RoTSS T13 - CHAPITRE 2

Opportunité

Nord de Lantshire. Un désert constellé de gouffres, où se dressait le quartier général des chasseurs de Gnostiques, une nécropole craint du monde entier.

— Merde. Ah, je suis à bout. Excédée. Furieuse !

Une résidente traversait un couloir à grandes enjambées. Fraîche du front, elle portait encore la crasse du combat et pourtant, qu’on pût compter cette sorcière au nombre des humains restait fort douteux. Ses vêtements épousaient ses courbes captivantes, mais le tissu était tailladé de fentes partout, et, par ces interstices, lorgnaient des yeux vivants. À côté de cela, le sang à peine séché qui couvrait le reste de son corps ne tenait lieu que d’effet de style.

Ici, nul ne réagissait à ces monstruosités par la peur. Les sorciers présents dans le couloir s’écartaient avec respect. La hiérarchie y obéissait à la plus pure sauvagerie : celui qui avait massacré le plus, et massacrerait encore, recevait la révérence. Les moyens employés n’étaient qu’un outil au service de leur devoir.

VIVERE MILITARE EST

Ce sésame fit que les portes de fer s’ouvrirent d’elles-mêmes. La sorcière entra dans une salle sans fenêtres, et tous les regards se tournèrent vers elle. Trois individus s’y trouvaient. L’un, gigantesque, touchait presque le plafond, une grande part de son volume emmaillotée de linges pâles comme un nouveau-né. Un masque de porcelaine lui couvrait le visage. À ses côtés, un homme avait remplacé la moitié inférieure de son corps par un golem arachnoïde. Au-dessus, il paraissait un jeune homme maigre et nerveux. Et, au fond, se tenait un sorcier trapu dans la force de l’âge, avec toute la gravité d’un monarque ou d’un juge.

Rien n’était plus vain que de se demander qui pouvaient être ces horreurs. Si, par erreur, un quidam posait les yeux sur eux, il n’y verrait que la fatalité sous différentes formes.

Qu’on lui dise que c’était là l’entrée de l’enfer qui l’attendait au-delà de la potence, il hocherait la tête.

C’était un lieu à un pas en dehors de ce monde, et le premier signe d’humanité, une contrariété aisément reconnaissable, vint de l’homme-araignée. Il croisa les deux membres humains qui lui restaient et accompagna ce geste de quelques mots.

— Hundred, même en revenant du front, tu pourrais offrir meilleure mine. Pourquoi avoir troqué ton maquillage contre cette couche de crasse ? Tu as égorgé ta proie au-dessus de toi en lieu et place d’une douche ?

— Tais-toi, Arachne. Je ne suis pas d’humeur. Tu le crois, toi ? Je suis tombée sur Aldiss en plein carnage. Récurer ses repas à moitié terminés m’a mise dans une rage noire.

— tu voudrais m’aider à l’évacuer ?

— Hrr-hrr-hrr-hrr… !

Un bruit sinistre jaillit de derrière le masque. Il s’accompagna d’un flot de bave qui forma bien vite une flaque sur la table. Le vacarme qui en résulta n’évoquait rien tant que le râle de tuyaux vieillissants sur le point d’éclater sous la pression. La seule indication qu’il s’agissait d’un rire était la façon dont la haute silhouette tremblait, presque jusqu’aux convulsions. C’était bien un rire, mais nullement humain.

La femme qu’on appelait Hundred jeta un œil au sorcier silencieux, au fond, puis autour d’elle et haussa un sourcil. Elle ne s’attendait pas à ce que les moqueries sur son état cessent si vite.

— …Oh, le vieux n’est pas encore là ? Il a fini par crever ?

Une voix antique rampa derrière elle.

— Eh bien, désolé de te décevoir.

Elle se retourna d’un coup et vit un vieillard au nez crochu, couvert de bandages couleur rouille, le dos si voûté qu’on eût dit son squelette broyé. La peau de ses mains, si sèche, ressemblait à de l’écorce. Pourtant, au fond de ces orbites creuses, des yeux luisaient d’une obsession de survivant assez forte pour faire oublier tout le reste. Il était aussi odieux qu’hideux, tel une goule s’accrochant à la vie en dévorant les entrailles des nourrissons.

— Tu as mené l’assaut contre une base de l’Ordre de la Lumière Sacrée. Comment cela s’est-il passé, Nez-Crochu ?

Enfin, le sorcier du fond rompit son silence. Une question formelle, à laquelle l’antique goule répondit en crachant à ses pieds.

— Un nid vide, enfin, pas tout à fait, mais il ne restait que le menu fretin. Perte de temps. Pas même un évêque pour m’amuser.

Le menton du sorcier tressaillit, et l’on interpréta ce mouvement non comme un tic, mais comme un signe de tête. La sorcière d’outre-monde et la vieille goule s’assirent.

L’araignée n’avait pas besoin de chaise. La lourde table entre eux reposait sur quatre pieds bizarres, chacun un humain pétrifié. Personne ici ne le remarqua, à plus forte raison n’en fit mention.

C’étaient des chasseurs de Gnostiques. Ceux qui protégeaient l’ordre de leur monde, massacrant les Gnostiques, repoussant tout contact Tír. Par tous les moyens nécessaires, par tous ceux qu’ils pouvaient imaginer et s’approprier, renonçant à la morale, à l’éthique et à l’humanité en échange. Nombre d’entre eux ne prenaient même pas la peine de conserver une forme humaine. Et, parmi eux, les exécuteurs d’élite progressaient en abattant tout sur leur passage, jusqu’au sommet.

Qu’on plisse les yeux, et la preuve s’imposait. Derrière eux, un monticule de cadavres atroces, une aura qu’aucun mage ne pouvait manquer. Cela, et cela seul, était la preuve inébranlable qu’ils avaient leur place ici.

Collectivement, on les appelait les Cinq Rod d’Ostrac. Défenseurs du monde, et ceux-là mêmes qui en traçaient les contours. Tandis que les menaces Tír, tapies au-delà du ciel que les foules contemplaient, fonçaient droit vers ce monde, les Rod et leurs armes se dressaient sur leur route, marquant la frontière entre les mondes. Tels des pieux plantés à la lisière, des chaînes sans interstice refermant le monde sur lui-même. Dressés comme un vœu de ne rien laisser changer. Tirant sur tout ce qui tentait d’entrer. Qui que ce fût, ils le tueraient, le brûleraient, et n’en laisseraient même pas les cendres.

Ils tuaient pour que le monde restât clos, pour que leur ordre demeurât éternel. Ils piétinaient et incinéraient toute voix priant pour un salut venu d’ailleurs. Sans exception, sans générosité, sans compromis. La ligne qu’ils traçaient n’avait jamais dévié. Que l’influence extérieure fût invitée ou admise par accident, il n’y avait pas d’échappatoire.

Tout succomberait à leurs feux purificateurs.

Naturellement, ils ne s’encombraient pas des mièvreries qu’on appelle droits de l’homme. Prétendre qu’il existait un standard minimal de dignité de la vie revenait à chipoter sur la méthode. Et cela signifierait qu’ils échoueraient à protéger quoi que ce soit. S’il le fallait, ils mettraient le monde lui-même à feu, et ils croyaient fermement que renoncer à ce préalable ouvrirait la voie aux invasions Tír. Cette façon de vivre était leur sort, leur magie et, en effet, en s’y tenant, ils gardaient le monde sauf.

— Au rapport. Walch, comment se porte le grand sage que tu as envoyé à Kimberly ?

L’araignée, Walch, ricana. Aussi arrogant que sinistre. Comme s’il offrait l’exemple-type de la façon dont un mage doit rire.

— …Farquois remue la marmite, comme je l’espérais, dit-il. — Pas un mot de protestation ne nous est parvenu, on peut supposer qu’Esmeralda a les mains liées.

— Elle a perdu trois grands mages d’affilée. Si ce n’était pas elle aux commandes, elle ne le serait déjà plus.

La goule gloussa, comme pour prouver que vivre trop longtemps déforme un rire au-delà de toute reconnaissance. Entre les deux, Hundred se gratta la tête.

— …La tronche de cette garce me fout encore en rogne. Vieux Denis, tu as des feuilles de Flétrissure du Droséra ? Ça me met bien.

— Euh… oui, j’en ai. Mais c’est ce poison te pourrit le cerveau, tu sais. Louisa, t’es la seule sorcière en vie à les fumer comme des cigarettes.

— Alors file. Ou bien je sors par cette porte et je me fais le premier homme que je croise.

Ça ne me dérange pas, mais avant mon rapport ? Eh bien, ce sera ton problème.

Elle secoua la tête en parlant, et des paillettes de sang séché dans ses cheveux allèrent consteller la table. Le front de Walch se plissa, ses lèvres se pincèrent.

Plongée indéfiniment dans la mêlée du front, Hundred Louisa avait depuis longtemps perdu tout réflexe d’hygiène. Quelle que fût la crasse qui la couvrait, quelle que fût l’âpreté de son odeur de putréfaction, elle conservait le charme d’une sirène capable de noyer n’importe quel homme. Et elle avait affûté sa maîtrise d’elle-même au point d’ignorer tout effet secondaire déplaisant.

Aussi ne daignait-elle pas murmurer le moindre sort de purification.

La vieille goule, Denis, soupira, puis plongea la main dans sa poche et en sortit une feuille longue et fine. Louisa l’arracha, tira de sa hanche une baguette blanche et, d’un geste, alluma la feuille. Une fumée cramoisie pâle s’éleva.  Elle pinça les lèvres et l’aspira à pleins poumons.

— Haaah…

Une expiration bienheureuse. Ni papier ni pipe requis, sa maîtrise de la magie spatiale rendait cela sans effort. Ce dandy de McFarlane avait jadis prétendu que ça manquait de panache, mais la vague de lucidité balaya ce souvenir. Louisa croyait dur comme fer à faire taire les tentatives de son cerveau de s’appesantir sur le trivial.

— …Je suis sûre… qu’il n’y en aura pas un quatrième. C’est une querelle interne, à l’évidence, murmura Louisa, la fumée cramoisie s’enroulant à ses lèvres.

Walch acquiesça, époussetant avec manie les paillettes de sang de la table.

— C’est l’explication la plus réaliste. Grenville, Forghieri, Aristides, si ces trois-là sont tombés en succession rapide, c’est qu’un feu couvant dans le corps professoral a dû virer à l’embrasement. Avec une telle brochette, les motifs ne manquent pas. Mais…

Il claqua la langue. Même cette araignée répugnait à ricaner devant l’ampleur de la perte. Chacun des mages qu’il venait de nommer n’avait pas de remplaçant sur le front et, à l’arrière, avait été indispensable pour reconstituer leurs forces. Il n’entendait nullement diminuer cette œuvre.

Ainsi, tout le fiel de son mépris se concentra sur l’échec inacceptable de la sorcière qui se trouvait en position d’empêcher cette hécatombe et ne l’avait pas fait. Conscient de ses sentiments, Denis dit :

— Trop tôt pour dire si trois morts y mettront un terme. Mais, dans un cas comme dans l’autre, ça vaut la peine d’y envoyer Farquois maintenant. S’il y a un incendie, Farquois l’étouffera. Sinon, cela suggérera tout de même que son arrivée a mis fin à l’affaire.

— Précisément. Et cela donne à penser qu’Esmeralda n’a pas su résoudre les choses seule. Même si, en réalité, c’était déjà terminé.

Louisa écoutait d’un air distrait, le regard vague, mais elle dit alors :

— Ce que j’en ai saisi était amusant. En gros… elle est dans la merde ? C’est bien. C’est très bien.

Elle sourit, comme si c’était tout ce qu’elle avait besoin d’entendre. Nulle tentative de dissimuler sa malveillance, une franchise qui frisait l’innocence. Comme un enfant qui rit parce qu’un être honni s’est raté. C’était irrémédiable. Bien trop tard pour tenter de brider de telles impulsions.

En aspirant une troisième bouffée de fumée dans une euphorie au bord de la mort, Louisa demeura pensive : Quand suis-je devenue aussi simpliste ? Quand j’ai eu la malchance de survivre à l’explosion qui m’a emporté une partie du cerveau au combat ? Ou quand le désir le plus profond de ma Maison a transformé mon corps en vitrine pour des yeux ensorcelés ? Je n’en suis plus sûre. Peu importe. Je suis peut-être un peu plus stupide. Mais la vie est tellement plus simple, à présent.

— Ça se présente bien, alors, dit le sorcier. — Mais cela donne à Farquois un prestige et un crédit inutiles. Je n’ai aucune intention de sous-estimer son charme alors il faut le tenir en laisse.

Walch croisa les bras, l’air renfrogné.

— Esmeralda ne ferait que faire taire un pion de moindre importance. Avec cela à l’esprit, nous devons fermer les yeux sur ses frasques, dans une certaine mesure. Je suis sûr que vous savez pertinemment qu’il nourrit depuis longtemps un enthousiasme inquiétant pour le labyrinthe de Kimberly. Une fois Esmeralda forcée de céder le siège de directrice, nous l’autoriserons à étudier ces profondeurs. C’est l’accord que j’ai conclu, expliqua-t-il. — Même moi, je dois reconnaître que ce mage est digne du titre de grand sage. Or cela signifie aussi que je sais qu’il se soucie plus de ses propres recherches que de tout le reste et ne renoncera pas aisément à son droit de les faire avancer. Même si cela devait le mettre en opposition frontale avec nous.

Walch fut catégorique sur ce point. Et il en avait un autre.

— Mais il y a une limite. S’il profite de cette position pour tenter de prendre le contrôle de Kimberly, alors j’irai moi-même le faire tomber. Ou je ne suis pas Alphonse « Arachne » Walch. Ou bien cela ne suffit-il toujours pas pour vous, « Juge » Albright ?

Arachne mit son orgueil en jeu, mais le sorcier des sorciers, chef des Cinq Rod, Victor Albright, ne sourcilla même pas.

— Être aussi prudent que vous l’êtes est une vertu, dit Denis en tournant ses yeux opaques vers leur chef. Mais il est grand temps que vous approuvez, Victor. Même si Farquois va un peu trop loin, il ne prendra pas le dessus sur Gilchrist.

Denis soutenait Walch de son propre point de vue. La Sorcière Suprême de Mille Ans, simple mention de son nom tendit l’atmosphère. Fait qui semblait amuser Denis.

— Permettez que je me répète, même si vous en avez sûrement assez de l’entendre. Huit fois. Huit ! Je me suis dressé contre elle et j’ai été taillé en pièces. Riez donc ! Désormais, c’est un spectacle que nous donnons une fois par siècle. C’est ainsi. C’est un monstre, elle ne prête aucune attention à moi, à ces nuées de faucheurs, ni même au passage du temps ha ! Et vous croyez qu’elle sera déjouée par un gamin qui n’a pas encore trois cents ans ? Ne me faites pas rire. La plus trompeuse de toutes les illusions.

Denis se frappa la cuisse. Une plaisanterie à ses dépens, mais portée par une véhémence que même le chef des Cinq Rod ne pouvait ignorer. Même dans son état embrumé par la drogue, Louisa n’osa pas ouvrir la bouche. Elle sentait sur sa peau que parler lui coûterait la tête.

Un long silence s’attarda.

Un silence calcifié qu’il fallait une volonté immense pour briser. Lorsqu’il jugea que suffisamment de temps avait passé, Walch s’en chargea.

— Nous l’admettons tous. Le commandement d’Esmeralda a été un choix efficace pour apaiser le tumulte qui a suivi la perte de Two-Blade. Mais sa mission est accomplie. Elle ne peut empêcher les fissures entre les membres du corps enseignant sous ses ordres, preuve que ses pouvoirs s’amenuisent. Nous devrions la faire tomber maintenant. Tant qu’elle est encore capable de retourner comme chasseuse de Gnostiques.

Une déclaration lourde de sens. Lui aussi se montrait très concentré, tentant de convaincre Victor. Ses véritables motivations se révélaient sous cette épaisse couche de mépris, que Denis prenait pour un signe de jeunesse. Pourtant, il se gardait de critiquer ou de railler, conscient que les autres membres des Rod n’étaient pas, comme lui, un être millénaire. Walch n’avait pas encore avalé la boue que Denis lui, dû ingérer au fil des siècles. Ce qui signifiait qu’il restait en lui une trace de vertu enfouie au fond de ces entrailles enflammées.

— …

Regardant la feuille se consumer, Louisa ferma les yeux, puis les rouvrit. Rien que cela dissipa sa torpeur, et elle redevint une chasseuse de Gnostiques.

Mieux valait être arrogante, alors. Aussi hautaine que possible. C’était l’exigence minimale pour que les quatre soient à la hauteur de la rigidité du Juge. Ce n’est qu’en l’équilibrant que les Cinq Rod commençaient à fonctionner.

— C’est le déclic qu’il leur faut là-bas. Cette femme ne se couchera pas pour laisser le grand sage s’installer. Qu’ils se tirent dessus l’un l’autre. Je n’ai de toute façon de l’amour pour aucun des deux.

— Hrr-hrr-hrr-hrr…!

Le spectre tressaillit à nouveau. Avec cette seule créature, c’était tout le signe d’intention dont ils avaient besoin. Plus que des mots n’auraient pu accomplir, cela démontrait que c’étaient eux qu’il fallait craindre. Le Juge ne transigerait pas sur ce point, et il hocha donc la tête. Ce lieu portait le nom des Cinq Rod.  Il était par conséquent tenu d’afficher l’arrogance qui seyait au chef des chasseurs de Gnostiques. Tout comme il l’avait exigé, et l’exigeait encore, de son jeune fils.

— Fort bien, dit le Juge. — J’admets n’avoir, à ce stade, aucune inquiétude particulière concernant le grand sage. Passons au sujet suivant : la grande conjonction avec Uranischegar l’an prochain. Comment l’Ordre de la Lumière Sacrée se préparera-t-il ? Vos avis.

L’humeur prit une tournure plus productive.

Tapotant du doigt le côté de son nez crochu, Denis se lança le premier.

— Evit, membre du Pentagone a été repéré sur le territoire de McFarlane. L’un d’un certain nombre d’agissements suspects un peu partout. Mais je n’ai pas l’impression que l’an prochain soit leur objectif principal. Ils montrent sans cesse des bribes pour nous tenir sur le qui-vive. Nous n’avons rien de probant qui suggère une grande attaque.

— Les augures ne nous livrent pas grand-chose, dit Louisa. — Je dirais moi aussi que l’an prochain est peu probable. Disons qu’il leur manque les pièces pour une invocation digne de ce nom ?

— Je suis plutôt d’accord… mais le taux d’ouverture des portails va augmenter. Comme n’importe quelle année ordinaire, il y aura au moins une incursion majeure. Je voudrais que notre division du renseignement creuse un peu plus, pour s’assurer qu’ils ne nous frappent pas dans le dos à ce moment-là. Naturellement, je suis conscient du risque qu’il y a à envoyer des espions dans un groupe de Gnostiques.

Walch ne manquait pas l’occasion d’appuyer cet argument. Les insuffisances de leur division du renseignement étaient un problème de longue date chez les chasseurs de Gnostiques. Ces derniers formaient un groupe extrémiste, peu compatible avec la communication délicate qu’exigeait l’infiltration. Depuis que Victor avait pris la tête, ils avaient enfin fondé une division spécialisée et commencé à former les rares candidats qui y avaient de l’aptitude. Pour protéger un monde sans le changer, ils devraient se changer eux-mêmes, une contradiction qui leur sautait aux yeux.

Après trois heures de débats enragés, le sujet s’épuisa. Revenant tout juste du terrain, Louisa avait l’air épuisée. Denis fit ostensiblement mine de se masser le dos.

— Ces longues séances pèsent sur ces vieux os, grommela-t-il, — mais les élucubrations d’un sorcier ne valaient pas qu’on s’y attarde.

L’ignorant purement et simplement, Louisa s’adossa à sa chaise, les yeux au plafond. Tous les yeux ensorcelés qui la couvraient suivirent ce regard.

— Restons-en là. Trop de propos formels ! Glissons quelque chose de léger avant de nous quitter. Walch, comment se porte le sang frais ?

L’araignée parut contrariée, mais répondit sans difficulté.

— J’ai observé l’entraînement, et ils progressent bien. Quelques-uns ont retenu mon attention.

— Et ceux-là ? demanda-t-elle, en cherchant une mémoire brumeuse. — Les deux avec l’attitude la plus arrogante au départ ? C’étaient des gosses de Kimberly, non ?

Denis ricana. Ceux dont ils parlaient ignoraient qu’ils avaient déjà été repérés comme des clous qui dépassent, à enfoncer.

Que des élèves se laissent Consumer par le Sort pouvait être un événement annuel à Kimberly, mais l’incident de l’arbre maudit avait sans nul doute fait des vagues sur le campus. La découverte, à elle seule, d’un nouveau territoire dans le labyrinthe était matière à débat, mais plus que tout, la manière dont l’incident s’était conclu aurait été impensable en une année normale.

— Je doute que quiconque ici ait oublié le règlement du corps professoral de Kimberly, commença la directrice Esmeralda, ses accents glacés résonnant dans l’assemblée d’urgence des professeurs.

Les visages qui l’écoutaient étaient plus tendus qu’à l’ordinaire. Vu la raison de cette réunion, nul ne croyait qu’elle finirait bien.

— Lorsque des élèves se perdent dans le labyrinthe, nous laissons les opérations de sauvetage aux élèves. Le corps professoral n’intervient directement que lorsque huit jours se sont écoulés depuis leur disparition. Quel que soit le lien qui lie les élèves à secourir et les professeurs. Même s’ils sont vos apprentis personnels.

Tous connaissaient cette règle. Un principe célèbre de Kimberly, partie prenante de leur philosophie « Votre vie et votre mort sont entre vos propres mains ». Les professeurs ne mettraient pas les élèves à l’abri.

— Nous laissons une marge de souplesse en fonction des spécificités de l’incident. En l’occurrence, le choix a été fait d’exhorter à l’évacuation dès que les choses ont mal tourné. Et, dans un second temps, nous sommes intervenus pour prendre en charge la malédiction pesant sur l’irminsul, empêchant la corruption de l’ensemble de la deuxième couche. Je n’ai nullement l’intention de réprimander Williams, Hedges ou Warburg pour cela. Je déplore qu’ils aient rapporté leurs actions si tard, mais j’ai admis leur justification : l’urgence ne leur laissait pas le loisir de prévenir à temps.

Chaque professeur qu’elle avait nommé tressaillit.

Ils étaient soulagés de s’en tirer ainsi, mais une ligne nette était tracée.

Ils pouvaient aller jusque-là. Mais au-delà ?

— Et pourtant, alors que les élèves tentaient un sauvetage dans la grotte sous la deuxième couche, une personne est entrée en contact de sa propre initiative, sans autorisation, et a procédé à les escorter en lieu sûr. C’est une tout autre affaire. C’est une violation du code de déontologie du corps enseignant, sans marge d’interprétation possible, une moquerie évidente de l’esprit de Kimberly. Même si l’individu responsable n’est qu’un simple professeur intérimaire.

Tous les regards se tournèrent vers l’extrémité de la table, vers le mage visé par ces remarques. Tous ici savaient. Cette réunion n’avait jamais concerné qu’une seule personne.

— Telle est ma lecture. Dites ce que vous avez à dire, Farquois. Tant que vous avez encore une bouche pour parler.

Esmeralda invita le grand sage à répondre. La tension monta, mais le mage ne paraissait nullement concerné.

— « Ce que j’ai à dire », hein ? renifla Farquois en haussant les épaules. — Je pourrais baratiner deux ou trois choses, mais je ne comprends tout simplement pas. De quoi suis-je censé m’excuser ? Des élèves étaient en difficulté, et un professeur est allé à leur secours. La chose la plus naturelle qui soit.

Ici, face au blâme officiel, il choisit de s’opposer directement au cœur des valeurs de Kimberly. Plusieurs professeurs paraissaient déjà résignés, convaincus que c’était l’équivalent d’un suicide.

— Aucune défense, et aucun remords. Dois-je tenir cela pour votre position ? demanda Esmeralda.

— Grossomodo. Mais j’ai un argument. Permettez que je m’en explique, Madame la Directrice ?

— Ah oui ? Je vous écouterai. Mais pesez bien vos mots. Ils pourraient être vos derniers.

Esmeralada croisa les mains sur la table.

— Alors, permettez que je commence !

S’écria Farquois, comme si on avait offerte à sa personne l’occasion de prononcer un discours.

— Cette école est une honte. Vous rassemblez des pierres brutes venues du monde entier, vous les jetez dans un creuset où elles s’entredéchirent en vain, et les rares chanceux ou obstinés qui survivent deviennent vos prétendus gages d’excellence. Quelle arrogance. Le problème précède largement la question de votre pédagogie : un tel lieu n’a rien d’un institut d’apprentissage.

— Assez, Farquois ! rugit Dustin, incapable d’en entendre davantage.

La directrice lui lança un regard glacé.

— Il suffit, Hedges. J’ai dit à Farquois de parler. Personne n’a le droit de l’interrompre.

Dustin serra les dents, mais s’il n’obéissait pas, il perdrait tout ce qui se trouvait sous les genoux. Forcé de reprendre sa place, il ne put que lancer à Farquois un regard noir, avertissement désespéré qui resta lettre morte.

— Pourquoi ai-je agi pour sauver ces élèves ? Pour la simple raison que je ne voulais en perdre aucun. Chaque élève entré ici est une pierre brute au talent d’une valeur infinie. Chacun d’entre eux a le potentiel d’atteindre un succès incroyable. Notre première responsabilité, en tant que professeurs, devrait être de protéger leur avenir, non de les pousser au bord d’un gouffre sans fond. Vous pouvez vous satisfaire des seuls élèves qui parviennent à remonter à la force des ongles, mais ceux qui périssent en bas auraient dû avoir, eux aussi, un chemin. Alors cette fois, je suis descendu les chercher. Et quel possible problème y a t-…

GLADIO !

Un sort trancha net leur discours, et le bruit de quelque chose qui tombait résonna dans la pièce. Les professeurs déglutirent, et Farquois baissa les yeux. Le grand sage découvrit que son propre bras avait été tranché à l’épaule. Un battement plus tard, un jet de sang éclaboussa le sol. Les chaises de Dustin et de Ted basculèrent.

— Madame la Directrice ! Vous ne pouvez pas !

— Farquois a été envoyé par le quartier général des chasseurs de Gnostiques ! Vous savez ce que son exécution signifierait !

Tous deux s’interposèrent devant Farquois, un geste qui pouvait bien sceller leur propre mort. Mais il fallait le dire, fût-ce au prix de leurs membres. Le coût d’une brouille avec les chasseurs de Gnostiques serait bien plus grand. En même temps, Ted éprouva un immense soulagement qu’on n’ait pas invité la bibliothécaire, Isko. Au moins, elle ne perdrait pas la tête.

Observant par-derrière cet acte désespéré, Farquois tressaillit, puis leva le bras qui lui restait. Le sang de la plaie à l’épaule s’était déjà arrêté, et pas la moindre trace de douleur n’apparaissait sur son visage.

— Du calme. Si elle avait voulu me tuer, elle aurait visé la tête. Je l’ai senti, c’est pourquoi je n’ai pas réagi. Cela dit… ha-ha, des plus impressionnant. Je n’ai même pas senti la coupure.

— Ceci est un compte à rebours. Considérez-vous comme chanceux d’avoir encore trois occasions. Servez-vous-en bien. Esmeralda rangea son athamé et croisa de nouveau les mains.

Autrement dit, elle comptait procéder membre après membre, puis finalement prendre la tête. C’était le prix qu’elle ferait payer pour avoir insulté Kimberly en face. On pouvait y voir la marque de sa générosité. Mais cette voie ne menait à rien de bon. Convaincu de cela, Ted serra les poings, convoquant son dernier reste de courage et arracha les mots à sa gorge.

— …P…Puis-je avoir la permission de parler, Madame la Directrice ?

— Quoi, Williams ?

Son regard glissa de côté, comme si elle envisageait d’ajouter un membre de plus à la pile. Les instincts de survie de Ted tentèrent réflexivement de sceller ses lèvres, mais il passa outre.

— …C…cette affaire relève en partie… de notre incapacité à saisir et à maintenir la pleine étendue du labyrinthe. Cela… a joué un rôle dans la situation où les élèves se sont trouvés. É…étant donné les trois professeurs portés disparus, nous pouvions évaluer le niveau de danger du labyrinthe comme significativement supérieur à la moyenne. Puisque les élèves étaient coincés en territoire inexploré, j’ai… quelques doutes sur le bien-fondé de laisser cette affaire entre des mains d’élèves…

Écoutant sa tentative hésitante, Dustin avala sa salive. Un argument très élémentaire, rien qui puisse surprendre quiconque. Mais le formuler ici exigeait une telle force de volonté.

Il éprouvait un respect infini pour la façon dont leur professeur le plus faible tenait bon. En réponse, Esmeralda plissa les yeux.

— Donc vous souhaitez soutenir que des manquements du corps enseignant ont joué un rôle dans la cause de cet incident, et qu’il ne convient pas d’en imposer la résolution entièrement à l’ensemble des élèves.

— …J’ai le sentiment que nous n’étions pas au meilleur de notre forme. C’est pourquoi j’ai choisi d’agir moi-même. On peut dire que les choix de Farquois sont le prolongement de ce que nous avons fait. J…j’admets que sa personne est sortie du cadre de ce qui est permis. Mais au moment d’intervenir, il était impossible pour quiconque dans le moule d’arbre de lave de savoir ce qui allait se produire. Les quatrième année étaient exténués après leur combat contre le sixième année Consumé par le Sort. il y avait des raisons valables pour que le personnel et le corps enseignant apportent leur soutien.

Ted s’accrochait à des brins de paille. Les professeurs manquants prouvaient que quelque chose n’allait pas à Kimberly, et le corps enseignant devait s’adapter en conséquence. En rien cela n’allait à l’encontre du style de l’école. Ted lui-même était diplômé et connaissait bien la valeur de cet environnement. Mais cela ne signifiait pas qu’il était prêt à sacrifier des élèves. Même si leurs vies n’étaient que du combustible pour le brasier, ils devaient être préparés, et le moment devait être venu. Il ne voulait pas leur voler cela.

Quand le discours de Ted se tarit, la pièce tomba dans le silence. Dans ce calme, sa main se porta d’elle-même à sa gorge. Il n’aurait pas été le moins du monde surpris de la trouver déjà tranchée.

Pendant ce temps, Dustin fusillait Farquois du regard, avec une intention presque meurtrière. « Que tu la fermes ta foutue gueule. Mon ami risque son cou pour toi, et si tu piétines cet effort, je te tue avant qu’elle ne le fasse. »

Ses yeux transmettaient ce message, on ne peut plus clairement. Avec une férocité qui fit même hésiter le grand sage.

— Hmm, prenons une grande inspiration, Emmy, dit une voix.

Des accents mielleux venus du plafond. Une silhouette atterrit derrière la directrice. Un homme souriant, les cheveux aux boucles anglaises, vêtu d’un costume brun foncé. Son entrée était désormais routinière.

Elle ne suscita aucune surprise. Le bras droit de la sorcière de Kimberly, chargé de cours à temps partiel, Theodore McFarlane.

— …Theodore.

— Tu l’as remarqué, n’est-ce pas ? Il essaie de vous protéger, toi, davantage que le grand sage. Même si ce n’est pas tout ce qui le motive.

Theodore sourit à Ted, et le grand sage tourna son attention vers le nouvel arrivant.

— Je suis venu dès que j’ai pu. Honnêtement, vous êtes la dernière personne que je m’attendais à voir postée ici. Les Cinq Rod ont vraiment la dent dure… FLAMMA.

Un soupir dans la voix, Theodore lança un sort, et des flammes jaillirent de sa baguette vers le bras tranché de Farquois. Le grand sage le regarda se réduire en cendres.

— Le bras qui vous reste est une pénalité adéquate pour votre violation, dit Theodore, inhabituellement sombre. — Vous savez à quel point c’est généreux. J’ose espérer que vous n’avez aucune plainte, cher sage ?

— Oh, cela ne me dérange pas du tout. Un bras est un petit prix à payer pour le salut de mes précieux élèves. J’en ferai simplement pousser trois de plus la prochaine fois.

Farquois balaya la chose d’un haussement d’épaules et d’une bonne humeur intacte.

— Je vous déconseille de plaisanter, dit Theodore en secouant la tête. — Partons du principe que je ne pourrai pas la retenir éternellement. Grand Sage, il est grand temps que vous compreniez la nature de la sorcière que vous avez en face.

Les yeux de Farquois se plissèrent. Sa personne comprit qu’il ne s’agissait pas d’une menace, mais d’un avertissement. Farquois regarda de nouveau la directrice, et le regard de celle-ci se verrouilla sur le grand sage, sans vaciller une seule fois.

Elle ne montrait aucune peur. Ni de Farquois, ni des manigances des chasseurs de Gnostiques derrière. Ses yeux témoignaient du fait qu’elle était prête à abattre les Cinq Rod s’il le fallait. Qu’elle n’avait aucune intention de jouer leur farce politique. Voilà ce que signifiait le sommet du monde magique.

— …Il n’y aura pas de compte à rebours la prochaine fois, Farquois.

— …Haaah. Message reçu.

Comme Farquois acquiesçait, les portes volèrent ouvertes. Une invitation à quitter la salle et, avec sa blessure, le grand sage n’avait guère l’envie de refuser. Tous les regards suivirent sa personne dehors et les portes se refermèrent. Farquois poussa un soupir.

— Ma parole ! À quand remonte la dernière fois qu’un frisson m’a parcouru l’échine ? murmura sa personne.

Farquois partit, adressant un sourire chaleureux aux élèves médusés devant le membre manquant. Tout était savoureux : la douleur du bras tranché, la sueur froide dans son dos.

Voilà si longtemps que ce mage n’avait senti ni l’une ni l’autre.

La réunion matinale avait frôlé la tragédie, mais ce n’était que le début de la journée à Kimberly. Une fois de plus, Guy évitait la Rose des Lames, et cela le pesait. À l’heure du déjeuner, il se dirigea vers une salle d’entraînement.

— …Hmph…

À peine avait-il annoncé son arrivée que le maître des lieux apparut pour conduire Guy dans une autre salle de classe sans dire un mot. David Holzwirt fit signe à son élève de prendre place, puis s’assit de l’autre côté de la table, les bras croisés.

— Je vous jure que je n’avais pas prévu d’en arriver là, dit Guy d’un ton gêné. — Je vais me coltiner ça au moins deux mois, je ne sais pas quoi faire. Avec une malédiction pareille, je ne peux pas aller jouer dans la terre et je ne peux certainement pas faire votre visite de séminaire.

Il resta léger sur les explications. N’importe quel mage pouvait sentir à quel point il abritait d’énergie de malédiction. David se contenta d’acquiescer.

— …Je suis au courant de ton état, y compris de sa cause inévitable. Je n’ai pas l’intention de te réprimander mais, concrètement, je ne peux pas laisser quelqu’un dans ta condition entrer dans la serre. Il y a un risque élevé que tu détruises non seulement les plantes en croissance, mais aussi tout le biome. Je suis sûr que tu le sais pertinemment.

— Parfaitement. Je me doutais que j’étais banni jusqu’à ce que cette malédiction soit traitée. Vu toutes les plantes dont je m’occupais, je vous refile pas mal de travail.

— Maintenir le statu quo pendant quelques mois n’a rien d’insurmontable. Je n’aurai pas besoin de lever le petit doigt. Des élèves plus âgés qui estiment que tu avais du potentiel prendront la relève d’eux-mêmes. Tu leur devras peut-être un service ou deux, mais rien d’inquiétant, dit David. — Ce que je veux sonder, c’est ton intention. Peux-tu vraiment promettre que tout cela sera fini dans deux mois ?

Il planta sur son élève un regard perçant, et les mots se figèrent dans la gorge de Guy. Il avait vu venir cette question et repoussé cette visite pour cette raison. Pourtant, même maintenant, il n’avait pas de réponse claire.

— … Honnêtement, j’hésite encore. Le professeur Baldia essaie de m’attirer sur son terrain depuis un moment. Pareil pour le professeur Zelma. Elles disent que le fait que je me sois accommodé de cette malédiction prouve que j’ai la main.

— Je m’en doute. Ton talent est évident Surtout après avoir vu plusieurs cas semblables par le passé. Dont un que tu connais trop bien.

— … Lombardi ? dit Guy, comprenant l’allusion.

L’aîné qu’il avait affronté, combattu, puis tué de ses propres mains.

— C’était un élève prometteur, dit David en soupirant, se laissant happer par ses souvenirs. — Il traitait la flore avec une tendresse infinie, ne s’impatientait jamais, même si elle ne poussait pas comme il l’aurait voulu. Je l’ai vu rester trois jours et trois nuits à côté d’une jardinière, une fois. Je n’aurais jamais imaginé qu’il serait Consumé avant la fin de ses études. Ni qu’il se précipiterait ainsi vers des résultats…

Guy n’avait jamais eu de véritable interaction avec lui avant que le Sort ne le Consume mais ces quelques phrases peignaient un portrait saisissant du garçon qu’avait été Lombardi. Patient, placide, érudit, il avait sans doute été un excellent mentor, lui aussi. Même après avoir été Consumé par le sort, il en avait laissé transparaître des traces.

— Je ne dis pas que le fait d’être devenu un dompteur de malédictions a changé sa nature. Je suis sûr qu’il avait ses raisons pour sa hâte, ajouta David à voix basse.

— Il n’a peut-être pas réussi, mais ses recherches sur l’emploi de l’irminsul pour le traitement des malédictions sont loin d’être vaines, continua David. — D’après les données qu’il a laissées, nous avons déterminé que le dispositif en lui-même est viable jusqu’à un certain seuil. Il y a une chance que ce soit utilisé ailleurs avec de meilleurs effets, un jour. Je ne sais pas si cela l’aidera à reposer en paix, mais…

Guy acquiesça. Lors des opérations de nettoyage dans la deuxième couche et au niveau du moule d’arbre de lave, David avait récupéré les documents de son ancien élève. Peut-être y avait-il laissé une lettre à son ancien mentor. Guy en était convaincu. Les liens d’un mentorat de mage n’étaient pas si fragiles qu’ils se rompent parce qu’on avait pris des voies différentes.

— Je ne peux pas prétendre que je n’ai pas quelques mots bien sentis pour Baldia et voir tout ça se reproduire une seconde fois n’a rien d’agréable.

Le regard de David revint vers Guy, qui se redressa. Il comprit. David ne parlait pas du passé, mais de son présent.

— Tu as vu comment Lombardi est mort. Je n’ai pas besoin d’en dire plus. Réfléchis bien. Pèse ce que tu as à gagner et à perdre. N’imagine pas seulement ce avec quoi tu finiras, sois absolument convaincu de la voie que tu empruntes. Je suis sûr qu’il a fait la même chose.

— Je comprends.

Guy hocha la tête, acceptant pleinement cela. Il n’avait toujours aucune idée arrêtée, mais ces mots resteraient gravés en lui.

Après avoir quitté David, Guy erra dans les couloirs, les pieds traînants. Il avait consulté un mentor, mais cela n’avait ouvert aucune voie concrète. Guy sentait que David s’était délibérément retenu de le faire. Les paroles d’un professeur avaient du poids. Il aurait facilement pu convaincre un élève de quatrième année sans expérience de rester dans sa filière.

S’il avait simplement dit que ce serait le mieux pour lui, Guy n’aurait pas pu balayer cela d’un revers de main. Mais ce n’était pas ce que David voulait. Même après la disparition de Lombardi, il préférait laisser ses élèves choisir leur propre chemin. Tout en sachant fort bien que le résultat pouvait se répéter. Guy s’était vraiment trouvé un excellent professeur.

Il aurait aimé continuer d’apprendre auprès de lui. Cet élan d’envie montait même en lui. Il savait parfaitement que c’était le choix naturel. Sans se renier, sans inquiéter ses amis.

… Ngh…

Et pourtant… cela signifiait abandonner la force qu’il avait acquise. Reculer du point qu’il avait enfin atteint, de la capacité à se tenir et se battre aux côtés de ses amis. Il savait que personne ne le lui reprocherait. Il savait qu’ils ne souhaitaient rien d’autre que Guy Greenwood tel qu’il avait toujours été.

Mais il savait aussi que, s’il s’arrêtait, ses amis, eux, avanceraient.

Chacun suivrait son sort. Choisirait sa fin. Descendrait dans des profondeurs qu’il ne pourrait atteindre.

Tandis que lui resterait en arrière, dans la lumière…

— Bonjour.

Une voix le tira de ses pensées. Il regarda autour de lui et aperçut une fille plus jeune, une élève de troisième année, Rita Appleton. Assidue, appliquée, un peu réservée, ils s’étaient rencontrés durant sa journée d’accueil et s’étaient plutôt rapprochés. Si Katie était une petite sœur difficile à gérer, celle-ci n’avait pas besoin de son aide et, pour ça même, l’inquiétait tout autant.

Mais après ce qui s’était passé près du moule d’arbre de lave, la croiser prenait une autre dimension. Il fit de son mieux pour que rien n’en paraisse, essayant d’agir comme avant.

— Salut, Rita. Tu viens parler au prof ? Je viens de lui rendre visite.

— Je t’attendais ! Je savais que tu passerais.

Elle lui coupa presque la parole. Quels que soient les bagages que Guy traînait, elle n’était manifestement pas dans son état habituel. Rita semblait avoir fait son choix. Elle se tenait devant lui avec le désir clair de le lui faire partager.

— J’ai appris la chose par le professeur Zelma. Tu vas être éloigné de ton groupe quelque temps, jusqu’à ce que la malédiction soit gérée.

— Euh… ouais, en gros. Si je suis près d’eux, ils… devront faire attention.

Il entra dans son jeu, un peu décontenancé. D’ordinaire, ce n’était pas Rita qui menait la conversation, ce qui rendait d’autant plus difficile pour lui d’agir.

Les pensées qu’il traînait depuis sa conversation avec David aggravaient les choses. Les nerfs lui nouaient la langue, mais il se força à la délier.

— Enfin, tu sais. Des merdes, ça arrive. Mais ça me bousille… Je ne peux même plus toucher mes amis.

Et le résultat, ce qu’il pensait vraiment, lui échappa. Rita sourit, fit un pas en avant, tendit ses deux mains et prit celles de Guy. Malgré son état.

— Hein ?

Elle attira sa main contre sa poitrine. Il sentit la douceur de ses seins, sa chaleur, les battements de son cœur et son cerveau se figea, submergé de sensations. Il n’arrivait plus à réfléchir. Incapable de traiter le flux venu de ses sens, il ne pouvait plus bouger un doigt.

— Tu… Pourquoi ? Hein ? Quoi ?

— Tu as soif de chaleur humaine, non ? Prends-en à satiété. Même si je suis sûre que ce n’est pas un substitut.

— L…lâche-moi !

Il revint enfin à lui. Il arracha son bras, elle le relâcha, et ses doigts restèrent suspendus dans le vide. Il regarda vite en lui, sondant l’énergie de malédiction. Rassuré de constater qu’elle ne s’était pas transmise, il poussa un soupir et, sans reprendre contenance, lui lança un regard noir.

— À quoi tu penses, au juste ? Tu sais dans quel état je suis ! Un coup d’œil sur moi suffit à voir à quel point je suis contagieux ! Tout, absolument tout dans ma vie doit changer, jusqu’à ma façon de traiter les gens ! Je ne peux pas t’embarquer là-dedans !

— Je sais. Mais je veux faire partie de ce changement. Il n’y a jamais eu d’ouverture pour que je m’y glisse. Mais maintenant si.

Un autre jour, si Guy avait crié ainsi sur Rita, elle en aurait eu les larmes aux yeux, mais aujourd’hui, elle encaissa avec un sourire. Cela le sidéra, et elle laissa poindre un peu de culpabilité.

— Je suis désolée de l’avoir dit comme ça, dit Rita. — Pour être claire, je ne veux pas que tu deviennes un dompteur de malédictions. J’aime ton sourire quand tu creuses. J’aime que tu sentes toujours le soleil. Je veux juste partager cette lumière avec toi.

Cette affection qu’elle tenait depuis longtemps serrée contre son cœur. L’ayant enfin mise à nu, Rita porta la main aux boutons de sa chemise. Le sein qu’il venait de toucher à pleine main, et le sous-vêtement qui le maintenait, apparurent, et Guy tressaillit, détournant les yeux.

— … ! Mais qu’est-ce que— ?! Rhabille-toi !

— T’en fais pas, je ne m’emballe pas. Je n’ai pas vraiment la silhouette qui convient pour ce genre d’approche. Mais je veux te montrer quelque chose, même si j’en conviens, ce n’est pas très ragoûtant.

Sa voix avait une étrange sérénité, et cela le déconcerta assez pour qu’il risque un regard et ses yeux surprirent ce qui se trouvait entre les pans de sa chemise ouverte. Ce qu’elle voulait vraiment lui montrer.

— …Tu… euh…

— Oui, moi aussi. Quelque chose niche en moi.

Il y eut une pointe d’autodérision et Rita recommença à boutonner sa chemise. Cette révélation faisait bouillir le cerveau de Guy, mais elle continua bien.

— Voilà pourquoi je vois régulièrement le professeur David. En fait, je ne peux pas dire que ce soit entièrement sous mon contrôle. Des inspections régulières étaient une condition de mon admission. Le monde magique est très sévère pour ça. Je suis sûre que tu le sais.

Guy le savait très bien. Vu l’orientation récente de Katie, il n’était plus en position de rester indifférent. Mais jamais de la vie il n’aurait imaginé voir cela d’aussi près. Et surtout pas logé dans le corps d’une amie.

— Tu voudrais l’étudier ?

— Hein ?

La proposition de Rita le fit écarquiller les yeux. Elle ne lui laissa pas le temps de se reprendre. La tête baissée, un sourire navré aux lèvres, elle poursuivit :

— Un échantillon introuvable ailleurs. Il est en moi, sous un certain contrôle, bien plus facile à manier que tout ce qui existe dehors. Et cela m’arrangerait aussi. Il y a une limite à ce que je peux examiner de ma propre personne. Je ne peux même pas m’anesthésier correctement pour faire des observations, dit-elle à Guy. — Alors je cherche. Depuis que je suis ici, je cherche quelqu’un à qui je puisse confier mon corps.

Sur ces mots, Rita releva la tête. L’intensité de son regard disait la force de son désir, et Guy resta pétrifié. Ce n’était pas un sujet qu’il pouvait affronter de sitôt. Et pourtant, il sentait qu’elle se désagrégerait en poussière s’il fuyait la décision. Telle était la détresse qui nourrissait son acte : Guy ne pouvait se permettre le moindre faux pas.

— Avec toi, je te donnerais tout. Si tu le veux, mon cœur aussi. Aussi pressant que cela puisse paraître.

Elle offrit un sourire fragile. Des mots bien trop empreints de désolation pour l’aveu d’un amour si longtemps tu. Guy se prit le front, baissa la tête et arracha quelques mots à sa confusion.

— Pourquoi… pourquoi tu dis ça maintenant ?

— Maintenant, c’est ma seule chance. Je suis sûre que je n’en aurai jamais d’autre de te voler à Miss Aalto, de t’arracher à la Rose des Lames. Tu sais que j’ai raison. Tu les aimes bien trop. Si je te laisse faire, tu iras n’importe où avec eux. C’est pour ça que tu es si perdu en ce moment.

Cela lui coupa le souffle. Elle voyait jusqu’au fond de son dilemme avec une clarté qui dépassait de loin ses attentes. Était-il à ce point transparent ? Mais il comprit vite que ce n’était pas tout, c’était une preuve. La preuve de l’attention avec laquelle cette fille l’avait observé.

— La force de cette malédiction doit être captivante. Je sais… Pendant le combat dans le tronc, même de loin, je voyais à quel point tu avais l’air heureux. Ravi de te battre là, aux côtés de Mr. Horn et de Miss Hibiya. Même si le prix était cette effroyable malédiction qui te ronge.

— …!

Il n’avait aucune réplique. Comme Rita l’avait dit, c’étaient exactement les émotions qui l’avaient emporté et elles couvaient encore en lui. C’était pourquoi il hésitait à rendre la malédiction à Baldia. Et Rita avait été là. Elle l’avait vu, alors comment aurait-il pu tenter d’expliquer cela autrement ?

— …Tu n’as pas une nature de combattant, dit Rita. — Tu es fait pour cultiver, pas pour détruire et massacrer. Mais devenir dompteur change cela. Cela prend ce même talent et le tourne vers la mort et la dévastation. En échange de toutes les belles choses que ces mains auraient pu faire pousser.

La voix de Rita tremblait. Guy comprit que c’était ce qu’elle craignait le plus. Il ne réalisait que maintenant que ce n’était pas un problème qui ne concernait que la Rose des Lames. C’était une décision immense. Elle affecterait un grand nombre de vies et en bouleverserait profondément certaines.

— Peut-être que ça te suffira, ajouta Rita. — Si tu peux être avec la Rose des Lames, les protéger de tes propres mains, alors peut-être que le prix en vaudra la peine. Mais moi, je ne peux pas le supporter. Je ne peux pas et je ne veux pas. Je ne veux pas te perdre. Ta place est au soleil, le sourire aux lèvres…!

Ses mots tenaient presque du cri. Guy était très loin de poser une question stupide comme Pourquoi ? Il l’avait senti lui-même à d’innombrables reprises, sans rapport avec Rita. Dans un environnement contre nature comme Kimberly, quelqu’un comme lui ressortait d’autant plus.

Peut-être à une échelle moindre que Alvin « Purgatoire » Godfrey, mais tous deux avaient été adorés pour la même raison.

Rita essuya ses larmes et posa les mains sur sa poitrine. Elle regarda Guy droit dans les yeux, sans lui laisser le tour. Elle était venue, prête pour chaque étape de tout cela, mais son cœur à lui n’était prêt à rien. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était rester là, raide comme un bout de bois, à entendre ses mots, incapable de rien de plus.

— Je m’occuperai des plantes que tu as laissées dans la serre. Ça ne te dérange pas, hein ? Je t’accompagnais souvent pour faire des observations, ce sera donc plus facile pour moi de prendre le relais. Et tu ne devras rien à nos ainés comme ça.

— …J’… apprécierais ça. Mais… Rita…

— Tu ne me devras rien. Viens juste me voir. Une fois tous les quelques, jours, ou même une fois par semaine. Je te donnerai des nouvelles des plantes. Ça ne prendra pas longtemps.

Elle ne cédait pas. Ses faibles tentatives pour enrayer ses plans étaient vaines car sa force de volonté les balayait. Rita n’était guère dans son état normal.

Elle avait choisi de tout lâcher ici, et aucune précaution modeste ne pouvait l’arrêter. Les joues empourprées d’excitation et de honte, le tremblement de sa voix s’accentuant, elle poursuivit.

— E…Et si tu ressens un besoin de chaleur humaine, vas-y. C…Ce n’est pas comme si mon corps te rebutait, non ? Je t’ai entendue parler de tes goûts. Tu aimes les filles grandes, fortes, même un peu maladroites. Ça m’a tellement soulagée de l’apprendre. Je me suis emballée, en me disant que j’avais au moins quelque chose pour te plaire.

Un aveu douloureux qui le rendit proprement étourdi. Objectivement, Rita était certes plus grande que la moyenne, mais en rien maladroite. Et les mages étaient capables d’ajuster leur silhouette par tous les moyens, pourtant elle se rabaissait toujours pour la simple raison que la racine de sa haine d’elle-même courait bien plus profond et il venait d’en entrevoir un pan. Ses ongles s’enfoncèrent dans sa poitrine, comme si elle avait lu dans ses pensées.

— Je savais que tu ne reculerais pas devant ça ! C’est pour ça que je suis tombée amoureuse de toi ; c’est pour ça que je savais que je pouvais me donner à toi. Ce n’est pas du tout aussi contagieux que cette malédiction et si je connais les risques et que je prends des mesures, la tienne ne se transmettra pas si facilement non plus. Alors si tu me veux, il suffit de… dire un mot. Je n’ai aucune expérience, mais je ferai tout ce que je peux.

Trop émue pour cacher encore ses sentiments, Rita enfouit le visage dans ses mains. Guy voulut renoncer aux mots, la serrer contre lui, lui ébouriffer les cheveux et, une fois calmée, la passer au savon des heures durant. Mais ce n’était pas une option. Elle avait beau le supplier, il ne pouvait pas accepter. Impuissant, Guy grinça des dents et parvint à une réponse bien faiblarde.

— …Mince, j’aimerais bien te dire ma façon de penser, mais… les mots ne viennent pas. C’est trop d’un coup, j’imagine. Tu n’aurais pas pu me servir ça un peu à la fois ?

— …Désolée. Honnêtement, je voulais te laisser la tête qui tourne. En t’épuisant comme ça, j’aurais peut-être eu la chance de me faufiler.

Elle aurait pu aisément ne pas le dire. Mais elle n’avait pas les nerfs pour partager ses sentiments en taisant ses arrière-pensées. Cette franchise maladroite le toucha d’autant plus. Enfin, ses émotions se mirent en place. Il prit quelques respirations et commença à mettre de l’ordre dans ses pensées. Plus que tout, ce n’était vraiment pas une affaire qui se réglait par oui ou non.  C’était quelque chose qu’ils devaient aborder doucement, se regarder dans les yeux et en parler avec le temps. La première chose qu’il devait lui dire était qu’il voulait faire exactement la chose.

— …Donne-moi du temps. Je ne peux rien dire ici et maintenant. Une fois refroidi, je pourrai peut-être te gronder comme il faut.

— …D’accord. J…j’attendrai ça.

Rita comprit. Elle retira ses mains de son visage brûlant, le regardant avec autant d’attente que d’angoisse. Guy fit une grimace. Malgré toutes ses audaces, il savait que cela lui avait demandé beaucoup de courage.

— …Euh, alors… je peux m’occuper de tes plantes ?

Elle eut du mal à arracher la question. Quoi qu’il advienne du reste, au moins cela, elle voulait le verrouiller. Le sentant, Guy croisa les bras et la dévisagea.

— Si je dis non, tu prendras ça pour un rejet. Je ne vais pas te lâcher si facilement. Tu ferais mieux de les cultiver comme il faut ! Si tu en laisses une seule se flétrir, je serai fou de rage.

— Compris ! Je te promets, elles sont entre de bonnes mains !

Rita hocha la tête, les larmes aux yeux. Guy sourit, hocha la tête et lui fit un signe en la dépassant. Quoi qu’il arrive, il était loin de réintégrer la Rose des Lames. Peut-être que ce ne serait pas une mauvaise idée de régler d’autres choses en attendant. C’était à peu près tout le positif qu’il pouvait tirer pour l’instant.

Une fois Guy disparu au tournant, Rita prit tout son temps pour se calmer. Puis une pensée la frappa, et elle lança à la solitude :

— …Tu es là, Teresa ?

Sa voix résonna dans le couloir vide. Rita ne prit pas la peine de regarder autour d’elle, elle savait que c’était futile. Après un moment, une voix plate parla juste derrière elle.

— Comment tu l’as su ?

Elle se tourna et trouva sa minuscule amie debout là. Toujours à surgir de nulle part. Rita secoua la tête.

— Je ne l’ai pas su. Pas du tout. Je n’ai rien vu. J’ai juste… eu un pressentiment. Que tu serais assez inquiète pour venir voir comment j’allais.

Pur instinct, simple lubie passagère. Avoir raison cette fois ne changeait pas grand-chose. Teresa semblait peu convaincue, mais Rita s’agenouilla, se mettant à hauteur du regard de la plus petite.

— Pardon, je t’ai contrariée ? Mais je dois tenter ce coup-là. Qu’est-ce que tu en penses, Teresa ? Mr. Greenwood et Mr. Horn sont tous deux tes amis, et moi, je suis là à essayer de les séparer. Tu as entendu ce qui s’est passé, non ? Est-ce que tu es toujours de mon côté ?

Elle soutint le regard de Teresa tout du long. Rita n’avait aucune intention de laisser cela sans le dire ou d’y noyer les choses. Quand elle avait décidé d’entrer dans le moule de l’arbre de lave, cette fille avait été la première amie à soutenir son plan insensé. On pouvait aisément prendre ceci pour une trahison de cette confiance. Si c’était le cas, elle n’y pouvait pas grand-chose, mais au moins, Rita ne voulait pas en recouvrir la surface d’un mensonge.

Teresa lui rendit son regard en silence. Le même masque impassible qu’elle portait toujours. Pourtant, à cet instant, Rita avait l’impression de voir au-delà. Elle connaissait cette fille depuis longtemps. Et elle savait qu’à ce stade, les émotions enfermées en Teresa Carste étaient aussi violentes que sa surface était calme.

— Tu es prise entre le marteau et l’enclume, hein ? Je comprends.

Rita passa ses bras autour de ce petit corps. Teresa sembla décontenancée, mais accepta l’étreinte, et Rita lui murmura à l’oreille :

— Merci, Teresa.

— …De quoi ?

— Tu aurais pu, sans difficulté, éliminer tout ce qui ne convenait pas aux intérêts de Mr. Horn. Mais tu ne le fais pas.

Elle enfouit son visage contre l’épaule de la fille. Son amie était incapable de choisir, et cela la rendait si heureuse qu’elle en aurait pleuré. Ce n’était même pas un choix difficile. Teresa n’avait qu’à tout dire à Mr. Horn, et ce serait terminé.  Quelle que soit sa lutte, si la Rose des Lames intervenait, sa tentative s’achèverait là. Teresa avait cette carte en main, et à sa place, elle aurait certainement dû la jouer. Le simple fait qu’elle hésitait prouvait donc à lui seul que Rita avait noué un vrai lien avec Teresa. Et elle savait quelle bonne amie elle s’était faite, même si la voie qu’elle suivait risquait bientôt d’y mettre fin.

La main de Teresa passa derrière celles de Rita et caressa maladroitement les cheveux de son amie. Elle n’était pas douée pour réconforter ou encourager. Mais aussi maigre que fût l’effort, elle ressentit le besoin d’essayer. C’était la première fois qu’elle éprouvait cet élan pour quelqu’un d’autre qu’Oliver ou Shannon.

— Je réserve mon jugement pour l’instant. On ferait mieux de retourner à la Confrérie. Dean n’arrête pas de la ramener. Sans toi, je serai obligée de l’affronter en duel encore une fois.

— D’accord. Désolée de t’avoir plantée là-bas. Rentrons, Teresa.

Rita la lâcha et lui tendit la main. Teresa la prit, et elles s’en allèrent ensemble. Remettre la décision à plus tard n’était ni sage ni pratique. Mais c’était un choix très humain.

Le soir même, Oliver et Nanao finirent les cours un peu en avance sur les autres et, comme prévu, se dirigèrent vers leur base secrète. Ils n’avaient pas d’autre but que de passer un moment ensemble, en somme, un mini rencard.

— Je suis à bout. Jamais je n’aurais imaginé que j’avais laissé Dustin mijoter ainsi, dit Nanao après une gorgée de thé vert brûlant.

Le thé et la théière venaient des voyages de Theodore. Renaissant au fond du canapé, Oliver fit un geste de baguette, tirant une assiette de biscuits d’une étagère. Guy et Katie les avaient cuisinés ensemble et à y regarder de près, on devinait aisément qui avait façonné quel biscuit.

— À mes yeux, ce n’est pas étonnant, répondit Oliver en buvant à son tour. — Avec le départ d’Ashbury, il n’y a sur le campus aucun chevaucheur de balai à qui il ait accordé plus d’attention. Il a dû partir du principe que tu l’avais compris, et pourtant tu ne lui as même pas rendu visite.

Nanao frissonna, l’air coupable.

— Alors j’en suis honteuse. Je savais certes qu’il me tenait en haute estime, mais le reste m’avait échappé. Pour ne pas aggraver la chose, j’ai déjà rempli les formalités pour intégrer son séminaire.

Il cligna des yeux, légèrement surpris. Elle s’était déjà engagée ? Oliver reposa sa tasse.

— Tu l’as fait ? Es-tu sûre que c’est le bon choix ? Le professeur Garland avait, lui aussi, un œil sur toi.

Juste pour couvrir ses arrières. Nanao croisa les bras, renfrognée.

— Je le sais. Mais si je puis parler avec mon instinct, j’ai le sentiment qu’il ne souhaite pas particulièrement être mon mentor. Il n’a exprimé aucune objection, mais il a gardé ses distances. Ce n’est qu’une impression vague, et pourtant il s’y tient constamment.

— …Oh…?

Oliver y réfléchit. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Garland se passionnait pour l’enseignement des arts de l’épée, et tenait autant à cultiver les talents que Dustin en tenait au chevauchement de balai. Oliver avait simplement supposé qu’il serait désireux de faire de Nanao sa disciple. Le style de Garland reposait entièrement sur l’analyse active et le décryptage des éléments remarquables d’autres styles de combat. Qu’est-ce qui pourrait le pousser à éviter de prendre Nanao ?

Tandis qu’Oliver s’absorbait dans ces pensées, Nanao termina son thé, posa sa tasse et se renversa, la tête sur ses cuisses. Cela ne le surprit nullement. Nanao était coutumière de ces élans d’affection soudains.

— Quoi qu’il en soit, j’ai échappé à cette difficulté. Et toi, Oliver ? Vas-tu rejoindre Katie à l’endroit que tu as visité ?

— Ça dépend d’elle mais c’est probable, dit-il en se souvenant de la façon dont Katie s’y était plu. — L’ainé lui a fait bonne impression, et aucun autre séminaire n’est aussi taillé sur ses intérêts. Elle a moins de mal à choisir qu’à s’y engager. J’attends juste qu’elle me le dise.

Nanao leva les yeux vers Oliver, le visage grave.

— Tant mieux. Ne la quitte pas des yeux. Bien sûr, je veille autant que je le peux, mais en l’absence de Guy, elle se tient sur un sable mouvant. Si Chela ne prenait pas son tour, je n’aurais pas osé la laisser pour te rejoindre ici.

— Oui, je sais. Si Guy revient, on verra une amélioration, et je ne doute pas qu’il fera ce choix. Ma seule inquiétude, c’est sous quelle forme il reviendra.

Hochant la tête, il plissa les yeux. Cette préoccupation ne le quittait pas.

La nature profonde de Guy, opposée à son aptitude pour dompter les malédictions. Oliver connaissait assez bien son ami pour savoir à quel point ce choix serait difficile.

« Fantastique », avait dit Guy. Chargé de malédictions, douloureux à regarder, et pourtant, il avait été ravi de pouvoir enfin se battre à leurs côtés. Chaque fois qu’il s’en souvenait, Oliver ressentait une égale mesure d’angoisse et de peur. Et il en venait à se demander : si Guy revenait parmi eux comme il s’y attendait, serait-ce vraiment pour le mieux ? Ou bien était-il en train de tirer Guy vers le bas ? De précipiter un homme fait pour sourire à la lumière dans l’obscurité où Oliver lui-même vivait ? Si Guy n’avait jamais rencontré la Rose des Lames, aurait-il seulement envisagé de devenir un dompteur de malédictions ?

Très probablement pas. Cela n’aurait même pas été un dilemme. Même si son talent était aussi exceptionnel que Zelma le disait, Guy n’aurait montré aucun intérêt pour cette voie. Ce qu’il convoitait, ce qu’il répugnait à abandonner, c’était le pouvoir qui l’accompagnait. Les malédictions n’étaient qu’un moyen en vue de cette fin, afin de pouvoir se tenir avec eux et les protéger.

— Hop !

Ses pensées furent interrompues par des doigts tirant sur chacune de ses joues. Nanao avait levé les mains vers lui. Il battit des paupières en la regardant, et elle restait là, protestant.

— Tu prends trop sur tes épaules, Oliver. Partage ce fardeau avec moi.

— Euh, oui, c’est mon intention. Juste…

Il s’empressa de répondre, et elle lâcha ses joues pour enfouir son visage contre son ventre. Sa main libre se glissa dans son dos pour l’attirer contre elle, et son nez se pressa sur lui, le humant.

— …Ahh…

Une légère fragrance herbacée chatouilla ses narines. Elle savait que ce n’était pas un parfum, mais une senteur que son corps produisait. Et il lui en avait donné la cause, au lit, avec un sourire triste :

— Depuis que je suis petit, j’ai utilisé des potions puissantes si souvent que cela a modifié la composition même de mon corps. C’est peut-être un peu comme les cicatrices que tu portes.

Elle avait toujours aimé cette odeur, mais cette révélation l’avait rendue d’autant plus vive. Elle rêvait d’en baigner pour toujours, et la respirer ne lui suffisait guère.

Nanao resserra son étreinte, et, sentant cette muette demande, Oliver demanda :

— …Tu en as envie, Nanao ? Ici, maintenant ?

Ses doigts jouèrent avec ses cheveux, sa nuque. Il connaissait déjà la réponse à sa question. Nanao décolla son visage de son ventre et leva vers lui un regard à travers ses cils.

— Désespérément. Te rends-tu compte qu’il s’est passé une semaine entière depuis notre dernier moment d’intimité ?

— Avec toute cette histoire avec Guy…

Ses excuses furent réduites au silence par un baiser. L’ardeur stupéfiante de ses lèvres fit momentanément taire toutes les préoccupations qui l’obsédaient. Elle n’avait attendu que cela, comprit-il, si bien qu’il répondit à son baiser avec amour et gratitude. Chaque nerf se concentra sur leurs seules lèvres, le monde autour d’eux fondant au loin.

Ils restèrent ainsi longtemps, enlacés, puis ses doigts tapotèrent le dos de Nanao. Elle cligna des yeux et se dégagea. Ils se reflétaient dans les yeux l’un de l’autre, baignés d’ardeur et d’exaltation, simple confirmation que le prélude de plaisir était terminé. Mais avant de passer aux choses sérieuses, un rappel, qu’Oliver parvint à peine à prononcer.

— …Ils nous rejoindront dans deux heures. On ne peut pas vraiment prendre notre temps.

— Alors compensons par la vigueur. Des envies particulières ?

— Bien des idées, mais d’abord, veillons à te rassasier.

Plus besoin de confirmation, Oliver se mit à l’ouvrage. Le temps était compté, mais certaines choses ne se bousculaient pas. Les mages ne prêtaient aucune attention aux vêtements froissés, aussi Oliver n’avait-il pas besoin de dévêtir Nanao tout de suite pour dissimuler les traces. Il appliqua la stimulation par paliers, prolongement d’une technique de guérison basique : du dos aux flancs, des flancs à la poitrine, puis un saut jusqu’aux oreilles. Rien de surprenant, c’était un processus découvert ensemble durant leurs ébats.

— …Mmmf…

Tandis qu’il mordillait son lobe, Nanao se tordait, à la fois chatouillée et comblée. Peu disposée à se laisser faire, elle posa ses lèvres contre le côté de son cou. L’épaule d’Oliver frissonna, et un souffle lui échappa.

Il ne pouvait baisser sa garde une seconde. Nanao ne lui laissait jamais longtemps l’initiative. Tout indiquait qu’elle voyait là un duel pour savoir lequel d’entre eux ferait jouir l’autre le premier. Acceptant son offensive, Oliver se devait de maintenir sa propre performance technique.

Plus facile à dire qu’à faire, mais toujours plaisant. Prolongement de leurs jeux habituels, le plaisir et la sécurité qui l’accompagnaient étaient un réconfort constant.

— …!

Mais un parasite s’en mêla. La chemise de Nanao déboutonnée, il écarta l’étoffe, révélant un soutien-gorge que Katie avait sans doute choisi pour elle. Ses mains étaient passées dans son dos pour le dégrafer, mais, tandis que ses seins joliment formés se dévoilaient, quelque chose lui traversa l’esprit.

Les événements dans son dortoir, Pete qui l’attendait en vêtements de fille, tout ce qu’il avait dit, les deux options présentées à Oliver, et, incapables de résister, leurs corps qui s’étaient mêlés ensuite. Cela n’avait pas été un incident isolé, et ils continuaient à coucher ensemble.

La peau d’Oliver n’était pas assez épaisse, ni son esprit assez agile, pour tout refouler et se noyer en Nanao seule.

— Tu me caches des choses…? chuchota Nanao, qui l’avait deviné.

Oliver cessa tout mouvement, figé. Un instant, il eut l’air au bord des larmes. Tourmenté par son incapacité à partager, le cœur fendu par l’envie de tout déverser. Il devait répondre d’une manière ou d’une autre.

Elle avait posé la question, il lui fallait répondre, mais aucun mot ne lui venait. Il ne pouvait pas le lui dire, mais son cœur ne supportait pas d’enduire cela d’une couche de mensonges, même s’il l’avait fait d’innombrables fois auparavant.

Alors qu’il se retrouvait acculé dans un coin désespéré, le doigt de Nanao se posa sur les lèvres d’Oliver.

Il cligna des yeux, et elle lui sourit paisiblement, telle une mer calme sous un ciel d’azur.

— N’en dis pas un mot. Je ne chercherai point à en savoir davantage. Depuis l’instant où nous nous sommes rencontrés, tes profondeurs sont demeurées voilées. Ce n’est là qu’une énigme de plus qu’elles recèlent.

Là-dessus, elle passa les bras autour de la tête d’Oliver, n’hésitant pas à l’attirer contre ses seins nus.

Enveloppé par sa chair douce et sa chaleur, consolé sans condition, Oliver sentit les larmes lui monter aux yeux.

Il ne put retenir ses sanglots.

Nanao accueillit tout, le serrant plus fort encore.

— Quoi que ce soit, cela m’est égal, murmura-t-elle. Ce n’est qu’une part de l’homme que j’aime. Simplement… quand tu seras prêt, partage la chose avec moi. Sans te soucier de la peur ou des formes.

Il n’avait pas besoin de le lui dire, mais il avait la permission de le faire à tout moment. C’était la seule manière dont elle pouvait lui offrir le salut. Les bras tremblants, il parvint à lui rendre son étreinte.

Il brûlait de la remercier, mais c’était au-dessus de ses forces. Il prononça simplement son nom, comme si cela disait tout.

— …Nanao…

— Hmm, je suis là. Je suis là pour toi, Oliver.

Ses bras se resserrèrent encore sur lui. Sans appuyer sur ses plaies, sans même chercher à les localiser. Simplement en s’alignant sur sa douleur, se vouant, silencieusement, doucement, au garçon qu’elle aimait.

— Aïe !

Une estocade en pleine poitrine envoya Guy rouler sur le sol. Il atterrit sur le dos, et une main se tendit vers lui.

— Désolé, coup trop fort. Ça va ?

— Ouais, pas de souci. Merci de t’entraîner avec moi.

Guy saisit la main offerte. Gui Barthé le releva. Ils avaient trouvé une salle vide pour se dégourdir.

Lélia Barthé était avec eux, arbitrant l’affrontement.

Et assise dans un coin, les bras autour d’un genou, la mine renfrognée, se trouvait Annie Mackley, traînée ici contre son gré.

— Je t’ai dit que tu pouvais demander tout ce que tu voulais, non ? L’entraînement à l’épée ne compte même pas. Alors j’ajoute quelques conseils gratuits. Ton style Lanoff est un désastre, Greenwood.

Le constat de Lélia était sans détour. Guy grimaça, levant son athamé.

— Appelle-moi juste Guy. Mais ouais, je m’en doutais. Je serai jamais comme Oliver, marmonna-t-il, en nommant son modèle.

— Je ne te suggère pas de te casser la tête à te peaufiner jusqu’à son niveau. Et si tu comptes gagner par d’autres moyens que la lame, très bien. Mais si c’est le cas, alors concentre-toi sur les techniques qui t’achètent ce temps-là. Tu es le plus fort quand tu gardes assez de distance pour répandre des plantoutils, non ?

Son conseil lui était taillé sur mesure. Guy tapota le sol du bout du pied.

— S’il y a de la terre, oui. Se battre en intérieur comme ici, reculer ne me sert à rien. J’ai eu un sacré bol avec le terrain dans la ligue et avec l’arbre du labyrinthe. Dans des arènes réglementaires, mes compétences sont tout juste moyennes, bas de tableau, au mieux.

— Hé, typique de toi. T’as oublié qui t’a mentoré ? L’unique Survivant ! À ma connaissance, il n’a même jamais essayé d’entrer dans la ligue de combat. Mais personne n’était meilleur pour naviguer le labyrinthe, même les plus grands noms de l’école le respectaient. Tout est dans l’art d’utiliser ce que tu as. Et d’ailleurs, ça t’intéresse vraiment d’aller chercher des bagarres et d’empiler les victoires ?

Lélia s’attaquait au fond du problème, et Guy soupira en rengainant son athamé.

— Eh bien, non. Je suis venu à Kimberly pour étudier des espèces anciennes et éteintes, mais je suis plutôt fait pour cultiver des champs chez moi à la ferme. Sauf que c’est pas le cas de mes amis. Ils en ont bavé, et je sais que ce n’est pas fini. Katie et Pete sont dehors à polir leurs compétences et à devenir plus forts. Je peux pas rester à la traîne.

— Ils ne te conviennent pas.

Une voix le coupa. Tressaillant, Guy se tourna vers elle.

Mackley s’était tue jusqu’ici, mais maintenant elle le fusillait du regard. Ses mots lui échappèrent, alors il demanda :

— Quoi, Mackley ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ce que j’ai dit. Tu n’es pas comme tes amis. D’après ce que tu racontes, tu cherches de la force pour les protéger ? Très bien, tant mieux. Mais ça n’a strictement rien à voir avec ta spécialisation magique.

Mackley ne mâchait pas ses mots, et Guy ne sut pas répondre tout de suite. Surpris de découvrir qu’il ne pouvait pas balayer ça d’un rire, il croisa les bras.

— …Euh… c’est pas vrai. Ils m’ont tous aidé à étudier, aidé dans mes recherches. Et grâce à eux, j’ai un atelier dans le labyrinthe depuis la première année.

— Et en échange, t’as failli crever combien de fois ? Encore une fois, très bien. Fais comme tu veux. Mais quoi, un atelier dans le labyrinthe ? Tu en as encore besoin ? Tu vas rejoindre un séminaire, utiliser gratuitement leurs installations. Pas besoin d’être dans le labyrinthe, fais-toi un nouvel atelier avec des élèves de ton domaine. Tu as largement passé le moment de rester bloqué sur la base commune que tu as préparée dans les couches inférieures.

— …Non, je…

Mackley ne lui laissait pas placer un mot. Plus elle parlait, plus elle s’échauffait, sans vraiment s’en rendre compte. Et, n’ayant pas su s’interrompre, elle avait glissé de l’opinion au dérapage, laissant l’énervement piloter à sa place.

— Et contribuer à leurs recherches ? Tu vas vraiment en payer le prix de ton propre sang ? Quel marché insensé, sous n’importe quel angle. Ha-ha, tes amis ont le sens des affaires. On ne met pas de prix sur l’amitié, n’est-ce pas ? Une logique parfaite pour te vider jusqu’à la dernière goutte.

— Ça suffit, Mackley, dit Gui, jugeant qu’il était temps d’intervenir.

Se reprenant, elle détourna le regard, mal à l’aise, sans rien ajouter.

— Il faut toujours que tu balances ce que tout le monde n’ose pas dire, hein ? Une très bonne façon de t’attirer des ennemis. Il faut savoir ménager les choses ! À quoi bon te prévenir que tu vas l’énerver quoi qu’il arrive, si c’est pour foncer droit dedans ? Tu n’essayais tout de même pas de le provoquer, si ?

— …Hmph…

Mackley enfouit son visage dans ses genoux. Gui renifla dans sa direction, puis se tourna vers Guy.

— Mackley a beaucoup exagéré. Là-dessus, ma sœur et moi sommes d’accord. Mais, tout n’est pas à jeter dans ce qu’elle a dit. Ça te va si j’essaie d’en traduire l’essentiel ?

— …Euh, ouais, s’il te plaît, dit Guy.

Il hocha la tête, s’efforçant de chasser le vertige. Gui ferma les yeux, choisissant ses mots.

— Pour faire simple, tu as peut-être des œillères. Je comprends que tu veuilles te battre aux côtés de tes amis, mais c’est parce que Hibiya et les autres foncent tête baissée dans le danger. Ce n’est pas ce que tu veux vraiment. Ça vaut le coup de t’écarter un moment et de réévaluer la situation. On est peut-être coincés avec certaines données de départ, mais tu es libre d’opérer quelques changements.

— …de m’écarter ? fit Guy en fronçant les sourcils.

Gui secoua la tête.

— Me fais pas dire ce que j’ai pas dit, je ne te dis pas de les larguer. Ça passe mieux si je parle d’ajuster ta distance ? Tu es proche d’eux depuis le premier jour. Moi, j’étais avec ma sœur et Lady Ursule avant d’arriver ici, donc je ne peux qu’imaginer, mais se faire des amis tôt est crucial pour rester en sécurité ici. Sauf que peu de gens, dans les couches supérieures, sont encore avec le groupe avec lequel ils ont commencé. En montant, chacun découvre ce qu’il sait faire, et les chemins divergent. C’est le résultat naturel de chercher ce qui te convient, et ce n’est en rien une mauvaise chose.

Guy avançait lentement, pas à pas, attentif à la logique. Il y avait un terrain d’entente avec ce qu’avait dit Mackley, mais l’impression différait grandement de sa diatribe. Sans ses plumes hérissées, il était difficile d’ignorer le point. Voyant cela sur le visage de Guy, Lélia renchérit.

— Tu n’es plus dans la même situation qu’en première année. Tu as du savoir et de la puissance, tu t’es fait une réputation sur le campus, et des professeurs et des élèves des couches supérieures ont un œil sur toi. Au pire, si tu prends de la distance avec Horn et les autres, tu ne seras pas seul. Ça, c’est un fait. Au minimum, nous, on…

— Quelle conversation fascinante ! coupa une nouvelle voix, dure.

Sa baguette avait lancé des sorts d’amplification et de convergence pour faire pénétrer ses paroles à travers la barrière d’insonorisation. Tous avalèrent leur salive en reconnaissant la voix et se tournèrent vers la porte, où se tenait un garçon plus petit, bras croisés. Un reversi de quatrième année, à lunettes et au tempérament chaud : Pete Reston.

— Reston ?!

— Comment ?! On était insonorisés !

— Tu crois que c’est infaillible, ça aussi ? Tu crois que je laisserais Guy se promener librement dans cet état ?

L’entrée de Pete avait laissé Guy sans voix, mais ces mots le firent sursauter. Il se palpa les poches de la robe et trouva vite la source : un golem éclaireur de la taille d’une pièce, caché dans la capuche. Il avait tout capté de leur conversation et l’avait retransmise à Pete sur une fréquence de mana. Comme le son lui-même n’était pas transmis, la barrière d’insonorisation n’avait rien pu y faire.

Guy avait mauvaise mine.

…!

— Vous avez un sacré culot. Vous avez survécu à ce merdier par pur hasard et maintenant vous ne perdez pas de temps pour nous le piquer ? Ha-ha, je suis sidéré que vous ayez cru que ça passerait. Je pensais que tout le monde, dans notre année, savait très bien quel sort attend quiconque nous emmerde.

Pete traversait la pièce à grands pas, maugréant. Loin, très loin d’être seulement en colère. Gui se prépara, Mackley plaqua le dos au mur, et Lélia s’avança devant eux, les mains levées.

— Calme-toi, Reston ! Je sais que ça sonnait mal, mais ce n’était pas notre intention ! On discutait juste des voies possibles pour Guy. Si ce conseil t’offense, mon frère et moi nous excuserons volontiers. Nous n’avons aucune intention de nous opposer à to….

— « Guy », hein ? Tiens donc, j’ignorais que vous étiez sur ce genre de familiarité. Je ne m’attendais pas à ce que tu le travailles au charme. Je révise mon jugement sur toi. Je ne vous voyais que comme les pantins de Valois, avant.

La défense de Lélia se retourna contre elle. Tandis que la tension montait, Guy jeta le golem éclaireur au sol et s’avança sur Pete.

— Merde, Pete… ! T’as perdu la tête ? Tu te fais des films. On discute, c’est tout. Ils ne sont pas en train de me débaucher. C’est moi qui leur ai demandé de…

Au moment où Guy fut à portée, le bras de Pete passa derrière sa tête et l’attira d’un coup. Sans la moindre hésitation, ses lèvres se posèrent sur celles de Guy. Quelque chose de petit glissa dans sa bouche, une capsule de potion que Pete gardait planquée dans sa joue. Elle se brisa, et le paralysant à action rapide prit le contrôle. Quand les genoux de Guy fléchirent, Pete le rattrapa et allongea son ami au sol avec un sourire sombre.

— Tu te tais, Guy. C’est pour moi — j’aurais dû t’imposer ma volonté bien avant que ça n’arrive. Je suis encore bien trop gentil. Alors que je sais très bien que plus on plante de piquets, mieux c’est.

Se rabrouant, Pete dégaina son athamé.

Une certaine énergie de malédiction s’était transmise à lui avec ce baiser, mais Pete s’était préparé et Guy avait lutté pour la contrer, l’influence n’était pas trop grave.

Pete était prêt à en découdre. En le voyant si décidé, Lélia et Gui renoncèrent et tirèrent leur propre athamé.

— Tu refuses qu’on parle, hein ? On règle ça maintenant ? Je le conseille pas. On sera forcés de se défendre, et ça fera trois contre un, dit Lélia.

— …Hein ? Attends, me mêle pas à… Kah !

Essayant de rester plaquée au mur, Mackley laissa échapper un couinement, et ses jambes se dérobèrent. Les Barthé suffoquèrent.

— Ça fait deux contre un, maintenant. Faut être bête à ce point ? Vous pensiez vraiment que je débarquerais avec ces risques-là sans plan ?

Les lèvres de Pete se tordirent en un rictus. Sentant quelque chose se refermer tout autour, Lélia lança un sort, illumina les alentours et rompit l’illusion visuelle. Cela révéla des golems insectoïdes à six pattes, gros comme un chien de taille moyenne. Ils étaient partout : au sol, au plafond, sur les murs, plus d’une douzaine de golems. Un spectacle terrifiant

— Des golems furtifs !

— …On est encerclés. Quand est-ce qu’il a… ?

Maudissant leur manque de précautions, les Barthé se collèrent dos à dos, leurs athamé levés. L’attaque surprise les avait privés d’un combattant, et maintenant il avait des familiers.

S’ils attaquaient tous à la fois, Pete bénéficierait d’un énorme avantage. Parfaitement conscient de cela, il leva sa lame.

— Je ne veux pas rameuter du monde, alors je vais faire vite. Je vais graver cette leçon en toi. Ne te frotte pas à la Rose des Lames— !

— D’accord, Pete, temps mort.

Juste avant qu’il ne se déchaîne, une voix légère le coinça dans une clé d’épaule. Pete tressaillit et se tourna vers l’intrus, un garçon qui le dépassait d’une tête : Tullio Rossi.

— …?! Rossi… !

— Tu t’emballes là ! Je dois admettre qu’ils t’en ont donné de bonnes raisons. On ne supporte pas ceux qui nous arrache les gens qu’on aime, non ? Toi plus que nous autres !

Rossi compatissait tout en maîtrisant Pete. Non seulement sa main directrice, celle de l’athamé, était coincée dans la poigne de Rossi, mais l’Ytalien ne lui laissait pas bouger le moindre doigt de l’autre, l’empêchant d’utiliser les outils magiques qu’il cachait dans sa manche. Rossi savait pertinemment que Pete gardait sur lui tout un sac d’astuces, et il neutralisait méthodiquement ces options.

Et il n’arrêtait pas de bavarder.

— Mais partir tout de suite en mode terreur ? Je n’ai entendu que la fin de l’échange, mais j’ai le sentiment qu’ils ne voulaient pas faire de mal. Objectivement, tu penses sérieusement que les Valois envisageraient de recruter Guy ? Je suis sûr que ce n’était qu’une discussion passionnée sur les mille tapisseries de la vie qui a touché un point sensible. Un malentendu fâcheux, hein ?

Malgré les tentatives de persuasion de Rossi, la fureur meurtrière qui irradiait de Pete ne montrait aucun signe de reflux. Au pire, Rossi devrait mettre le reversi hors d’état, mais cela risquait de lui valoir une cible dans le dos. Tandis qu’il pesait ses options, un grand gaillard entra d’un pas décidé.

— Tu es ivre du pouvoir que tu as gagné. Se comporter comme un mage, très bien, mais l’ancien toi avait ses vertus. Je ne recommanderais pas d’aller dans les extrêmes, Reston.

— …Toi aussi, Albright ?

Joseph Albright se dressa au-dessus de Pete, qui serra les dents.

— Le nouveau toi me plaît plutôt bien, murmura Rossi à l’oreille de Pete. —Tu as vu ce que tu veux, et tu vas le chercher, rien de mal à ça. Mais je te dirai ceci : n’oublie pas la vue d’ensemble. Valois s’ouvre peu à peu à Nanao, oui ? Si tu tortures ses serviteurs, tout cela sera réduit à néant. Je parie que tu as oublié ce détail, non ?

— …!

Les yeux écarquillés, Pete cessa de se débattre. Sentant que cette approche faisait mouche, Rossi insista. Il relâcha sa prise, sans baguette ni lame en main, et plia le genou pour se mettre à la hauteur des yeux du reversi.

— Bien mieux. Tu as le cœur tendre. Ça me donne envie de te faire la cour. Tu prendrais le thé ? Je suis sûr que tu préfères te reprendre avant de rentrer auprès d’Oliver.

— …Ferme-la, cracha Pete.

Le ton décontracté de Rossi vidait peu à peu la pièce de sa tension. Assorti de ce rappel, il sapait efficacement la volonté de se battre de Pete. Il savait d’expérience combien cette méthode étouffait les conflits impulsifs. Conscient d’être manipulé, Pete n’était pas assez stupide pour s’y opposer pour cette seule raison. Il prit plusieurs grandes inspirations, laissa s’échapper ses émotions déchaînées, puis lança un regard noir aux jumeaux Barthé, qui se raidirent.

— Je laisse passer pour cette fois. Vu le travail de mon amie avec Valois, je ne peux pas non plus vous dire de rester à distance de Guy. Mais essayez encore une fois de lui recommander de quitter notre groupe, et je n’hésiterai pas. Vous souffrirez tant que vous regretterez d’être nés.

Sur cette menace véhémente, il se retourna et s’éloigna d’un pas lourd, Guy sur une épaule. Ce n’est que lorsque ses pas se furent évanouis que Rossi poussa un soupir de soulagement.

— …Comme c’est horrifiant. La façon dont il a grandi… En le connaissant en première année, je ne l’aurais pas vu venir.

— S’il n’avait pas changé, il serait mort. Mais s’il commence à se faire pousser des cornes, il est peut-être temps qu’on lui en casse une, grommela Albright en fixant la direction prise par Pete.

Rossi reporta son attention ailleurs. Les Barthé ne s’attendaient manifestement pas à être tirés d’affaire de la sorte.

— Belle échappée, hein ? Je suis simplement tombé sur Pete qui dévalait le couloir, l’air prêt à commettre un meurtre. Je me suis mis à le suivre et j’ai jugé préférable d’intervenir. Mais honnêtement, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes, non ? Ce que vous avez tenté là relevait du suicide pur et simple. Ou bien les tempéraments affables d’Oliver et de Nanao vous ont-ils donné une fausse idée ? demanda Rossi. — La Rose des Lames est la plus grande menace de notre promotion, et chacun de ses membres est une bombe à retardement dans leur domaine magique. Si vous vous en mêlez à la légère, vous risquez fort de finir morts. Même si vos intentions sont bonnes.

Rossi n’avait jamais paru aussi sérieux, et Lélia comme Gui rengainèrent chacun leur lame, prenant la leçon à cœur.

— …Message reçu. Mais on est dans la situation qui est la nôtre, et nous avons une dette envers lui.

— Ouais, pas question de prendre la fuite aussi facilement.

Rossi cligna des yeux, comme s’il ne s’était pas attendu à ce qu’ils tiennent bon.

— Eh bien, regardez-moi ça, vous deux. Il n’y a pas si longtemps, vous auriez aussi bien pu être des mannequins de vitrine. C’est l’influence de Guy ? Cet homme-là est à ne pas sous-estimer.

Sur ces mots, il fit volte-face et quitta la pièce, Albright à sa suite. Les Barthé échangèrent un regard.

— …C’était moins une, dit Gui. — On fait quoi maintenant ?

— Est-ce seulement à discuter ? Si ses amis en sont là, raison de plus pour que Guy entende des points de vue extérieurs. Mais je ne compte pas hérisser davantage les plumes de Reston. Il nous faudra une meilleure approche. Préparer le terrain avant d’aller voir l’intéressé ? Je doute que les autres de la Rose des Lames soient aussi remontés là-dessus…

Lélia s’interrompit, pensive, le menton dans la main. Mais une voix faible leur parvint du fond de la salle, leur rappelant qu’ils n’étaient pas seuls.

— …Hé… si c’est fini… aidez-moi à me relever…

Mackley avait été mise hors de combat rapidement, mais elle était toujours là, et ils se précipitèrent à son secours.

— Excuse-nous, Mackley. On t’avait complètement oubliée.

— T’as vraiment tiré le mauvais lot. Mais tu connais le vieux dicton : les langues bien pendues coulent les navires.

— C’est vous qui m’avez traînée ici ! hurla-t-elle aussi fort que ses cordes vocales paralysées le lui permettaient.

Les Barthé mirent bien plus de temps à lui lisser les plumes qu’à annuler la paralysie.

Alors que Guy ne pouvait toujours pas bouger, Pete l’emmena hors du bâtiment jusqu’à la place de la fontaine près de leurs dortoirs et le déposa sur un banc. Pete avait porté un garçon bien plus massif que lui sans être même essoufflé, preuve qu’il avait appris à canaliser son mana dans ses efforts physiques.

— …Urgh…

— Désolé d’avoir forcé les choses. La paralysie devrait être en train de se dissiper. Dis-moi quand tu es prêt. J’apprécierais que tu me retires cette malédiction, dit Pete en s’asseyant sur le banc à côté de Guy.

Le visage et le ton de Pete étaient totalement dépourvus de l’acuité qu’il avait eue face aux Barthé. Il n’était ainsi qu’avec ses amis. Toute sa haine pointait vers l’extérieur, tout son amour vers l’intérieur. Même si ces frontières n’étaient pas si faciles à tracer, tel était l’état émotionnel fondamental de Pete.

Souriant à son ami, Pete attendit le prochain geste de Guy. Mais bien que la paralysie se fût dissipée depuis longtemps, Guy ne dit pas un mot, se contentant de s’asseoir là et de le dévisager.

— Quoi ? dit Pete, contrarié. — On peut s’embrasser, si tu veux.

— …Donc tu ne plaisantes pas avec ça, hein ? marmonna Guy en se renfonçant contre le dossier.

— Tu croyais que je plaisantais ? fit Pete, piqué au vif. — Je suis on ne peut plus sérieux depuis la première fois que je l’ai évoqué. Et pas seulement toi : je veux les liens les plus étroits possibles avec chaque membre de la Rose des Lames. Me laisser des options pour quand j’aurai un enfant avec quelqu’un. Je n’ai aucune réserve à faire ça avec n’importe lequel d’entre vous.

Sa position paraissait terriblement extrême, et Guy se frotta les tempes.

— Depuis quand t’es parti si loin ? Ce qu’on avait ne te suffisait pas ?

— Non. Bien trop instable pour ce dont j’ai besoin. Je veux une rose dont les pétales ne se disperseront jamais. Je veux faire durer ce moment pour toujours.

Les yeux de Pete étaient levés vers le ciel nocturne. Guy se rappela leur visite chez Pete, et il ne pouvait pas simplement nier cet élan. Il avait bien des griefs concernant les moyens d’y parvenir, mais il savait que discuter de cela était la dernière chose dont Pete avait besoin maintenant.

Le bon choix s’imposait. D’abord, faire un pas vers lui, attirer contre soi son frêle corps. Prouver que l’amour et la chaleur en Guy n’avaient pas disparu. Et pourtant, c’était précisément ce que Guy ne pouvait pas faire à cet instant.

Ce rappel douloureux le transperça, et sa prochaine inspiration fut presque un sanglot.

— …Putain, encore ça ? Je ne peux même pas te claquer, encore moins te faire un câlin.

— Vas-y. Le professeur Zelma a dit ce qu’elle avait à dire, mais tu sais bien qu’une malédiction ne s’accroche pas en une ou deux transmissions. Même s’il y a des effets secondaires mineurs, je m’en accommoderai. Si c’est pour toi.

Pete esquissa un doux sourire, aussi chaleureux que le regard de silex qu’il réservait à ses ennemis était froid. Guy comprenait que c’était ce qui venait naturellement à Pete. Voilà quelqu’un qui choisissait sa famille et lui donnait tout son amour, sa protection et son affection. La ligne entre le dedans et le dehors était pour lui bien plus tranchée que pour Guy. Peut-être était-il inévitable que son approche fût à la fois possessive et exclusive.

Guy tendit faiblement la main, effleura l’épaule de Pete et reprit l’énergie de malédiction qui avait été transmise par voie orale. Il se retira bien vite, et Pete pinça les lèvres, mécontent.

— Quoi, plus de baiser ? Tu es un incorrigible joueur.

— …Je vais vraiment finir par me fâcher, tu sais.

— Ne te fâche pas. Là, c’était une blague, dit Pete. — Bonne nuit, Guy. Dommage que je ne puisse pas avoir mon câlin du soir, mais je me rattraperai.

Pete se leva et prit la direction du dortoir. Trop faible pour le suivre, Guy le regarda s’éloigner, se sentant si impuissant qu’il en aurait pleuré.

— Tu gères ça tous les soirs, Oliver ? marmonna-t-il. — Ça doit être rude…

Bien sûr que c’était rude. Personne ne subissait plus durement les changements de Pete que son camarade de chambre. Et nul ne se sentait plus obligé d’y faire face de front.

— Pete, il faut qu’on parle.

Oliver rentra au dortoir une heure après Pete, en plein milieu de la nuit.

Voyant son ami encore éveillé, lisant au lit, il se dit que c’était le moment.

— Pourquoi ce ton solennel, Oliver ? dit Pete en refermant le livre avec un sourire. — Pas d’humeur ce soir ?

— Ce n’est pas ça. Tu sais très bien de quoi je parle. Ne joue pas. Albright m’a mis au courant. Tu as failli démolir les jumeaux Barthé parce qu’ils ont osé parler avec Guy ?

Oliver balaya les esquives de son ami pour aller droit au but. Sur le chemin du retour au campus, Nanao et lui étaient tombés sur Albright et avaient été mis au fait. Pete ricana, devinant la source d’Oliver.

— Je savais qu’il balancerait. Mais oui, c’est vrai. On aurait dit qu’ils essayaient d’arracher Guy à notre groupe, alors je leur ai donné un petit avertissement. J’arrive pas à croire qu’on nous prenne encore à la légère.

— J’en doute. Vu leur statut, ils ne chercheraient pas à le débaucher. Ils discutaient juste des possibilités. Tu espionnais et tu as sur-réagi. Et tu le sais.

Oliver en était certain.

À la façon dont Pete se comportait ces derniers temps, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne se heurte à quelqu’un quelque part. Sous le regard d’Oliver, Pete ne sourcilla pas.

— Peut-être. Mais est-ce que ça change vraiment quelque chose ? C’est un moment critique pour lui. Quiconque dit la mauvaise chose à un moment pareil mérite un retour de bâton. Je préfère sur-réagir comme ça et faire peur aux gens plutôt que risquer de rater une vraie tentative et de perdre Guy à cause d’elle. Faut en faire un exemple, dit Pete, puis ajouta dans un soupir. — Même si, cette fois, on m’a interrompu.

Se frottant le front, Oliver baissa la tête. La position de Pete était bien plus intransigeante qu’il ne l’avait espéré.

— Ta façon de penser dépasse largement « l’amitié ». Même en tenant compte du fait qu’on est à Kimberly. Guy a sauvé les Barthé, et ça les a rapprochés. C’est un lien que Guy a gagné par ses propres actes dans le moule d’arbre de lave. As-tu seulement pensé que tes choix pouvaient le lui coûter ?

— D’accord, il perdra peut-être quelques relations. Mais je compenserai. Je lui trouverai des amis qui comprennent notre arrangement et ne la ramènent pas. Te méprends pas, je n’ai rien contre le fait que Guy ait des amis hors de notre groupe. Je fais juste dégager les nuisibles. Sinon, ils ne feront que commencer à lui siphonner son nectar.

Pete balayait ça d’un haussement d’épaules, comme si c’était normal, et Oliver serra les poings. Selon quels critères Pete séparait-il les « nuisibles » des autres ? Si cela englobait tout ce qui intéressait Guy en dehors de la Rose des Lames, ce ne serait guère mieux que des entraves à ses membres. Pete soutenait le contraire, certes, mais dès l’instant où la mesure reposait sur la balance subjective de Pete, c’était déjà faussé.

Et pourtant, en même temps, Oliver comprenait que le sens de la normalité de Pete devenait de plus en plus flou. Devenir davantage mage, acquérir davantage de techniques, la perspective sur le monde s’en trouvait forcément altérée. Il avait appris jusqu’où ses mains pouvaient aller. Vivre en non-mage avait fait du cœur des autres un obstacle insurmontable. Mais ce n’était plus le cas. Tout ce qu’il avait appris ici lui donnait les moyens de se mêler de tout. Et même dans le monde magique, les reversi restaient rares. S’il polissait ses techniques de charme, il pourrait séduire des mages de tout genre.

— S’il te plaît, Pete. Laisse mes paroles faire leur chemin. Tu n’as pas besoin d’être à cran. Guy ne va pas nous quitter comme ça. Miligan avait raison là-dessus. Si tu as foi en lui, tu sauras qu’il est inutile d’ériger des murs. Katie est tout aussi anxieuse, mais elle y arriv…

Alors qu’il plaidait, Oliver s’approcha du lit de Pete. Pete se redressa et se blottit contre sa poitrine. Il ferma les yeux et sourit.

— Chut Oliver. Tu t’es expliqué, j’ai entendu. Oui, j’ai agi sans tenir compte des efforts de Nanao avec Valois. La prochaine fois, je choisirai une approche qui n’occasionnera pas de telles frictions. D’accord ?

— Attends, Pete, ce n’est même pas le sujet…

Sentant le propos s’éloigner, Oliver tenta de le ramener. Mais les lèvres de Pete scellèrent les siennes, tout comme celles de Nanao plus tôt dans la soirée. Le fait qu’Oliver se retrouve à refaire ça avant même que la date ne change le fit frissonner, et Pete ne s’écarta que lorsqu’il fut sûr qu’Oliver était réduit au silence.

— Ça ne me dérange pas que tu me fasses la leçon. Tu y mets toujours tant de sérieux, et ça me fait me sentir aimé. Mais aujourd’hui, je préférerais être consolé. Être avec Guy sans pouvoir le toucher, c’était assez difficile à supporter. Je suis frustré ! S’il n’y avait pas cette malédiction, on aurait pu l’embarquer dans un plan à trois.

— …!

Oliver n’en crut pas ses oreilles. Même les aveux de fragilité de Pete étaient traversés par une pointe de quelque chose d’inquiétant. Il sentait que Pete regrettait sincèrement de n’avoir pas réussi à faire advenir ce plan à trois, et Pete aurait dit exactement la même chose si Guy avait été là avec eux. Son sourire n’aurait pas changé avec davantage de participants à leur ébat. Sa seule préoccupation était de savoir comment les aimer tous à la fois. Dans l’esprit de Pete, il n’y avait là aucune contradiction.

Le baiser terminé, Pete retourna à l’étreinte. Le visage enfoui dans la chemise d’Oliver, il le reniflait, vérifiant le parfum persistant qu’il avait remarqué lors de leur premier enlacement.

Sûr de lui, il adressa à Oliver un sourire en coin.

— Oh, tu étais avec Nanao juste avant ? Donc tu n’es pas du tout en manque. Hé hé… Elle m’a coiffé au poteau. On va devoir y aller doucement.

— Attends… Pete, attends…

Oliver fut tiré dans le lit, ses protestations vaines. Sa robe fut arrachée, ses boutons défaits, et les doigts de Pete glissèrent dans l’ouverture de sa chemise. Les talents de Pete aux préliminaires s’amélioraient de jour en jour, et Oliver laissa échapper un gémissement, sa raison lui échappant.

Comment en est-on arrivé là ? L’acte en soi est une chose. Je ne peux pas te refuser, alors je l’ai accepté. Mais j’aimerais d’abord te parler. Comprendre pleinement le parfum de danger que je perçois chez toi. Réfléchir ensemble à la façon dont tu devrais procéder. C’est tout ce que je veux, vraiment.

— …Pete… !!

— Hiii ?!

La panique et la douleur qui s’accumulaient en lui éclatèrent.

Les mains d’Oliver passèrent dans le dos de Pete, se verrouillant sur ses zones érogènes, appuyant fort sur sa peau, et doublant l’afflux de mana avec une précision chirurgicale. Le corps de Pete tressaillit, et son offensive vacilla. Oliver en profita pour renverser la situation, le parcourant de ses mains.

Réduisant au silence la résistance de Pete d’un baiser, il lui arracha ses vêtements si vite qu’il faillit emporter la peau avec, puis il mouilla un doigt de salive et fouilla son nombril. La stimulation de mana qui afflua là acheva le travail, et la vague de plaisir écrasante qui monta en lui engloutit Pete tout entier.

— Ah… ! D…d’où ça sort, Oliver ? D’habitude, t’es pas si, Hnaaahhh !

Il n’avait pas l’intention de laisser à Pete la moindre latitude pour commenter. D’ordinaire, Oliver prenait tout son temps pour faire monter les choses, mais il n’y avait aujourd’hui aucune de ces délicatesses. Il visait l’efficacité maximale, déclenchant une avalanche de plaisir, et le maintenant dans cette avalanche. Appliquer des principes de guérison aux caresses appuyées était le domaine d’expertise d’Oliver et, aussi vite qu’il avait appris, Pete était encore loin de son niveau. Aussi, quand Oliver y mettait du sérieux, Pete se retrouvait à se tordre, impuissant, dans le lit.

— A-attends ! Du calme, Oliver ! Laisse-moi une seconde pour…

— …Tu ne m’as pas attendu, murmura Oliver, les larmes aux yeux.

Même en parlant, ses doigts s’enfonçaient dans les points faibles connus de Pete. Le dos de Pete se cambra comme un arc, au-delà de toute parole, mais ce mouvement jouait aussi en la faveur d’Oliver. La stimulation était bien trop intense, le plaisir bien trop fort. L’esprit de Pete se vida.

— Ahh…

Et quand l’orgasme prit le dessus, les verrous vitaux en lui, qui tiraient déjà depuis longtemps, cédèrent. Le sang quitta ses traits défaits, il repoussa Oliver des deux mains, agrippa les draps. Il se recroquevilla dans un coin, les bras serrés contre sa poitrine, tremblant en silence.

— …Pete ?

Dérouté par cette réaction inattendue, Oliver s’approcha sur un genou, et alors le processus commença. Une faible lueur entoura Pete, et, dans cette lumière mystique, sa silhouette même se transforma.

Ses épaules s’élargirent légèrement, et les deux monticules sur sa poitrine s’affaissèrent ; son corps basculait rapidement vers son autre polarité.

— ?!

— …J’ai dit… arrête… sanglota Pete, en pleine mutation.

Oliver regarda, stupéfait. Ce fut terminé en quelques minutes à peine. Pete avait gardé une petite stature, si bien que la différence n’apparaissait pas d’emblée. Pourtant, ce qui s’était produit ne faisait aucun doute. La faible trace de mana que le corps de chaque mage émettait en permanence portait une signature distincte et, en général, cela changeait si peu que les autres mages pouvaient s’identifier entre eux à cela. Mais la signature de Pete différait nettement de celle d’il y a un instant. Impossible si la nature du changement n’avait touché que l’extérieur.

— D’après les phases de la lune, je pencherais normalement vers le masculin, en ce moment, confessa Pete d’une voix à peine audible. — Je me maintenais au féminin à la seule force de ma volonté. Je ne l’ai pas dit, mais… depuis un moment déjà…

C’était une surprise pour Oliver. Il avait remarqué que Pete était resté au féminin un certain temps. À mesure que Pete s’accoutumait au reversi, il avait appris à choisir sa forme à volonté. Mais cela ne signifiait pas qu’il pouvait ignorer totalement le cycle des reversi. Oliver n’avait lui-même aucune expérience directe des difficultés qu’il y avait à résister à cela, mais il n’était pas difficile d’imaginer que le tribut en était considérable.

— Pourquoi te forcer… ? demanda-t-il à Pete.

— Parce que je voulais faire ça avec toi, évidemment !

Le cri de Pete était étranglé de larmes, et il tournait obstinément le dos. Et cela creusa un profond trou dans la poitrine d’Oliver.

Quelle question stupide. C’était sans doute la réponse la plus maladroite imaginable. Il le regretta profondément. Il aurait dû mieux savoir. À défaut des autres, Oliver, lui, aurait dû saisir aussitôt cette cause.

— Je retire ça, Pete. S’il te plaît… veux-tu te tourner et me faire face ?

Son excuse était empreinte d’émotion. Il supplia ces frêles épaules. Pete hésita très, très longtemps, et quand il se retourna, il tremblait encore. Son corps était bel et bien masculin.

— J’aimerais me racheter. Et si nous reprenions là où nous en étions ?

— Hein ?

Pete eut un sursaut, mais Oliver passa une main le long de son flanc, ce qui le fit bondir.

— Iiiih ?! Qu…qu’est-ce que tu fais ? Je suis un garçon, maintenant… !

— Honnêtement, ça ne m’a jamais vraiment dérangé. Tu es toi.

Cela vint sans la moindre hésitation. Oliver caressa doucement la peau nue de Pete, et, à chaque fois, un plaisir incroyable courait le long de la colonne du reversi. Avant même qu’il s’en rende compte, Pete s’écrasait contre Oliver, gémissant.

Pete n’avait pas encore fait l’amour dans ce corps, et chaque sensation qu’il la peau, et à chaque fois, un plaisir incroyable parcourait l’échine du reversi. Avant qu’il ne s’en rende compte, Pete s’était plaqué contre Oliver, gémissant.

— Je connais mieux comment ça fonctionne ici. C’est même plus facile, chuchota-t-il à l’oreille de Pete.

— Ne te retiens pas, abandonne-toi. Aujourd’hui, c’est ce que je veux.

Un choc parcourut le dos de Pete. Ses mains et ses pieds se relâchèrent, et plus aucune pensée ne fut possible. Quand ils en eurent fini et se furent nettoyés, ils partagèrent de nouveau un lit, cette fois, pour dormir. En pyjama désormais, ils se regardèrent.

— Désolé pour ça…, murmura Pete.

— Hm ? demanda Oliver avec un sourire.

Pete détourna le regard, embarrassé, mal à l’aise.

— Ça peut sembler une excuse, mais… je crois que le stress d’avoir réprimé le changement m’avait pas mal échauffé. J’ai l’esprit plus clair… maintenant que je me suis changé en homme et que… j’ai eu un peu de soulagement…

Le souvenir de cela le fit à nouveau rougir, et Oliver fit glisser doucement un doigt le long de sa joue.

— Et c’est une autre façon dont ça t’affecte, hein ? Désolé, j’aurais dû m’en rendre compte.

— Ne t’avise pas. J’ai peut-être été un brin empressé, mais même maintenant, ma position fondamentale n’a pas changé.

Il tendit les bras et serra Oliver contre lui.

Pete avait des choses qu’il ne pouvait pas perdre. Il risquerait n’importe quoi pour les protéger. Son amour était si grand qu’il ne s’en départirait jamais, même s’il devait pour cela se changer en autre chose.

— Je ne laisserai personne t’avoir. Je ne te laisserai aller nulle part ailleurs. Ni Guy, ni Katie, ni Nanao, ni Chela… ni toi… !

Un souhait comme une malédiction.

Oliver n’eut pas de mots pour répondre à cela, aussi se contenta-t-il de lui rendre une étreinte silencieuse.

Il le brûlait de savoir que ce vœu ne pourrait pas se réaliser, et qu’il poussait Pete vers un coin sans issue.

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