RoTSS T13 - CHAPITRE 1

Séparation

 

Tôt le matin, le lendemain du combat dans le moule d’arbre de lave sous l’irminsul. Guy était revenu vivant, mais maudit. Lui et la Rose des Lames visitaient l’atelier de celle qui remplaçait Baldia dans son cours de malédictions, Zelma Warburg.

— …Hum… grommela Zelma.

Elle avait fait se tenir Guy bien droit et le palpait de partout. Katie, qui retenait son souffle, ne put s’empêcher de dire :

— A-alors, professeur Zelma ?

— Y a-t-il quoi que ce soit à faire ? enchaîna Oliver.

Ayant achevé son examen, Zelma se tourna vers eux.

— Pour faire court, pas avant un moment. L’énergie maudite a reconnu son hôte et s’y est attachée. Dans cet état, elle pourrait être contagieuse, mais elle ne partira pas. Si je dois l’arracher de force, il me faudra quelques mois, au minimum, et cela pourrait bien prendre des années.

— …

Cette sombre déclaration fit grimacer Guy et pâlir ses amis. Zelma secoua la tête. Ce n’était pas aussi grave qu’il n’y paraissait.

— Bien sûr, si nécessaire, je le ferai. Mais inutile de brusquer les choses. Baldia passera bien avant que j’aie terminé la procédure, contrairement à Vanessa, les Chasseurs de Gnostiques doivent faire attention à la façon dont ils l’emploient, donc elle n’est pas exactement coincée sur le front.

— …Oh ? fit Katie.

— Vous voulez dire que… commença Oliver.

— Elle pourrait t’arracher cette malédiction en une seconde. C’est ta matrice en malédictions, et il n’y a pas de meilleur hôte au monde. En gros, tu n’en pâtiras que quelques mois. Rassuré, Mr. Greenwood ?

Guy poussa un énorme soupir de soulagement. Oliver ressentit la même chose. Zelma était la remplaçante de Baldia et tout aussi portée à faire tourner les gens en bourrique. Elle aurait vraiment dû commencer par là.

Katie fut si soulagée qu’elle chancela, et Nanao la rattrapa. Zelma les observa avec un sourire de travers avant de changer de cap.

— Et il y a un point plus positif à ce temps d’attente, tu as un choix à faire. Quelle spécialisation magique vas-tu poursuivre ? Ça te laisse le temps d’y réfléchir.

— …Le temps de réfléchir, hein ? dit Guy.

— Oui. Et tu vois très bien de quoi je parle. Cette malédiction est épineuse, mais elle pourrait aussi être le cadeau d’une vie. C’est un fait que tu es revenu vivant du territoire de Lombardi. La situation t’a peut-être forcé la main, mais ce pouvoir est désormais le tien.

Des mots forts, et le regard de Guy tomba sur ses mains. Dès l’instant où il avait pris cette malédiction, elle ne lui avait jamais semblé empruntée. Elle lui convenait trop bien. C’était peut-être simplement la preuve de son aptitude à l’héberger.

— Ce serait du gâchis de s’en débarrasser comme ça. Je ne cherche pas à soutenir Baldia ici, mais je suis une dompteuse de malédictions et je somme de ne pas te précipiter. Réfléchis. Les prochaines semaines mettront bien en lumière les avantages et inconvénients du maniement des malédictions. Ça ne peut pas faire de mal de décider à la lumière de cette expérience, et je me décarcasserai pour t’aider à la contrôler. Par respect pour tes talents naturels.

— M…mais, Guy, un dompteur de malédictions ?

Les émotions de Katie débordèrent et Chela entoura la fille aux cheveux bouclés de ses bras, une main sur sa bouche.

— Tu ne dois pas dire ça, Katie, supplia Chela, gênée. — Ce n’est pas à nous de décider quelle voie suivra Guy. C’est une chose que chacun doit examiner pour soi seul.

— … !

Katie prit l’avertissement à cœur et baissa la tête. Peu importe leur proximité, c’était une loi tacite des mages, et on ne pouvait l’ignorer. Et qui se retournait contre elle, plus que quiconque ici, car Katie avait prouvé qu’elle suivrait sa propre voie quoi qu’on tente pour l’en détourner.

— Bien sûr, tout n’est pas rose, dit Zelma. — Vivre avec des malédictions veut dire faire attention à tous les aspects de la vie. Plus tu es proche de quelqu’un, plus la transmission est facile. Si tu apprends à la contrôler, c’est moins préoccupant, mais, tu vas devoir t’éloigner un moment.

Zelma martelait ce point. Pesant chacun de ses mots, Pete demanda :

— Alors, nous ne devrions pas partager un atelier ?

— Mieux vaut éviter, oui. Si vous n’êtes pas des dompteurs, il est plus sûr de vous limiter à discuter sur le campus, dit-elle au groupe. — Et pour être parfaitement claire, ne partez surtout pas du principe qu’on pourra simplement vous la retirer si elle se transmet. À l’instant où elle vous a touchés une fois, c’est une malédiction partagée. Plus elle persiste, plus il devient probable que « l’hôte » cesse d’être un individu et devienne votre groupe tout entier…

Petit temps de pause.

— … Et alors, vous serez tous maudits.

Un silence de plomb s’abattit. Tous se retrouvèrent forcés d’affronter ce que signifiait réellement vivre avec une malédiction, à quel point la charge d’un dompteur était lourde. Comme s’ils voyaient déjà les épaules de leur ami s’éloigner au loin. Sans réfléchir, Oliver commença à tendre la main.

— Guy…

— Ne fais pas ça, Oliver.

Cette voix dure le figea. Tandis qu’Oliver tressaillait, Guy fit un pas de côté, vers le professeur en malédictions.

— Merci de m’avoir examiné, professeur Zelma, dit Guy. — Je suivrai vos conseils et je garderai mes distances. Je peux venir vous voir au moindre problème ?

— Bien sûr. Dès ce soir, même. Je laisserai la moitié de mon lit inoccupée.

— Épargnez-moi ces plaisanteries. J’ai déjà bien assez à gérer.

Il soupira et se détourna d’elle. Voyant la mer d’expressions graves, il se gratta la tête.

— Je ne peux pas vraiment vous demander de ne pas vous inquiéter, dit-il à ses amis. — Mais il faut faire avec. Je vais laisser mijoter un peu. C’est peut-être l’occasion qui me manquait. Je ne suis pas exactement enclin à l’introspection.

— N…non…

Les larmes aux yeux, Katie fit un pas en avant, et Nanao et Chela passèrent chacune un bras autour d’elle.

— Je sais exactement ce que tu ressens, mais tu dois te maîtriser, Katie.

— En effet. T’agripper à lui maintenant ne ferait que rendre cela plus difficile pour Guy.

Katie s’arrêta, mais son regard continuait de supplier. Implorant qu’il n’aille nulle part, ses yeux se chargèrent d’émotions tumultueuses. Cela résonna. Guy réprima de justesse l’instinct de tendre la main et fut forcé de détourner les yeux. Il chercha le visage d’un autre ami.

— Ce n’est pas comme si on allait être séparés pour toujours. Juste une séparation temporaire, dit Pete. — Ça me va en tout cas. Répare cette malédiction et reviens.

— Ha ha, merci, Pete.

Guy le pensait vraiment. Si quelqu’un d’autre avait essayé de le retenir, il n’était pas sûr de tenir bon. Alors il mit fin à cela rapidement. Il ne pouvait plus supporter de regarder Katie.

Il se contenta d’un signe de la main par-dessus son épaule à Nanao et Chela. Puis il se tourna vers le dernier de ses amis.

— Désolé, Oliver. Occupe-toi de Katie pour moi.

— …D’accord.

N’ayant pas le choix, Oliver acquiesça. Guy se rapprocha, presque épaule contre épaule.

— Prends tout sur toi, grogna-t-il. — Tu ne peux plus te permettre la moindre retenue.

Cela coupa le souffle d’Oliver, mais Guy était déjà passé devant lui et hors de la pièce.

Oliver avait peur même d’envisager ce que cette dernière phrase signifiait.

 

Guy parti, les autres quittèrent l’atelier de Zelma et errèrent dans les couloirs en silence, seulement troublé de temps à autre par les sanglots de Katie. Nanao ne la lâcha pas une seule fois. Oliver resta, lui, discrètement tout près. Devant eux, Pete et Chela chuchotaient.

— …Il a pris ça avec philosophie.

— Oui… il l’a sans doute compris dès l’instant où il a pris la malédiction sur lui.

Ils partageaient la même impression. Avec le recul, ils étaient presque impressionnés par la façon dont Guy s’était si peu laissé ébranler. Pourtant, ils savaient tous deux qu’il luttait. Pas seulement parce que Zelma avait loué ses talents de dompteur, cela, il s’en serait débarrassé d’un haussement d’épaules. Autre chose rendait son choix difficile.

— …Ngh…

Pour Oliver, les mots que Guy avait prononcés dans ce moule d’arbre de lave étaient la clé. Quand il a dit qu’il pouvait maintenant se tenir à leurs côtés.

Même si Guy abritait maintenant une énergie de malédiction qu’on lui retirerait sans doute en temps voulu, il en était ravi.

Trois années de frustration vibraient dans ces mots, et cela effrayait Oliver plus que tout.

— Éviter de nous infecter est évidemment important, mais plus encore, je crois que Guy a besoin de temps pour réfléchir, dit Chela. — C’est un mage à un tournant de sa vie, c’est on ne peut plus naturel. Tout ce que nous pouvons faire, c’est lui laisser de l’espace et veiller sur lui.

Elle afficha clairement sa position, et Katie acquiesça. La fille aux cheveux bouclés ne dit rien, mais paraissait prête à fondre en larmes de nouveau.

Nanao la serra fort.

— Garde la tête haute, Katie. Je suis à tes côtés.

Pete se retourna pour se joindre à l’étreinte.

— Tu ne peux pas pleurnicher éternellement ! Plonge-toi dans les cours, et deux mois fileront.

— …Hmm. Désolée, tout le monde.

Katie accueillit les paroles de réconfort de ses amis en tentant de retrouver contenance, mais chacun savait que ce ne serait pas facile. Guy était son plus grand pilier, et même une perte temporaire faisait mal, sans compter que certains signes laissaient penser que cela pourrait ne pas l’être.

Oliver, lui, devait rester calme. En se le répétant, il prit une grande inspiration et aperçut une sorcière au bout du couloir. Une élève de septième année, une mèche cachant œil, une vieille amie de la Rose des Lames, qui les attendait.

— Ces quoi ces grises mines, dit-elle. — J’imagine que Zelma n’a pas pu enlever la malédiction de Guy ?

— …Miss Miligan…

Katie se dégagea doucement de l’étreinte collective, essuya ses larmes et se tourna vers la Sorcière à l’œil de serpent.

— J’en ai bien peur, répondit Chela, les bras croisés, l’inquiétude au visage. — Si le professeur Baldia revient, elle pourra régler ça sans difficulté, mais d’ici là, aucune chance. Et, pire encore, le professeur Zelma est extrêmement impressionnée par l’aptitude de Guy. Étant donné que Baldia lui a confié la graine maudite…

— Je m’en doutais. Guy va avoir de quoi se creuser la tête. Cela dit, inutile de s’en alarmer outre mesure. Chaque élève aux talents multiples passe par là un jour.

Miligan s’accroupit pour se mettre à hauteur de Katie et lui adressa un sourire.

— Il existe une solution à la malédiction elle-même, n’est-ce pas ? Alors veillez sur lui, sans inquiétude excessive. Si je puis me permettre : quelle que soit la voie qu’il choisira, elle ne l’éloignera pas de ses amis. Même moi, j’en suis certaine.

Le ton doux de la Sorcière à l’œil de Serpent surprit non seulement Katie, mais aussi Oliver.

Ils la connaissaient bien, eux deux. Et c’était précisément le genre de choses que Miligan n’aurait jamais comprises lors de leur première rencontre. À l’époque, elle ignorait pourquoi Marco s’était lié à Katie, et son seul plan pour comprendre avait été d’ouvrir la tête de Katie et d’en examiner le cerveau. La vérité avait sauté aux yeux de tous leurs amis, mais pas à cette sorcière, ensevelie dans son domaine magique.

Pourtant, maintenant, Miligan comprenait. Elle savait ce que Guy traversait, quelles décisions il ne prendrait jamais et pouvait s’appuyer là-dessus pour l’encourager. Pour Oliver, c’était un changement net. Peut-être que Katie l’avait changée. Autrefois, Katie avait juré de peindre l’école à ses couleurs, et trois ans d’efforts acharnés avaient peut-être porté leurs fruits.

— J’ajouterai que vous n’êtes pas si loin, vous aussi, du dilemme de Guy, reprit Miligan. — Vous êtes des quatrième année alors il serait temps de vous décider pour vos spécialités. Katie et Pete semblent avoir une direction claire, mais les autres ? Les séminaires de recherche vont bientôt ouvrir leurs places. Vous ne pouvez pas continuer à tergiverser.

Cet avertissement tira Oliver de sa rêverie.

En effet, aussi inquiets qu’ils fussent, ils ne pouvaient pas s’attarder éternellement sur le cas de Guy. Les places dans les séminaires étaient limitées, et les échéances souvent sévères. Plus on attendait, moins on avait de chances d’obtenir l’orientation voulue.

Ils adressèrent tous à Miligan un regard respectueux, et Chela parla pour le groupe :

— Tu as raison. Merci pour le rappel, Miss Miligan.

La sorcière lui rendit son sourire. Puis Oliver, se souvenant d’un autre sujet d’inquiétude, demanda avec précaution :

— Euh… ta dette… ?

— Cesse de me poser la question chaque fois qu’on se voit ! Je la rembourse régulièrement, n’y pense plus !

Elle pinça les lèvres dans sa direction et s’éloigna à grands pas.

Oliver en conclut qu’il n’avait vraiment pas à s’en faire. Peut-être cesseraient-ils même bientôt de la voir rôder, l’air avide, autour de la boutique de l’école.

— Alors ? lança Chela en se retournant soudain. — On fait comme Guy et on se penche sur notre avenir ? Et si on consultait des camarades de promo ?

— Ouais, bonne idée, approuva Oliver. — Katie, Pete, vous avez déjà un séminaire en tête ?

Il balaya le groupe du regard. Katie renifla avant d’acquiescer, et Pete haussa les épaules.

— J’ai quelques options, dit-il. — Je comptais t’en parler bientôt.

— Hmm, je n’y ai pas réfléchi une seconde, grommela Nanao en penchant la tête et en croisant les bras.

Katie se donna de petites tapes sur les joues.

— Oui, je ferais mieux de m’y mettre. Si je bloque là-dessus, je ne ferai qu’empirer les choses pour Guy…

Marmonnant pour elle-même, elle se remit en marche. La voyant vaciller, ses amis s’empressèrent de la suivre. Elle n’avait même plus la force de simuler sa gaieté coutumière. Il ne leur restait qu’à rester près d’elle.

 

Pendant ce temps, après avoir quitté les autres, Guy se retrouva dans une situation qu’il n’avait encore jamais connue.

— …C’est drôlement calme quand on est seul. Enfin, j’ai bien cette malédiction qui fait un boucan d’enfer à l’intérieur…

Il marmonnait en descendant le couloir. L’énergie de malédiction cherchait naturellement à contaminer les alentours et on pouvait en tempérer ou en renforcer l’élan, mais jamais l’étouffer. Si l’envie de nuire surpassait les capacités du dompteur, il faudrait agir. Pour l’heure, toutefois, le risque restait faible. En lui, cela grondait comme un animal blotti, et le fait qu’il puisse maintenir ce tumulte à ce niveau témoignait d’un talent exceptionnel.

— Ça pue. C’est le prix à payer pour tout ce temps passé à veiller sur Katie ? Impossible de réfléchir d’un iota quand ça me concerne. Et j’ai pas exactement quelqu’un à qui parler…

Ce n’était pas la malédiction qui le torturait. Par nature, il agissait à l’instinct : foncer, résoudre en discutant. Là, il se retrouvait forcé à l’exact contraire, aucune tâche précise, personne pour l’aider à mettre des mots dessus. Il fallait réfléchir. Et ce n’était pas son fort.

Tandis qu’il se creusait la tête, un visage familier arriva en sens inverse.

Dès que leurs regards se croisèrent, il leva la main, sans réfléchir.

— Mmh, yo, Mackley. Remise sur pied ?

— …

Elle l’ignora et continua d’avancer. Guy se retourna.

— Allô ? Tu m’entends ? Mackley ?

Elle ne répondit pas. Au contraire, elle accéléra. Guy se frotta le menton, pensif.

— …Hé, Annie, tenta-t-il.

Le sol sembla exploser sous ses pieds. Sa baguette blanche jaillit tandis qu’elle bondissait sur lui. Elle la planta contre sa gorge, la voix basse, grondante.

— Appelle-moi encore comme ça, et je te crève !

— Ça va, j’ai compris. C’était une blague, alors remets ta baguette. Avant d’attraper cette malédiction.

Il leva les mains. Mackley recula d’un pas, toujours fulminante. Elle hésita, rengaina finalement sa baguette et croisa les bras.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle, comme si elle se sentait soudain obligée de répondre. — Je suppose que t’es pas assez con pour croire qu’on est amis maintenant. Juste parce qu’on a traversé des merdes ensemble…

— Je sais qu’on est amis. Ce serait plus dur de faire comme des étrangers après tout ça, non ? Ou bien t’es une habituée de ces petits jeux ?

Avant qu’elle ne réplique, une autre voix s’éleva :

— On est compris dans le lot ?

Guy et Mackley se tournèrent d’un même mouvement vers deux élèves de leur année, un garçon et une fille.

Guy leva la main, souriant.

— Quoi de neuf, les Barthé ? Content de vous voir tous les deux sur pied.

— Heureusement, oui. Tu nous as vraiment tirés du feu, cette fois. Permets-moi de te remercier officiellement, Greenwood. Mackley, ça te concerne aussi.

La voix chaleureuse de Lélia Barthé fit froncer les sourcils à Mackley.

— Ne me mets pas dans le même sac que ce crétin. J’ai pas levé le petit doigt pour vous. Je vous ai à peine laissés suivre pour servir de diversion au cas où.

— L’occasion est certes venue, mais elle n’a pas duré, comme le dernier magicerf qui s’est vite enfui, marmonna Gui.

— Oh, tu veux te battre ? Parce que je suis prête ! hurla Mackley, la main de nouveau sur sa baguette, le sourcil tressaillant.

— Du calme, dit Lélia, paumes ouvertes. — Quelle que soit ta perception de la chose, nous avons tous deux le sentiment de te devoir beaucoup. Et ne pas nous acquitter de cette dette ternirait le nom de notre maîtresse, Lady Ursule. Ça, je suis sûre que tu le comprends. Alors si l’un de vous a des ennuis, dites un mot. Lélia et Gui Barthé ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour aider.

Guy sourit aux jumeaux, manifestement de bien meilleure humeur qu’à n’importe quel moment de leur aventure dans le labyrinthe.

Un lien qu’il ne s’attendait pas à nouer, mais qu’il n’allait certainement pas dédaigner.

— Ha, merci. Je suis tout le temps dans les ennuis, alors c’est bon à savoir, dit-il.

Il bougea la main comme pour serrer la leur, se rendit compte qu’il ne pouvait pas faire ça pour l’instant et la retira vivement. Cela seul sembla suffire à Gui.

— On dirait que t’es dans un sale pétrin en ce moment. Tu ne peux pas te débarrasser de cette malédiction de sitôt ? demanda Gui.

— …En gros. Ce qui veut dire que j’attends le professeur Baldia se manifeste. Et on me dit que si je suis fait pour être un dompteur de malédictions, je ne devrais pas la rendre du tout.

— Ah, quel expert en malédictions ne dirait pas ça, fit Lélia en hochant la tête. — Même sans grande expertise, j’ai vu que tu avais accompli une sacrée prouesse. Il y a pas mal de dompteurs dans notre année, mais on peut dire sans risque que tu leur es largement supérieur.

À ce moment, d’autres élèves passèrent et s’arrêtèrent en voyant Guy.

— Ça va, Arbre Maléfique ? lança l’un.

— Bravo d’avoir survécu ! ajouta un autre.

— … Hein ?

— Ça fait quoi d’être le Visiteur Final d’un sixième année ? Comme un nouveau départ ?

Guy ne fit que froncer les sourcils, déconcerté par ce mélange de curiosité et de respect, et, pire encore, par le nom qu’on venait de lui donner.

— … Attendez, j’ai plein de questions, mais d’abord, pourquoi vous me donnez le nom de cette connerie ?

— C’est ton titre.

— Ça arrive parfois. Quand tu deviens le Visiteur Final de quelqu’un, tu hérites de la chose.

— Surtout si vous travaillez dans le même domaine. Mr. Lombardi ne parlait que de malédictions transmises par les plantes, et toi aussi. Pourquoi tu ne serais pas l’Arbre Maléfique de deuxième génération ?

— Mais c’est pas moi, ça ! Qui a lancé cette connerie ?!

— Va savoir.

— Aucune idée, mais c’est partout.

Balayant ses protestations d’un haussement d’épaules, les élèves s’éloignèrent, laissant Guy râler.

— … Quelle prise de tête ! On dirait qu’ils conspirent contre moi !

— Ne fais pas cette tête. Ça sonne sinistre, mais c’est surtout flatteur.

— Oui. Même nos ainés te respectent maintenant. Te prends pas la tête, assume.

Les Barthé cherchaient à en tirer le positif, ce que Guy avait envie de contester, mais, dans un sens pratique, il lui faudrait sans doute suivre leur conseil. Il ne pouvait pas non plus aller saisir tout le monde par le col pour exiger qu’on l’appelle autrement. Cette interruption avait coupé court à leur conversation, et Mackley touma les talons.

— … C’est fini ? Alors je m’en vais, dit-elle.

— A-attends, Mackley ! s’écria Lélia en lui agrippant le col avec un sourire.

Quand Mackley émit un râle étranglé, Lélia se pencha et lui chuchota à l’oreille.

— Tu sais que Guy est à bout de ressources, hein ?

— … Et alors ?

— Il faut te le dire plus clairement ? D’accord, essayons une analogie. Tu allais te faire renverser par un rhinolame[1] en pleine charge. Quelqu’un a sauté devant toi et s’est fait piétiner à ta place. Il est dans un état critique et toi tu n’as rien. Qu’est-ce que tu devrais faire ?

Cette métaphore chargée de sarcasme fit grincer les dents à Mackley. Elle avait horreur de laisser des dettes en suspens et ne pouvait pas balayer cela d’un revers de main.

 

— Je suis pas blessé et j’ai pas besoin de soins, dit Guy en riant. — Mais avec ce qui s’est passé, je peux plus traîner avec mon cercle habituel, et tout seul, j’imagine que les rouages dans ma tête tournent pas vraiment. Je gère mal le silence.

Il se dit qu’il pouvait se tourner vers ces trois-là à la place. Se grattant la tête, il exposa sa situation. Ils venaient à peine de faire connaissance. La fragilité de leur relation avait quelque chose de rassurant. Il exposa son cas. Là où la Rose des Lames risquait d’attraper la malédiction, ce trio le risquait peu.

Saisissant cela, Gui hocha la tête avec un sourire.

— Alors tu as besoin de quelqu’un pour faire de l’ordre dans tes idées ? Aucun problème.

— Arrête de faire la forte tête, Mackley, dit Lélia. — J’avais envie d’avoir une bonne discussion avec toi de toute façon.

— C’est pas réciproque ! Compte pas sur moi ! Tu essaies de me tisser une toile autour jusqu’à ce que je ne puisse plus me défaire de toi !

— Ha, ha, ha ! Pas tout à fait faux, mais c’est plutôt un maléfice qu’une toile, en vérité.

Sa proie capturée, Lélia se mit à entraîner Mackley. Un flot d’injures jaillit des lèvres de Mackley, mais des rires les couvrirent. À mesure que le vacarme montait, Guy se dit : Oui, voilà qui est mieux.

Il suivit les filles avec Gui.

 

— Mm ? Alors Guy doit garder ses distances ? Hélas, il nous manquera, dit Rossi en appuyant les coudes sur le dossier d’une chaise.

Quand la Rose des Lames arriva au salon, elle trouva déjà l’équipe Andrews sur place et se mit à discuter ; ils venaient à peine de les mettre au courant de la situation de Guy.

— Si vous avez besoin qu’on mette de la gaieté, tournez-vous vers moi, ajouta Rossi. — Mes bras sont assez longs pour tout le monde, oui ?

Avec un large sourire, Rossi écarta les bras pour faire la démonstration. Naturellement, les cinq élèves l’ignorèrent et regardèrent par-dessus lui.

— Andrews, Albright, vous nous avez été d’un grand secours pour le moule de l’arbre de lave, dit Oliver.

— Hmm ! Une splendide prestation ! approuva Nanao.

— Nous n’avons fait qu’aider un peu sur la fin, dit Andrews. — Vous avez atteint le tronc plus vite que nous, et le retour en un seul morceau de Mr. Greenwood relève avant tout de son propre mérite.

— Démontrer pareil talent de maîtrise en un moment aussi critique… Quelle audace, grommela Albright.

— Ignorez-moi tant que vous voulez, je vais pas lâcher l’affaire.

Rossi faisait basculer sa chaise d’avant en arrière. Se disant qu’il avait été un peu trop agressif, Oliver fit une grimace et se tourna vers l’Ytalien.

— …On plaisante, Rossi. Naturellement, on te remercie aussi. Nous sommes simplement profondément consternés par ton offre mal avisée.

— Pardonne-nous, Mr. Rossi, dit Chela. — Je pense exactement la même chose. Je voulais seulement affirmer que même s’il y avait cent versions de toi, ça ne vaudrait même pas le petit orteil de Guy.

— Deux sourires charmants pour me lancer des piques ! Ne me faites pas commencer à aimer ça !

Rossi se serra les épaules en frissonnant. Écartant ce spectacle du coin de l’œil, Albright revint au sujet.

— Quoi qu’il en soit, vous avez décidé de suivre l’exemple de Greenwood et de chercher votre voie ? Je prêterai l’oreille, mais je n’ai pas grand-chose à conseiller. Mon destin est celui des chasses de Gnostiques, ça l’a toujours été.

— Et moi, je te dis que tu n’as pas besoin d’y être à ce point dévoué, Albright. À mes yeux, tu as un talent pour l’enseignement. Un futur où tu t’appuies sur cette base est tout à fait envisageable.

— Enseigner où ? Dans quelle école ? Une Maison sans nom passe encore, mais je suis l’héritier des Albright. J’arguerais que c’est un chemin que tu devrais envisager toi-même. On dirait que tu te fonds très bien dans tout ce qui relève du conseil.

Albright et Richard se mirent à débattre. Chela essuya une larme, touchée que Richard se soucie autant du potentiel de son ami. Rossi, pendant ce temps, observait la scène avec un sourire en coin. Lorsque tous les regards convergèrent sur lui, il eut l’air pris au dépourvu.

— Oh, moi ? Je n’y ai pas consacré la moindre pensée. Ma vie est telle un chemin dans les nuages.

— …Tout comme ton style de combat, soupira Chela. — Un exemple typique de quelqu’un qui a besoin d’avoir les pieds sur terre.

— Tu vois, Nanao ? On ne peut pas finir comme lui, dit Katie.

— Je ne suis pas un miroir de vos propres défauts ! J’ai une bonne raison à mon absence de plan. J’ai juré que je vaincrais Oliver avant de me fixer quoi que ce soit !

— Combien d’années comptes-tu étudier à Kimberly, Rossi ? C’est un chemin épineux à suivre.

— Ah ! Ahh ! Pete, ta langue est devenue bien pendue !

Ignorant les soupirs passionnés de Rossi, ils revinrent au vif du débat. Voyant leurs regards, Richard s’interrompit et s’éclaircit la gorge.

— Pardonnez-moi. En vérité, ceux qui ont plusieurs aptitudes font toujours face à une décision difficile. Chela, Oliver, vous êtes les plus concernés. Pendant ce temps, ceux qui n’ont qu’une aptitude marquante n’ont qu’à la pousser au maximum. Ce n’est pas pour délivrer le conseil le plus banal qui soit, mais c’est une réalité.

— Hmm, dans mon cas, alors… murmura Nanao.

— Arts de l’épée ou balais, dit Chela. — Spécialise-toi dans l’un ou l’autre, et les professeurs Garland et Hedges t’attendront les bras ouverts.

— C’est très intéressant de chercher à t’attacher à l’un ou à l’autre. Ils prennent tous deux le choix de leurs apprentis très au sérieux, et c’est d’autant plus gratifiant. Et dans ton cas, Miss Hibiya, ces deux voies t’offre un avenir tout tracé, assura Richard.

Il n’osait pas tout à fait croiser son regard, mais sa pudeur feinte ne parvenait pas à masquer la révérence qui transparaissait. Oliver et Chela trouvèrent cela charmant et peinèrent à le dissimuler.

Albright acquiesça.

— Aalto, Reston, la même approche devrait réduire rapidement vos options. L’inverse s’applique à toi, McFarlane, mais dans ton cas, tu es plus susceptible d’être lié par ta Maison que par ton talent. Peut-être même davantage que moi.

— Je ne nous comparerais pas. Mais pour être honnête, j’ai ma part d’entraves. Je ne suis pas entièrement sous les ordres de mon père, mais…

— …Tu nous raconteras ça un jour. Je sais que ce n’est pas facile à partager, dit Katie en tirant sur sa manche.

Chela lui donna aussitôt une étreinte de gratitude. Albright détourna l’attention.

— C’est toi qui m’intrigues le plus, Oliver. Évidemment, j’ai cessé depuis longtemps de te voir comme un touche-à-tout. Mais reconnaître tes capacités ne me dit pas vers où tu te diriges.

En vérité, il ne pouvait pas imaginer l’avenir comme ses amis le pouvaient. Il ne lui restait tout simplement pas autant de temps. Un fait qu’il avait accepté depuis longtemps, du moins le croyait-il, mais le tumulte lui esquissa un sourire gêné.

— Je vous décevrai peut-être, mais, honnêtement, je n’y ai même pas pensé. Depuis que je suis arrivé à Kimberly, j’étais trop absorbé par les problèmes immédiats. Je n’ai jamais eu un instant pour envisager la suite.

— Ah ha ! Tout comme moi ! s’exclama Nanao.

— Pareil !

— C’est clair !

Rossi essaya de s’incruster, et Pete l’envoya paître. Une scène agréable qui atteignit Oliver en plein cœur. Comme ce serait cher à son cœur s’il avait autant de temps qu’eux.

Albright ferma les yeux en soufflant. Oliver s’attendait à un torrent d’insultes, mais rien ne semblait venir.

— Hm. Je le savais, dit Albright. — Arrête de te mêler des problèmes des autres et règle d’abord les tiens. Et ne me ressers pas la même réponse la prochaine fois.

Des mots durs, mais surtout un conseil avisé. Oliver l’apprécia, mais aujourd’hui, tout le monde était si gentil, et cela ne faisait qu’empirer les choses. L’impact du retrait de Guy se lisait-il sur son visage ? Si oui, il devait vraiment se ressaisir. Il n’était pas en position d’aller exhiber ses faiblesses.

À ce moment, Richard fit un pas vers lui. Interprétant les efforts d’Oliver pour se maîtriser comme de l’inquiétude pour son avenir, Richard lui tendit la main.

— Consulte-moi quand tu veux, dit-il. — Si tu veux une longue discussion quelque part à l’abri des regards, je connais un bon endroit à Galatea. Est-ce que je tente de caser une réservation pour un salon privé ce week-end ?

— Euh, merci, Richard. Je… te le demanderai peut-être un jour, mais pas tout de suite. Je veux d’abord bien y réfléchir par moi-même.

Cette générosité était de trop pour lui, et Oliver leva les deux mains avec un sourire. Comprenant qu’il se montrait peut-être envahissant, Richard se ravisa.

Chela posa une main sur l’épaule d’Oliver et lui sourit.

— Il n’y a pas que Rick, beaucoup de gens ici sont prêts à aider. Inutile de te presser. Les liens que tu as tissés valent plus que tout.

 

 

Ces mots chaleureux suscitèrent en lui toute une litanie d’émotions, mais Oliver se contenta d’acquiescer.

Ce sujet étant réglé, Albright regarda chaque visage à tour de rôle.

— …Un dernier conseil, dit-il. — Pas à l’un d’entre vous en particulier, mais au groupe entier, Greenwood compris.

Cela semblait important, aussi tout le monde se redressa.

— Ne jouez pas les téméraires, grogna Albright. — Tout ce que nous avons dit part du principe que vous vivrez jusqu’à l’obtention du diplôme sans être Consumés par le Sort.

— …Oui, message reçu, articula Oliver.

Cinq têtes acquiescèrent. Le meilleur conseil qu’ils pouvaient recevoir, mais aux oreilles d’Oliver, l’ironie était trop évidente.

Cette discussion achevée, ils se dirigèrent vers les panneaux d’affichage pour voir quelles options concrètes s’offraient à eux. En voyant les affiches de recrutement qui listaient les points forts de chaque séminaire de recherche, Katie gémit.

— Tant de choix… Même si je me limite aux créatures magiques, il reste encore tant de paramètres à prendre en compte.

— Pas seulement le thème du séminaire, mais aussi le professeur référent, et les anciens élèves avec qui tu partageras l’espace. Katie, pourquoi ne pas tout simplement suivre l’exemple de Miss. Miligan ? demanda Chela.

— J’y ai bien sûr pensé. Mais elle est diplômée cette année… Je reprends de toute façon sa recherche sur les demis à titre personnel. J’aimerais rejoindre un endroit qui me permette de mettre cette expérience à profit.

— Hum… un seul coup d’œil à ça me fait tourner les yeux, grommela Nanao.

— Hiiiibiiiiyaaaa ! lança une voix déchirée derrière elle.

 

Tous se retournèrent pour trouver leur professeur de balai qui souriait jusqu’aux oreilles. Il parvint à rendre cela menaçant.

— Oh, quelle bonne rencontre, Sir Dustin ! dit Nanao.

— Oui, oui, c’est bien moi ! Je déteste troubler votre paisible camaraderie, mais vu que vous inspectez ce panneau, c’est que vous cherchez un séminaire, n’est-ce pas ?

— C’est l’idée générale, répondit Nanao en hochant la tête.

Dustin se frappa le visage d’une main, et son sourire s’évanouit. Il leva les yeux vers la charpente.

— Pourquoi n’es-tu pas venue me voir ?! Je t’attends depuis le début de l’année !

— O-oh ?

— Combien de fois t’ai-je dit ? « En quatrième année, viens jeter un œil au séminaire de combat aérien que je dirige ! » ? Ça n’a aucun sens ! Dis-moi que tu n’as pas oublié ? Tu te rends compte à quel point il est rare que je recrute activement ?!

Sa voix tremblait. Tirant la conclusion évidente, Oliver et Chela se penchèrent chacun pour lui chuchoter à l’oreille.

— …Vas-y avec lui, Nanao. C’est à toi de décider si tu rejoins ou pas, mais tu ne devrais pas repousser l’invitation d’un professeur.

— Oui, regarde son visage. Il est au-delà de la colère, ce sont des larmes que tu vois dans ses yeux.

— Hmm. Message reçu !

Prenant enfin la mesure de l’urgence, Nanao se mit en mouvement, hochant la tête tandis que Dustin l’escortait au loin.

Pete renifla en la regardant s’éloigner.

— On dirait que c’est plié pour celui-là.

 

— Je suppose qu’elle recevra aussi quelques sérénades des séminaires d’arts de l’épée… Ce n’est qu’une question de temps, dit Oliver en hochant la tête.

Mais alors qu’ils regardaient leur amie s’éloigner, quelqu’un arriva par-derrière.

— Pardon. Vous avez un instant, surtout toi, Miss. Aalto ?

Tous se retournèrent pour découvrir un élève de sixième année portant des lunettes. Oliver fut le seul à le reconnaître, pas de l’école, mais du labyrinthe.

C’était l’un de ses vassaux.

Face à un inconnu de promotion supérieure, Katie, Chela et Pete se raidirent. Ce n’était pas une réaction excessive, mais une nécessité de la vie à Kimberly.

Le sixième année sourit et leva les mains.

— Pas besoin de ça, dit-il. —  Je viens la recruter, mais aujourd’hui, ce n’est qu’une prise de contact. Cela dit, il n’y a pas beaucoup de séminaires sur les Tír, même à Kimberly.

— …!

Ce mot capta l’attention de Katie. Et sa réaction l’encouragea.

— Je pense que tes intérêts et tes aptitudes seraient mieux servis chez nous. Je brieferai les autres membres, passe nous voir quand tu veux. Je suis sûr que tu en tireras quelque chose.

À ces mots, il lui remit un prospectus et se retira bien plus facilement que quiconque ne l’avait prévu.

Les yeux sur la feuille entre ses mains, Katie dit :

— Celui-ci figurait dans ma présélection. Étudier les versions gnosticisées comme prolongement de la biologie des demis et de leur culture.

— Et ils sont venus te voir en premier ? Donc tu t’intéresses aux Tír, Katie ? demanda Chela.

— …Oui. Depuis cette migration, mais aussi, plus j’étudie les demis, plus je sais que je ne peux pas éviter le sujet. Tant pour les Gnostiques que pour les Tír, le monde magique manque cruellement de tentatives de compréhension. Je comprends la logique des arguments du professeur Demitrio contre cela, mais…

Katie se débattait clairement avec cette contradiction. Oliver jeta un œil au prospectus par-dessus son épaule.

— Ça m’intéresse aussi, dit-il après une brève hésitation. — On va y jeter un œil ensemble, Katie ?

— Hein ? Oliver ? Euh, je veux dire, j’apprécierais la compagnie…

Elle ne s’attendait manifestement pas à cette proposition, et cela la déstabilisa. Pete et Chela échangèrent un regard et cela disait tout.

— Nanao est déjà partie, dit Pete au groupe. — On se sépare. J’aimerais examiner quelques séminaires moi-même.

Katie eut l’air surprise, mais c’était le bon choix. Inutile de visiter un séminaire éloigné de son propre domaine. Seuls ceux qui avaient une chance de rejoindre avaient le droit de visiter ce qui signifiait que Pete devrait partir de son côté.

— Bonne idée, dit Chela, lui apportant son soutien. — J’accompagne Pete dans ses tournées.

— Ah ouais ? Très bien, mais ne viens pas râler si tu t’ennuies.

Il ne s’y attendait pas. Néanmoins, il haussa les épaules et la laissa le suivre.

Une fois Pete et Chela partis, Oliver jeta un coup d’œil à Katie.

— On y va, Katie ? Il vient tout juste de t’inviter, mais je suis sûr que ça ne le dérangera pas qu’on passe tout de suite.

— Euh, d’accord…!

Elle hocha la tête et se mit en route. Qu’Oliver l’accompagne était agréable et rassurant, mais aussi embarrassant. Elle hésitait déjà suffisamment dans son choix de séminaires sans qu’une seconde source de confusion ne s’invite.

Ils atteignirent la salle du troisième étage indiquée sur le prospectus et trouvèrent leur ainé d’avant seul, le nez dans un livre. Il n’était certainement pas le seul membre du séminaire et on pouvait supposer que ce n’était pas une heure de grande affluence.

— Oh, déjà là ? dit-il en s’éclairant. — Parfait ! Asseyez-vous.

Il se leva et leur indiqua des chaises. Ils le remercièrent et s’assirent. Pendant ce temps, il se rendit aux étagères contre le mur et rapporta une pile de classeurs.

— …Ce sont… ? dit Katie.

— J’ai pensé que notre recherche serait la meilleure façon de dire bonjour. Tout porte sur la biologie des créatures Tír et les tentatives de communication. Pas le genre de rayon que tu trouves à la bibliothèque, hein ?

Katie le fixa une seconde, puis se jeta dans la pile de documents. En un rien de temps, elle était en hyper concentration.

— Vous avez donc ici une masse de données, nota Oliver, non en tant que seigneur, mais en condisciple. — Je croyais que ce genre de recherche était officieusement proscrit, même à Kimberly.

— Ils font semblant pour la forme, mais j’ai plutôt l’impression que c’est l’inverse. Sinon, crois-tu vraiment qu’ils auraient donné leur feu vert à la tentative de Morgan ? Notre directrice n’approuvera jamais publiquement des recherches gnostiques, mais sous la table, elle les encourage activement. C’est l’impression que j’en ai, en tout cas.

Le sixième année livra cela avec un sourire malicieux, et cela remplit la tête d’Oliver de questions. Si son camarade se sentait assez sûr pour l’affirmer, c’était sans doute la position réelle de Kimberly, mais l’Esmeralda, favorable à la recherche sur les Tír ? Cela n’avait aucun sens. Une personne aussi haut placée qu’elle dans le monde magique subirait la pression d’aligner sa position sur l’opposition des Chasseurs de Gnostiques.

 

 

— Cela dit, il y a très peu de projets actifs. Ne serait-ce qu’obtenir un échantillon gnosticisé ou une créature Tír exige de traverser un processus infernal. Malgré tout… Kimberly est clairement à la pointe de la recherche sur les Tír. Je pense que cet endroit te rapprochera le plus de ce que tu veux faire, Miss. Aalto.

Ce doux rappel la fit se détacher des documents devant elle.

Elle referma le dossier d’un claquement sec et se redressa.

— Tu le sais sûrement, mais l’année dernière, j’ai établi un contact avec une migration d’Uranischegar, dit-elle. — Je ne peux pas dire que j’aie fait de véritables observations, ce n’était qu’un instant.

— Je suis en effet au courant. C’est cette expérience qui t’a décidée à venir nous voir ?

— …En gros. Le lien que nous avons établi, si tant est que ce soit le mot, m’a donné une impression de l’esprit derrière la migration. Ou peut-être que c’était plus émotionnel ? Son cœur ? La distance entre nous était immense, mais j’ai senti un terrain commun. Comme si nous n’étions pas fondamentalement incompatibles.

Les tentatives de Katie pour décrire son expérience firent déglutir Oliver. Elle l’avait déjà dit, et il n’avait pas su quoi en penser.

— Fascinant, dit le sixième année, le menton dans la main. Tu as entendu la voix de leur divinité ? Et quoi qu’il en soit en vérité, c’était ta réaction émotionnelle à cela.

— …Oui. Purement subjectif, aucune preuve réelle que j’aie raison.

— Ça me va. En l’absence d’autres indices, les mages avancent selon leur instinct. Alors… qu’est-ce que tu veux faire ? À la lumière de cette expérience inhabituelle ?

Plutôt que de débattre des détails de ce qu’elle avait vécu, il aiguilla son intention.

La tête de Katie s’inclina. Elle choisit ses mots avec soin.

— À ce stade, je ne sais pour ainsi dire rien des Gnostiques, des Tír ni de leurs dieux. Et pourtant, malgré cette ignorance, on me dit que je dois les traiter unilatéralement comme des ennemis. Ça me paraît faux. Comme si je portais des vêtements dont les boutons ne s’alignent pas, expliqua-t-elle. — Donc ma première étape, c’est de résoudre ça. Où que ça me mène, je dois commencer par apprendre. Je n’ai vraiment pas réfléchi à ce qu’il y a au-delà.

Le sixième année accueillit tout cela sans broncher, les bras croisés.

— Donc tu en es à cette phase. C’est plutôt rassurant ! Si tu me permets de le dire, je craignais que tu ne sois trop pressée et que tu ne brûles les étapes. C’est courant chez les élèves sur le point d’être Consumés par le Sort, dit-il. — Cependant, d’après ce que tu as dit, tu gardes la main. Tu montres le désir de rester de ce côté de la ligne. C’est un domaine très risqué, et ce désir peut faire toute la différence. Je ne dis pas que je n’ai aucune inquiétude, mais veiller à cela, c’est le rôle de tes aînés.

Il parlait avec un sourire avenant, et Oliver ne savait qu’en penser. Bienveillance pure ? Paroles de circonstance à une candidate au séminaire ? Ou performance d’un frère d’arme ? Cet homme avait beau être à son service, Oliver ne lisait pas pour autant dans ses pensées.

Peut-être le sentant, le sixième année se tourna vers lui.

— Elle s’est bien exprimée. Mr. Horn, tes intérêts sont-ils alignés ?

Cela remit Oliver à sa place. Il ne pouvait pas laisser Katie parler pour deux. Il était censé s’intéresser à ce sujet et c’était, au moins en partie, vrai.

— Plus ou moins, répondit-il. — Plus précisément, j’aimerais étudier des moyens de réduire les incidents liés aux Gnostiques. Non pas en les combattant et en les éliminant, mais en s’attaquant à la cause première, prévenir la gnosticisation avant qu’elle n’advienne.

Il avait préparé cette réponse à l’avance, et Katie le regarda, stupéfaite. Il n’avait pas pu aborder le sujet devant Richard, si bien que c’était la première fois qu’elle entendait sa position.

— Dans ce cas, une grande partie de ton travail recoupera celui de Miss. Aalto, dit le sixième année en souriant. — Ni l’un ni l’autre ne correspondent exactement aux idéaux typiques de Kimberly. Si tu es aussi aligné, je comprends pourquoi vous êtes ensemble… Oui, vous formez un bon duo. Je vois bien que vous êtes sur la même longueur d’onde au fond, et cela devrait mener à une bonne synergie à l’avenir. J’aimerais beaucoup vous compter parmi nous et vous parler ne fait que m’en convaincre davantage.

Le sixième année conserva un ton agréable, mais son propos était clair. S’ils choisissaient de rejoindre le séminaire, ils seraient les bienvenus, ce que tous deux prirent cela pour une promesse. Il ne leur restait plus qu’à se décider.

— Je ne vous mets pas la pression pour décider maintenant. Je suis sûr que vous avez d’autres séminaires à voir. Passez quand vous voulez au cours des un ou deux prochains mois et pesez vos options. Inutile de vous restreindre tant que vous n’êtes pas engagés.

Katie et Oliver apprécièrent tous deux cette absence de pression. Un moment durant, ils lurent des documents sur les créatures Tír, puis remercièrent le sixième année et quittèrent la salle du séminaire.

 

Dans le couloir ensuite, aucun des deux ne parla tout de suite. Comment devait-elle répondre à ce qu’elle venait de voir ? Katie voulait d’abord mettre de l’ordre en elle.

— …Il a l’air gentil, dit-elle enfin. — Les autres recruteurs ont été bien plus agressifs. Lui, il a d’abord écouté ce que j’avais à dire.

— Ouais. On avait l’impression que sa priorité, c’était de voir où on en était. Je crois que tu t’es bien fait comprendre.

C’était son opinion sincère, mais Katie se figea.

Oliver s’arrêta, se tourna vers elle, et elle le dévisagea longuement, puis prit une grande inspiration.

— Si je choisissais ce séminaire… tu me rejoindrais vraiment ?

— Oui. Mais si tu ne le fais pas, il n’y a aucune chance que j’y aille seul. Dans ce cas, je préfère venir avec toi pour visiter d’autres endroits.

Oliver répondit sans hésiter, et Katie dut se retenir de lui sauter dessus. Elle porta lentement à ses lèvres sa question suivante, le point qu’elle ne pouvait vraiment pas laisser dans le flou.

— …Parce que je suis en danger ? Tu as peur de me laisser seule ? Tu dis ça pour me protéger ?

Sa voix se fit volontairement appuyée. Ce qui laissait entendre, bien que ce ne fût pas le cas, qu’elle s’en offusquait. Une pitoyable comédie, pensa-t-elle. Vu combien elle s’était reposée sur Oliver jusque-là, elle n’avait vraiment aucune envie d’agir ainsi. Mais il fallait le dire. Selon ses motivations, c’était peut-être l’instant où elle devrait l’écarter, quoi qu’il en coûte.

Oliver esquissa un sourire désolé. Rien que cela lui coupa le souffle. Une culpabilité la frappa, qui menaçait de lui tordre le cœur.

— Si je suis honnête, ça en fait partie, dit Oliver d’une voix douce. — Mais plus encore, je veux travailler avec toi sur les questions concernant les demis et les Gnostiques. Tu as des perspectives et des réponses qui me manquent. J’ai toujours admiré cela chez toi, et j’ai hâte de voir ce que cela produira. Ce n’est pas nouveau pour moi. Je le pense depuis notre toute première année.

Ces mots sortirent avec une telle aisance que cela piqua. Il ne cherchait pas à faire semblant : c’était le désir de son cœur. Elle le comprit sans devoir redemander. Il n’y avait pas de place pour le doute.

Le lien entre eux était assez fort pour qu’elle le sache.

Tous les mots de refus se dissipèrent en elle. À leur place : une vague de douce émotion, montant depuis la plante de ses pieds et emplissant tout son corps.

Oula, pensa Katie.

Du coin de l’œil, elle repéra un refuge, et s’y rua.

— J…je file aux toilettes ! On se retrouve au salon ? Pars devant !

— Ça marche.

Oliver acquiesça avec un sourire, et elle détourna les yeux, pour se jeter dans les toilettes. Elle courut jusqu’à la cabine du fond et verrouilla la porte. Personne ne pouvait la voir, désormais.

Dès qu’elle en fut sûre, elle posa ses deux mains contre la porte.

—  Ohhhhh

Un gémissement sans mots lui échappa.

Et, avec lui, une fontaine de larmes, tombant sur le sol.

 

Non par chagrin, bien au contraire. Du bout des orteils au bout des doigts, la béatitude enveloppait chacune de ses pensées.

— …Qu’est-ce qui ne va pas chez moi… ? Pourquoi est-ce que ça me rend si heureuse que je doive en pleurer ? haleta-t-elle.

Bien sûr que cela la rendait heureuse. Oliver avait été le premier, à Kimberly, à éprouver de l’empathie pour sa manière de voir les choses. Tout ce temps, il s’était occupé d’elle, l’avait soutenue, lui avait donné l’élan dont elle avait besoin, avait été son ami et son bienfaiteur.

Amitié, admiration, désir, toutes les nuances et les degrés, sans cesse plus vifs. Depuis longtemps, le seuil était si haut qu’il n’y avait même plus lieu d’essayer de les distinguer. Elle éprouvait pour Oliver toutes les formes d’amour et avait tout refoulé. Pour éviter de l’arracher à une amie chérie. Pour éviter de l’entraîner sous son emprise.

— …Pourquoi je suis comme ça ? Je sais… il est déjà avec Nanao. C’était ma dernière chance de le repousser.

Son cœur se serra. Elle n’aurait pas dû s’arrêter pour vérifier. Elle aurait dû insister sur le fait qu’elle devait rejoindre le séminaire seule, inventer un mensonge à propos d’un besoin d’indépendance. Elle le savait. Mais elle avait été incapable d’en souffler un mot.

Le faire aurait poussé Oliver à prendre ses distances. Le garçon qui voulait se joindre à ses recherches ne serait plus à ses côtés. Et cela n’était pas une option. Pas un choix qu’elle pouvait faire. Elle aurait peut-être pu y parvenir avant de connaître ses intentions, mais plus maintenant qu’il était entre ses mains. Un lien, doux et chaleureux, qu’elle ne pouvait plus laisser lui filer entre les doigts.

— …Reviens vers nous, Guy. Tu vas… me briser le cœur sinon…

Katie sanglota de nouveau, appelant le nom de leur ami éloigné. Joie et culpabilité à parts égales tourbillonnaient en elle, sans fil auquel se raccrocher, sans espoir de défaire le nœud.

Seule dans une cabine sombre, elle pleurait.

[1] Swordrhino en anglais.

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