RoTSS T13 - CHAPITRE 4

Contestation

Du temps avait passé depuis l’arrivée du grand sage Rod Farquois. Ses frasques intrépides étaient désormais bien connues et faisaient des vagues au sein du corps des élèves. Ce que l’on avait d’abord pris pour le radotage d’un cinglé gagnait peu à peu une vraie ferveur.

— Dès l’instant où cette merde s’est répandue sous la deuxième couche, ça relevait déjà du corps enseignant ! Un endroit dont l’école ignore jusqu’à l’existence, pris d’assaut par des élèves seuls ? C’est absurde ! Allez savoir quelle saloperie peut ramper hors de ces profondeurs !

— Ça vaut pour n’importe où les mages se battent ! Comment un trouillard peut-il seulement se dire élève de Kimberly ?! Un lâche comme ça n’a qu’à aller se faire foutre à Featherston.

Des débats houleux faisaient rage à travers la Confrérie. Et pas en un seul endroit. À l’écart, en mignonne tenue de demoiselle, le président du corps des élèves, Tim Linton, observait.

— Ils sont chauffés à blanc, dit-il en reniflant. — Ceux qui critiquent le corps enseignant font partie de cette prétendue faction Farquois ?

— Oui, leurs rangs gonflent vite dans les promos inférieures, répondit Miligan en haussant les épaules. — Beaucoup de première année n’ont pas confiance en eux pour se défendre, alors la pagaille de Mr. Lombardi les a secoués. Ils débattent des mérites de laisser les élèves explorer des territoires vierges, affirment que le grand sage a eu raison d’aller porter secours et, par extension, prétendent que la manière dont Kimberly a toujours procédé pose problème. C’est l’essentiel de leur position.

Pour les membres du Conseil, la situation posait une énigme.

— Et ces positions vont dans le sens de nos efforts pour remettre de l’ordre dans le labyrinthe, ajouta Miligan. — Mais je reste très partagée sur le fait que cela finisse par conforter Farquois. Leur attitude est bien trop provocatrice pour avoir un soutien de notre part. Et ce, au moment même où nous commencions à améliorer nos échanges avec le corps enseignant grâce aux professeurs Ted et Dustin.

— Ouais. Peu importe à quel point ils s’échauffent : si la tête de Farquois tombe, tout s’arrête. Sinon, ce n’est qu’un prof en poste provisoire. À la fin de l’année, il quittera Kimberly pour de bon. On pourrait croire que cela suffirait à leur faire comprendre que s’agiter ne servirait à rien… mais le charme du grand sage les empêche de rester rationnels.

Un rappel piquant de la façon dont ce mage était épineux. Détournant les yeux des promotions inférieures, Tim tourna les talons.

— Pas question que ça nous fasse courir dans tous les sens. La Garde reste à distance avec Farquois. Son baratin sert nos objectifs et on en profitera, mais si on doit établir un contact, ça passe par les profs Ted et Dustin. Le grand sage doit leur donner du fil à retordre, à eux aussi.

— D’accord. Je m’inquiète du désir du quartier général des Chasseurs de Gnostiques de déloger la directrice, mais ce bourbier est hors de portée pour nous autres élèves. Laissons ça au corps enseignant, et concentrons-nous sur la sécurité du campus et du labyrinthe.

Miligan et Tim s’éloignèrent. Leur ligne de conduite était fixée, mais leurs inquiétudes restaient bien réelles.

— Espérons que Farquois ne fasse pas tanguer le bateau davantage, grommela Tim. Mais quelque chose me dit que ça ne fait que commencer.

Plus tôt ce même matin, la Rose des Lames se tenait près d’un tableau menant au labyrinthe pour une raison fort inhabituelle.

— Entrons. Notre destination est la Place de la Bibliothèque, à l’extrémité de la troisième couche. Je suis sûre que vous connaissez tous le chemin, mais la prudence s’impose. La leçon à notre arrivée est le véritable objectif ici.

Sur cet avertissement, Chela bondit dans le tableau. Un instant de ténèbres, et elle balayait déjà les alentours du regard avant même que ses pieds ne touchent le sol. Ne percevant aucune menace immédiate, elle se tourna vers les camarades qui la suivaient.

— Oliver et moi ouvrirons la marche. Pete, toi et Katie, restez au centre. Nanao, je crains de devoir te demander de garder l’arrière.

— Et je le ferai !

Chela supposa que cela signifiait qu’elle avait saisi l’allusion et lui adressa un sourire reconnaissant. Ils se mirent en formation en conséquence et progressèrent vivement à travers le terrain familier de la première couche. Un moment, personne ne parla.

Finalement, Chela jugea l’instant propice et jeta un coup d’œil à Oliver.

— En quatrième année, les leçons dans le labyrinthe font partie du quotidien. Se rassembler sur place, c’est typique de Kimberly. Tu ne trouves pas ?

— Ouais.

Une réponse très sèche, suivie d’aucune autre parole. Après les événements de la nuit passée, elle s’y attendait, mais elle ne parvint pas à apaiser les remous que cela soulevait en elle. Jamais il n’avait été aussi froid avec elle.

— Euh, Oliver… Je sais qu’il est un peu tard, mais permets-moi de m’excuser pour hier soir. De toute évidence, je n’ai pas assez tenu compte de ce que tu pouvais ressentir à ce sujet. Mais si je puis avancer une excuse, j’ai mes raisons…

— T’excuser de quoi ? J’ai accepté, et tu n’as pas à culpabiliser. Tu ne me dois pas d’excuses, et si mon attitude après coup te dérange, fais abstraction. Je me contente surtout de m’en prendre aux autres.

Oliver coupa court à sa défense, une réaction encore plus dure qu’elle ne le craignait. Chela déglutit, puis tenta encore.

— « Surtout », donc pas entièrement ? Il y a donc là un manquement de ma part. Si nous pouvions en parler…

— On ne peut pas et on ne le fera pas. Laisse tomber, Chela.

— …

Il mit fin à la conversation sans lui permettre de réparer la moindre chose. Elle savait qu’il ne fallait pas insister. De derrière, Pete poussa un soupir.

— …Ça fait peine à voir. Elle aurait dû lui laisser plus de temps. C’était hier seulement. Évidemment qu’il n’est pas prêt.

Courant à côté de lui, Katie se mordit la lèvre.

Le traitement d’Oliver la veille au soir lui avait permis de se remettre entièrement, mais, au fond, elle n’avait rien digéré. Et ce qu’elle venait d’apercevoir ne faisait que rouvrir la plaie. C’était de sa faute s’il y avait de la friction entre eux.

— Je n’ai jamais vu Chela aussi bouleversée…

— Ne commence pas, Katie. On est dans le labyrinthe. Et pour être clair, c’est à cent pour cent la connerie de Chela. Tu n’y es pour rien.

Pete fut très ferme. Katie appréciait beaucoup ses paroles, mais elle en était encore blessée. Depuis la nuit dernière, elle n’avait pas passé un instant hors des soins de ses amis. Elle savait qu’elle devait être moins à charge, mais chaque effort pour s’en extraire lui revenait en boomerang. Katie n’avait plus d’options et bien qu’il eût pleinement conscience qu’elle était dans l’impasse et en souffrait, Pete détourna son attention ailleurs.

— Hé, Nanao.

— Hm ?

Derrière lui, Nanao haussa un sourcil. Pete ne s’adressait pas à elle de vive voix, mais via une fréquence de mana qu’elle seule pouvait entendre. Il continua de parler, sans que Katie s’en doute.

— C’est juste par curiosité, je n’essaie absolument pas de te critiquer, mais je me demande pourquoi tu n’as pas arrêté les choses, hier soir. Je suis sûr que tu pouvais deviner comment Oliver le prendrait, et je doute que ce n’ait été qu’une priorité donnée au rétablissement de Katie.

Cela lui trottait en tête toute la nuit. La proposition de Chela avait de fait piégé Oliver, mais Nanao détenait une carte qui aurait pu le libérer aisément. Si elle s’était contentée d’invoquer l’état émotionnel d’Oliver, Chela n’aurait pas pu insister. Or, Nanao n’avait rien fait de tel et avait laissé le scénario se dérouler. Cela lui paraissait assez peu conforme à son caractère. Elle mit du temps à répondre. Les longs silences ne lui ressemblaient pas non plus.

— …Il faut poser des bases. Cette idée me hante depuis quelque temps.

— Des bases… pour quoi ?

— Pour le cas de mon décès. Si cela devait advenir, je souhaite confier Oliver à Katie sans complication.

Cette réponse fit presque sortir les yeux de Pete de leurs orbites. Pourtant, il comprit. Ce n’était pas une idée impulsive, mais une ligne qu’elle avait tracée après une longue réflexion.

— Je ne sais ni quand ni où cela arrivera. Tu le sais aussi bien que moi, Pete. Évidemment, je n’ai aucune intention de gaspiller ma vie : j’ai juré de ne pas le faire lors de mon serment avec vous tous, dit Nanao. — Mais je reste une guerrière, et je le sais… quand l’heure viendra, ce sera mon tour. Je tomberai avant n’importe lequel d’entre vous.

— …

Pete courut en silence un long moment. Il aurait voulu protester, mais cette décision lui ressemblait trop. Alors qu’il cherchait ses mots, Nanao reprit :

— Et, par conséquent, si je venais à mourir, Oliver porterait mon deuil. Dans ce cas, je voudrais qu’il puisse se tourner librement vers Katie. La nuit dernière en était un premier pas. C’est ainsi que je l’ai compris, du moins.

— …D’accord, oui, ça se tient.

Pete soupira. La source différait, mais la conclusion finale n’était pas sans rappeler celle de Chela. Nanao voulait rapprocher Oliver et Katie pour adoucir la douleur de sa mort et elle était convaincue que ce moment viendrait, tôt ou tard. Pour cette raison, elle avait accepté les événements de la nuit passée. Elle savait que cela causerait des frictions, mais était certaine que, avec le temps, ce serait au bénéfice de tous.

— …J’ai dit que je ne critiquais pas, mais je retire ce que j’ai dit. Je te ferai une belle longue leçon là-dessus plus tard. Et…

— Hmm ? fit Nanao en penchant la tête.

Elle s’était imaginé qu’il la réprimanderait pour cette révélation, mais apparemment, il avait autre chose en tête. Bien sûr, à propos de lui, pas de Nanao. Elle ignorait encore que Pete portait sans doute un fardeau de culpabilité plus lourd que celui de Chela.

— …donne-moi un topo sur la manière dont fonctionne le seppuku[1]. Il se pourrait que j’en aie besoin.

— Hein ?! tu en auras besoin ?!

La surprise fut assez forte pour qu’elle parle de sa vraie voix, et non via la fréquence de mana. Katie se retourna, perplexe, et Pete prit la parole pour détourner son attention.

— Guy nous attendra plus loin. Ne va pas faire une tête d’enterrement devant lui. Si tu as le moindre souci, viens me voir.

C’était destiné à cacher que Pete et Nanao conversaient en secret, mais il le pensait mot pour mot. Des larmes montèrent aux yeux de Katie, qu’elle essuya vite. Elle savait bien qu’elle n’était pas en état de parler à Guy, mais elle voulait au moins se présenter dans une meilleure condition que maintenant.

Au-delà du marais qu’ils avaient jadis traversé pour secourir Pete, ils trouvèrent un attroupement de quatrième année qui les attendait. À vue d’œil, près des deux tiers des élèves étaient déjà là, mâchonnant leurs rations, étanchant leur soif, attendant le début du cours chacun à sa manière. Farquois se tenait au fond et, à la surprise générale, Theodore les avait rejoints. La tension entre eux semblait légèrement retombée, si bien qu’Oliver supposa que Theodore était là pour s’assurer que le grand sage ne fasse rien d’inapproprié.

Les cinq de la Rose des Lames attendirent bien dix minutes avant que Guy n’arrive. Il faisait partie d’un groupe de cinq mené par Valois, suivit des Barthé et de Mackley, une association fréquente ces derniers temps. Guy fit un signe à ses vieux amis. Oliver observa de près la réaction de Pete, mais celui-ci se contenta de renifler et laissa passer. Oliver fut soulagé de le voir peu enclin à chercher la bagarre. Encore vingt minutes s’écoulèrent, et presque tout le monde était présent. Constatant cela, le grand sage sourit et s’avança.

— Tout le monde est arrivé à l’heure. Vous êtes des quatrième année et plonger aussi profond n’a rien d’un défi. Bien. Le cours d’aujourd’hui fera usage de cette Place de la Bibliothèque. Nous allons recréer, à des fins pédagogiques, des archives tirées des ouvrages interdits de la Bibliothèque des Abîmes. Se contenter de regarder serait fastidieux, alors il y aura aussi des exercices pratiques. Je suis là, donc vous rentrerez tous chez vous sains et saufs, mais tâchez tout de même de prendre cela au sérieux.

Sur ces mots, Farquois leva la main, serrant un volumineux ouvrage. Lors de la précédente visite d’Oliver, le faucheur qui gardait la porte avait supervisé cette reconstitution, mais il semblait que cette fois, Farquois choisissait la scène. Le corps enseignant de Kimberly se voyait attribuer un ensemble de privilèges supplémentaires sur les fonctions actives du labyrinthe, et l’usage de ce lieu devait en faire partie. Conscient de ce qui pouvait suivre, Oliver jeta un coup d’œil à ses amis, et tous se préparèrent.

— Commençons. Rues de Volsek.

À son appel, quelques dizaines de pages jaillirent du livre et se mirent à tournoyer dans l’air au-dessus d’eux. Ce faisant, les alentours se déplacèrent brusquement, et le groupe se retrouva dans une bourgade rustique. Devantures avec crieurs, chariots tirés par des bœufs, femmes tirant l’eau d’un puits public, des non-mages vaquant à leurs occupations. Un tableau pastoral, qui laissa Guy et Mackley tous deux perplexes.

— …Un petit village ?

— Un trou paumé, oui.

— Soyez aux aguets. Une porte peut s’ouvrir dans le ciel d’une seconde à l’autre, dit Lélia en levant son athamé.

Presque tous les élèves étaient prêts au combat, ce qui fit glousser Farquois.

— Excellente attitude. Mais pour ce chapitre, vous n’avez pas encore à vous en soucier. C’est mon cours, je ne vous jetterais pas au combat sans avertissement. J’expliquerai les choses pas à pas, commença le grand sage. — D’abord, cela se situe huit cents ans avant le début du Grand Calendrier. Autrement dit, avant la série d’événements qui a mené à l’Union telle que nous la connaissons. Les liens entre mages franchissaient rarement les frontières nationales, et la plupart vivaient parmi les humains ordinaires, comme les mages de village aujourd’hui. Une vie simple. La plupart relevaient moins de la classe dirigeante qu’ils n’étaient des conseillers, prodiguant des avis.

Tout en commentant cette époque, le grand sage avançait. Le décor se transforma pour révéler un autre quartier, où un vieux mage d’autrefois soignait un non-mage blessé. La scène existait encore de nos jours, à l’occasion, mais face au poids accordé aujourd’hui aux prérogatives de la classe dirigeante, ce mage lui sembla bien plus proche des villageois.

Certains y verraient sans doute le bon vieux temps.

— Il va sans dire que les Gnostiques existaient déjà. Ceux que la société rejetait, sans lieu où se sentir chez eux, ont toujours cherché le salut au-dehors. Et quelle que soit l’époque, il revenait aux mages de gérer cette menace. Leurs rangs étaient toutefois bien moins fournis, et les soldats non-mages jouaient un rôle bien plus grand.

De nouveau, le décor changea radicalement. Les rues paisibles se remplirent de soldats armés d’épées et de lances, rugissant à l’assaut. Ils combattaient des humains, vraisemblablement des Gnostiques, mêlés à des Kobolds et des Gobelins. Un mage commandait, baguette à la main, à l’arrière de l’armée, aboyant des ordres et lançant de puissants sorts aux moments décisifs. Un style de combat très différent de celui qu’ils voyaient de nos jours. Farquois nota les sourcils froncés sur les visages de ses élèves.

— Vous commencez à vous interroger, n’est-ce pas ? Comment repousser la menace Tír avec une poignée de mages, mais surtout, des soldats ordinaires ? Une menace si grande que nos meilleurs mages donnent souvent leur vie pour les arrêter, comment un non-mage pourrait-il apporter quoi que ce soit ? C’est ce qu’on vous a enseigné, et c’est exact pour les menaces d’aujourd’hui.

Tout le monde opinait à cette affirmation, mais cela ne correspondait pas à ce qu’ils voyaient. Ces soldats risquaient clairement leur vie contre les forces gnostiques, mais aux yeux des élèves, tout paraissait si modéré. Pas de vagues de créatures Tír les submergeant. Pas de porte ouverte dans le ciel, déversant des choses qui ne comptaient peut-être même pas comme vivantes. Les seuls signes de gnosticisme se limitaient à quelques humains ou demis aux parties du corps altérées. En ce cas, oui, une armée de ce type suffirait probablement. Un combat difficile, mais guère différent des guerres entre groupes humains opposés. Nul besoin d’une unité dédiée de Chasseurs de Gnostiques.

— Mais remontez assez loin, et un tel temps a bel et bien existé. Les mages étaient bien moins nombreux qu’aujourd’hui, et pourtant ils suffisaient à garder le monde en sécurité. Pourquoi, selon vous ? Était-ce la qualité plutôt que la quantité ? Chacun d’eux était-il absurdement puissant ? dit Farquois.

Sa personne continua.

— Pas du tout ! Il existe certes quantité de techniques magiques perdues au fil du temps, mais en termes de pur potentiel de combat, nous sommes bien plus puissants que les mages d’antan. La vitesse des avancées technologiques ne fait que s’accélérer à mesure que croît le nombre de ceux qui les étudient. Tout ce qu’a enseigné notre histoire sanglante nous a rendus plus forts. Cela ne fait aucun doute.

Farquois répondait aux questions que tous se posaient. Il y avait certains points, ces réputations étaient amplement méritées, mais cela ne contredisait pas la tendance générale des améliorations technologiques issues du passage du temps et de l’expansion démographique.

Toutes les cultures antiques qui s’étaient élevées puis effondrées jadis ne pouvaient rivaliser avec la puissance accumulée jusqu’à l’ère moderne de l’Union, une vision de bon sens.

Il existait bien des théories contestant ce consensus, mais peu de gens dans le monde magique les prenaient au sérieux.

— Alors comment ces mages anciens pouvaient-ils tenir la ligne ? La réponse est simple. La menace gnostique était bien moindre qu’aujourd’hui.

Farquois présentait cela comme une évidence. Et cela concordait avec ce que tous avaient sous les yeux. Les Gnostiques anciens étaient plus faibles que les modernes. Il y avait besoin de moins de mages pour les arrêter.

— J’ajouterai que cela ne concerne pas seulement les Gnostiques. Les migrations régulières Tír étaient loin d’être aussi fréquentes que ce que nous observons maintenant. Et leur ampleur était bien moindre. Il était extrêmement rare que quoi que ce soit franchisse la barrière au point de causer de réels dégâts aux populations humaines. Cela ne vous paraît-il pas étrange ? Ils affrontaient alors bien moins d’opposition qu’aujourd’hui. S’ils avaient envahi à pleine force, notre monde n’aurait eu aucune chance. Et pourtant, c’est presque comme si les divinités Tír attendaient que nous grandissions.

Farquois esquissa un sourire. Terrifiant, pensa Oliver.

Il voyait bien où cela menait, et pourtant il se surprenait à écouter, captivé.

— Bien sûr, ce n’est pas le cas. Les Tír n’étaient pas réticents à bien nous envahir. Ils avaient de bonnes raisons de ne pas le pouvoir. On pourrait dire que les conditions n’étaient pas réunies. Elles le sont à présent, d’où le caractère redoutable des invasions. Quelles sont donc ces conditions ? Il doit bien y avoir une raison pour laquelle la menace est aujourd’hui bien plus grande. Quelle est-elle ?

La plupart des élèves pouvaient deviner. Mais c’est là que le grand sage dérapa.

— Le nombre de prières. Plus il y a de laissés-pour-compte qui cherchent le salut hors de nos systèmes, plus les divinités Tír reçoivent de prières. Et cette accumulation invisible aboutit à l’ouverture de portails reliant notre monde aux Tír. Voilà pourquoi les Anciens n’eurent jamais à faire face à des invasions d’ampleur moderne. La population était bien moindre et le nombre total de Gnostiques ne franchissait jamais le seuil. Bien entendu, ce nombre varie avec la stabilité de la société, mais n’y a-t-il pas de Gnostiques sous un bon gouvernement ? C’est complexe. La population s’accroît en parallèle, nous devons garder à l’esprit que le ratio et la somme sont des chiffres distincts.

— Qu… ?

— Euh, ce n’est pas…

— Un instant, professeur Farquois, dit Albright en relevant la tête tandis que des ondes de choc parcouraient la foule.

Son froncement de sourcils s’accentua plus encore que d’ordinaire. Il parlait clairement non seulement en tant qu’élève, mais en tant qu’héritier de l’homme à la tête des Chasseurs de Gnostiques.

— Pardonnez-moi si mon ignorance mène à un contresens, mais j’ai l’impression que vos propos s’écartent radicalement de la doctrine admise. Pour autant que je sache, si les menaces Tír se sont accrues avec le temps, c’est parce que leur monde se rapproche du nôtre et que leurs divinités manifestent une volonté croissante de l’envahir. Autrement dit, ils viennent à nous. C’est la théorie retenue par la plupart des astronomes.

— Certes. Mais c’est du vent. Une fiction tape-à-l’œil, un tissu d’inepties conçues pour arranger l’ordre social actuel.

Les paroles tranchantes de Farquois assombrirent encore Albright.

Un frémissement parcourut la foule. Et alors que l’atmosphère devenait sombre, le grand sage se tourna vers son collègue silencieux.

— J’ai l’intention de poursuivre dans cette veine. Des objections, McFarlane ? Ou avez-vous l’intention de me faire taire ?

— …Faites comme bon vous semble, dit Theodore, les yeux clos. — Tant que vous couvrez le contenu requis, Kimberly permet à chaque enseignant de meubler le temps restant comme il l’entend. Même si vous choisissez de bourrer vos leçons de boniments creux.

À première vue, cela paraissait une position neutre, mais Oliver comprit que c’était sa seule option. S’il agissait pour faire taire Farquois ici, il ne ferait que donner du crédit à leurs propos. Ce serait souligner qu’il s’agissait d’une vérité dérangeante tenue secrète. Pour éviter cette impression, Theodore ne pouvait rien faire. Farquois le savait pertinemment et, après cette réponse, se tourna de nouveau vers ses élèves. Personne ici ne pouvait l’arrêter.

— J’ai l’autorisation, revenons-y. Je l’ai qualifiée de vent et d’inepties, mais il est normal que vous y croyiez. C’est un point difficile à démontrer. Les invitons-nous, ou bien viennent-ils à nous ? On peut soutenir que l’une ou l’autre théorie décrit les mêmes faits. Autrefois, le débat fut virulent. À l’époque, on parlait de théorie de l’invitation et de théorie de la proximité. Pour diverses raisons, la première est tombée en disgrâce, et rares sont ceux aujourd’hui enclins à la réexaminer. Une triste histoire où la vérité est ensevelie dans les ténèbres.

Farquois baissa la tête avec découragement. Une théorie qu’on n’avait sans doute pas osé énoncer à Kimberly depuis des lustres, mais ce n’était pas tout.

— Je sais que c’est difficile à admettre. Tout le monde tremble devant la menace gnostique croissante, et mon raisonnement suppose que nous nous sommes nous-mêmes empoisonnés, que cette menace est un sous-produit du monde magique, une vérité profondément dérangeante. Nous avons grossi nos effectifs sans réfléchir, réduit en esclavage des légions de demis, n’accordant aucun secours à ceux que notre société broie, puis les abandonnant à leur sort. Tous ces sacrifices sont perçus comme du simple combustible pour alimenter notre quête de sorts toujours plus puissants. Une société ainsi bâtie ne peut que précipiter l’essor de la Gnose. À mesure que leur souffrance s’accumule, leurs prières aussi, et les portails tírs ne cessent de s’ouvrir davantage.

Sur cette conclusion, Farquois leva son bâton et incanta un sort. Plusieurs graphiques apparurent dans l’air, au-dessus des têtes des élèves. Une ligne diagonale montante, et, au-dessous, un autre ensemble de chiffres qui grimpaient de concert.

— Revenons à la vérité qui se cache derrière la théorie de l’invitation et la théorie de la proximité. Si l’on réduit cela aux chiffres consignés, laquelle des deux a raison saute bien aux yeux, tel le soleil qui nous illumine. Le nombre d’incidents gnostiques, le nombre et la taille des portails qui s’ouvrent, tout est directement proportionnel à l’expansion de l’Union et de sa population. Alors ? Voyez-vous maintenant laquelle a le plus de sens ? C’est bien plus tangible que d’en appeler à l’impénétrable volonté des divinités Tír.

S’appuyant sur les statistiques, Farquois sollicita leur adhésion. Tandis que les élèves étudiaient les graphiques, hésitants, Andrews leva la main. Professeur ou sage, aucun élève de Kimberly n’avalait jamais quoi que ce fût sans le contester.

— Puis-je me permettre, professeur Farquois ? Personne ici ne peut prouver que vous n’avez pas modifié ces chiffres pour les faire coller à votre thèse. Et c’est vous qui avez collecté ces données, je présume ? Je vois des divergences nettes avec des chiffres que je connaissais.

— Ah, bien vu, Mr. Andrews. Tu as le bagage pour ne pas te laisser berner facilement. Oui, tu as raison. Les graphiques que j’ai préparés diffèrent sensiblement des chiffres officiels publiés par les chasseurs de Gnostiques. Évidemment ! Ils manipulent les données avant publication. Avec soin et minutie, afin que personne n’ait de base pour relancer la théorie de l’invitation.

Le sourire de Farquois avait quelque chose d’amer. Andrews s’attendait exactement à cet argument et l’accueillit avec flegme, mais la langue du grand sage ne s’arrêta pas là.

— Ces stats proviennent de mon réseau d’information personnel. Plus précisément, fournies par des apprentis disséminés dans toute l’Union. Si tu insistes pour dire que je manipule tout ça, je ne peux pas te contredire. Mais sans ça, nous n’aurons jamais de données exactes. Après tout, notre société ne veut pas que cela soit vrai. Aucun chiffre officiel n’est fiable. Les seuls fiables viennent de personnes de confiance.

— Je respecte la logique, mais sur quelle base pouvons-nous leur faire confiance ? demanda Andrews sans reculer.

Sa question impliquait qu’aucune réponse ne saurait le convaincre que l’affirmation de cet homme n’était pas une illusion. Voyant son élève inébranlable, Farquois hocha la tête.

— Tu as besoin de plus de preuves, mais est-ce le cas des autres ?

Farquois promena son regard sur la mer de visages. Andrews tressaillit et se retourna pour voir par lui-même. Farquois comptait parmi les rares grands mages reversi du monde, et sa parole dépassait de loin de simples mots. Quel qu’en soit le contenu, le simple fait que Farquois parle conférait un poids contre nature.

Les rudes épreuves qu’Andrews avait traversées en première année avaient forgé son esprit, et jusqu’ici, rien ne l’avait ébranlé. Mais tout le monde n’était pas doté de pareilles défenses. Même à cette distance, il voyait plusieurs camarades déjà happés : s’ils n’étaient pas encore les marionnettes de Farquois, ils en avaient manifestement franchi le premier seuil. Andrews se retourna vers eux, le regard sévère, mais le grand sage se contenta de secouer la tête avec un sourire.

— Inutile de vous échauffer. Je ne m’attends pas à ce que vous y croyiez ici et maintenant. Je vous demande seulement d’archiver ma thèse dans un coin de votre esprit. D’ailleurs, le fait que je défende la théorie de l’invitation ne signifie pas que le contenu du cours à venir changera beaucoup. Hélas, cela ne veut nullement dire que vous n’aurez pas à combattre les Gnostiques.

Sur ce, Farquois leva de nouveau le livre. Sentant un changement d’atmosphère, les élèves se remirent rapidement en garde. Ce n’était pas le moment de s’appesantir sur les paroles du sage. Ils se trouvaient déjà sur un champ de bataille.

— Commençons. Devoir numéro un : le Rocher Monstrueux qui tomba sur Geshele.

Sûr qu’ils étaient prêts, Farquois plongea au cœur de la leçon. Le décor changea trois fois, et ils se retrouvèrent en un autre temps, en un autre lieu, dans une autre rue. Les non-mages de ces anciens témoignages levaient tous les yeux au ciel.

Apercevant un énorme portail au-dessus d’eux, chaque élève pâlit et, sous leurs regards, des polyèdres à plus de cinquante faces se mirent à pleuvoir.

— Vous le sentez, n’est-ce pas ? Comme lors de la migration que vous avez observée l’an dernier, ces choses proviennent de l’ancien Uranischegar. En prévision de la grande conjonction l’an prochain, c’est le premier type que vous devrez apprendre à gérer. Faites de votre mieux.

À l’injonction de Farquois, la bataille s’engagea. Les quatrième année se déployèrent en première et seconde ligne, et ces derniers divisèrent le terrain, traçant des cercles magiques au sol et dressant des barrières, reproduisant les défenses employées lors de la migration de l’an dernier.

Le grand sage sourit d’un air approbateur.

— Hm, hm, excellent. Redoubler de prudence face au risque de corruption n’est jamais une erreur. Mais à trop défendre, vous limiterez vos mouvements. N’oubliez pas que leur premier acte sera d’étendre leur territoire.

Ils le savaient très bien. Les élèves confiants en leur potentiel de dégâts se tenaient en pointe, et Guy, qui se tenait d’ordinaire à l’arrière, avançait avec agressivité à leurs côtés. Des dés aux trop nombreuses faces roulaient vers eux et chaque fois qu’une face heurtait le sol, le terrain dessous se modifiait. Les faces qu’ils imprimaient se repliaient, s’assemblaient rapidement en de nouveaux objets.

Ils se copiaient eux-mêmes, ce qui lui arracha un frisson. Guy lança des graines de Plantoutils, dont les racines maudites se propagèrent. Elles couvrirent le sol tels des épines, piégeant les polyèdres et les ralentissant les uns après les autres. Entre la force de la malédiction et l’interférence magique de Guy, ils ne pouvaient plus corrompre cette terre aussi vite qu’un sol ordinaire. Et une fois cloués, les sorts des autres élèves s’abattirent sur eux.

— Hé, application efficace, Mr. Greenwood. Face à quelque chose d’aussi contre nature, il doit t’être difficile de trouver un conduit efficace pour la malédiction. Mais si tu attaques avec des plantoutils maudits, tu n’as pas à changer de style de combat. Les plantoutils ne sont pas difficiles à orienter : peu importe la cible, ils feront le travail. Une technique sûre, qui ne te laissera jamais tomber.

Farquois évaluait la situation avec calme, mais tandis que sa personne parlait, des polyèdres perçaient la concentration de tirs de sorts et fondaient sur la formation des quatrième année. Comme lors de la migration l’an dernier, les adeptes d’Uranischegar se montraient exceptionnellement résistants aux dégâts altérant leurs formes. Pour cette raison, la plupart des élèves recouraient à d’autres types de sorts…

— GLADIO !

…Mais l’Iai de Nanao trancha cinq polyèdres d’un seul coup. Les élèves derrière elle tressaillirent. Peu importait la compatibilité avec la cible, tout venait de sa sortie de mana hors norme et de l’extrême acuité de son sort tranchant. N’importe qui pouvait mesurer à quel point cela dépassait l’entendement, et, de fait, Farquois croisa les bras en renâclant.

— Rien ne t’ébranle, Miss Hibiya. Qui et quoi qu’il soit en face, tu combats de la même façon. Des enfants comme toi galvanise ceux qui t’entourent en leur atténuant la peur de l’inconnu. Une joie de t’avoir en première ligne. Même si cela me rappelle quelqu’un de… contrariant.

Le sage pinça les lèvres, et ce tour de phrase resta à l’esprit d’Oliver. Il n’avait toutefois pas le loisir de s’y attarder. Il lançait des sorts sur un groupe qui avait débordé de la meute. Pendant ce temps, les golems miniatures de Pete voletaient, faisaient du bruit et des lumières près de l’ennemi. Ces polyèdres n’avaient pas d’organes sensoriels évidents, et il testait ce qui les faisait réagir. L’ayant deviné, Farquois prit la parole.

— Mr. Reston, tester avec des golems ne pose pas de problème, mais attention au contact. Des cas de corruption via un familier sont connus. Préfére ce qui est autonome au télécommandé. Et si l’un d’eux se fait prendre, coupe immédiatement le lien. Si d’autres utilisent des familiers, prenez les mêmes précautions.

Pete modifia aussitôt les fonctions de son golem. Mistral, qui utilisait sesvleurres sur un principe semblable, les retira aussitôt. La bataille faisait rage, et le déluge de sorts des quatrième année empêchait l’ennemi d’approcher. Leur rapidité au départ paya, stoppant l’offensive initiale des polyèdres et les laissant démunis. Les élèves employaient des sorts de convergence sur les fragments brisés, s’assurant que toutes les parties fondaient dans leurs flammes.

— Un peu plus de huit minutes jusqu’à l’anéantissement, dit Farquois, les bras croisés, avec un large sourire. — Peut-être trop facile pour vous. Ah oui, vous êtes tous redoutables. Sautons quelques paliers. Devoir numéro deux : le Jour où le port de Kuan tomba.

Les pages du grimoire interdit dansèrent, et la vue bascula de nouveau. Ils étaient à présent dans une grande ville portuaire. Des gens chargeaient et déchargeaient des voiliers, et un portail encore plus vaste apparut dans le ciel. Les quatrième année se mirent en action, et Farquois les observa avec délice.

— Je n’avais pas prévu de vous mener là aujourd’hui, mais je crains que ce ne soit votre limite. Ne vous inquiétez pas, quoi qu’il arrive, je suis là.

Évidemment, personne ne compta sur cette promesse. Le réflexe gravé dans le cœur et l’esprit de chaque élève de Kimberly les projeta dans la mêlée.

Il y eut plusieurs chaudes alertes, mais en moins d’une heure, ils arrachèrent la victoire. La place de la Bibliothèque retrouva sa forme d’origine, et les quatrième année étaient tous vivants, à bout de souffle toutefois. Farquois fit le tour et soigna rapidement les blessés. Quelques-uns avaient été corrompus, mais puisqu’il ne s’agissait que d’une reconstitution, cela ne laissait aucun effet résiduel. Cette remise en état prit peu de temps, et avant qu’ils s’en rendent compte, tous avaient retrouvé corps et esprit sains.

— Excellent travail. Bien, cela suffira pour aujourd’hui. Une récompense pour avoir tenu jusqu’au bout, je suis sûr que vous mourrez de faim.

Farquois agita son bâton, et une volée de paniers-repas apparut, planant jusqu’à chaque élève. Ils les ouvrirent avec une certaine hésitation et découvrirent des baguette, copieusement garnis de farces colorées, surmontés d’un message de félicitations tracé en condiments. Le contraste avec la brutalité du combat était saisissant, et ils éclatèrent de rire sans pouvoir s’en empêcher. La tension enfin retombée, tous se mirent à manger.

Une scène bien rare à Kimberly, qui déconcerta la Rose des Lames, jusqu’au moment où un ami s’approcha, son panier à la main.

— Repas gratos ? Ici ? Ça, pour être généreux…

— Guy, dit Oliver en avalant sa salive, se tournant vers lui.

Oliver hésita entre l’envie d’éclater en sanglots et celle de s’excuser abondamment, mais la raison le retint de justesse d’un côté comme de l’autre. Ils prirent tous place en cercle et se mirent à manger.

— Désolé d’être resté en arrière pendant la baston, dit Guy, appréciant d’être enfin près d’eux. — J’osais pas lâcher ce groupe des yeux. Mackley hurlait comme pas permis, couinant et râlant : « Je suis foutue ! » toutes les… Aïe !

Un caillou le frappa à l’arrière de la tête avant de retomber au sol. Portant la main à la bosse, il se retourna pour voir Mackley qui lui lançait un regard noir par-dessus l’épaule des Barthé. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit à portée d’oreille.

— Elle a des oreilles derrière la tête, ou quoi ? dit-il en grimaçant. — Euh, bref, je me suis dit que je boufferais au moins avec vous. Je voulais voir comment vous vous en sortez.

— Hmm, oui, bien sûr, répondit Oliver.

Il hocha la tête, pris de court. Il avait surpris des amitiés inattendues et en était plutôt troublé.

Guy quitta Oliver des yeux, balaya chacun de ses amis avant d’arrêter son regard sur Katie, qui essayait très visiblement de se cacher derrière Pete. Sentant une drôle d’onde s’en dégager, il fronça les sourcils.

— Vous tirez tous une de ces tronches… Aucun de vous ne cherche même à cacher qu’il s’est passé quelque chose. Quoi, vous vous êtes disputés pour les brownies que j’ai laissés ?

— Non, on les a partagés équitablement, dit Oliver. — Chacun savoure les derniers morceaux.

— Tes desserts, ça se remplace pas. Reviens et fais-nous-en d’autres, exigea Pete.

Cette brusquerie n’entamait en rien leur affection.

Guy ferma les yeux en hochant la tête.

— J’aime à croire que je progresse. Désolé que ça prenne autant de temps.

— Tu n’as rien à t’excuser, dit Chela. — Mais sache que toutes nos pensées t’accompagnent.

Guy sourit, puis se recentra sur l’amie qui agissait le moins comme elle-même.

— …Alors ? Qu’est-ce que t’as, Katie ? T’es une bardane collée à Pete, aujourd’hui ?

— Laisse-la. Elle a raté un sort de transformation ce matin. Elle a eu une grande barbe bien fournie, elle veut pas que tu la voies.

— …Pas du tout…

L’histoire de Pete était si invraisemblable que Katie fut forcée de sortir la tête de derrière lui pour nier. Rien que cela rassura Guy, qui jeta un autre coup d’œil autour de lui. Il ne leur avait pas parlé depuis bien trop longtemps. Pas seulement Katie, il sentait des tensions dans le groupe. Incapable d’en déterminer la cause, il soupira.

— …Je suppose qu’il s’est passé pas mal de trucs. J’étais pas là, je vais pas gratter plus maintenant.

— Nous ne voulons vraiment pas t’inquiéter, dit Chela. — Sans changer de sujet, tu t’es trouvé de nouvelles fréquentations. Miss Valois, les jumeaux Barthé et Miss Mackley ? Je sais que tu étais avec eux dans le moule d’arbre de lave, mais…

— Ouais, et quand on les connaît, ils sont pas si mal. Seul, j’avance pas des masses de moi-même, alors ça aide. Hein, Annie ?

— Tiens-moi ça, le jumeau. Faut que j’aille me le faire celui-là.

— Assieds-toi, Mackley ! cria Gui par-dessus son épaule. — Guy, arrête de la chauffer !

Mackley avait sa baguette à demi tirée, et Gui l’immobilisa aussitôt. Guy s’excusa en retour, sur quoi Oliver commenta :

— Tu t’intègres parfaitement. C’est un soulagement… et pourtant je suis aussi jaloux, pour être honnête.

— Ah ouais, Oliver ? Je te manque à ce point ?

Guy croisa les bras, en plaisantant, mais à sa surprise, Oliver se contenta d’acquiescer avec gravité.

— Oui. C’est comme si la plus grande lumière de la pièce s’était éteinte. Ça me rappelle à quel point tu réchauffes mon cœur et illumines l’obscurité en moi.

Cela sonnait d’une telle sincérité que Guy en eut le souffle coupé. Il voyait bien qu’Oliver retenait ses larmes. D’ordinaire, Oliver ne se serait jamais laissé paraître si fragile, ce qui le toucha. Avant même de s’en rendre compte, il tendait la main vers lui, un réflexe inconscient pour enlacer un ami dans le besoin. Se reprenant à temps, Guy serra le poing et se donna un coup au visage.

— Guy ?! cria Katie en bondissant sur ses pieds.

— …C’était moins une. Ça aurait pu mal tourner.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? On l’a entendu d’ici ! Tu t’es cassé une dent ?

Chela tira sa baguette pour le soigner, mais Guy s’était déjà redressé, leur tournant le dos. Il remit son sandwich à moitié mangé dans le panier.

— Désolé, je gère pas bien non plus. Je vais filer avant de faire une bêtise, dit-il. Oh, mais d’abord : EXTRUDITOR !

Guy lança un sort par-dessus son épaule en s’éloignant. Oliver n’était pas préparé et fut projeté exactement comme Guy l’avait imaginé.

— Hein ?

— Oliver !

Chela le rattrapa par réflexe. Dans ses bras, sentant sa chaleur dans son dos, Oliver resta bouche bée en regardant Guy.

Guy tourna la tête à moitié, leur lançant un regard en coin.

— C’est vous deux qui êtes en froid, hein ? Je sais pas ce qui se passe, mais arrangez ce bordel. Faire traîner ça ne rend service à personne. Vous êtes sur la même longueur d’onde depuis le premier jour.

Sur ce cadeau d’adieu, il s’éloigna à grands pas.

Incapable de parler, Oliver se contenta de le regarder partir tandis que Chela serra plus fort ses bras, comme si elle répugnait à le lâcher.

— …

— …Chela…

Il entendit un sanglot étranglé. Elle pleurait dans son dos, et cela lui ôta de nouveau les mots. La fixant intensément, lui et Chela, avec Nanao et Katie, Pete fut le premier à se risquer à briser le silence :

— Il a raison. T’as pas besoin d’oublier ni de pardonner, mais engueule-la au moins, Oliver. Tu l’as assez punie. Y a rien de plus dur pour Chela que quand tu te refermes à côté d’elle.

C’était pareil pour lui, Pete, et il savait que c’était la meilleure approche dont il disposait. Oliver ne répondit pas. Il resta à écouter les sanglots derrière lui. De quel droit faisait-il pleurer Chela ?

À cette pensée, l’engrenage émotionnel grippé où il était resté depuis la nuit précédente recommença enfin à tourner.

Une fois qu’ils eurent atteint la première couche, les autres remontèrent vers le campus, tandis qu’Oliver et Chela, seuls, gagnèrent leur base secrète. Ils manqueraient peut-être le premier cours de l’après-midi, mais aucun des deux ne s’en souciait. Leur priorité était claire. Ensemble, ils allèrent sans un mot jusqu’au salon et s’assirent sur le canapé sans même préparer de thé. Il y eut un très long silence. Incapable de trouver des mots qui sonnaient juste, Chela renonça et laissa paraître ses sentiments.

— …Euh, Oliver. Je ne sais pas quoi dire.

— Ne te force pas. Laisse-moi parler, plutôt.

Il prit les devants. Dans son esprit, il savait déjà ce qu’il voulait lui confier. Il s’y était préparé durant le silence. Le dire à voix haute lui coûta beaucoup.

— Il y a quelque chose que tu dois savoir. Quelque chose… que je préférerais que tu gardes pour toi, pas un mot aux autres. Jusqu’ici, seule Nanao sait.

— Je ne dirai rien. Je jure sur notre Rose des Lames, dit Chela, la main sur le cœur.

Oliver comprit que c’était là son vœu le plus solennel et que cela valait davantage que n’importe quel contrat. Mettre sa foi en cette promesse, il acquiesça et prit une inspiration. Pas besoin de tout raconter, ni d’entrer dans les détails. Juste un résumé des points critiques. Avec cela en tête, ses lèvres s’ouvrirent.

— On m’a forcé à des relations sexuelles non consenties. Alors que j’étais encore jeune. Pour des raisons familiales, commença-t-il. Et, la fille qui en est née a péri.

— !

Le visage de Chela se figea comme frappé par un blizzard. Faisant de son mieux pour tenir toute émotion hors de sa voix, Oliver poursuivit.

— C’est pour ça que le contact sexuel m’est difficile. Et pourquoi j’insistais tant sur la contraception en deuxième année. Je ne veux pas que des amis à moi subissent ce que j’ai subi. Cette histoire me rend incompatible avec les pratiques sexuelles habituelles chez les mages. Même s’il y a une logique à cela, non, précisément si l’argument est logique, mon corps et mon esprit le rejettent viscéralement. C’est pour ça que l’incident d’hier soir m’a atteint.

Ses aveux s’arrêtèrent là. Bien trop succincts au vu de tout ce qu’il avait traversé, mais la réaction de Chela montrait qu’elle en avait compris l’essentiel. Elle avait l’esprit vif, un instinct sûr pour déduire ce qui manquait. Avec ce qu’il lui avait dit, elle pouvait reconstituer le reste. Même sans les détails, elle devinerait la douleur indicible et les horreurs qui s’étaient abattues sur lui.

— …C’est… atroce…

Un souffle d’agonie lui échappa. En un instant, elle dut reconsidérer tout ce qui s’était joué la nuit dernière : ce qu’elle avait cru être une victoire de sorcière se transforma soudain en souvenir de la pire cruauté qu’elle aurait pu infliger à un ami.

— …J’ai l’impression de comprendre enfin le vrai sens de l’expression péché impardonnable. À quel point je t’ai blessé, quelle profondeur a dû avoir la coupure, comme j’ai cruellement remué le couteau…

— N’exagère pas. La plaie était déjà là. Tu t’y es simplement coincée le doigt sans t’en rendre compte.

— L’ignorance n’est pas une excuse ! Pas pour un truc comme…

Elle s’interrompit avant de crier.

Chela comprit qu’elle n’était pas en position de se laisser déborder et se contint. Le cœur balloté comme un navire dans la tempête, elle se força à réfléchir. Que pouvait-elle faire ? Comment devait-elle faire face au cœur meurtri devant elle ?

— …Ce n’est guère approprié. Me flageller ne fera que te rendre plus malheureux. Donne… donne-moi un instant. Non pour m’alléger, mais pour choisir des mots pour toi.

Sur ce, elle s’enfonça dans ses pensées, consciente qu’il s’agissait d’un problème insurmontable. Nulle vraie consolation n’était possible, et même en le sachant, il était difficile d’être vraiment là pour Oliver. Excuses et condoléances ne serviraient à rien. Alors, que dire ? À la lumière de toutes les possibilités, que pouvait-elle faire ?

Au bout d’un moment, elle trouva sa réponse. Aucune meilleure option ne se présentait, quoi qu’elle tente. Dès lors, il ne lui restait qu’à descendre jusqu’aux profondeurs où il se tenait.

— …J’ai fini de réfléchir. Et j’ai rassemblé mon courage.

— ?

Sa voix portait une gravité étrange, et Oliver n’en comprit pas la cause. Chela se tourna vers lui, ses yeux reflétant les siens, et fit un pas en avant. Son ton sonnait grave, et Oliver ne savait pas pourquoi. Chela se tourna vers lui, ses yeux reflétant les siens, et elle descendit d’une marche vers l’abîme en contrebas.

— J’ai un aveu à faire, moi aussi. Cela peut prendre du temps, mais j’aimerais te faire prêter, à toi aussi, un serment de silence.

Ces quelques mots suffisaient à dire ce que Chela demandait. Pour elle, c’était l’équivalent de se jeter sur le bûcher. Oliver comprit qu’elle ne cherchait ni à s’excuser ni à le consoler, mais à rétablir l’équilibre. En d’autres termes, offrir une histoire aussi sombre que celle qu’il avait livrée.

— Je le jure. Sur notre Rose des Lames.

Le même vœu qu’elle avait prononcé. Chela acquiesça et commença.

Il y a environ dix-neuf ans, dans une demeure si ancienne que son histoire dépassait celle de Kimberly elle-même, le manoir des McFarlane.

— Hoh-hoh, hoh ! Ma foi… Un vrai baume pour les yeux ! ricana une vieille sorcière.

C’était une salle de soins, protégée par toutes sortes de barrières magiques, où l’on contrôlait avec soin la densité élémentaire de l’air même. La sorcière lavait son arrière-petite-fille tout juste née. Les oreilles de l’enfant, pointues à la naissance, s’arrondissaient déjà.

— … Sans nul doute une demi-elfe. Et une rare métamorphe ! Moi-même, je n’en ai jamais croisé en dehors des pages d’un vieux grimoire. Et qu’il s’agisse d’un bébé de mon sang, baigné pour la première fois par mes mains…

Sa voix vibrait de joie et d’exaltation. Sortant le nourrisson du bain, la sage-femme l’essuya et l’emmaillota, offrant avec révérence ce petit paquet à la mère. À celle-là même qui avait introduit le sang elfique chez les McFarlane, à présent étendue, épuisée, sur la table d’accouchement.

— Beau travail, Mishakua. Mettre au monde cet enfant rend un immense service aux McFarlane, non, au monde magique tout entier. Peut-être vivrez-vous assez pour voir les résultats de…

— Surveille ta langue, petite.

D’un mot, la sorcière fut réduite au silence. Personne d’autre dans cette famille n’aurait osé lui parler ainsi, mais même la cheffe du clan McFarlane ne pouvait répondre à Mishakua. L’elfe était mage depuis bien, bien plus longtemps. En salle de Conseil, la sorcière aurait peut-être pu brandir l’ordre établi comme un bouclier, mais, en cet instant de naissance, nul n’avait davantage peiné. Un brin de rudesse n’offrait aucun prétexte pour protester.

Tu devais me compliquer la tâche, murmura Mishakua en souriant au bébé qui s’agitait. — Mon ventre était si confortable ? Tu étais bien trop réticente à partir. Nous avons presque dû m’ouvrir pour te faire sortir.

Ici, son regard glissa sur le côté vers son mari, resté muet tout au long de la procédure.

Prends-la, Theodore. Pendant que je fais amende honorable auprès de mes ancêtres.

— …Hmm.

Theodore acquiesça non sans raideur et prit son enfant dans ses bras. Voyant la peur au fond de ses yeux, Mishakua réprima un sourire. Il s’était jadis introduit seul dans son village natal sans trahir la moindre émotion. Cet homme avait depuis longtemps dépassé la crainte de la mort. Et pourtant, ce qu’il tenait à présent lui rappelait ce que cette émotion faisait ressentir.

…?

À mesure qu’il contemplait le bébé, la terreur dans ses yeux céda la place aux larmes. Un fait qui le déconcerta. Voyant son mari incapable d’expliquer ces larmes, Mishakua le perça à jour.

Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Malgré tout.

Ces mots lui serrèrent la gorge. Ce n’était pas son premier enfant. Plus d’enfants qu’il n’avait de doigts portaient son sang. Pourtant, il ne lui avait jamais été permis d’en traiter un seul comme le sien. C’étaient les enfants de Maisons secondaires et Theodore n’était jamais leur père.

Il s’y était accoutumé. Il avait cessé de s’en tourmenter, de s’en laisser abattre, si bien qu’il s’était persuadé qu’il ne saurait plus aimer. Même si, enfin, il obtenait un enfant à appeler le sien, il était certain que son cœur resterait gelé. Et dès qu’il avait appris la grossesse de sa femme, il n’avait rien craint davantage que de prendre ce minuscule corps dans ses bras et de ne rien ressentir.

Comme il s’était trompé. Cela bouleversa tout son être. Au moment où il tint sa fille, toutes les émotions qu’il avait enfouies jaillirent. Il lui était permis de l’aimer, et ce seul fait fit ruisseler les larmes sur ses joues, éclaboussant le visage du bébé.

Mishakua sourit à ce spectacle.

— C’est ainsi que cela doit être. Si tu ne peux pas m’aimer, aime-la, elle. Aime-la pour tous les enfants que tu ne peux pas aimer, dit-elle. — Quel est son nom ? Tu disais en avoir un en tête.

Elle parlait comme une enseignante ramassant un devoir. Tenant son enfant dans des bras qui tremblaient, fixant son visage, Theodore répondit :

— …Michela. J’ai choisi un nom qui rappelle le tien. Et…

— Ah. Pour une fois, tu t’es surpassé.

Mishakua sourit de toutes ses dents et tendit les bras. Theodore hocha la tête, comprenant ce que cela signifiait. Il lui rendit le bébé.

Serrant ce minuscule corps contre elle, l’elfe qui s’était aventurée en terre humaine lui chuchota :

— Je suis désolée, Michela. Tu es née dans un monde cruel. Tu peux me haïr autant que tu voudras pour tout cela. Mais je t’aime. Ce fait ne peut être changé.

Elle la serra contre son cœur. Quel que fût le sort cruel que l’avenir réservait, l’amour éprouvé ici était réel. Les lois du monde accordaient aux elfes une longévité exceptionnelle, mais leur vitesse de croissance n’était pas différente de celle des humains. Les demi-elfes comme Michela suivaient la même règle. Quelques années après sa naissance, elle avait bien grandi et, comme tous les enfants, s’intéressait à tout ce qui l’entourait.

— Je n’ai pas de frères et sœurs, Père ? demanda-t-elle un jour.

Theodore se détendait avec elle sur le canapé du salon et esquissa un sourire embarrassé.

— …Question difficile. On peut dire que si, et on peut dire que non. Notre famille est un peu particulière.

Une réponse évasive. Il la souleva. C’était le matin, et ses boucles anglaises venaient d’être faites. Elles se balancèrent tandis qu’il la tenait.

— Tu te sens seule ? À être fille unique ?

— Non, pas du tout. Je vous ai vous, et Mère, répondit-elle. — Mais, si j’ai des frères et sœurs, je me disais qu’eux pourraient être seuls.

Une innocence pleine de bonté qui lui brisa le cœur. L’amour et la tristesse montèrent en lui, et il la serra fort.

— Tu es si gentille, Chela. Je ne mérite pas une enfant comme toi.

— Pourquoi ? Vous aussi, vous êtes toujours gentil !

Ignorante de tout, Chela sourit. Un sourire sans la moindre ombre. Theodore aurait voulu qu’elle reste ignorante à jamais, tout en sachant trop bien que cet espoir était fragile.

Chela grandit baignée de l’amour de ses parents, mais le jour de ses huit ans, son arrière-grand-mère jugea le moment venu. Elle emmena l’enfant dans son atelier pour lui exposer la fonction qu’un héritier McFarlane porteur de sang elfique devait remplir.

— Sais-tu ce qu’est cette liste de noms, Michela ?

Chela était assise à la table, et la très vieille sorcière déroula devant elle un rouleau. En déchiffrant la liste des noms qui y étaient tracés, Chela pencha la tête. Tout ce qu’elle pouvait dire, c’est qu’il s’agissait sans doute de noms masculins.

— Tous ces hommes ont une option sur ton ventre. En temps voulu, tu pourrais avoir un enfant d’eux. Grave leurs noms dans ta mémoire, tu rencontreras bientôt chacun d’eux à ton tour.

Le ton de la sorcière était aussi mesuré que ce destin était rude. Chela réfléchit à ces paroles, essayant de les raccorder à ce qu’elle savait.

— …Vous parlez de fiancés ? L’un d’eux sera mon futur mari ?

C’était la meilleure interprétation qu’elle pût fournir. À son âge, c’était une compréhension admirable, et, dans une autre Maison, cela aurait été la bonne hypothèse. Mais son arrière-grand-mère secoua la tête, en pouffant. Ici, on était chez les McFarlane, un lieu fort éloigné des normes.

— Quelle adorable erreur, Michela. Je crains que cette liste ne contienne aucun partenaire. Si l’un d’eux t’attire, tu pourras bien sûr le conquérir si tu le souhaites, dit la sorcière. — Mais, pour dire les choses simplement, tu dois partager ton sang avec eux. Ce sont des héritiers choisis pour aider à diffuser le sang elfique dans le monde des hommes et en assurer la pérennité.

Naturellement, nous avons tenu compte de leur comportement individuel. De cette liste… tu as déjà rencontré le petit Andrews, n’est-ce pas ?

Chela se souvint d’un garçon de son âge qu’elle avait rencontré peu auparavant. Elle avait beaucoup essayé de lui parler, espérant devenir amie, mais après qu’ils eurent comparé leurs sorts sous le regard des adultes, il s’était raidi. Elle n’en comprenait pas la raison, et l’idée d’avoir un jour un enfant de lui avait encore moins de sens. Mais son arrière-grand-mère ne laissa pas le temps à l’idée de faire son chemin.

— Il y a eu très peu de demi-elfes dans l’histoire, mais tu n’es pas la première. Pourtant, aucune de ces mages n’a réussi à laisser une lignée durable. Les raisons sont diverses, mais, pour le dire simplement, elles n’ont jamais réussi à faire prendre leur sang. Très peu d’humains sont capables de mettre une elfe enceinte. Il faut un haut niveau d’aptitude magique pour que leurs aspects se mêlent correctement.

Chela connaissait déjà cette histoire. Y compris le fait qu’elle était la seule demi-elfe complète connue à exister dans le monde magique. Elfes et humains se reproduisaient difficilement, et, même lorsqu’ils y parvenaient, les enfants souffraient souvent de déficiences fonctionnelles et étaient incapables de se reproduire.

Plus le potentiel magique de l’humain était élevé, plus ces problèmes s’atténuaient. Theodore répondait à ces conditions, et c’est ainsi que lui et Mishakua avaient réussi à donner naissance à Chela. Elle comprenait qu’on lui demandait d’en faire autant. Ainsi, elle saisit enfin ce que signifiait cette liste.

— La plupart des vieilles Maisons chercheraient à garder ce sang pour elles et à répéter les erreurs du passé. Mais pas les McFarlane. Tirant les leçons de ces échecs, nous avons renoncé à notre mainmise sur ce sang et choisi de bien partager ton ventre. Intègre ce fait et prépare-toi. Prépare-toi à porter un enfant pour chacun des hommes de cette liste.

Cette sorcière ne prenait même pas la peine de masquer ses intentions. Elle expliqua à son arrière-petite-fille que seule la quantité compenserait les échecs inévitables : elle devait donc avoir le plus d’enfants possible, avec autant de jeunes mages prometteurs que possible. Les elfes de sang pur ne pouvaient enfanter que rarement au cours de leur vie, mais les demi-elfes, bénéficiant de leur ascendance humaine, échappaient à cette restriction. Elle lui fit comprendre, sans aucune ambiguïté, que Chela était pour elle une reproductrice idéale.

Tout se tenait. La logique était imparable. Autant qu’elle le pouvait comprendre, Chela acquiesça, bien trop jeune pour imaginer le tribut que cela lui coûterait. Mais malgré son jeune âge, elle avait des inquiétudes. Plus précisément, tous les noms sur cette liste provenaient d’illustres Maisons. Même si tous ne réussissaient pas, il y avait de fortes chances que beaucoup aient des enfants. Elle se retrouverait alors avec des maris et des enfants plus nombreux que les doigts de ses mains.

Même si les mages n’avaient aucune règle contre la polygamie, cela lui paraissait excessif.

— Je comprends, chère arrière-grand-mère. Mais j’ai une question.

— Oui ? Demande n’importe quoi.

— Avec autant de personnes, je ne pense pas pouvoir les aimer tous. Je crois que cela rendra les enfants très seuls. Qu’est-ce que je dois faire pour ça ?

À cette question si innocente, la sorcière ne put s’empêcher de rire. Non pas de l’enfant devant elle, mais des parents qui l’avaient élevée. Ils l’avaient bien trop couvée. Lui enseigner la gentillesse et la prévenance ne ferait que la faire souffrir plus tard.

— Tu ne comprends pas encore, Michela. L’amour n’a rien à voir là-dedans. Chaque Maison règlera ces broutilles de son côté, et, franchement, cela n’a aucune importance. Nous devons implanter le sang elfique dans le monde des hommes. Aucune autre considération ne saurait primer, expliqua la sorcière. — Si ce n’est pas clair pour toi, regarde comment vit ton père. Il y a des différences entre hommes et femmes, certes, mais sa voie n’est pas si éloignée de la tienne. Observe-le attentivement, et tu comprendras comment tu dois te comporter.

Déconcertée par les paroles de son arrière-grand-mère, Chela hocha la tête. Rien de ce qu’elle savait de son père bien-aimé ne correspondait à ce discours.

Son arrière-grand-mère fit rapidement les arrangements, et l’occasion se présenta bientôt. La veille, le père de Chela lui avait dit d’un air sombre de l’accompagner, et Chela visita donc, à son bras, une demeure ancienne, sans comprendre ce que signifiait cette visite.

— Voilà qui est une surprise. Je ne m’imaginais pas que vous amèneriez la fille dont tout le monde parle.

Chela et son père étaient assis en face d’une sorcière, dans un salon où l’on n’avait ménagé aucune dépense. Un encens capiteux lui chatouillait le nez, sans être désagréable. Le thé aux herbes et les tartelettes posés sur la table devant elle, eux aussi, exhalaient un parfum d’une douceur excessive. Chela se sentait à sa place nulle part, ici. Ce n’était pas un accueil ordinaire, elle le sentait, même si elle ne pouvait en discerner la nature.

— Ce n’était pas mon choix, mais ma grand-mère me l’a imposé. C’est une fille intelligente et elle ne fera pas de scène. Supposez qu’elle est ici pour apprendre les usages du monde.

— Naturellement, elle est la bienvenue. Même si je ne peux garantir que ce soit une éducation appropriée… Héhé, quelle adorable petite. J’imagine que vous lui avez appris des choses, mais je vois bien qu’elle ne comprend pas encore. Depuis combien de temps cela n’est-il pas arrivé ? Qu’une âme aussi innocente mette les pieds ici ?

Les yeux posés sur Chela, la sorcière sourit d’un air envoûtant. Étrange qu’elle n’ait pas la moindre envie de lui rendre son sourire, pensa Chela. Elle prit une gorgée de thé et en fronça les sourcils. Theodore lui retira silencieusement la tasse de la main et la reposa sur la table, ne voulant pas que sa fille boive un breuvage conçu comme un aphrodisiaque fonctionnel.

Humectant ses lèvres de son propre thé, la sorcière la fixa longuement, comme si elle cherchait comment divertir sa compagnie. Au bout d’un moment, elle posa la question évidente.

— …Lui montre-t-on tout ? Si c’est pour cela qu’elle est ici ?

— Ne brûlons pas les étapes. Comme je l’ai dit, je ne compte pas rester longtemps aujourd’hui.

— Quel dommage. Et moi qui étais toute prête. Cela dit, je préfère ne pas l’emmener dans la chambre avec nous.

Sur ces mots, la sorcière se leva, contourna la table et s’assit de l’autre côté de Theodore. Cet agencement déconcerta l’enfant. Mais, sous ses yeux, la sorcière remonta la main le long du cou de Theodore et posa doucement ses lèvres sur les siennes.

Theodore ne bougea pas. Les yeux de Chela s’écarquillèrent, et, après un long baiser, la sorcière se recula avec un sourire aguichant.

— Alors parlons un peu, dit-elle. — Si vous ne restez pas longtemps, pouvons-nous au moins partager un verre ?

Elle ôta la main de sa hanche, et un assortiment de bouteilles d’alcool et de verres vola depuis une étagère du fond. Elle posa trois verres sur la table, déboucha une bouteille et remplit de liqueur deux des trois verres. Le troisième, elle le remplit de jus de raisin dans un modeste égard.

Son père se mit à parler avec la sorcière, arborant un sourire de masque et Chela les regarda comme si elle assistait à une scène d’un pays lointain et étranger.

Un temps déroutant s’écoula, et lorsque le soir tomba, Theodore mit fin à la visite et emmena Chela. Elle avait tant de questions qu’elle ne savait quoi dire. Tandis qu’ils marchaient en silence, ils croisèrent un homme aux grilles principales.

— …

Un peu plus âgé que Theodore, l’homme se renfrogna en le voyant. Theodore l’ignora complètement.

— Bonsoir, Mr. Walpole. Désolé de vous saluer en partant.

— …Peu importe. Je n’avais aucune intention de vous voir. Au moins n’êtes-vous pas resté pour la nuit.

Sur ces mots, l’homme passa rapidement devant eux. Mais quelques pas plus loin, il se retourna, la voix chargée de fureur.

— Si vous avez fini, déguerpissez. Quel visage ma femme a-t-elle arboré pour vous charmer, Géniteur McFarlane ?

Cela frappa durement Chela. Elle n’en comprenait pas le sens, mais le ton de l’homme suffisait à révéler une insulte insupportable. Elle commença à se retourner, mais Theodore lui serra la main et l’entraîna. Comme si laisser ces mots souiller les oreilles de sa fille lui était plus insupportable encore que les insultes elles-mêmes.

Quand le manoir disparut derrière la colline, ils s’arrêtèrent. Chela leva les yeux vers son père, dont le visage ne trahissait aucune émotion.

— Père, est-ce que… ?

— Pardon, Chela. Laisse-moi d’abord me rincer la bouche.

Lui coupant la parole, il sortit une potion de sa poche et la fit tourner dans sa bouche, comme s’il ne pouvait supporter autrement la sensation désagréable qui s’y accrochait.

Chela regarda, attendant. Enfin, la bouteille fut vide, et il la rangea.

Theodore baissa vers elle un regard assombri.

— Je suis sûr que tu t’en doutes. Je dois partager mon sang avec la femme que nous avons rencontrée. Cet homme est son mari. L’acte lui-même reste à venir, mais il y a des étapes à franchir. Les liens entre Maisons sont toujours une corvée.

Il semblait las. Elle s’en doutait, mais, cette confirmation faite, elle reconsidéra ce qu’elle avait vu. Même en spectatrice, elle n’y avait perçu aucun plaisir. Elle pouvait donc imaginer combien cela avait été désagréable pour lui, et ce que cela annonçait pour son propre avenir.

— …Alors un jour, je serai comme vous l’avez été aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Tu n’auras pas à aller chez eux. J’aime fanfaronner en disant que j’ai le pied léger, alors je fais le déplacement, mais vu la réputation de la famille McFarlane, il est plus approprié qu’ils viennent à toi. Il n’est pas nécessaire d’être aimable et de leur plaire. C’est leur tâche. Si tu n’en as pas l’inclination, tu peux simplement rester là en silence, en sirotant ton thé.

Theodore parlait d’un ton plat, parfaitement conscient que cela ne la consolerait en rien.

Si sa fille avait été du genre de mage à aimer traiter les gens comme des moins que rien ou à les ensorceler par son charme, passe encore, mais ces qualités étaient à mille lieues de Chela. Cela ne la dispensait pourtant pas des obligations de son sang.

Leurs positions différaient, mais la sorcière d’auparavant n’était guère différente. Son devoir était de capturer Theodore et d’apporter profit à sa lignée. Ses sentiments n’entraient pas en ligne de compte. Elle y était habituée, mais rien ne disait qu’elle y prenait plaisir. Peut-être que la distinction n’avait depuis longtemps plus d’importance.

Plus on était mage, plus c’était le cas, Theodore en savait trop bien quelque chose. Il lui arrivait d’agir en conséquence.

Ce dernier se tourna vers la ville des non-mages au pied de la colline, baignée par la lumière du soleil couchant.

 Chela suivit son regard. La beauté de ce paysage était, à ses yeux, la seule grâce salvatrice. Elle empêchait ce moment précieux passé avec sa fille d’être entièrement désagréable.

— Mon rôle dans tout cela est en partie une sanction. J’ai commis autrefois une grosse erreur et je dois partager mon sang davantage que d’autres parents. Grand-mère est encore furieuse contre moi. Mon erreur a conduit directement au miracle de ta naissance, et malgré cela, elle n’arrive pas à passer outre.

Les yeux de Theodore reflétaient un ciel rougi. Au fil du temps, Chela avait compris que ses parents ne s’étaient pas exactement rencontrés pacifiquement. Elle n’avait jamais songé à demander toute l’histoire.

Ce n’était pas ce qui comptait pour elle. Elle avait un père et une mère, et tous deux l’aimaient. Mais depuis longtemps, des doutes se nichaient en elle, et elle choisit ce moment pour les formuler.

— …J’ai deux questions, Père.

— Oui ? Vas-y.

— Je sais que vous n’aimez pas cette femme. Que vous étiez là par devoir envers les McFarlane. Mais pourquoi n’aimez-vous pas Mère ?

Il baissa les yeux et découvrit des larmes dans ceux de Chela. Theodore pinça les lèvres. Pas surpris. Il savait que cette question viendrait un jour.

— C’est une question difficile, dit-il. — Je respecte ses talents et son caractère et en tant que partenaires, nous nous entendons bien. Simplement… si tu me demandes si je peux dire que je l’aime avec la même assurance que je t’aime, c’est bien plus difficile pour moi. Quand je l’ai rencontrée, j’avais depuis longtemps tourné le dos à ces choses.

Ce n’était pas une question à laquelle on pouvait répondre d’un mot. Chela était assez intelligente pour comprendre que la vérité était beaucoup plus complexe qu’elle ne pouvait encore l’appréhender, et elle se tut. Insister ne ferait que le faire souffrir.

Non sans peine, elle remisa ses sentiments. Se disant qu’il lui suffisait, au moins, qu’il n’ait pas dit qu’il n’aimait pas Mishakua.

Theodore sentit tout cela et s’en trouva infiniment dégoûté de lui-même.

Pourquoi ne pouvait-il pas lui répondre ? Toute la journée, sa fille ne lui avait pas demandé une seule chose.

— …Bon, alors. L’autre question…

Les émotions maîtrisées, Chela leva de nouveau les yeux vers lui. Son regard lui fit craindre ce qui allait suivre. Il eut l’impression qu’un coup de plus de cette force le rendrait incapable de supporter d’être lui-même.

— …Avez-vous besoin de fumer, Père ?

C’était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait. Il lui fallut plusieurs secondes avant qu’un sourire maladroit n’apparaisse sur ses lèvres.

— …Eh bien, quelle surprise ? Je n’ai jamais fumé devant toi !

— Je l’ai parfois senti sur vous. Toujours quand vous sembliez étrangement malheureux.

Chela lui lança un regard triste, prête à pleurer, et Théodore la serra dans ses bras, conscient que cette étreinte était une échappatoire.

— Pas besoin de ça. Je suis avec toi, là, maintenant. Tant que je peux te prendre dans mes bras, tous mes mauvais sentiments s’en vont. Je ne fume que quand je ne peux pas le faire.

Malgré son tumulte intérieur, les platitudes lui venaient avec une facilité déconcertante. Mais il ne pouvait pas laisser la discussion s’achever là. Ses propres sentiments n’avaient aucune importance. Ils n’avaient jamais mérité la moindre considération. Seule comptait sa fille, devant lui.

— Chela, ma chère fille.

— Oui ? dit-elle à voix basse.

Il voyait bien qu’elle savait que la suite serait importante. En sachant que cela faisait de lui un père déplorable, il le dit tout de même.

— Tu es une fille intelligente, alors je suis sûr que tu le sais. Tu n’auras jamais le droit d’aimer ni de fonder une famille d’une manière normale.

— …Je le sais bien.

Chela acquiesça lentement. Ni frustrée ni peinée. Et ce simple fait serra le cœur de Théodore davantage encore.

Une enfant aussi sage et douce que je jette dans les fosses de l’enfer. Je la pousse sur la voie magique qui l’éloignera très loin du bonheur humain. Cette vérité ne changera jamais. Alors, au moins, je ne peux qu’espérer qu’elle trouvera une lumière pour l’éclairer dans sa descente funeste.

— S’il y a un espoir, alors que ce soit celui d’avoir de bons amis. Cela seul nous est permis. À défaut de tout le reste.

Sa voix trembla. Lui aussi, autrefois, avait eu sa lumière. Ces mots atteignirent Chela en plein cœur et lui révélèrent où diriger l’amour qu’elle portait : vers des liens affranchis de la valeur de son sang, où son cœur pouvait être simplement humain. Seuls des amis précieux pouvaient y entrer, et c’est cet avenir qu’elle désirait plus que tout.

— Et voilà mon histoire d’origine, conclut Chela, s’accordant un léger soupir.

Oliver la fixait en silence. Jamais elle n’aurait imaginé révéler tout cela, pas même à des amis. Un passé qui gisait à ses côtés, au plus profond. Mais le partager avait été le seul moyen de rester amie avec Oliver. Si elle l’avait gardé verrouillé, elle n’aurait plus jamais pu le regarder dans les yeux.

— …Ton passé est, d’une certaine manière, mon avenir. Malgré nos similitudes, une différence essentielle nous sépare, et il est évident que c’est elle qui nous a conduits là où nous sommes, dit Chela. — Pour résumer, moi, j’ai appris à m’y adapter. Toi, en revanche, tu l’as refusé et tu continues de lutter contre lui. C’est toute la nuance.

Sa voix se fit rauque. Affronter leurs ténèbres respectives éclairait cette divergence.

Son passé à lui était une blessure encore ouverte. Mais elle, elle ne considérait même plus le sien comme douloureux. Son cœur avait grandi avec un morceau manquant, et, à présent, elle agissait comme si cela avait toujours été sa nature. Et pour cette raison, elle l’avait blessé. Elle s’était aveuglée. En lui demandant de s’aligner sur elle, elle avait rouvert sa plaie.

— Tout devient clair. Je n’ai pas été attirée par toi parce que nous partagions les mêmes abîmes. Ce serait trop simple : tant d’héritiers auraient pu te ressembler. Non… c’est parce que, même englouti, tu t’accrochais désespérément à quelque chose de vrai. Cette chose que j’ai, sans le vouloir, arrachée et jetée… et que toi, tu tiens encore serrée contre toi.

Chela admirait cela. Elle ne pouvait même pas appeler cela de l’espoir. Ce qu’il étreignait, c’était un cadavre, quelque chose qui ne respirerait plus jamais.
Il savait qu’il n’obtiendrait aucune réponse, et pourtant il ne pouvait s’empêcher de l’appeler, de l’aimer malgré tout.

Et pour cette raison même, elle ne désirait qu’une chose : envelopper l’un et l’autre de ses bras.

— Est-ce que je peux… t’enlacer, Oliver ? Si j’en ai encore le droit.

Elle ouvrit les bras.

Oliver hocha la tête, s’approcha et se laissa aller contre elle. Chela sentit alors qu’un immense morceau manquant venait de retrouver sa place.

Elle ne pouvait plus se permettre de perdre cela. C’était bien trop précieux pour que cela lui échappe encore.

— …Tu comptes tellement pour moi…, murmura-t-elle, la voix tremblante.

Les bras d’Oliver se refermèrent sur elle avec force.

Sans laisser le moindre espace entre eux, comme pour chasser les vents glacés.

Avec l’espoir que cela suffirait, ne serait-ce qu’un instant, comme il l’avait toujours fait.

Il les avait laissés attendre beaucoup trop longtemps. Voir Oliver dans cet état, durant le dernier cours, avait ramené Guy des années en arrière.

Il avait sans doute été trop optimiste. Il n’avait vu son ami dans un tel état qu’une seule fois, en deuxième année, lorsqu’il traversait cette sombre période dont ils n’avaient jamais su la cause.

— Ah-ha-ha-ha-ha-ha !

— Ngh…!

Dans un atelier faiblement éclairé dédié aux dompteurs de malédictions, les poupées maudites de Zelma assaillaient Guy, armées de ciseaux et de rasoirs. Des poupées de porcelaine en dentelles froufroutantes, ricanant à plein gosier, une vision inquiétante, mais Guy les repoussait à l’aide de pantins sculptés dans le bois maudit de ses plantoutils.

Un exercice élémentaire de manipulation de familiers, mais loin d’être facile. Les automates de Zelma étaient, sans surprise, redoutables, et plus implacable encore était la loi de conservation des malédictions : chaque poupée hostile qu’il abattait augmentait l’énergie accumulée par ses propres pantins.

— …Tch… !

Déjà qu’il était difficile d’actionner des familiers alimentés par sa propre énergie de malédiction, plus ils absorbaient d’énergie étrangère, plus ils risquaient d’échapper à son contrôle.

Attentif à la capacité individuelle de ses pantins, Guy tirait d’eux des quantités d’énergie appropriées, les maîtrisant en plein combat. S’il perdait le contrôle d’un pantin, tout était fini.

Mais s’il siphonnait trop d’énergie, ses pantins perdraient la bataille. Un exercice conçu pour marteler à quel point combattre avec des malédictions était une arme à double tranchant, mais…

— Je ne vais pas rester coincé ici !

S’échauffant, Guy utilisa un pantin de bois maudit comme leurre, et tandis que les hostiles s’y concentraient, un autre de ses familiers joignit ses deux bras en une seule massue et balaya à l’horizontale. Deux ennemis furent broyés d’un coup, tandis que le troisième hostile découpait le leurre et pivotait, mais l’excès d’énergie de malédiction le ralentit. Guy avait compté là-dessus et en profita.

Son pantin de bois plaqua l’ennemi, le renversa et le ligota, et les racines s’enfoncèrent dans le corps de la poupée hostile.

— Ah-ha-ha-ha-ha-ha ! Ah-ha-ha ! Ah-ha ! Ah-ha-ha ! Ha !

Les racines invasives la détruisirent de l’intérieur et, privée de toute source d’énergie, son rire strident s’éteignit. La poupée s’effrita. Son familier fut frappé par une décharge d’énergie maudite, mais Guy la recueillit avant qu’elle n’échappe à son contrôle. C’était d’une âpreté virulente, mais il la laissa entrer sans la contrarier, l’apaisa, la calma et, cela fait, il s’autorisa un soupir soulagé.

— Quoi, déjà fini ? fit Zelma en clignant des yeux.

Elle lisait sur le côté.

— Il n’est que midi passé. C’était un devoir pour la journée entière !

— Haa… haa… J’ai pas le temps ! Donnez-moi la tâche suivante !

— Au moins, tu es motivé, dit-elle en secouant la tête. — Mais j’ai bien peur de ne pas le pouvoir.

— Hein ? Pourquoi pas ? Je suis prêt pour la suite !

— Ça, je le vois bien. Ce qui me manque, ce sont les devoirs. J’ai omis de préciser que c’était ton examen final.

Guy se figea un instant, sans trop saisir. Elle lui adressa un sourire en coin.

— Savoir, technique et attitude, tu as tout ce dont un dompteur a besoin. Les Warburg sont une lignée de dompteurs, et j’y mettrais mon nom en jeu. Je savais que tu allais vite, mais arriver ici en moins d’un mois ? Je comprends pourquoi Baldia te convoitait.

Elle le pensait clairement aussi et cela l’aida à l’intégrer pour de bon. Guy était déjà sur la ligne d’arrivée qu’il avait courue pour atteindre.

— …Alors j’ai fini ? Dans ce cas…

— Tu peux estimer avoir atteint le niveau requis pour vivre normalement malgré l’énergie maudite en toi. Tu sais comment éviter qu’elle se transmette, et comment agir le cas échéant. Tu as appris à te maîtriser, physiquement comme mentalement. Il ne reste plus qu’à en faire une routine. Certes, ta vie ne sera plus tout à fait pareille, mais tu pourras retrouver une partie de tes liens. C’est ici que tu es censé me remercier.

La dernière phrase était une plaisanterie, mais les yeux de Guy se remplirent de larmes. Il pouvait être avec ses amis de nouveau. Il ne pouvait pas les toucher, et certainement pas les étreindre, mais au moins être près d’eux et parler. Cela, oui, éveilla de la gratitude et il l’exprima.

— Merci beaucoup…!

— Hmm, la sincérité est toujours bonne à prendre. Cela dit, tu as progressé si facilement que je n’ai pas vraiment réussi à t’enrouler autour de mon doigt. Dommage ! Et dire que j’avais prévu de t’arracher à Baldia… Malgré tout, ton sang-froid presque surnaturel t’a donné ce résultat. Je me contenterai de savoir que j’ai contribué à offrir au monde un futur dompteur prometteur. Ce n’est pas un prix pour ça, mais en l’honneur de ta formation achevée, j’ai un cadeau.

Zelma agita une baguette, et les portes s’ouvrirent. Trois mages entrèrent. Guy connaissait chacun de leurs visages, tous trois étaient des diplômés de Kimberly qui avaient rejoint le corps enseignant.

— …Gwyn, Shannon… et Rivermoore ?

— Hmm. Le devoir d’aujourd’hui était un peu ardu, alors je les ai mis en attente pour parer à toute perte de contrôle. Tu es un homme chanceux, Guy : aucune autre école de l’Union n’a autant de consolateurs compétents parmi son personnel, même non professoral. Tu peux remercier ton choix d’être venu à Kimberly. Mais bref, ils sont très sollicités. Finissons rapidement. Leur consolation pourra apaiser une malédiction de cette ampleur et la maintenir en sommeil pendant environ une semaine.

— On y va, dit Gwyn en posant son alto sous son menton.

Rivermoore prit place au piano, tandis que Shannon installait Guy sur une chaise, la main sur son épaule.

— Laisse-moi… te toucher, Guy, lui dit-elle. — Ne t’inquiète pas. Juste… détends-toi.

— Euh, heu…

Guy était déconcerté, mais ils jouaient déjà.

La musique lui vola son attention, et il cessa de se tortiller.

— Écoute bien et pas besoin de me répondre, dit Zelma. — L’Instructeur David est venu me voir l’autre jour. Il a dit qu’avec tes talents, t’imposer un choix binaire était cruel et inhabituel. Il s’est demandé s’il n’y avait pas moyen de te donner plus de temps. J’ai eu du mal à refuser. Je lui devais un service pour m’avoir aidée à nettoyer le bazar causé par l’apprenti de Baldia. Même en tant que sa mandataire, ce n’est pas une mince faveur. Et je ne voulais pas non plus te voir répéter les erreurs de Lombardi.

Alors que la douce mélodie le baignait, Shannon superposa sa zone à celle de Guy, en consolant la malédiction. C’était bien trop confortable. La tension se dissipa en lui.

— Pour être plus précise, commença Zelma, — deux fois par mois, tu recevras le concert d’apaisement de cette équipe. Cela rendra la malédiction en toi temporairement dormante, et pendant cette période, tu pourras agir presque comme tu le faisais avant de devenir dompteur de malédictions. En somme, une manière peu orthodoxe de mener les deux de front. La moitié du temps, tu pourras te détendre auprès de tes amis et t’occuper de la Magiflore. Peut-être que le résultat sera de freiner ta progression dans les deux domaines, mais je parie que tu jugeras que c’est un faible prix à payer.

Guy hocha la tête, sidéré. Comprenant que cela lui paraissait difficile à croire, Zelma appuya ses propos.

— Je dois ajouter que c’est un traitement exceptionnel, même pour les standards de Kimberly. Cela reflète les espoirs que nous plaçons dans ton talent, et c’est aussi une récompense pour avoir ramené vivants tous ceux coincés dans le moulage d’arbre de lave. S’il y avait eu des morts là-dessous, cela nous aurait fortement desservis, un argument de poids pour ceux qui cherchent à renverser la directrice. Hé, hé. Comme je te l’ai déjà dit, chez les dompteurs de malédictions, survivre suffit à prouver sa valeur. Tu n’as pas fait exception.

Un éclat de lucidité familière le traversa.

Et, enfin, tout commença à sembler réel. Le concert continuait.

— Ironique, murmura Zelma. — Lombardi t’a infligé cette malédiction, mais ton choix d’être son Visiteur Final t’a valu ce traitement. Peut-être qu’un autre événement aurait fini par te conduire à devenir dompteur de malédictions, mais rien d’autre n’aurait pu te permettre de vivre ainsi entre deux mondes. Ton ennemi et ton frère en malédiction. Sans jamais l’avoir connu, il t’a pourtant tant donné…

Elle poursuivit, plus doucement :

— Je me dis souvent qu’il n’y a guère de différence entre une bénédiction et une malédiction. Toutes deux s’entrelacent dans la trame du monde et infléchissent les destinées. Une fois que tu auras tout absorbé… où cela te conduira-t-il ?

Une larme glissa de l’œil de Guy. Zelma détourna le regard.

— Assez de mes divagations. Laisse-toi porter par le vacarme, celui qui règne en toi comme celui qui t’entoure, Arbre Maléfique. Et accepte ce surnom. Il te paraît peut-être être une malédiction… mais c’en est une bénédiction tout autant.

Sur cet ultime conseil, Zelma quitta la pièce.

Tout le reste s’effaça de l’esprit de Guy, ne laissant plus que la musique.

Et il s’y abandonna pleinement.

[1] Suicide rituel japonais par éventration (hara-kiri).

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