dragonnier m’intrigue. Comme ce manipulateur d’ombres, il ne suit pas les règles habituelles de la nécromancie. On pourrait apprendre quelque chose des restes.

De retour sur la terre ferme, ils trouvèrent le dragonnier effondré sur sa monture brisée, un tas d’os silencieux. Mais Lesedi s’approcha avec prudence, athamé en main. Nanao avait bien séparé le cavalier de la wyverne, mais une partie du guerrier à six bras et trois visages bougeait encore, faucille en main, malgré son corps squelettique incomplet. Lesedi le dispersa d’un coup de pied, puis examina les restes.

— …Ouais, il ne faisait pas que monter. Les os du dragonnier étaient fusionnés à ceux de la wyverne, sur l’arrière. Ça me rappelle les chimères d’Ophelia.

Les élèves plus jeunes réfléchirent à cela. Le cavalier n’en était pas vraiment un, c’était comme s’il avait poussé de la colonne de la wyverne. Une créature comme celle-là n’avait aucune place dans l’ordre naturel.

— …Hm…

Lesedi démontait encore la wyverne, mais arrivée à l’emplacement du cœur, elle découvrit une excroissance osseuse étrange. Elle la fendit de son athamé, révélant à l’intérieur un éclat d’os de la taille d’un auriculaire. Le soulevant avec sa baguette, elle invita le reste du groupe à l’examiner de plus près.

— …Ce n’est pas un os de wyverne, ni de zahhak, déclara Lesedi. C’est clairement humain, et relativement récent. On peut supposer que c’est le noyau d’un sort.

— Un os humain ? Alors, ce serait…

— Malheureusement, pas celui qu’il manque à Godfrey. La signature magique m’est familière. Je pense qu’il s’agit d’un os appartenant à Rivermoore lui-même. Mais quant à son fonctionnement exact… aucune idée.

Après quelques observations supplémentaires, elle enveloppa l’os dans un papier isolant et le rangea. Aucun d’eux n’était versé en nécromancie, ils ne pouvaient donc pas pousser l’analyse plus loin sur place. Chassant cela de son esprit, Lesedi déclara :

— Dans tous les cas, on enchaîne trop de combats sans pause. La fatigue altère les performances. Il faut se reposer. D’autres escouades auront déjà sécurisé des zones. Allons en rejoindre une.

Repassant en mode furtif, ils marchèrent encore deux bonnes heures avant d’atteindre une base sécurisée avancée. Derrière une entrée habilement camouflée, un sentier descendait… et, à l’intérieur, ils trouvèrent la silhouette massive d’un troll bien connu.

— Marco ! En poste de garde, hein ?

— Katie a dû l’invoquer. Tu n’es pas blessé, Marco ?

Mmh. Nanao, Oliver. Heureux vous en sécurité.

Les deux lui adressèrent une accolade en lui parlant. Des pas pressés approchèrent. Oliver se retourna, juste à temps pour voir Shannon se jeter sur lui.

— Noll !

— F-frangine… Pas devant les autres, je t’en prie…

— Hmm… donc c’est autorisé en privé, fit une voix glaciale, contrastant violemment avec la chaleur de Shannon.

Sans faire un geste pour la repousser, Oliver regarda autour de lui et aperçut une fille aux boucles, les bras croisés, qui le fusillait du regard.

— Katie…

— Nanao, Mr. Leik, Miss Ingwe, bienvenue à vous.

Le thé était en train d’infuser. Mais pas pour Oliver. Il avait déjà les bras bien occupés. Puis elle pinça les lèvres, tourna ostensiblement les talons et s’éloigna d’un pas furieux. Oliver se laissa aller dans les bras de sa cousine, vaincu. Trois autres amis prirent la place de Katie.

— T’en fais pas, elle t’a quand même préparé une tasse, le rassura Guy.

— Guy, Chela, Pete…

— Son besoin de rivaliser avec Miss Sherwood nous dépasse tous, commenta Chela en secouant la tête.

— Surtout quand on voit tout ce que Shannon a fait pour elle, renchérit Pete en haussant les épaules avec un soupir amusé.

Oliver, toujours prisonnier de l’étreinte de Shannon, tentait vainement de se dégager… quand Lesedi lui attrapa l’épaule.

— Horn, une règle supplémentaire rien que pour toi. Pas de vie amoureuse sur le champ de bataille. Compris ? Tu me ressors des souvenirs que je préférerais oublier, et j’en ai presque la nausée.

— J-Je m’en souviendrai…

Elle avait visiblement un passif très clair sur le sujet, et son regard était si intense qu’Oliver ne put qu’acquiescer. À ce moment-là, Shannon finit enfin par le relâcher, et ils furent conduits dans la salle de repos. Des tables et des chaises simples et au fond, l’Empoisonneur qui dégustait son thé.

— Salut, escouade Horn +1. On dirait que personne n’est mort ?

— C’est qui ton « +1 » ? Personne ne crèvera sous ma surveillance.
Tu n’as pas empoisonné les tiens, au moins ?

— Non. Quelle plaie ! Leur résistance aux toxines est nulle. La plupart des membres de la Garde peuvent inhaler deux ou trois fumées sans broncher, mais ces mômes-là ? Noooon.

— Personne ne le leur demandait, de toute façon.

Leur échange habituel. Lesedi prit place, et son équipe en fit autant. Oliver jeta un œil autour de la pièce : un peu plus loin, Stacy examinait le torse nu de Fay avec un sérieux médical évident. Il leur fit signe, et ils répondirent de même.

Rapidement, Katie apporta le thé pour tout le monde, et Guy posa une assiette de gâteaux au milieu de la table. Oliver fut soulagé de constater qu’il y avait une tasse pour lui aussi. Une fois tout le monde servi et reposé, Lesedi posa sa tasse.

— Bien, on échange nos infos. On a établi une bonne carte générale du terrain, et on a affronté un zahhak ainsi qu’un dragonnier mort-vivant, tous deux résultat de manipulations étranges. On a vaincu ce dernier, et récupéré ce qui semble être un fragment d’os de Rivermoore lui-mê…

— Et vous avez fui devant l’autre ? coupa Tim.

— Je vais te tuer.

— Je plaisante. On avait des gamins avec nous, on ne pouvait pas prendre le risque. Nous, c’était pareil. Deux escouades ont uni leurs forces pour abattre une goule géante, et récupérer un fragment d’os similaire. Au début, je croyais que c’était le même que celui que j’avais combattu dans le passé, mais il a changé de forme à la moitié du combat. Les familiers d’Aalto et Mr. Willock ont été décisifs.

— Oh-ho !

— Vraiment ?

Nanao et Oliver se tournèrent vers Katie, mais elle évita leur regard, sans doute encore contrariée par ses mots de tout à l’heure.

Ils pensèrent alors à l’autre personne mentionnée, mais Stacy venait de tirer Fay par le poignet pour le ramener à sa place.

— Ne bouge pas, Fay ! Je n’ai pas terminé l’examen !

— Tu m’as tout examiné deux fois, Stace. Laisse-moi m’habiller.

Oliver esquissa un sourire devant la scène, mais Lesedi était déjà revenue aux choses sérieuses. Avec Tim, elle déballa le papier isolant, posant les deux fragments d’os sur la table et les scrutant d’un air sombre.

— Ces trucs me perturbent sérieusement. Voler des os, c’était la manie de Rivermoore, d’accord. Mais personne n’avait jamais trouvé des morceaux de lui dans ses familiers, dit Lesedi. — Ça pourrait être un indice pour comprendre ses intentions… ou où il se cache.

— J’ai eu la même pensée, répondit Tim, — mais personne ici n’est assez calé pour reconstituer la logique d’un sort nécromantique. Il y avait quelqu’un de plus calé dans les autres équipes ?

Lesedi fronça les sourcils, réfléchissant, et Shannon se leva doucement.

— Je… peux les examiner ?

— Hm ? Tu penses pouvoir en tirer quelque chose, Shannon ?

Lesedi fit glisser les os sur la table. Shannon s’approcha, posa un doigt dessus… et ferma les yeux.

— …Mmh… Je vois…

La plupart des personnes présentes ne comprirent pas ce que cela signifiait.
Mais Oliver, lui, savait. S’il y avait bien quelqu’un capable d’extraire un souvenir directement des os, c’était Shannon.

— …Je partage. Baguettes ensemble… si vous voulez voir…

Les yeux mi-clos, elle tendit sa baguette blanche. Les autres hésitèrent, puis posèrent la leur dessus, Oliver compris.

— …!

L’instant d’après, ses cinq sens furent envahis par une vision d’une puissance renversante.

Un ciel d’automne limpide. Une côte silencieuse, la plage s’étendant à perte de vue. Déjà, cela suffisait à évoquer une promenade agréable.
Mais chaque pas qu’il faisait l’enfonçait plus profondément dans le sable.
Sur le qui-vive pour ne pas perdre l’équilibre, il avançait, tel un montagnard chargé jusqu’à la nuque.

— Oui, c’est ça la vie ! Une belle marche le long de la mer, le bruit des vagues, la brise sur le visage, les coquillages qui scintillent au soleil !

— …Je veux bien, mais pas quand je porte un foutu cercueil super lourd sur le dos.

La voix de la fille était vive et joyeuse, celle du garçon entrecoupée de soupirs à cause de l’effort. Le cercueil qu’il portait était plus grand que lui. Toute cette épreuve, c’était à cause de ce fardeau.

— Allez, Cyrus, le menton haut ! Le dos droit ! Si tu regardes tes pieds, je ne vois rien, moi ! Le bleu de l’océan a besoin du bleu du ciel au-dessus, ce n’est pas moi qui fais les règles.

Elle partageait son champ de vision et râlait en conséquence. Injuste, pensa le garçon, qui grimaça.

— Et je dois aussi redresser le dos ? T’es sûre de pas être déjà devenue maléfique ?

— Ah-ha-ha-ha ! Je le suis, figure-toi ! Je suis un fantôme maléfique qui te hante, Cyrus ! Tu as percé mon plan, mais trop tard, ton dos est déjà mon trône à jamais !

Elle lança cette déclaration avec fierté, tandis que le garçon continuait de la porter le long du rivage. Il était bien trop tard pour se plaindre. Ce fardeau, c’était le sien.

— Écoute bien. Ce cercueil sera le tien, Cyrus.

Ce jour-là… la lumière passait à travers les fenêtres, glissant sur les flancs d’un cercueil, devant lequel se tenaient un vieil homme massif et un garçon qui ne cilla pas à cette annonce solennelle.

— …Je le connais bien, arrière-grand papy. Tu l’as toujours eu avec toi.

— Gah-ha-ha-ha ! Oui, c’est vrai. Mais faut bien faire le discours. Chaque cercueil a besoin d’un porteur. C’est notre tradition. Je te confie celui-ci, mon cher arrière-petit-fils. Je l’ai porté longtemps, mais l’âge m’a rattrapé. Mon dos n’est plus ce qu’il était.

Le vieil homme tapa dans son dos. Le garçon avait du mal à croire que cet être si imposant soit devenu si faible… mais il n’osa rien dire. Son aïeul posa la main sur le cercueil.

— Ta mission, avant tout, est de le protéger. Et plus encore : de libérer ce qu’il renferme. Je n’y suis jamais parvenu, à mon grand regret.

Il avait dit cela avec une tristesse sincère. Le garçon, surpris par la profondeur de ce sentiment, hocha la tête avec gravité.

— Je connais bien le devoir des Rivermoore. Mais si celui-ci doit m’appartenir… alors que sont les autres, là-bas ?

Il regarda au-delà de son héritage, vers la paroi du fond, où se dressaient d’autres cercueils. Les yeux du vieil homme perdirent leur éclat.

— Curieux ? Alors vas-y… touche-les.

Le garçon s’exécuta. Il s’approcha, et posa la paume contre l’un d’eux.

— Depuis les racines, la moisissure m’enlace les mains… ça craque, ça craque, ça pleure, tais-toi, va-t’en, tu tords mon cœur, ça fait mal, ça fait mal… où sont mes jambes ? Mes jambes ! Je veux du vent… de la poussière… quelqu’un… quelqu’un, y a-t-il quelqu’un ?

Les mots avaient jailli le long de ses doigts comme une chaîne de malédictions. Il retira sa main d’un coup, comme s’il venait de toucher de l’acier brûlant.

— …Ngh… ! — Tu as entendu, hein. L’intérieur de ces cercueils vire au cauchemar. On récite des prières pour les apaiser, mais ça ne sert à rien de les rouvrir maintenant. Quand je parle de « protéger », je voulais dire de tout faire pour qu’elle ne finisse pas comme eux.

Le garçon ravala sa salive. Le vieil homme lui fit signe de revenir vers le cercueil.

— Le lien est établi. Pose la main dessus et fais sa connaissance.
Elle t’attendait.

De près, ce cercueil ne semblait pas différent des autres. Le garçon n’en avait aucune envie… mais aucun nécromancien ne peut craindre les morts.
Résolu, il tendit la main.

— Enfinnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn !

Et la voix qu’il entendit balaya toutes ses attentes.

— T’es tellement lent ! J’ai attendu les pluuuuuus longues heures !
Je commençais à croire que ton clan entier s’était volatilisé ! Faut pas faire peur aux morts, tu sais ! Tu vas déclencher une folie fantomatique généralisée !

Elle ne reprit même pas son souffle. Rien à voir avec les plaintes ou lamentations habituelles des morts. C’était une vraie pipelette. Ce fut sa première impression et elle ne lui donna jamais tort.

— Donc c’est toi qui me traînes… pardon, qui me protèges cette fois ?
Je sais tout de toi, Cyrus. J’ai tout vu à travers les yeux de Douglas, dit la voix. — Je m’appelle Fau. J’avais plein de titres avant, mais c’est du passé. On va faire simple. Je suis ravie de pouvoir enfin te parler ! Même si toi, tu n’as encore rien dit !

Puis elle ajouta :

— Bon, on a plein de trucs à voir ensemble, mais la chose la plus importante d’abord : j’adore les promenades !  Et toi aussi, tu vas apprendre à aimer ça ! Alors, entraîne-moi ces jambes tout de suite !

Sa déclaration retentit fortement et clairement. Et ainsi, le garçon forma un lien avec le cercueil qu’il allait porter des années durant.

— C’était… ?

Les souvenirs prirent fin, et tous ouvrirent les yeux en même temps. Lesedi jeta un regard stupéfait à sa voisine.

— Les souvenirs de Rivermoore ? Comment… ? Tu les as lus à partir de l’os, Shannon ?

Shannon hocha doucement la tête, et son frère Gwyn intervint pour expliquer.

— La logique est simple. Comme Godfrey a perdu un fragment de son éther avec son os, celui de Rivermoore contient aussi une part de son éther. L’éther est un amas d’informations et Shannon peut le lire. C’est en quelque sorte une forme avancée de la séance de spiritisme ou de la possession.

— …Bon sang, dit Tim. — Avec un fantôme entier, c’est une chose. Mais obtenir tout ça à partir d’un simple éclat sans conscience ? Qu’est-ce qu’elle a, comme capacités éthériques… ?

Il jetait des regards nerveux à Shannon, puis à l’os. Mais Lesedi, bras croisés, reprit déjà le fil :

— Peu importe, c’est une sacrée aubaine. Cette mémoire est très probablement liée au cœur de sa sorcellerie. Pas le genre de chose qu’il raconterait à un étranger. Et le vieil homme à qui il parlait… je suis presque sûre que c’était Douglas Rivermoore. Il a raté son passage du bicentenaire récemment, et il est mort peu après.

Elle se perdit un instant dans ses pensées, puis les chassa.

— Le plus grand mystère ici, c’est le cercueil que l’arrière-grand-père de Rivermoore lui a confié. Peu importe ce que c’est, c’est clairement le point d’origine de toutes ses actions.

— Elle était vraiment morte ? demanda Yuri. — Elle avait l’air super enjouée.

— Ça arrive, répondit Tim.

C’est rare qu’ils soient aussi clairs et lucides, mais on lui a dit de veiller à ce qu’elle ne perde pas sa conscience. La vraie question, c’est : à qui appartient ce fantôme ?

Lesedi souffla du nez.

— On n’en sait pas assez pour répondre. Mais si on en apprend davantage, on commencera à avoir la vue d’ensemble. On peut tirer des informations de ses os. Et les morts les plus puissants portent ces fragments. Ce qui veut dire…

— …Si on continue à chasser les morts les plus forts, ce qu’on apprendra nous rapprochera de lui, conclut Chela.

— Il y a encore le risque que des fausses pistes brouillent la lecture, admit Lesedi en se frottant le menton. — Mais vu la méthode peu conventionnelle de Shannon, j’ai tendance à croire que ce n’est pas le cas. Et de toute façon, viser les morts les plus puissants a toujours été notre plan.

Elle se redressa.

— Alors c’est décidé. Priorité : éliminer les créatures les plus puissantes qu’il a laissées. Et ramenez toujours les os qu’elles contiennent. Envoyez vos familiers prévenir les autres escouades !

Les mages se mirent aussitôt en action, convaincus que ces étapes les mèneraient droit vers leur cible.

[1] En anglais, Shadow Crawl.

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