RoTSS T8 - CHAPITRE 1
Préparatifs
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Traduction : Raitei
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Printemps d’il y a six ans. Le jour de la cérémonie d’entrée.
— Ah, c’est le fameux Jack l’Infleurissable.
Les nouveaux venus affluaient le long de l’Allée des Fleurs en direction du bâtiment scolaire. Un garçon s’était arrêté en chemin, levant les yeux vers le vieux cerisier millénaire. Derrière lui se formait un cortège de suiveurs, des camarades déjà acquis à sa cause avant même la cérémonie d’entrée. Leur simple présence, ajoutée au ton suffisant du meneur, suffisait à indiquer qu’il jouissait d’un statut particulier.
— Si jamais il avait échoué à fleurir pour mon arrivée, je m’étais préparé à lui administrer un bon coup de botte.
— Le spectacle de l’arbre a-t-il été à votre goût ?
— Passable. Disons qu’il a tout juste obtenu la moyenne. Je n’ai donc pas à salir mes bottes ici.
Il acquiesça à la question de son larbin, continuant de fixer les branches de Jack l’Infleurissable. Jusqu’à ce que des grondements agacés viennent lui bourdonner les oreilles.
— Hé, avancez, là. Vous bloquez le passage.
— Vous voyez pas que vous gênez tout le monde là ?!
Des indignations fusèrent de la foule derrière lui. Rien d’étonnant à cela, le chemin n’était qu’une voie unique par laquelle tous les nouveaux devaient passer. Contempler le paysage fleuri en marchant ne posait pas de souci, mais s’arrêter au beau milieu du passage, surtout avec une cohorte de valets à ses côtés, créait forcément une impasse.
Mais le garçon ne fit qu’émettre un petit ricanement, accordant à peine un regard en coin aux autres première année irrités.
— C’est vous qui êtes en tort, dit-il. — Vous avez un passage toujours ouvert hein.
Il jeta un regard en direction de l’arrière de son groupe, où subsistait un petit passage, tout juste assez large pour permettre à une personne de se faufiler. Les élèves en conflit avec lui semblaient au bord de l’implosion.
— …Ce petit passage, c’est ça ton chemin ouvert ?
— On doit avancer en file indienne pour Monsieur ? Tu veux que tout le monde derrière toi se comprime pour passer, c’est ça ?!
Les mines renfrognées derrière se firent plus dures encore. Barrant résolument le passage, le garçon arrogant eut le culot d’arborer une légère expression de surprise.
— Voilà comment agissent les faibles. Une leçon que vous auriez dû retenir depuis longtemps.
Mais il n’eut aucun remords. À la place, un profond mépris pour ceux qui lui adressaient la parole. Ce fut la goutte de trop pour le groupe. Les mots ne serviraient à rien désormais. Leurs mains se dirigèrent vers leur baguette ou leur athamé.
— T’oses chercher la bagarre avant même qu’on ait passé les portes ?
— On va t’aplatir ce nez, mon gars.
Eux aussi étaient des première année de Kimberly, et il n’était pas question de se laisser insulter par un de leur pair. Les sbires du garçon se mirent aussitôt en position. La tension était si palpable qu’on aurait pu la trancher avec un couteau, mais c’est alors que…
— …Aargh ?!
— Hiiii !
— Qu… ?
Des cris jaillirent de l’arrière. Interloqués, tous se retournèrent pour voir la foule s’écarter afin de laisser passer une silhouette.
Dominant la cohue reculant sur son passage, on distinguait la moitié supérieure d’un coffre noir rectangulaire.
— …Ngh… ?!!!
Quand enfin le reste du groupe s’écarta, la partie inférieure apparut : un garçon, portant sur son dos un cercueil deux fois plus grand que lui. Ses pas s’enfonçaient dans la terre à chaque foulée. Sa respiration était lourde, mais régulière. Il ne jeta pas un seul regard aux fleurs qui bordaient le chemin. Son allure assurée le mena droit aux deux groupes prêts à en venir aux mains, au pied du vieux Jack l’Infleurissable.
— Écartez-vous.
Dès que sa voix résonna, tous s’exécutèrent : le garçon qui bloquait le chemin, ses acolytes, comme les élèves qui s’apprêtaient à l’attaquer. Tous ici étaient des mages, et leurs instincts hurlaient à l’unisson qu’il ne fallait surtout pas provoquer cet individu.
Il traversa le cœur de la mêlée, avançant d’un pas tranquille, indifférent aux première année qui lui cédaient instinctivement le passage. Une voix s’éleva du cercueil qu’il portait, celle d’une fille que lui seul pouvait entendre.
— On y est presque, Cyrus. Tu as dit bonjour aux autres nouveaux ? Les premières impressions sont capitales !
— Je l’ai fait. Pas mal de viande étonnamment docile.
— Franchement, tu dois vraiment arrêter de traiter les gens de « viande » ! Je te l’ai répété cent fois : tu ne te feras jamais d’amis comme ça !
Ignorant les remontrances d’une oreille distraite, il franchit les portes. Devant lui se dressait le bâtiment scolaire, son nouveau lieu d’apprentissage. L’endroit imposait autant par sa grandeur que par sa morosité. Aux yeux du garçon, l’école suintait la mort.
Il était autrement dit chez lui, dans son élément.
Il mit son impression en mots.
— …On dirait un tombeau.
Et pourtant, un sourire flottait sur ses lèvres. Un seul regard lui avait suffi pour en être certain. Ici, sa quête ne serait pas vaine.
— Ça fera l’affaire. Je pourrai y glaner viande et os à ma guise.
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— Hmm-hmm. Ils t’ont pas loupé.
— …Nn… !
Infirmerie du rez-de-chaussée de Kimberly, domaine du médecin de l’école, Gisela Zonneveld. Sur sa table d’opération se tordait de douleur un homme, le président du Conseil, Alvin Godfrey.
— Négligence, Godfrey. C’est sûr qu’t’as baissé ta garde.
— …Touché…
Sa respiration était lourde, peinant à répondre, tandis que le Dr. Zonneveld lui fouillait la cage thoracique avec la brutalité d’un cuistot dans un boui-boui graisseux. Elle avait cette fâcheuse habitude de traiter ses patients comme de simples morceaux de viande. Les étudiants de Kimberly étaient d’ailleurs réputés pour apprendre la magie de soin plus vite que la moyenne, sans doute parce que personne ne voulait finir entre ses mains.
— Niveau chair… Bon, l’os est fichu, mais ça, c’est le cadet d’mes soucis. C’est ton éther qu’tu peux pas permettre de laisser sans protection. DEFORMATIO !
Elle retira sa main ensanglantée de la plaie. Dans l’autre, son athamé était pointé vers une pierre blanche, qu’elle modifia d’un sort pour lui donner la forme exacte d’un sternum, celui que Godfrey venait de perdre.
— J’te greffe un faux. T’es un habitué mon p’tit t’façon, t’as capté ?
C’était un avertissement. Il allait falloir serrer les dents. L’homme le savait. Il venait ici plusieurs fois par an, chaque année. Il connaissait bien la façon de faire du docteur, notamment qu’elle n’utilisait presque jamais d’anesthésie.
— …Quand vous voulez…
Une réponse donnée en pleine conscience. Le Dr Zonneveld afficha un large sourire, puis saisit fermement l’os factice.
— Bonne réponse. Hurle tant qu’tu veux, mais gaffe à pas te mordre la langue !
Elle enfonça l’os dans la plaie d’un geste sec. Il s’emboîta avec un craquement sinistre, un coup à faire trembler toute l’ossature. Godfrey fit tout son possible pour retenir le cri qui lui déchirait la gorge. Une fois le traitement terminé, le Dr Zonneveld alla s’asseoir près de la fenêtre et alluma une cigarette. On frappa à la porte, et plusieurs élèves firent leur entrée, en tête, Lesedi Ingwe, membre éminent de la Garde du Campus.
— Dr Zonneveld, quel est l’état de Godfrey ?
La médecin ne se retourna même pas, tirant sur sa cigarette près de la fenêtre.
— …J’lui ai façonné un nouvel os, je l’ai emboîté, dit-elle d’un ton neutre, la cigarette dans la bouche. — Mais la blessure éthérique, elle, s’referme pas si facilement. La déchirure n’est pas énorme, donc c’est réparable, mais il faut compter deux mois quoi.
Les visages se figèrent. Avec les élections qui approchaient, c’était bien trop long. Et pire encore, la ligue de combat était en cours.
— Tant que le corps éthérique est endommagé, la manipulation du mana s’ra perturbée. Il pourra marcher d’ici quelques jours, mais en combat ? Inutile. Kah-ha-ha-ha ! Z’êtes dans la merde, les p’tits.
— Il n’y a aucun moyen d’accélérer ça ? demanda Lesedi, sans relever la provocation.
Pour la première fois, la médecin se retourna, pointant sa cigarette vers les membres de la Garde.
— Si, bien sûr qu’il y en a un. Et tu le sais très bien. Ramène-moi l’os. Le flux d’éther est resté accroché dessus. Si je l’ai entre les mains, ça me prendra même pas cinq minutes.
Lesedi acquiesça. Cette médecin-là n’avait aucune compassion, mais jamais elle ne mentait sur l’état de ses patients. Si elle disait qu’elle pouvait réparer, elle le faisait. Si elle disait que c’était impossible, c’était vrai. Et si elle déclarait qu’un élève était condamné, il mourrait. Ainsi, si elle affirmait qu’elle pouvait restaurer l’éther de Godfrey en cinq minutes, alors il n’y avait qu’une chose à faire : lui rapporter l’os manquant.
— Très bien. Donnez-moi quelques jours.
Sur ces mots, Lesedi fit volte-face et quitta la pièce, suivie de ses camarades. En descendant le couloir, elle lança sèchement :
— Convocation urgente !
***
— …C’était… pour le moins inattendu… murmura Katie.
La salle commune bourdonnait de commentaires sur le duel, et Katie elle-même repensait encore à ce qui avait provoqué ce retournement de situation. En face d’elle, Guy croisa les bras avec un gémissement.
— Ils ont emmené Godfrey direct à l’infirmerie après les éliminatoires. Est-ce qu’il va s’en sortir ?
— …On ne peut pas l’affirmer. Mais ce n’est clairement pas une blessure légère.
— Si sa convalescence s’éternise, ça va impacter à la fois les élections et la ligue. J’espère me faire du souci pour rien, mais…
Chela laissa sa phrase en suspens, prenant une gorgée de thé. Un silence s’installa autour de la table… avant d’être rompu par une voix qui s’éleva d’en dessous.
— Hum… Je ne veux pas interrompre votre discussion sérieuse, mais… Oliver ? Nanao ?
— Oui, Leik ?
— Parle, Yuri.
— Pourquoi suis-je maintenu ainsi ?
Oliver et Nanao l’encerclaient, chacun d’un côté, le retenant fermement. Yuri était allongé face contre terre, leurs mains plaquées sur ses épaules.
— Parce que si on te lâche, tu vas foncer tête baissée dans le labyrinthe, répondit Oliver. — Ne sois pas si pressé. Le plan pour intercepter Rivermoore sur le campus est peut-être tombé à l’eau, mais je travaille sur une alternative.
— D’accord, je peux attendre. Je le promets ! Alors j’aimerais vraiment que vous me relâchiez. Le sol est dur. Et plutôt froid.
— Ah ! Yuri, si tu bouges comme ça, tu risques de te déboîter l’épaule.
— Je suis parfaitement conscient de ta force, Nanao ! Je la sens dans chacune de mes articulations qui craquent !
Oliver ignora les protestations de Yuri. Son esprit tournait à toute vitesse.
Ils attendaient le moment où les aînés allaient agir. L’attaque contre le président Godfrey avait pris tout le monde de court, mais elle avait fait de Cyrus Rivermoore l’ennemi de la Garde du Campus, autrement dit, du Conseil des élèves actuel. Des représailles étaient inévitables. Et d’ici là, Oliver n’avait pas l’intention de laisser Yuri s’échapper.
Et sa prédiction se vérifia quelques minutes à peine plus tard. Des familiers ailés entrèrent par la fenêtre et lâchèrent des lettres sur les élèves présents dans la pièce, y compris à leur table.
— Oh !
— Qu’est-ce que c’est ?
Chaque élève en reçut une, et une septième lettre tourbillonna lentement avant d’atterrir sur la tête de Yuri. Oliver balaya la salle du regard et aperçut Stacy et Fay en train d’ouvrir une lettre, elles aussi. Chela parcourut rapidement la sienne, les sourcils froncés.
— Convocation par la Garde du Campus… Même les troisième année sont inclus ?
— …Il va falloir aller voir de quoi il s’agit, dit Oliver.
— Bien sûr ! Je vais traîner Yuri avec nous !
— Je peux marcher, hein ! J’ai des jambes comme tout le monde !
Ils se rendirent dans la salle de classe indiquée et trouvèrent une foule déjà bien installée. Oliver et Chela observèrent les visages rassemblés et remarquèrent vite un point commun.
— …Les participants de la ligue de combat ?
— On dirait qu’on constitue le noyau dur, oui. Je ne vois pas l’équipe de Rick, donc ils n’ont pas convoqué tout le monde.
— Oh, vous êtes là, vous aussi, l’équipe Horn ?
Alors qu’ils entraient, une voix leur parvint depuis un coin de la pièce. Un garçon en uniforme, à l’air studieux, il fallut une seconde à Oliver pour le reconnaître, mais ce nez si particulier ne trompait pas.
— …Mr. Mistral. Désolé, mais tu dégages une tout autre impression que pendant les combats.
— Je ne peux pas rester survolté en permanence, si ? À vrai dire, je suis plutôt du genre rat de bibliothèque.
— …Maintenant que tu le dis, je t’ai déjà vu à la bibliothèque, dit Pete en plissant les yeux.
— Mr. Reston, c’est bien ça ? dit Mistral en haussant les épaules. — Je sais que tu lis vite, mais il faut que tu arrêtes d’amener une pile de vingt ou trente bouquins à ta table. Surtout ces ouvrages spécialisés en ingénierie magique ! Quand un volume manque au milieu d’une série, je le retrouve presque toujours dans ta pile.
— Oh… d-désolé, je ferai un effort pour les remettre plus souvent en rayon.
— Merci. Les livres appartiennent à tous.
Sur ce conseil tout à fait raisonnable, Mistral détourna son attention. Il n’avait pas cherché à provoquer qui que ce soit, il saluait simplement des visages familiers. Ce naturel prit Oliver au dépourvu… jusqu’à ce qu’un autre élève s’avance.
— Je m’attendais à te voir ici.
Une élève, les yeux masqués par une longue frange, suivie par deux camarades. Contrairement à Mistral, elle était parfaitement reconnaissable.
— Miss Ames…, dit Oliver en se tournant vers elle.
— C’est un plaisir, Mr. Horn.
Un salut tout en courtoisie. Oliver réfléchit un instant, puis choisit de formuler une remarque.
— …Le duel fut une expérience enrichissante, au final. Mais un trois-contre-un reste assez éprouvant. Que ce soit en équipe ou en individuel, j’espère que la prochaine fois, ce sera un un-contre-un.
— Si tel est ton souhait, j’y consens volontiers. Je n’ai plus rien à te cacher.
Un soupçon d’autodérision teinta son sourire. Oliver comprit sans peine qu’elle faisait référence à la démonstration de force qu’elle avait réservée pour la fin du combat. Alors qu’il hésitait sur la façon de répondre, les deux filles autour d’Ames s’interposèrent aussitôt.
— Hé, hé, hé, prends pas la grosse tête, Mr. Horn. On sait tous que cette victoire, c’était du pur hasard.
— Exactement ! La prochaine fois, c’est notre Jas qui va t’écraser !
Le reste de l’équipe Ames semblait clairement rancunier. Oliver, pris de court, ne sut quoi répondre, mais Nanao croisa les bras d’un air sérieux.
— Mm, en effet. Si ses coéquipières avaient été aussi redoutables qu’Ames elle-même, notre victoire n’aurait pas été assurée.
— Gah !
La remarque de la jeune fille aziane n’avait rien de malintentionné, mais elle trancha l’élan de ses deux acolytes comme un coup de naginata. Elles basculèrent en arrière. Ames poussa un soupir et s’avança.
— Du calme les filles. Je vous prie de pardonner mes camarades. J’ai bien peur d’avoir été trop indulgente avec elles, par le passé.
— Aughhhhh…
— Pardon, Jas ! Désolées d’être aussi nulles… !
Les larmes aux yeux, chacune s’agrippa à une manche d’Ames. Oliver commençait à trouver la scène… touchante. Il était évident que ces trois-là se connaissaient depuis longtemps. Ces deux filles lui semblaient un peu trop effacées, probablement le reflet de la relation entre leurs familles et celle d’Ames. Cette dernière leur tapota doucement la tête, puis reporta son attention vers l’avant.
— Oh, et… Mr. Horn, Mr. Leik, et si possible, Mr. Reston. Que diriez-vous de partager un repas en privé avec moi dans un avenir proche ?
— ??? Je n’y vois pas d’inconvénient, mais c’est pour reparler du duel ?
Oliver ne savait pas trop comment interpréter cette invitation. Mais sous sa frange, un sourire se dessinait sur les lèvres d’Ames.
— Cette excuse me convient très bien. Ma famille est ancienne, mais peu renommée. Il est grand temps que je commence à poser les bases… de mon mariage.
Le dernier mot glaça instantanément l’atmosphère. Oliver s’interposa aussitôt entre elle et Pete.
— T-tu peux faire ce que tu veux avec Leik, mais pas Pete.
— Je ne comptais pas accepter, mais pourquoi tu réponds à ma place ?
— C’est trop tôt pour toi !
— Encore une fois, qui t’a demandé ton avis ?
Les protestations de Pete s’écrasèrent dans le dos d’Oliver, mais ce dernier refusa de céder. Un souffle s’échappa des narines d’Ames.
— Mes excuses. C’était peut-être un peu abrupt. Je réitérerai l’invitation une autre fois.
Sur ces mots, elle se retira. Ses deux acolytes la suivirent, lançant à mi-voix :
— On n’oubliera jamais !
— Méfie-toi des nuits sans lune !
Oliver et son groupe restèrent quelque peu décontenancés.
— …Eh bien, ça a vite dégénéré, fit remarquer Guy. — Mais bon, j’imagine que ce n’est que pour cette année. L’an prochain, on passera tous en cycle supérieur.
— …Hmph…
Il semblait prendre la chose avec philosophie, mais une légère moue émana de la fille aux boucles à côté de lui. Il baissa les yeux et aperçut ses joues gonflées.
— ??? Pourquoi tu boudes, Katie ? Personne ne va nulle part.
— …Elle n’a même pas cité ton nom, Guy.
— Hein ? Ah, oui, c’est vrai. Je suppose que je ne suis pas à son goût, hélas.
— Oh, alors, ça t’aurais fait plaisir qu’elle te mentionne ?
— Mais j’ai jamais dit ça ! Tu m’en veux pour quoi, exactement ?
La fureur inquisitrice de Katie poussa Guy à battre en retraite, et Chela dut s’interposer.
— Gardez vos chamailleries pour plus tard, ça va commencer.
Ils suivirent son regard et aperçurent une ainée debout derrière le pupitre. Tout le monde s’assit rapidement. Le regard acéré comme une lame, cette vétérante de la Garde du Campus à la peau sombre balaya du regard les visages des troisième année rassemblés, puis prit la parole.
— Lesedi Ingwe, septième année. Godfrey est en convalescence, donc en attendant son retour, j’assure l’intérim en tant que présidente. J’imagine que beaucoup d’entre vous sont déroutés par cette convocation imprévue, mais je tiens d’abord à vous remercier d’être venus.
Son ton poli ne suffit pas à apaiser la tension ambiante.
— Pour vous rassurer d’entrée : la Garde ne vous forcera à rien. Il s’agit simplement d’une demande d’aide. Mais pour être claire, c’est une affaire d’une extrême urgence. Elle concerne tous les élèves de Kimberly. Et puisque vous soutenez Godfrey, ce n’est en rien un problème externe.
Quoi qu’il en soit, il semblait qu’ils avaient le droit de refuser, ce qui, en soi, était déjà un soulagement.
Ils se préparèrent donc à écouter la suite.
— Je vais reprendre depuis le début. Vous savez tous comment Godfrey a été blessé. La plaie en elle-même finira par se refermer, mais la guérison prendra du temps. Et c’est bien ça le souci. Son mandat touche peut-être à sa fin, mais il lui reste encore du travail à accomplir.
Elle n’avait pas besoin de préciser la nature de ce « travail ». Tout le monde ici le savait. Un simple regard sur l’histoire de Kimberly suffisait à comprendre : le discours du vainqueur de la ligue de combat avait une influence immense sur les électeurs. Et dans une course aussi serrée que celle-ci, cela pouvait suffire à faire pencher la balance. S’il souhaitait que le prochain président poursuive sa ligne, Godfrey devait impérativement remporter la ligue. Et ses partisans en avaient besoin autant que lui.
— Il n’existe qu’un seul moyen d’accélérer sa guérison : récupérer l’os que Cyrus Rivermoore lui a volé. Et c’est précisément pour cela que vous êtes ici.
Le nom lâché fit retomber la tension comme un couperet. Un élève dans un coin s’écria :
— Vous voulez qu’on vous aide à récupérer l’os ?
— Exactement. Vous avez sûrement déjà fait le lien, mais deux critères vous ont valu cette convocation. D’abord, vous soutenez tous Godfrey. Et ensuite, vous avez tous atteint la phase principale de la ligue de combat. Autrement dit, vous êtes officiellement les meilleurs combattants de troisième année. Pour le dire franchement : on pense que vous avez les épaules pour tenir dans un affrontement dans le labyrinthe.
Oliver s’en était douté. L’équipe d’Andrews n’était pas là parce qu’elle ne remplissait pas le premier critère, et les équipes de deuxième année avaient simplement été jugées insuffisamment expérimentées. Alors que tout commençait à prendre sens, Ames leva la main.
— …C’est un honneur, mais puis-je vous demander pourquoi vous faites appel à des élèves de cycle inférieur face à une menace du calibre de Rivermoore ? Cela semble être une affaire que la Garde devrait gérer d’elle-même, ou du moins avec des élèves du cycle supérieur.
— Tu vises juste mais la réponse est simple. On cherche justement à éviter un affrontement direct entre les élèves les plus âgés pour l’os de Godfrey. Et sans détour : si ça devait arriver, il y aurait des morts. La majorité des aînés va donc rester sur le campus, pour signaler qu’ils ne participent pas à la recherche et, par la même occasion, dissuader les vétérans du camp adverse de descendre dans le labyrinthe eux aussi. L’idée, c’est d’éviter une guerre ouverte que personne ne souhaite. Et les deux camps ont passé un accord en ce sens.
Elle enchaîna aussitôt :
— Et comme l’élection bat son plein, on doit aussi se préparer à d’éventuels « accidents » avant le jour J. C’est une charge supplémentaire pour la Garde, en plus de ses missions habituelles, ce qui veut dire qu’on a peu de monde à assigner à la recherche de l’os.
Par « accidents », elle faisait évidemment allusion à des sabotages de l’ex-Conseil. Un frisson parcourut l’échine d’Oliver à l’idée qu’une lutte titanesque se jouait peut-être dans l’ombre à cet instant même. Il ne pouvait s’empêcher de repenser au chaos de la ligue de balais, l’an passé.
— Nous engageons donc le moins d’élèves de cycle supérieur possible dans la recherche. Mais vu l’étendue de la zone à couvrir, ils risquent de ne pas aller bien loin. C’est là que vous entrez en jeu. Vous me suivez jusque-là ?
Lesedi marqua une pause, balayant la salle du regard. Personne ne posant de question, elle passa aux choses sérieuses.
— Évidemment, vous n’avez pas encore assez d’éléments pour vous engager. Alors permettez-moi de développer.
— D’abord, même si j’ai dit que vous étiez aptes à vous défendre, cela ne signifie pas qu’on attend de vous que vous affrontiez Rivermoore en personne. Ce serait de la folie. Ce qu’on vous demande, c’est de nous aider à ratisser plus large et à exercer une pression sur lui. Vous avez participé aux batailles d’équipe, alors vous voyez où je veux en venir.
Si l’on voulait acculer une proie, le nombre faisait la différence. L’équipe d’Oliver l’avait appris à ses dépens quand les trois autres groupes leur étaient tombés dessus mais chacun ici en avait conscience. Aucun élève de troisième année n’était de taille à affronter directement Cyrus Rivermoore, mais c’était précisément pour cela qu’ils pouvaient se concentrer sur la surveillance et l’appui. Et ainsi grandement améliorer l’efficacité des recherches.
— Et vous ne serez pas livrés à vous-mêmes, précisa-t-elle. Vous opérerez par cellules de quatre, chacune encadrée par un élève de cycle supérieur. L’identité de cet encadrant pourra changer chaque jour, mais partez du principe que vous agirez principalement avec votre équipe de la ligue de combat, renforcée par l’un des nôtres. Cela minimise les risques, et si jamais les choses tournent mal, ce sera à votre aîné d’encaisser pendant que vous dégagez.
Chaque trio serait donc considéré comme une unité à part entière. Oliver y vit une vraie preuve de discernement de la part de la Garde. Aussi désespérée que fût leur situation, ils n’étaient pas prêts à jeter les élèves plus jeunes en pâture. Cette volonté de les protéger se reflétait dans le discours de Lesedi.
— Nous commencerons demain soir, et l’opération pourra durer jusqu’à trois semaines. Bien sûr, nous avons restreint le périmètre de recherche, autrement dit, l’endroit où Rivermoore se cache dans le labyrinthe. Mais pour éviter toute interférence extérieure, cette information ne sera divulguée qu’une fois votre participation confirmée. Attendez-vous à un niveau de menace équivalent à celui des troisième et quatrième couches, avec davantage de morts-vivants que de bêtes magiques. C’est à peu près tout ce que je dirai ici. Si vous avez peur des trucs qui font peur… mieux vaut vous désister maintenant.
Un sourire éclaira le visage de Lesedi. Mais elle ne plaisantait qu’à moitié, c’était aussi une épreuve. Elle observait pour voir qui, parmi les élèves présents, se sentait prêt à affronter des morts-vivants.
Ce genre d’ennemi requérait moins de technique que d’équilibre mental. Si notre esprit est tel du gruyère, ils iront s’y loger comme dans un terrier. Se faire posséder ou sombrer dans la folie faisait de nous un danger plus grand encore que les créatures elles-mêmes. Les troisième année durent donc peser les risques face à leurs propres capacités. Le visage fermé, Mistral grommela :
— Vu ce à quoi on est confrontés… j’aimerais pouvoir dire que la récompense ne vaut pas le danger. Mais en l’état, si le président reste hors-jeu, c’est nous qui en pâtirons.
— On ferait mieux d’aider que de tergiverser, ajouta Stacy. — À moins qu’on veuille que Kimberly soit encore pire l’an prochain.
Elle appartenait à la famille Cornwallis, une vieille lignée de renom, mais aussi à la branche principale des McFarlane. En tant que telle, elle suivait ici la position de Chela, et donc soutenait Godfrey.
— J’apprécie l’intention, répondit Lesedi en souriant. — Mais ne vous inquiétez. Vous n’êtes pas des membres de la Garde, et ce serait un sacré culot de vous demander de risquer votre peau sans contrepartie. Et puis… on est à Kimberly. Compter sur la bonne volonté et la morale des mages ? Ce n’est pas seulement inutile, c’est franchement inquiétant.
Elle fit mine de frissonner avec exagération, puis se pencha en avant.
— Cinq cent mille en avance chacun, la même chose à la réussite. Si l’équipe de Godfrey remporte la ligue de combat, on rajoute encore cinq cent mille belc. Ça reste des clopinettes comparé aux prix officiels de la ligue, mais c’est toujours mieux que votre argent de poche. Et puis, pendant toute la durée de l’opération, vous recevrez un encadrement direct de la part d’un ainé. Pour certains d’entre vous, ça vaudra sans doute bien plus que l’argent promis.
Un murmure parcourut la salle. Même si la mission ne portait pas ses fruits et qu’ils ne recevaient que l’avance, cela restait une très belle somme pour trois semaines de travail.
— …Pas de retour possible ? demanda un membre de l’équipe Mistral.
— Aucun.
Lesedi enchaîna par une incantation. Une série de bourses s’échappa du sac posé à côté de son siège, voltigeant dans la pièce avant de tomber devant chaque élève, dans un tintement métallique. Ils les ouvrirent, découvrant des piles de pièces à l’intérieur.
— Si vous acceptez, gardez-la. Si vous refusez, laissez-la. Et si vous avez besoin de réfléchir, passez à notre QG quand vous serez décidés. Je vous le jure au nom de Godfrey et de la Garde : il n’y aura aucune conséquence si vous refusez. Enfin… si tant est que notre organisation existe encore l’an prochain.
Lesedi remit sa baguette à sa ceinture. Les bourses que chacun tenait à la main pesaient bien plus lourd que leur simple contenu.
— Un dernier élément pour nourrir votre décision. Nous avons longuement évalué la situation, et nous sommes convaincus que Cyrus Rivermoore n’a pas été consumé par le sort. Il n’existe aucun signe qu’il soit proche de l’être. Il est et restera maître de ses facultés. À vous d’en tirer les conclusions que vous voulez. Une bête folle et une bête rationnelle représentent toutes deux une menace, mais leur dangerosité ne se mesure pas sur la même échelle. Et notre objectif est d’acculer cette bête dans un coin.
Elle n’avait clairement pas l’intention de minimiser les risques. Oliver y vit la marque d’une sincérité rare au sein de la Garde. Mais il savait aussi que cette franchise pouvait se retourner contre eux dans un endroit aussi impitoyable que Kimberly. Et leur principal opposant, Percival Whalley, ne se privait jamais de leur en faire le reproche.
— …
Mais à ses yeux, c’était justement pour cela que leurs ambitions méritaient d’être protégées. C’est pour cette raison qu’il prit la bourse et la glissa dans sa poche. Son regard croisa celui de Lesedi qui lui adressa un sourire en coin.
— Une question ! lança Yuri en rangeant à son tour sa bourse.
Lesedi se tourna vers lui.
— Oui, Mr. Leik ?
— J’ai mené quelques recherches, et je pense que, depuis toutes ces années, Rivermoore a rassemblé suffisamment d’os pour reconstituer un corps humain complet. En partant de là… avez-vous une idée de ce qui le motive ? Ou du but qu’il poursuit ?
Un frisson parcourut la salle. Même Lesedi fronça les sourcils.
— C’est la première fois que j’en entends parler. Quelle est ton hypothèse ?
— J’ai épluché les rapports de la Garde concernant les élèves attaqués par Rivermoore, et, quand c’était possible, je suis allé parler avec eux directement. J’ai dressé la liste des os qu’ils avaient perdus, sans retrouver un seul doublon. Voici les détails.
Yuri sortit une liasse de papiers de sa poche et, d’un mouvement de baguette, l’envoya vers le bureau. Lesedi l’attrapa au vol. Au fur et à mesure qu’elle parcourait la liste, son visage s’assombrit.
— …Ça nous est passé sous le nez, hein ? murmura-t-elle. — Il volait des os, c’est tout ce qu’on retenait, jamais on n’a pensé à interroger ce geste. Encore moins à remarquer un schéma aussi évident.
Elle tapota du poing contre sa tempe, songeuse. Une fois sa lecture terminée, elle releva les yeux vers Yuri.
— Nous allons examiner ces données de près et confier leur analyse à des nécromanciens fiables. Je ne peux pas encore répondre à ta question Mr. Leik mais merci de nous avoir transmis ces informations. Je suis très impressionnée que tu aies pu parler à autant d’élèves.
— J’ai été très insistant. Huit d’entre eux ont tenté de me tuer.
— Sacrément coriace ! répondit-elle en souriant. — Rejoins la Garde quand tout ça sera terminé. On te fera trimer jusqu’à l’os.
Puis elle se tourna de nouveau vers l’assemblée.
— Cette information imprévue mise à part, c’est tout ce que nous avions à dire pour l’instant. Les détails de l’opération seront transmis plus tard, uniquement à ceux qui choisiront d’y participer. C’est pourquoi je vous demande une réponse d’ici demain midi au plus tard. Même si vous avez accepté la récompense sur le moment, vous pourrez la rendre d’ici là si vous changez d’avis. Personne ne se moquera ni ne vous fera de reproche. Prenez le temps de bien réfléchir.
À la sortie de la salle, la Rose des Lames se dirigea vers la cafétéria de la Confrérie pour le dîner. Ils y trouvèrent Miligan, en pleine campagne électorale. Une fois son discours terminé, elle vint s’asseoir à leur table, et dès qu’ils mentionnèrent la traque de Rivermoore, elle bondit sur place.
— Aha ! Voilà une mission pour moi ! s’écria-t-elle.
Une autre fille la saisit aussitôt en clé de bras, Lynette Cornwallis. Le lien qu’elles avaient noué en affrontant Salvadori semblait s’être durablement installé, et elle jouait désormais un rôle central dans la campagne de Miligan.
— Tu es folle ou quoi ?! Tu te présentes à la présidence ! Tu as déjà une cible dans le dos ! Je ne te laisserai pas mettre un pied dans le labyrinthe, et encore moins perdre ton temps sur quoi que ce soit qui n’ait pas un rapport direct avec ta campagne ! Ou tu veux finir nez à nez avec Echevalria en personne ?!
— S’il te plaît, laisse-moi former ces jeunes ! Affiner leurs talents, les endurcir, écraser la concurrence en finale ! Et ensuite, savourer l’expression sur le visage de ce cher Mr. Whalley !
— T-tu ne fais même pas semblant ! Un seul avant-goût de l’enseignement et te voilà… Stace ! À l’aide ! Je dois traîner cette cinglée dehors pour l’éloigner de ses envies suicidaires !
— Très bien. Chela, je reviens tout de suite.
— Je viens aussi.
Stacy et Fay prirent le relais, et la Sorcière à l’œil de serpent fut extirpée de la salle à grand renfort de cris et de ruades. En les regardant disparaître, Guy marmonna :
— …Ouais, c’était couru d’avance. On peut clairement pas l’embarquer.
— Malheureusement, non, confirma Oliver. — Toute l’opération repose sur l’idée qu’un candidat de la Garde l’emporte. On ne peut pas se permettre de l’exposer au moindre danger.
Pete se pencha vers eux.
— Oublie les aînés et nous alors ? On participe ou pas ?
Les regards s’échangèrent. Oliver, lui, avait déjà fait son choix. Il prit la parole le premier.
— …J’ai déjà accepté la récompense, donc oui, je compte bien participer. Même sans l’enjeu de l’élection, j’ai une ou deux dettes envers Godfrey. C’est une bonne occasion de les rembourser.
— Moi, je veux juste rencontrer Rivermoore, donc évidemment que je viens, ajouta Yuri.
— Une requête sincère de nos valeureux prédécesseurs. Aucun véritable guerrier ne saurait refuser. Et je n’en ferai pas partie.
Nanao n’hésita pas un instant. Pete tourna alors les yeux vers Chela, qui acquiesça.
— Stace est partante, alors moi aussi. Je suis sûre que Mr. Willock nous rejoindra.
— Donc vos deux équipes participent, résuma Guy, se concentrant. Va falloir qu’on se décide, nous aussi.
Pete se tourna vers lui, et Katie croisa les bras, songeuse.
— J’aimerais bien que le président Godfrey se rétablisse vite… mais est-ce qu’on est vraiment à la hauteur ? On ne risque pas de gêner plus qu’autre chose ? Je veux dire, on est allés jusqu’à la phase principale, mais on n’est clairement pas au niveau d’Oliver et Nanao…
— On n’a pas besoin de l’être, répondit Pete. — Miss Ingwe a dit qu’ils ne comptaient pas sur nous pour combattre, mais pour élargir leur champ d’action. Si on n’était pas à la hauteur, ils ne nous auraient même pas convoqués. Personnellement, j’ai envie d’y aller. Ne serait-ce que pour les cinq cent mille belc, et aussi pour ce qu’on pourrait apprendre d’eux.
Tout ce qu’il disait faisait sens pour Katie, mais elle semblait encore hésiter. Guy posa alors ses mains sur ses épaules.
— Dans ce cas, on y va, déclara-t-il.
Surprise, Katie se tourna vers lui.
— Q-quoi ? On décide comme ça, juste comme ça ? Pete et moi, on est toujours à sec, mais toi, t’as pas de souci d’argent ! Inutile de te mêler à ça juste pour n… Aaah !
Il l’interrompit en glissant la main dans ses cheveux pour les lui ébouriffer sauvagement. Alors qu’elle se débattait, il prit un air faussement affligé :
— Pourquoi je voudrais pas d’argent ? C’est toujours bon à prendre. Et voilà, affaire réglée !
— Et mon brushing, c’est toujours bon à prendre aussi ?!
— Tu l’as bien cherché.
Sur ces mots, il retira enfin sa main. Katie, boudeuse, se mit à recoiffer ses mèches en bataille.
Observant la scène avec un sourire, Oliver porta la main à son menton.
— Ce qui m’inquiète, c’est la réaction de l’ancien Conseil. Je doute qu’ils restent les bras croisés. Mais eux aussi doivent manquer de monde. Si notre camp appelle les troisième année en renfort, alors à cette heure-ci…
— …le plan, c’est de localiser Rivermoore et de lui reprendre l’os de Godfrey avant que la Garde ne le fasse. Des questions ?
À un autre étage, dans une salle du troisième, mais différente de celle utilisée par la Garde, Leoncio Echevalria menait une réunion poursuivant exactement le même objectif. Les élèves rassemblés devant lui étaient eux aussi principalement des troisième année ayant atteint la phase principale de la ligue, toutes des équipes que Lesedi avait exclues, sachant pertinemment qu’elles soutenaient le camp adverse. Parmi elles figuraient l’équipe Liebert, qui s’était mesurée à celle d’Oliver, et l’équipe Andrews, qui avait balayé celle de Katie. Une fois son exposé terminé, un élève du fond leva timidement la main.
— Une question… la participation est-elle obligatoire ?
— Nous ne faisons qu’appeler à une coopération volontaire. Même si… refuser ne serait peut-être pas très avisé.
— Dans ce cas, je passe mon tour, déclara Rossi.
Il avait les pieds posés sur une table du premier rang, le ton aussi désinvolte que sa posture.
— Cette élection ne concerne en rien ma vie. Foutez-moi la paix avec vos histoires de fond. Ça ne m’intéresse pas.
Les autres élèves se tortillèrent, mal à l’aise, mais Leoncio se contenta de sourire.
— Comme tu veux. Et tes coéquipiers, alors ?
Il tourna les yeux vers les garçons assis de part et d’autre de Rossi. Le plus grand, Joseph Albright,répondit d’un ton résigné :
— …J’en suis. Difficile d’ignorer une demande venant d’un Echevalria.
— Voilà qui sied à un véritable Albright, commenta Leoncio avec un sourire en coin. — Tu connais ta place, mieux que ce chien errant.
Il savait parfaitement qu’Albright n’avait pas le choix. Tous deux venaient de vieilles familles conservatrices, et leurs clans respectifs étaient étroitement liés, collaborant dans de nombreux domaines. Joseph Albright n’était pas en position de faire quoi que ce soit qui puisse mettre cette relation en péril.
Leoncio descendit de l’estrade et s’avança lentement vers l’auditoire.
Il s’arrêta au niveau de la troisième rangée.
— Et toi, Mr. Andrews ? Toi aussi, tu viens d’une vieille famille. Vas-tu prêter main-forte de manière volontaire, ou perdre ton temps à hurler dans le vide ?
Un bref silence s’ensuivit.
— …J’aiderai, déclara finalement Andrews. — Mais seulement jusqu’à la fin de la phase principale de la division supérieure. À partir de là, réussite ou non, je me retirerai pour me concentrer sur notre match final. Mes coéquipiers feront de même.
Il manifesta ainsi sa volonté de coopérer, tout en fixant clairement les limites. Le sourire de Leoncio s’élargit. Il approuvait visiblement.
— Tu as décidé de montrer les crocs, hein ? C’est bien prometteur.
Sur ces mots, il détourna son attention, la reportant sur Rossi. Même l’arrière du crâne de l’Ytallien semblait irrité.
— Deux ont prouvé leur valeur. Je te repose la question, Mr. Rossi. Vas-tu rentrer la queue entre les jambes et filer en pleurnichant tout seul ?
Un claquement de langue résonna. Puisque ses coéquipiers avaient donné leur accord, les objections de Rossi n’avaient plus grand poids. Participer et faire en sorte que la recherche aboutisse rapidement serait probablement plus utile. Il le savait, et il ne pouvait pas laisser passer cette provocation. Alors il cracha :
— Très bien ! Comme tu veux. Mais à une condition : peu importe le superviseur que tu nous colles… que ce ne soit pas toi.
— C’est dommage, murmura Leoncio en regagnant l’estrade. — J’aurais adoré te dompter.
Un frisson parcourut l’échine de Rossi. En silence, il se leva et alla s’asseoir au fond de la salle.
Son recrutement achevé, Leoncio quitta la salle de classe. Dans le couloir, une silhouette s’approcha furtivement derrière lui. Une main pâle se posa sur son épaule avant qu’une voix ne lui murmure à l’oreille :
— Un coup de chance inattendu qui te donne l’avantage. J’imagine que tu ne cesses de t’amuser de la situation.
Des traits d’elfe finement ciselés, un sourire malsain. Mais la paume de Leoncio s’écrasa contre le mur. Des fissures s’y étendirent comme une toile d’araignée.
— …Comme ramasser un trophée tombé de son étagère. Y a-t-il de plus lassant ?
— Haaa-ha. Allons, grattons un peu plus. Qu’est-ce qui te contrarie autant ? Tu te dis que si Rivermoore t’avait visé toi, ce serait nous qui serions en difficulté, c’est bien ça ?
— Non, coupa sèchement Leoncio. — Même pris par surprise dans de telles circonstances, je ne l’aurais pas laissé s’emparer de mon os. En temps normal, Godfrey non plus n’aurait pas échoué.
Khiirgi prit un instant pour réfléchir, puis joignit les mains dans un claquement vif.
— Oh ! Je vois… Je comprends ! Tu te dis que Godfrey n’a pas réussi à fuir l’embuscade parce qu’il pensait d’abord à protéger tout le monde sur place. Y compris toi.
À peine ces mots franchirent-ils ses lèvres que la main de Leoncio disparut. Son athamé était déjà tiré, trop vite pour qu’on le voie, la lame pressée contre l’épaule de la robe de Khiirgi.
— Surveille ton langage, Alp. Je suis de mauvaise humeur, et tu pourrais bien y laisser un bras.
— Je t’en prie, glissa-t-elle, exaltée. — Qu’est-ce qu’un bras ou deux, si je peux voir cette expression sur ton visage ?
Conscient que ses émotions ne faisaient que nourrir son plaisir, Leoncio effaça toute expression de son visage, puis rengaina son arme. Khiirgi poussa un gémissement de déception, mais posa de nouveau la main sur son épaule.
— Cela ne te plaît peut-être pas, mais le fait que tu refuses de laisser ça l’emporter sur la victoire électorale t’honore. Empêche la restauration de Godfrey, gagne la ligue de combat, et tu assureras la victoire de Percy. C’est bien ton objectif ?
— Inutile de le préciser, répondit-il d’un ton redevenu calme. — Je te confie la gestion de nos opérations dans le labyrinthe. Pour l’instant, tu peux oublier la ligue de combat. Si Godfrey est hors-jeu, Gino et moi nous occuperons des deux autres.
Sa rivalité avec Godfrey tenait de l’obsession, mais s’il pouvait exploiter cette situation pour influencer les élections, il n’hésiterait pas une seconde. Ces manœuvres de l’ombre étaient le pain quotidien de Leoncio Echevalria.
Et si cela lui permettait de remporter la victoire avant même le duel, cela signifiait simplement que Godfrey n’était pas un adversaire digne de ce nom. Il refoula les émotions que lui inspirait cette idée pour se recentrer sur la mission.
— Si tout se résume à récupérer l’os avant eux, parfait. Si la résistance de Rivermoore l’empêche, alors gêne la Garde autant que possible, mais reste subtile. Trop de visibilité, et cela pourrait nous coûter des voix, ou nuire à la réputation de Percy.
— Je sais bien. Nous allons simplement « rendre à Godfrey son os volé ». Et s’il lui revient un peu plus tard que prévu… eh bien, tant pis.
Cette logique, si parfaitement hypocrite, lui arracha un ricanement. Pour l’instant, les partisans de Godfrey tenaient bon. Sa prestation contre Vanessa Aldiss avait été digne de son titre et à l’heure actuelle, les élèves étaient plus enclins à critiquer Rivermoore pour sa trahison lâche.
Mais si le camp de Leoncio mettait la main sur l’os en premier, cela pouvait tout changer. Cela suggérerait que la Garde, privée de Godfrey, manquait cruellement de direction et ce serait la preuve vivante que seul un nouveau Conseil, porté par le vote en faveur de Percival Whalley, pouvait ramener la stabilité.
— L’échéance approche. Je ne t’interdis pas tes errements, mais ne perds pas de vue nos priorités. Ramène de bonnes nouvelles à Percy, Khiirgi. Même si ce n’est pas dans tes habitudes.
Les lèvres de Khiirgi s’étirèrent en un sourire aussi tranchant qu’un sabre et elle disparut dans une traînée de brume.