RoTSS T10 - chapitre 4.2

Aristides, le Philosophe de l’Ignorance (2)

Le cœur de Gwyn se figea. Le dernier reste de confiance qu’il plaçait dans le vieil homme se déchira.

— Il a vraiment dit ça ?

— Non, mais je le sens. Je… ressens ce genre de choses.

Les paroles de sa sœur ne souffraient aucune contestation. Gwyn chancela, pris de vertige, et s’adossa au mur.

— Pourquoi… ? Qu’est-ce qu’il a contre Noll ? C’est pourtant son propre sang ! Son propre arrière-petit-fils ! Même en tenant compte de la rancune qu’il garde envers Chloé, même s’il n’y avait aucun lien de famille, il porte le sang des Sherwood. N’a-t-il donc pas droit, lui aussi, à un minimum de respect ?

Cette question-là aussi, Shannon finit par y répondre.

— Grand-père… est convaincu que Noll… n’a pas grand-chose. Ni beaucoup du sang des Sherwood, ni vraiment celui de Chloé. Aucune… aptitude particulière, nulle part. Un garçon… tout à fait ordinaire.

Sa voix tremblait. Gwyn comprenait pourquoi. Répéter la cruauté de leur aïeul, faire entendre ces paroles à son frère, c’était pour elle aussi douloureux qu’un coup de couteau.

— Puisqu’il ne deviendra jamais… quelqu’un d’important… alors… il n’y a aucun mal… à le consumer ici. C’est… ainsi que Grand-père le voit.

Les derniers mots s’étranglèrent dans un sanglot. Le regard de Gwyn s’assombrit, et il fit mine de s’élancer. Shannon lui agrippa les épaules.

— Ne fais pas ça, Gwyn !

— Lâche-moi ! Je vais lui dire ses quatre vérités !

— À quoi bon ? Il ne nous écoutera pas. Tu sais bien… qu’il ne l’a jamais fait. Tu te souviens… de ce qu’il nous a forcés à faire !

— …Rrgh…

Le souvenir partagé les cloua sur place. Ce simple rappel suffisait à leur faire comprendre l’inutilité de toute révolte. La colère de Gwyn retomba, ne laissant qu’un profond sentiment d’impuissance.

— Pourquoi… pourquoi n’ai-je pas réussi la fusion d’âmes ?! Pourquoi, pourquoi ?!

— C’est comme ça que ça fonctionne. Les âmes… sont compatibles… ou elles ne le sont pas. Noll et Chloé peuvent fusionner… parce qu’ils s’aiment… très, très fort. Ils ne résistent presque pas… à la fusion.

— « Presque pas » ? C’est ça, « presque » ?!

— Ce serait bien pire pour toi, Gwyn ! Ou pour moi ! Chloé ne… nous a jamais rencontrés de son vivant. Son âme… est trop éloignée de la nôtre. Nous ne pourrions jamais… nous fondre en elle.

Shannon pleurait. La colère de Gwyn se dissipa, ne laissant qu’un grand vide.

— On ne peut… que regarder ? murmura-t-il en levant les yeux vers le plafond. — Regarder pendant qu’il se fait broyer ?

Shannon secoua la tête, serrant la main de son frère.

— Gwyn… allons le voir dans sa chambre.

— Comment veux-tu que je fasse ça ?

— Fais juste… comme d’habitude. Pas besoin de… trop réfléchir. Contente-toi… d’être là pour lui, répondit-elle doucement. — Noll est… terriblement seul. Pendant l’entraînement, la colère et la douleur l’envahissent, elles l’aident… à oublier. Mais la nuit… la souffrance revient, si forte qu’elle le rend presque… comme une flamme vacillante. Il mord son oreiller… pour tenir le coup…

Gwyn comprit alors combien de fois Shannon avait dû le surprendre ainsi, après les séances d’entraînement. Combien les signes de sa détresse avaient été visibles à ses yeux.

— Ce qu’on peut faire maintenant… c’est alléger un peu cette solitude. C’est tout. Mais sans ça… je ne crois pas… qu’il tiendra longtemps. Il pourrait… s’effondrer demain… ou même ce soir… !

La détresse dans sa voix fit trembler Gwyn. Il expira longuement, puis redressa la tête.

— Gwyn.

— Pardon pour tout à l’heure. Je me suis laissé emporter. Là, je fais plus frère, non ?

Shannon essuya ses larmes, esquissant un sourire. Peut-être un peu forcé, mais c’était bien le frère qu’elle aimait.

— …Mm, tu redeviens… cool.

— Alors allons-y. Je ne veux pas laisser Noll seul.

Ils hochèrent la tête et regagnèrent la chambre de leur cousin. Après avoir frappé, ils entrèrent lorsque Oliver répondit.

— Nous voilà, Noll. Désolés… de t’avoir fait attendre.

Shannon courut jusqu’au lit. Voyant le grand garçon derrière elle, Oliver sourit, tel un bouton de fleur s’ouvrant doucement.

— …Ah, toi aussi, Grand Frère ?

— Je n’apporte rien à manger, désolé. Mais je me suis dit que je pouvais te tenir compagnie.

Il fit un geste de la baguette, tirant deux chaises jusqu’au chevet. Ils s’assirent. Oliver ouvrit la bouche, hésita, puis se lança :

— …Heu… tu peux dire non, mais…

— Quoi donc ?

— …tu pourrais me jouer quelque chose ?

Gwyn se leva aussitôt et sortit de la pièce. Moins d’une minute plus tard, il revint, les bras chargés d’instruments.

— Lequel ? Alto, contrebasse, violon ? Tu n’as qu’à choisir. Je peux jouer tout ce qui a des cordes.

— Wow… incroyable ! Heu… l-lequel ? J’ai envie de tous les entendre !

— Alors je jouerai de tout. Le violon, c’est facile à aimer. Et si on jouait… ?

— Je sais ! proposa Shannon. — La ballade… de l’océan étoilé.

— Parfait. Allons-y.

Il commença à jouer. Oliver et Shannon écoutaient, captivés.

En les observant, Demitrio hocha lentement la tête.

— L’amour de ses cousins… c’est donc cela qui le maintient debout… Je vois. C’est le dernier fil qui le retient.

Il quitta la mémoire de Gwyn et replongea dans le rêve d’Oliver.

— Mais si les projets du vieil homme avaient abouti, il ne serait jamais devenu ainsi. Qu’a-t-il bien pu se passer ensuite ?

Le temps passa. Oliver avait grandi, mais s’entraînait toujours face à son père, dans la cave.

— Gah… !

— Encore, Noll.

Son père le fit tomber d’un coup, puis lui aboya un ordre. Oliver se releva aussitôt, mais, après quelques échanges, fut à nouveau projeté au sol.

— … !

— Encore !

Encore et encore. L’écart de niveau entre eux était trop grand. Oliver aurait beau l’affronter cent fois, il ne gagnerait jamais. C’est justement pour cela qu’ils persistaient. Jusqu’à ce qu’il trouve enfin le moyen de rompre ce cycle sans fin de défaites.

— Je sais que je te demande l’impossible, mais je t’en prie. Tu en as besoin. Je ne peux pas t’enseigner comment faire. Mais ce pouvoir est déjà en toi.

À cette supplique, Oliver se redressa, une volonté farouche brillant dans ses yeux.

— …Je le ferai mien. Tu peux en être sûr, Maître.

— …Tu es encore plus blessé que d’habitude.

Plus tard, dans sa chambre, Shannon soignait ses plaies.

— Il le faut. J’ai perfectionné mes techniques, autant à l’épée qu’en magie. À partir de maintenant, je ne peux plus que les améliorer lentement. S’il existe un seul moyen de franchir un vrai cap, c’est la Spellblade qu’utilisait ma mère.

Les poings d’Oliver se serrèrent, frustrés par ses propres limites.

— Papa cherche désespérément un moyen de me la transmettre, pour que je survive. Je le sais. Mais je n’y arrive pas… et c’est insupportable. Plus je progresse, plus je mesure à quel point Maman me dépassait.

— …Tu fais tellement d’efforts, Noll. Tu ne pourrais pas en faire davantage.

Les yeux de Shannon s’embuèrent, et Oliver se retourna précipitamment.

— Ne pleure pas, ma sœur. Je me repose plus qu’avant. C’est grâce à toi, non ? Tu en as parlé à Grand-père, avec papa et mon frère ?

— Un peu, oui. Mais s’il a accepté, c’est seulement parce que tu as déjà accompli bien plus… que tout ce qu’il attendait de toi.

Ayant terminé les soins, Shannon lui prit la main. Oliver lui sourit doucement.

— Tant mieux. Je deviendrai plus fort. Assez fort pour que mon arrière-grand-père soit obligé de le reconnaître. Et alors… ce sera à mon tour de vous protéger, tous les deux.

Sa voix vibra d’une détermination nouvelle. L’amour se fit débordant du cœur de Shannon, et elle le serra dans ses bras.

— …Noll… Noll… !

— M…Ma sœur…

Il l’aimait, mais sentir ses bras autour de lui le mettait mal à l’aise. Puis soudain, il se figea, le visage blême.

— …Pardon. Peux-tu me lâcher ?

— Hein… ?

— Lâche-moi ! S’il te plaît… !

Les mains sur ses épaules, il la repoussa et lui tourna le dos. Mais pas assez vite pour qu’elle ne remarque pas la bosse qui tendait le fin tissu de ses sous-vêtements.

— …Oh…

C’était donc cela. Elle resta muette. Oliver se recroquevilla, murmurant d’une voix fluette :

— Désolé… ça ne faisait pas ça… avant…

Ce n’était pas seulement la puberté. Son entraînement brutal avait forcé son corps à prendre conscience de sa fragilité. L’instinct de reproduction s’était emballé, reflet d’un instinct de survie exacerbé. Il s’était adapté à son nouveau mode de vie, mais la menace constante, elle, ne s’était jamais atténuée.

— Ça… ça va passer ! balbutia Oliver, les larmes aux yeux. — Ce n’est pas réel, juste une erreur ! Je te jure que ce n’est pas moi ! Je ne t’ai jamais regardée comme ça !

Il n’osa pas la regarder, mais tourna la tête autant qu’il le put.

— Je vais arranger ça… seulement… Grande Sœur, ne me déteste pas pour ça.

En voyant ses larmes, Shannon sentit tous ses doutes se dissiper. Elle était agenouillée au bord du lit, mais se pencha pour le serrer dans ses bras, avec une douceur désarmée.

— Noll… ça va, Noll.

— Ah— a-attends ! Pas encore… !

Oliver essaya de se recroqueviller, mais elle l’en empêcha, le tournant doucement vers elle.

Il tremblait, partagé entre la honte et la peur, mais Shannon n’y prêta pas attention. Plus rien d’autre ne comptait à cet instant.

— Peu importe que ce soit dur à ce niveau…, murmura Shannon d’une voix douce. — Il n’y a rien de mal à ça.

Elle laissa ses émotions s’exprimer, sachant qu’il ne pouvait pas les ressentir de la même façon qu’elle.

— Quoi qu’il t’arrive, Noll, je t’aimerai toujours.

Sa voix emplit le cœur du garçon d’une chaleur apaisante. Des larmes limpides roulèrent de ses joues et tombèrent sur les épaules de sa cousine.
Voulant les retenir, il la serra plus fort dans ses bras, sans se rendre compte que ce geste ne faisait qu’accentuer sa gêne.

— Hé hé… ce n’est pas facile de se serrer comme ça, plaisanta-t-elle.

— Je suis désolé…, souffla-t-il.

— Ne dis pas ça. Si tu continues, je vais encore plus te serrer.

Son étreinte devint aussi ferme que la sienne, et ils restèrent ainsi, attendant que le tumulte en lui se calme. Peu à peu, Shannon comprit qu’il avait saisi ses sentiments, mais que c’était une lourde épreuve pour lui.

— Noll…, murmura-t-elle, hésitante, sans vraiment réfléchir. — C’est difficile pour toi, n’est-ce pas ?

Le garçon tressaillit, baissant la tête, incapable de croiser son regard.

— Ne dis pas ça, répondit-il d’une voix rauque. — Je ne veux pas… que tu t’imposes ça.

Derrière ses paroles, elle le comprit. Son amour pour elle était si profond qu’il refusait de le souiller par le moindre désir charnel. Acceptant ces sentiments, elle le serra de nouveau dans ses bras.

— C’est juste. Pardon, dit-elle doucement. — Tu es si gentil, Noll… C’est ce que j’aime chez toi.

— Ho-ho ! Comme tu as grandi, Oliver. J’ai eu du mal à te reconnaître !

Oliver se trouvait dans le grand salon, convoqué par son arrière-grand-père. Le vieux Sherwood était accompagné de plusieurs membres de la famille, parmi lesquels se trouvait aussi son père, silencieux. La plupart étaient des visages qu’il voyait pour la première fois. Après les avoir salués un à un, il se tourna vers le patriarche.

— Puis-je savoir pourquoi vous m’avez fait venir, monsieur ?

— Ne soyons pas si pressés, répondit le vieil homme avec un sourire. — Nous autres anciens, nous aimons bavarder un peu.

Il lui fit signe de s’asseoir en face de lui. Oliver obéit, sans détourner le regard.

— Trop jeune pour te détendre, hein ? s’amusa le vieil homme. — Que le temps passe vite… Fort bien. Allons droit au but, si tu préfères.

Oliver se prépara à tout. Son arrière-grand-père prit alors un ton plus grave.

— Tu es bien raide, mais inutile de t’inquiéter. Je ne te demande rien de difficile. Simplement ton aide, pour quelque chose dont tout porteur du sang des Sherwood comprend l’importance.

— Mon aide ? répéta Oliver, méfiant.

— Notre mission reste celle que j’ai déjà énoncée, expliqua le patriarche. — Mais à cela s’ajoute un devoir : préserver la lignée originelle. Aucun accident n’est permis. Même si, dans un lointain avenir, notre art venait à s’éteindre, il faut que leur sang demeure transmis. Il ne doit pas disparaître de ce monde.

Il parlait avec une solennité froide. Oliver hocha lentement la tête. Il ne partageait pas cette obsession, mais il pouvait en saisir la logique.

— Pour cette tâche, toutefois, nous faisons face à plusieurs obstacles, reprit le vieil homme. — D’abord, ce sang ne doit en aucun cas se répandre à l’extérieur. Le sang des Originels est sacré, sanctifié. Il ne saurait être mêlé au monde profane. Ensuite, ajouta-t-il, — pour en préserver la pureté, il faut limiter au maximum les apports de sang étranger. Ce n’est pas une pratique rare parmi les lignées de mages, malgré la flagrante infraction de Chloe à ce principe.

Ses paroles étaient pleines de mépris, mais son ton trahissait une ironie presque amusée. Oliver savait que sa mère avait souvent été en désaccord avec cet homme, sans doute ne s’étaient-ils pas toujours détestés, pensa-t-il un brièvement. Pendant qu’il réfléchissait, le discours reprit.

— De ce fait, les héritiers Sherwood naissent souvent de parents issus du même sang. C’était mon cas, avec ma femme ainsi que pour les parents de Gwyn, Shannon aussi et Chloe.

— … !

Les mâchoires d’Oliver se crispèrent. Il se doutait du fonctionnement de cette maison, mais l’entendre énoncer la chose si ouvertement lui glaça le sang.

Voyant sa réaction, le vieil homme soupira.

— Je suppose qu’on ne t’en a jamais parlé ? Décidément, cette fille n’aura jamais compris ce que signifie être un Sherwood. Quoi qu’il en soit, voilà pourquoi nous avons besoin de ton aide, Oliver.

— …Vous voulez que je donne naissance à un enfant ? demanda-t-il d’une voix éteinte.

— Tu vas vite en besogne ! Ne me dis pas que tu comptes refuser. Ton père et toi avez trouvé refuge ici. Ce n’est pas trop demander qu’un simple retour de faveur.

Il disait cela comme s’il s’agissait d’une formalité. Oliver dissimula tant bien que mal son dégoût.

— Ne dramatise pas, reprit le vieil homme d’un ton léger. Ce n’est rien d’extraordinaire. Il nous faut simplement assurer la continuité. Ce souci de préserver le sang des Originels a rendu nos unions stériles, ou presque. Les mages disposent de maints moyens pour pallier l’infertilité… mais dans notre cas, la situation est critique. Et plus l’ascendance primordiale se manifeste, plus le problème s’aggrave.

Son ton se fit presque mélancolique. Même pour un mage, préserver une lignée intacte à travers les âges relevait du défi.

— Pour dire les choses simplement, poursuivit-il, — s’unir à une seule partenaire, voire deux, ne suffit plus à engendrer des héritiers viables. Et lorsqu’un enfant naît, il meurt souvent avant terme ou ne survit pas. Nous devons donc multiplier les tentatives, assurer la naissance de nouveaux enfants, autant que possible.

Le vieil homme se tut, et la tête d’Oliver se mit à tourner. Son cœur rejetait cette idée de toutes ses forces, mais son esprit savait qu’il lui serait difficile de refuser. Il choisit alors la seule échappatoire possible : gagner du temps.

— Quand… devons-nous parler de cela ? demanda-t-il prudemment.

— Quand ? Bwa-ha-ha-ha ! Tu me demandes quand ?!

Le patriarche éclata de rire, frappant son genou avec entrain. Oliver demeura figé, incapable de comprendre.

— Comme s’il nous restait du temps à gaspiller ! C’est maintenant. J’exige ton concours dès aujourd’hui. Qu’est-ce qui, dans mes paroles, t’a fait croire qu’il s’agissait d’un projet lointain ? lança son arrière-grand-père. — Et ne me dis pas que tu n’en es pas capable. Tu ne peux pas me le cacher : tu as déjà connu ta première épreuve.

— Ngh !

Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Une fois encore, il avait sous-estimé son adversaire. Il tenta de se lever, mais deux bras maigres surgirent derrière lui : ceux de son arrière-grand-mère. Elle le retint d’une poigne d’acier.

— Qu… ?

— Ne fais pas l’enfant. Pour d’autres sujets, on pourrait fermer les yeux. Mais lorsqu’il s’agit d’assurer la descendance, la parole du chef de famille fait loi.

Ses bras semblaient frêles, pourtant la force qu’ils renfermaient était inhumaine. Oliver se débattit de toutes ses forces.

— Non ! Lâchez-moi ! Lâchez-moi !

— Ho-ho ! Quel tempérament ! Voilà un garçon plein de vitalité ! Espérons que cette vigueur se traduise par de bons résultats… L’essai de Gwyn, lui, fut bien décevant.

Ce nom figea Oliver. Ses yeux lancèrent des éclairs.

— Vous… vous l’avez forcé ?

— Évidemment. Comme je te l’ai dit, c’est le devoir de tout sang Sherwood, répondit placidement le vieil homme. — Toi, en revanche, je ne te comprends pas. Quelle est cette résistance ? Qu’on refuse d’épouser une étrangère, passe encore, mais dans ton cas, la tâche est d’une simplicité enfantine. Il ne t’est demandé qu’un geste. Et ne prétends pas que la jeune fille te déplaît.

Son ton, faussement patient, avait celui d’un adulte s’adressant à un enfant capricieux.

— Tu l’as compris dès que j’ai prononcé le nom de Gwyn, non ? Réfléchis. Parmi tous ceux que tu as rencontrés ici, qui porte le plus fortement la marque des Originels ? Réfléchis. Tu sais déjà de qui je parle. Et, pour te rassurer, elle a donné son accord. Il ne reste plus qu’à remplir ton rôle.

Oliver resta muet, sa colère se changeant en refus muet, glacé. Le patriarche le vit aussitôt.

— Hmm… IMPEDIENDUM !

Sa baguette s’illumina, et Oliver se figea, paralysé. Son corps retomba, inerte. Sa bouche s’entrouvrit : une traînée de sang glissa sur sa langue.

— Ah ! Juste à temps ! Il a voulu se mordre la langue. Il savait que cela ne le tuerait pas, mais il espérait s’affaiblir assez pour être inutilisable. Ha-ha ! Ce garçon, il ne faut pas lui laisser le moindre espace !

Le vieil homme semblait s’amuser de la scène. Ses yeux se tournèrent vers Edgar, toujours silencieux.

— Un sacré tempérament pour son âge, non ? Voilà donc le fruit de votre éducation, Edgar ?

— … !!!

Cette provocation ne reçut qu’un silence lourd, poisseux, semblable à une plaie qui suppure. Incapables de supporter davantage, deux parents qu’Oliver venait à peine de rencontrer prirent la parole.

— Si vous me permettez, peut-être… n’est-il pas encore temps.

— Je partage cet avis. Au-delà de la réaction du garçon, la jeune fille est un réceptacle bien trop jeune. Qu’elle puisse enfanter ou non, le poids d’un tel acte…

Un seul regard du patriarche les réduisit au silence.

— Avec Chloe morte et nos ennemis désormais à visage découvert ? Pesez vos mots, rejetons de la branche secondaire. Si vous êtes trop sots pour comprendre nos priorités, il faudra revoir les places que vous occupez dans cette maison.

Tandis qu’il parlait, Oliver, libéré peu à peu du sortilège, recommença à se débattre avec rage. Son arrière-grand-mère lui avait mis un bâillon dans la bouche pour qu’il ne puisse plus se mordre la langue. Mais il continuait à se débattre. Il fixait son arrière-grand-père d’un regard plein de mépris.

— !!

— Bon sang, si on l’envoie comme ça, il va finir par s’arracher les bijoux. Très bien ! Apportez les médicaments.

Un serviteur revint avec une potion et des aiguilles sur un plateau. La vieille dame les prit et se prépara, injectant la potion dans le cou d’Oliver avec une aisance acquise par l’habitude. Sentir un corps étranger pénétrer dans son organisme le fit se débattre encore plus fort.

— !!!

— Une dose ne suffira pas. Passez à cinq, non, dix. Une dose quasi mortelle enflammera ses désirs et submergera sa raison. Ne laissez aucune capacité de réflexion dans son cerveau. Réduisez-le à un animal sauvage, incapable de toute autre chose jusqu’à ce que l’acte soit accompli.

— !!!!

— Combien de temps vas-tu maintenir cette résistance futile ? Il n’y a rien à craindre ! Une fois que ce sera terminé, tu verras à quel point c’était insignifiant. Gwyn a d’abord hésité, mais il a cessé de discuter après la troisième fois. Cependant, il semble désormais beaucoup plus dévoué à toi qu’à moi. Si je ne l’avais pas renvoyé avant que cela ne commence, il aurait très bien pu tenter d’intervenir.

— !!!! !!!!!!

Les efforts du garçon durèrent un certain temps. Une dose de ce médicament aurait suffi à priver la plupart d’entre eux de leurs facultés, mais dix lui en avaient été injectées dans le cou, et il continuait à se battre. À ce moment-là, il ne pouvait plus bouger que le bout de ses doigts, mais ceux-ci griffaient le sol, arrachant ses ongles, essayant d’utiliser cette douleur pour rester conscient. La violence de sa résistance fit comprendre au vieil homme qu’il était mal préparé, mais lui injecter davantage de médicaments le tuerait avant qu’il ne devienne fou. Son seul choix était de jeter des sorts de contrôle mental en plus des effets du médicament. Même alors, Oliver se battit.

Les proches rassemblés déglutirent, et la lutte fit rage pendant encore vingt minutes, jusqu’à ce que la résistance du garçon cesse enfin. Ou plutôt, il était désormais à moitié inconscient. Le médicament qu’on lui avait administré stimulait la moitié de son esprit et engourdissait l’autre moitié. Avec une dose aussi importante, c’était le résultat naturel.

— Enfin le silence ! Mon Dieu, quel spectacle. Je n’arrive pas à croire qu’il ait tenu aussi longtemps avec tout ça dans son organisme.

Le vieil homme était aussi impressionné qu’horrifié. Toutes les parties de son esprit capables de raisonnement humain étant complètement engourdies, le garçon était comme un animal, agissant uniquement par instinct, et ceux-ci étaient dans un état d’exaltation. Il n’était plus possible de converser ou de communiquer avec lui. Sa personnalité avait été complètement exorcisée.

— … Bon, jetez-le dans la chambre, ordonna le vieil homme. — Ce sera un accouplement assez brutal, mais Shannon peut le supporter. Je lui ai laissé une baguette pour ce genre d’éventualités. Et si elle perd un bras ou deux, on pourra toujours les recoller.

L’arrière-grand-mère acquiesça et porta le garçon dénué d’esprit jusqu’à la chambre la plus proche. Alors qu’il était poussé à l’intérieur, ses yeux vides la virent. Sa sœur, assise maladroitement sur le bord du lit dans la pénombre.

— … Noll… ?

Le corps d’Oliver bougea. Indépendamment de sa volonté, il tituba vers elle.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Noll ? S’il te plaît… lève les yeux. Je suis là… Mm ?!

Il écrasa ses lèvres contre les siennes comme s’il les dévorait, la forçant à s’allonger sur le lit. Réalisant son état, Shannon trembla de peur. Sa baguette était près du lit, mais sa main ne la chercha pas. Il ne lui vint même pas à l’esprit de l’utiliser contre son frère.

— Ah… attends, Noll, ne fais pas ça… !

Des doigts sans ongles s’enfoncèrent dans ses bras, et elle hurla de douleur.

— Aïe… ! Ça fait mal, Noll ! Ne… serre pas mon bras… aussi fort… !

Mais ses supplications restèrent sans réponse. L’Oliver qu’elle connaissait avait disparu. Les drogues avaient enfermé sa personnalité dans la prison de son esprit, son corps n’était plus guidé que par son instinct animal.

— S’il te plaît… écoute-moi… ! Fais ce que ta sœur te dit !

Les cris résonnaient dans la chambre obscure. Shannon continuait de l’appeler. Elle appelait le frère qu’elle avait juré d’aimer quoi qu’il arrive. Elle était convaincue qu’elle finirait par le raisonner.

— … Noll… !

— … ?

La seule chose dont Oliver se souvenait ensuite, c’est qu’il était allongé sur un lit défait dans une chambre inconnue.

— … Aïe… Qu’est-ce que… ?

La douleur attira son attention sur ses mains. Tous ses ongles avaient été arrachés. Une angoisse glaciale lui tomba dans l’estomac. Il leva les yeux… et vit la vérité. Dans le lit, nue, gisait sa sœur, inerte.

— … Noll… haleta-t-elle, sa voix émergeant de ses lèvres déchirées.

Son corps était couvert d’innombrables ecchymoses, de sang séché, de marques de morsures partout… Oliver vit un râle étranglé lui monter à la gorge.

— Ma… sœur…

Shannon croisa son regard et sourit. Elle était méconnaissable, mais la douceur de son regard était restée inchangée.

— … Bien. Le gentil Noll… est enfin… de retour.

Alors qu’elle parlait, Oliver réalisa que le sang n’était pas le seul fluide corporel qui éclaboussait son corps. Un autre coulait depuis son entrejambe, mêlé au sang.

— … Ah… AH…

Cela lui rappela ses souvenirs. Les drogues avaient peut-être pris le dessus, mais ses yeux avaient tout vu. Tout lui revint en mémoire, ce qu’il avait fait, les violences qu’il avait infligées à sa sœur bien-aimée, de ses propres mains.

― Aaaughhhhhhhhhhhhhhh… !

Son hurlement résonna dans la pièce plongée dans l’obscurité. Sa gorge se déchirait, sa voix se gorgeait de sang. Mais rien de tout cela ne changeait les faits étalés devant lui.

― Bwa-ha-ha-ha-ha ! Ciel ! Tu l’as vraiment fait !

Quelques semaines plus tard, le vieil homme, averti par son épouse, fit appeler son arrière-petit-fils au salon.

― Tu es un bon garçon, Oliver ! Un véritable champion ! Ta semence a fécondé Shannon ! Je me doutais bien que vous étiez compatibles, mais je n’aurais jamais cru que tu y parviendrais dès ta première tentative ! Chapeau bas !

Deux yeux sombres le fixaient, vides de toute vie. À ses côtés, Gwyn tremblait, la mâchoire crispée au point d’en fendre ses molaires tant il s’efforçait de contenir sa rage.

Depuis ce jour-là, les nerfs d’Oliver, à vif, et ses crises d’automutilation l’avaient rendu méconnaissable. Amaigri, incapable d’avaler la moindre gorgée d’eau, encore moins de nourriture, il vivait sous perfusion et se tailladait à la moindre étincelle. Gwyn et Edgar se relayaient jour et nuit pour ne pas le quitter des yeux, ce qui avait fini par forcer le vieil homme à lui accorder un peu de répit.

Mais aujourd’hui, seule la jubilation illuminait le visage du patriarche. Gonflé d’orgueil, il rayonnait devant le garçon brisé.

― Allons, ne fais pas cette tête, mon garçon ! Tu devrais être fier de ce résultat ! Gwyn, lui, n’en a pas été capable ! En transmettant le grand sang des Originels à la génération suivante, tu nous offres une lueur d’espoir !

Ce ne fut qu’à cet instant que l’esprit engourdi d’Oliver recommença à fonctionner. Les mots entraient par une oreille et ressortaient par l’autre, tandis qu’il se demandait comment cet homme pouvait éprouver une telle satisfaction. On lui avait déjà annoncé la grossesse de sa sœur ; il avait tenté de s’enfoncer les doigts dans les yeux, mais Gwyn avait intercepté ses mains juste à temps.

― Hem. Peut-être que je m’emballe un peu, reprit le vieillard. ― Bien sûr, ces grossesses se terminent souvent mal. C’est même le plus probable. Il est encore trop tôt pour affirmer que nous tenons un nouvel héritier. Mais quoi qu’il en soit, un fait demeure : ta semence a bien pris sur elle. Si vous n’aviez pas été compatibles, jamais cela n’aurait pu arriver. Et cela signifie qu’en réessayant, nous avons toutes nos chances de succès. Même si la première tentative échoue, il ne faut pas se décourager. Deux fois, trois fois, cinq, six ! Il nous suffira de recommencer !

La voix du patriarche s’éleva, exaltée. Le cœur du garçon, déjà glacé, se figea tout à fait.

Recommencer ? Cinq, six fois ? Ma semence ? Sur elle ?

Tandis qu’Oliver s’efforçait d’assimiler le sens de ces paroles, les mains de l’homme se refermèrent sur ses épaules.

— Oliver, mon arrière-petit-fils. Permets-moi de m’excuser pour la manière dont nous t’avons traité, déclara-t-il. — J’admets t’avoir sous-estimé. Tu ressembles tant à l’homme que ma sotte de petite-fille a choisi sans consulter personne que j’ai cru que ta valeur ne dépasserait pas la sienne. Je regrette désormais cette erreur. J’avais tort ! Au fond de toi, tu es bien de mon sang.

Oliver ne comprenait même pas ce dont il s’excusait. Ce que cet homme pensait de lui, ou les raisons de son repentir, tout cela n’avait plus d’importance. À qui s’adressait-il donc ces excuses ? C’était sa sœur qu’il avait blessée. Et devant lui, il n’y avait que la bête qui lui avait fait du mal.

— Et ce revirement ne vient pas seulement du fait que tu aies engrossé Shannon. Ce qui m’impressionne bien davantage, c’est que tu sois encore en vie. Un mage sur dix survit à une fusion d’âmes, et toi, tu as surmonté l’épreuve à maintes reprises, jusqu’à devenir l’esprit solide comme le roc que nous voyons aujourd’hui. Même moi, je ne peux nier cette force d’âme ! Je n’ai d’autre choix que de reconnaître tes accomplissements.

Rien de tout cela n’avait le moindre sens pour Oliver. La seule chose qu’il comprenait, c’était que la louange de cet homme était sincère. Et cela le troubla tant que, pris de confusion, il en rit presque. Qu’était-ce donc ? Depuis combien de temps se trouvait-il dans cette maison de fous ?

— Écoute-moi, Oliver. Tu représentes deux valeurs, toutes deux irremplaçables. D’abord, tu es un cas rarissime de mage ayant survécu à de longues fusions d’âmes. Ensuite, tu es un excellent reproducteur pour Shannon. Et tant que tu vivras, ces deux qualités ne faibliront pas. Ainsi, en reconnaissance de ces accomplissements, sache que ta position dans cette famille est désormais gravée dans le marbre. Tu n’es plus un simple invité recueilli ni un sujet d’expérience jetable. Tu es, sans l’ombre d’un doute, un Sherwood.

Un déluge de paroles qui le dépassait. Oliver s’y accrocha tant bien que mal. Il était désormais l’un des leurs. En récompense pour avoir souillé, blessé et engrossé sa sœur, il se voyait honoré d’appartenir à la famille.

Oh, tout s’expliquait à présent.

La bile qui emplissait ses veines, le goût de vomi qu’il ravalait à grand-peine, tout cela disait assez ce qu’il en pensait. Il ne s’était pas rendu compte que ce vieillard était du même acabit que les autres.

— Et ce n’est pas tout. J’aime ta façon d’être. Tu sais que je te surpasse, mais tu as le cran de me tenir tête. Ton amour pour ta mère t’a rendu colérique, mais t’a aussi donné la force d’endurer l’agonie sans flancher, autant de qualités qui manquent cruellement à notre famille. Gwyn et Shannon sont compétents, mais trop bien élevés ! C’en est presque ennuyeux. Mais toi, tu es arrivé, et tu as bouleversé mes attentes. Ha-ha ! Ça me rappelle l’époque où Chloe était encore là.

Alors que le vieil homme se répandait en paroles enthousiastes, Oliver esquissa un léger sourire, chargé de toute l’amertume du monde. Ce rictus fut pris pour de la bienveillance, et le ton du vieillard s’éclaira davantage encore.

— Alors ! Ton traitement va s’améliorer considérablement. Celui d’Edgar aussi. Vous serez logés dans une chambre de première classe, avec toutes sortes de libertés. Et bien sûr, tu pourras aller voir Shannon quand tu le voudras. L’enfant qu’elle porte est de toi, après tout. Ce serait bien triste si le père ne rendait pas visite.

Quelle douce plaisanterie. Plutôt que de se tordre de rire, Oliver élargit son sourire. L’homme resserra son étreinte, la voix vibrante d’ardeur.

— Tout cela, dis-je, mais à présent tu l’as compris, n’est-ce pas ? Œuvrons main dans la main ! Jusqu’à ce que la mort de Chloe soit vengée et que la mission des Sherwood soit un succès. Mon cher arrière-petit-fils, tu ne vas tout de même pas refuser !

— Eh-heh-heh-heh.

Assise derrière lui, son arrière-grand-mère laissa échapper un petit rire.

— Enfin, vous voilà sur la même longueur d’onde, toi et ton adorable arrière-petit-fils.

Son sourire trahissait sa satisfaction. Elle découpait un gâteau de fête avec les mêmes mains qui l’avaient autrefois immobilisé et drogué.

Son estomac ne savait plus ce qu’était la faim, mais il se dit qu’il pourrait sans doute avaler ça. Ce genre de pitance était exactement ce qu’il méritait.

— Noll… ça ne te dérange pas que je t’appelle ainsi ?

Oliver acquiesça. Pourquoi pas ? Libre à eux d’appeler la bête comme bon leur semblait.

— Bien sûr, répondit-il. — J’ai hâte d’y être, arrière-grand-père, arrière-grand-mère.

Une réponse parfaite, accompagnée d’un sourire sans faille. Sur le visage amaigri de son frère, façonné par l’abîme, cela fit frémir les épaules de Gwyn.

Trois jours passèrent. La nourriture avait toujours le goût du sable, mais il se souvenait comment avaler. Son corps de mage se remit vite. Son teint et son comportement redevinrent ceux d’avant. Il pouvait marcher sans aide et annonça à Gwyn et Edgar qu’ils n’avaient plus besoin de veiller sur lui. Il ne voulait pas les retenir davantage.

Puis, ses pensées se tournèrent vers ce qui comptait le plus. Il n’osait aller la voir, mais ne pouvait cesser d’y penser. Que faisait-elle ? Comment allait-elle ? En souffrait-elle ? Plus sa tête s’emballait, plus l’angoisse montait, et bientôt, ce fut son corps qui décida pour lui.

— …

Reprenant son souffle, il fit les cent pas devant sa porte. Il savait qu’elle était là, mais ne trouvait pas le courage de frapper. Il aurait préféré qu’elle le chasse. Imaginer son regard s’il entrait lui glaçait la colonne vertébrale. Le jour où cette douceur disparaîtrait de ses yeux, il savait qu’il se consumerait sur-le-champ, incapable de jamais revivre.

— Noll ? Tu es là ?

Sa voix, à travers la porte. Son cœur bondit ; ses jambes voulurent fuir.

— Ne pars pas. Entre… Laisse-moi te voir.

Si c’était ce qu’elle désirait, Oliver n’avait pas le droit de refuser. Il prit une grande inspiration et ouvrit la porte comme on saute d’une falaise. Lentement, il entrouvrit les yeux qu’il avait gardés fermés à s’en faire mal.

Le sourire de sa sœur n’avait pas changé. Son regard restait aussi doux qu’avant. Gwyn était assis sur la chaise à côté d’elle. Une vague de soulagement infini l’envahit, mais aussitôt la raison reprit le dessus et il détourna les yeux. Même si elle n’avait pas changé, il n’était plus digne de cette chaleur salvatrice.

— Ne… détourne pas le regard. S’il te plaît. Approche. Encore un peu.

Mais elle insistait. Prisonnier d’un étau émotionnel, il avança d’un pas tremblant après l’autre. Au troisième, ses jambes refusèrent d’aller plus loin. Comme si le sol s’arrêtait là pour lui. Le visage de Shannon se déforma.

— …Noll…

— …Je n’ai… pas le droit de te toucher, murmura Oliver sans lever les yeux.

À ces mots, Gwyn porta les mains à sa propre gorge.

— Oh ? Alors je n’ai pas le droit de respirer.

Ses doigts se serrèrent. L’air et le sang cessèrent de circuler, et son visage vira rapidement au violet.

— …Kh…

— Attends, Gwyn…

— Mon frère ?!

Un instant plus tard, Oliver et Shannon pâlirent. Elle bougea la première, se penchant sur le lit pour atteindre Oliver.

— T-touche-moi, Noll ! Ou Gwyn va vraiment mourir… !

— Ah—ah… ah… !

La panique balaya ses hésitations. Tremblant, il saisit la main de sa sœur. Dès qu’il sentit sa chaleur contre ses doigts, Gwyn relâcha sa gorge et reprit son souffle. Le sang afflua de nouveau, et sa couleur retrouva peu à peu sa normalité, bien qu’il restât légèrement essoufflé.

— …C’était moins une. Merci de m’avoir sauvé, Noll.

— P-pourquoi… pourquoi as-tu fait ça ?!

La voix d’Oliver tremblait. Gwyn se renversa sur sa chaise, les yeux fixés au plafond.

— C’est très simple. Si tu dois être puni pour ce qui s’est passé, alors je devrais l’être avant toi. Je n’oublierai jamais que je t’ai imposé cela. J’ai été impuissant et honteux, et une mort violente ne suffirait pas à expier ce péché.

Ces mots laissèrent Oliver sans voix. Shannon serrait toujours ses mains. Gwyn se leva et lui fit face.

— J’aimerais te toucher. En ai-je le droit, Noll ?

— …Oui, bien sûr…

— Alors permets-le-moi.

Ayant obtenu l’autorisation, il s’approcha et le prit dans ses bras.

— Si tu veux quoi que ce soit de moi, dis-le. Si tu veux ma mort, demande-la. Mais si possible, j’aimerais que tu ne le dises pas encore. Je ne veux pas mourir tant que tu es là.

Une larme coula sur la joue de Gwyn. Cette chaleur lui serra la gorge, et Oliver le serra en retour.

— …Vis, mon frère.

— D’accord. Tant que tu le veux, je vivrai, promit Gwyn en hochant la tête.

Shannon se leva à son tour et les étreignit tous deux.

— Je ne sais pas… ce qu’est un droit. Mais même si tu refuses de me toucher, Noll… je te prendrai moi-même dans mes bras.

Un sanglot lui échappa. Ni un hurlement ni un cri. Mais pour la première fois depuis l’acte abominable qu’on l’avait forcé à commettre, il pleura comme un enfant. Savoir que quelqu’un partageait son péché fut son salut. Peu à peu, Oliver put à nouveau tourner les yeux vers l’avenir.

Il n’avait alors qu’une seule chose à faire, plus importante que tout. Il poursuivit son entraînement acharné sans relâche, mais consacra le reste de son temps à cela.

— Ah… ça fait du bien. Merci, Noll.

Shannon poussa un soupir de bien-être. Nue, le dos découvert, Oliver corrigeait avec précaution les perturbations dans son flux magique.

— V-vraiment ? Ça ne fait pas mal ? Ce n’est pas… désagréable ?

— Pourquoi penses-tu ça ? C’est…si doux. Partout où tu me touches.

Elle le dit avec une assurance tranquille. Oliver fut soulagé, mais son cœur demeurait instable. Il se concentra sur sa tâche.

— Je suis… plutôt doué pour soigner, dit-il. — Ça rendait toujours maman heureuse. Je voulais m’améliorer, alors papa m’aidait à m’exercer. M,-mais quand j’ai eu trop confiance en moi… ça s’est mal passé. Tout son dos est devenu rouge.

— Mm-hm…

Shannon acquiesça.

Les grossesses de mages étaient bien plus courtes que celles des gens ordinaires, et leur ventre s’arrondissait bien plus vite. Ce témoignage visible de la vie qui grandissait en elle accéléra l’acceptation d’Oliver. Son enfance prit fin, et il dut passer directement de garçon à père. Qu’il en ait le droit ou non, il n’avait pas d’autre choix.

— …Tu es sûr que tout va bien ? J’ai peur que le bébé n’aime pas ça…

— Je crois que le bébé… sait. Que quelqu’un de très doux prend soin de nous.

La voix de Shannon était apaisante, et Oliver essuya une larme en se laissant aller à y croire.

— J’espère… que c’est vrai, murmura-t-il. — Ce n’est plus pour très longtemps, maintenant.

— Mm. Si tu es fatigué, dors ici avec nous. Dis que c’est ma faute… et repose-toi demain.

Tout ce qu’elle disait débordait de chaleur. Oliver se retint de s’y accrocher, se concentrant sur l’enfant à naître. Comment rendre cette vie heureuse ? Avec ses mains souillées, que pouvait-il faire pour mériter de le tenir un jour dans ses bras ?

— …Ma sœur.

— Mm ?

Penser ne menait à rien, alors il parla. C’était puéril, il le savait, mais il ne pouvait s’en empêcher.

— …Tu crois… que je peux y arriver ? Être le père de ce bébé… ?

Shannon tourna la tête vers lui, rapprocha son visage du sien.

— Prête-moi ton oreille, Noll.

— Mm ?

— Laisse-moi… te confier un secret.

Intrigué, Oliver pencha la tête. Shannon entoura son oreille de ses deux mains.

— En vérité… je sais deux choses, chuchota-t-elle. — La première, c’est que le bébé est une fille. La seconde… c’est qu’elle t’aime, Noll.

Les yeux d’Oliver s’écarquillèrent. Jamais il n’aurait songé à douter de sa sœur. Et pourtant, cela lui paraissait irréel.

— …Mais… elle n’est même pas encore née…

— Je le sens. Même sans accoucher. Ça, c’est certain.

Elle parlait avec une telle conviction qu’il voulut la croire. Peut-être avait-elle raison, songea-t-il. Shannon s’adossa et baissa les yeux vers son ventre.

— Alors, quand elle sera née… on la prendra ensemble dans nos bras. On la serrera fort… on caressera sa tête, on l’embrassera partout.

Elle effleura son ventre, le berceau où dormait leur fille. Oliver la regarda, fasciné, et elle lui adressa un sourire.

— Et puis on lui dira… ensemble, ajouta-t-elle. — Merci… d’être venue au monde.

Oliver hocha la tête. Et pour la première fois, il posa les mains sur ce ventre porteur de vie, de son plein gré. Dans le silence, il fit le serment muet : Je ne serai peut-être jamais un bon père, mais je te protégerai.

Logiquement, ils savaient tous deux que cet espoir était fragile. Ceux qui portaient l’aspect des Originels n’accouchaient jamais sans danger et l’histoire des Sherwood le prouvait : les chances de survie étaient dérisoires.

Mais l’espoir était leur seul choix. Leur unique voie vers la rédemption, la seule manière d’extraire un sens à tout ce qui leur était arrivé. Leur première et dernière chance d’entrevoir un avenir où Oliver pourrait se pardonner.

Peut-être que leur prière aurait été exaucée… s’il existait un Dieu. Ainsi, leur échec était peut-être scellé depuis bien, bien longtemps.

— Ma sœur !

Alertés avant l’aube, Oliver et Gwyn accoururent dans la salle de soin. On leur avait dit la veille que l’accouchement serait difficile. Il était resté à son chevet, lui tenant la main jusqu’à il y a une heure, mais au dernier moment, on l’avait écarté, interdit d’assister à la fin.

— …Ah…

Et lorsqu’on l’autorisa enfin à revenir, il ne restait que le verdict. Shannon, exsangue, tenait un petit corps contre elle. Ses yeux, vides de toute émotion, fixaient le bébé inanimé.

— Dommage. Nous avons tout tenté. Il était encore en vie en elle il n’y a pas longtemps, mais…

Leur arrière-grand-mère soupira, posant sa baguette sur le plateau d’instruments. Ses paroles ne parvinrent même pas jusqu’à Oliver. Il ne percevait que trois choses : Shannon, le bébé dans ses bras, et son impuissance. Le reste n’existait plus.

— …Noll…

Les yeux de Shannon se tournèrent vers lui. Le verdict de ce péché venait d’être prononcé. Du bout des doigts, elle effleura la joue de leur fille sans vie.

— …Je suis désolée, murmura-t-elle. — Je n’ai pas… réussi à la mettre au monde…

Une excuse. Et avec elle, la malédiction éternelle qui s’abattit sur la vie d’un garçon. Le temps passa en silence. Aucune larme ne coula. Il ne tremblait même plus.

À ce stade, tout était déjà décidé dans son esprit.

— …Tu en es sûr, Noll ? Ça ne fait que deux jours, demanda Edgar dans la salle d’entraînement du sous-sol.

Oliver se contenta d’acquiescer.

— J’ai dit que j’étais prêt, Maître.

Edgar se tut. Il comprit qu’aucune parole n’y changerait rien.

— Très bien. Si c’est ce qu’il te faut… je n’ai rien à ajouter.

Il leva son athamé. Oliver se jeta sur lui. Les lames s’entrechoquèrent dans un jaillissement d’étincelles. Échange après échange, sans espoir de victoire. Et tout du long, une voix grondait en lui : Souviens-toi, Oliver. Te rappelles-tu pourquoi tu t’es engagé sur cette voie ?

Tu cherchais la force. Pour abattre ceux qui avaient torturé ta mère jusqu’à la mort.

Tu cherchais la force. Pour protéger ton frère et ta sœur.

Tu cherchais la force. Pour être le père de ton enfant à naître.

— …Ha… ha…

Et qu’as-tu accompli ? Quel fut le fruit de tes efforts ? Tu as violé et engrossé ta sœur. Tu as laissé ta fille mourir avant même sa naissance.

Et ensuite ? Rien.

Voilà tout. Tu n’as rien accompli d’autre.

— …Ha-ha… ha…

Quelle farce. Comment as-tu pu tout gâcher à ce point ?

Est-ce même utile d’y penser ? Tu pourrais te débattre tant que tu veux, rien ne changera.

C’est trop tard. Tu n’es qu’une bête sous forme humaine, indigne d’en porter le nom. Alors, que comptes-tu faire ? Chercher un salut qui n’existe pas ?

Manger, dormir, te réveiller, réfléchir et te tourmenter comme si tu étais un homme ordinaire, comme si tu en avais le droit ?

Non. Ce n’est pas juste. Tout cela est faux. Rien de tout cela ne t’est permis.

Tu dois souffrir. Avant de manger, avant de dormir, avant même de respirer, souffre.

Et dans cette souffrance, cherche. Au bout de cette souffrance, fais-en ta raison d’être. Grave ce principe dans ton esprit.

Oh… tu ne comprends toujours pas ? À quel point ce que tu fais est vain ?

— …Ha… ha-ha-ha-ha-ha… !

Un rire éclata, creux, sonore. Dirigé contre lui-même, moqueur, jaillissant de sa gorge sans qu’il puisse le retenir.

Oui, c’est cela. Exactement. Parfaitement vrai.

Un mouvement capable d’assurer la victoire en un seul pas, un sort ? Une Spellblade trouvant, dans un million de probabilités, l’unique issue gagnante ?

Ne me fais pas rire. Tes mains n’en sont pas dignes.

C’est la lumière de ta mère. Tu ne pourras jamais l’imiter. Tes mains souillées, corrompues, ne peuvent en saisir la moindre parcelle.

Il ne te reste que les ténèbres. Une obscurité faite pour toi. Voilà ce vers quoi tu dois tendre. Non pas vers cette chance infime de victoire, mais vers une souffrance méticuleusement choisie parmi un million d’autres.

Tu dois vivre, afin de souffrir.

Tu dois vaincre tes ennemis, afin de vivre.

Le résultat est le même. C’est là la nature de ta Spellblade. La même que celle de la vie qui t’attend.

Allons. Choisis. Parmi les infinités de futurs possibles, prends celui qui te fera le plus souffrir.

Fais-en le tien, afin que jamais plus personne ne connaisse une telle douleur !

— AaaaaaaaaaAAAAAHHHHHHHHHH !

Il vit les fils du destin et fit son choix. La forme s’imposa d’elle-même, et sa lame fondit droit vers l’issue.

Un poignet, tranché. Un athamé, tombé d’une main soudain inerte. Le sien, encore brandi.

Il sut que tout était accompli.

— …Q-quoi… ?

Edgar contempla sa main vide, la profonde entaille de son poignet, d’où s’échappait le sang. Un long silence, incrédule, avant qu’il ne lève les yeux.

— Noll… c’était… ?

Devant lui se tenait son fils. Soumis à la tension du destin, chaque parcelle de son corps saignait. Plus gravement blessé encore que l’adversaire qu’il venait de vaincre. Il avait déjà vu des cadavres en meilleur état.

— …Je l’ai fait, papa, déclara le garçon.

Une seule chose arrachée aux mâchoires de tout ce qui avait été perdu à jamais. Plus aucune trace de sa forme d’origine : tordue, enchevêtrée, nouée pour ne jamais être défaite, mais néanmoins, une Spellblade.

Seul son père en fut témoin. Ils ne dirent rien à personne de cette réussite.
Edgar affirma qu’Oliver jouissait désormais d’une position assez solide pour ne rien révéler.

Il avait déjà la faveur du chef de la maison sans avoir besoin d’utiliser sa Spellblade comme monnaie d’échange. Oliver hocha simplement la tête. Cette décision s’accordait parfaitement à ses propres plans.

— Oh, Noll ! Te revoilà ! Comme je me suis inquiété !

Ce même soir, Oliver se rendit chez le vieil homme. Non pas dans le salon habituel, mais dans ses quartiers privés. Le patriarche rayonnait de joie à la vue de son arrière-petit-fils qu’il n’avait pas vu depuis deux jours.

— Cette fois fut un échec, mais peu importe. Les cas similaires montrent que la première naissance réussit rarement. Dans notre lignée, il faut toujours plusieurs essais avant d’obtenir un héritier. Ne te laisse pas abattre pour si peu.

— Exactement ! ajouta son arrière-grand-mère en préparant le thé. — Tant qu’elle va jusqu’à l’accouchement, nous en ferons sortir autant qu’il le faudra.

Oliver se contenta d’un regard et fit face à son interlocuteur. De l’autre côté de la table, le vieil homme sortit un jeu d’échecs et l’installa entre eux.

— Puisque tu es là, ne perdons pas notre temps à ressasser des pensées sombres. Une partie d’échecs, pour changer d’air ? J’ai entendu dire que toi et Edgar jouiez souvent autrefois.

— Ce serait un honneur, répondit Oliver.

Tandis qu’il alignait les pièces, le patriarche bavardait joyeusement.

— Pour la plupart des choses, nous achetons la version magique, mais pour les échecs, je préfère les plateaux fabriqués par les non-mages. La version magique est une aberration : du clinquant sans la moindre élégance. Les innombrables combinaisons possibles sur un espace limité, n’est-ce pas l’essence même du plaisir d’un jeu de stratégie ?

— Je suis tout à fait d’accord.

Et il le pensait sincèrement, sans flatterie. Pour la première fois dans toute leur relation. Une sensation étrange… mais alors qu’il s’en imprégnait, l’échiquier était prêt. Oliver, qui jouait les blancs, ouvrit la partie. Au milieu du jeu, le vieil homme croisa les bras.

— Tu joues décidément d’une façon bien indisciplinée. Accorde-moi un instant, je dois réfléchir.

Il porta une main à son menton, songeur. Sa femme posa deux tasses de thé près du plateau, et Oliver en but une gorgée sans réfléchir. Le parfum emplit aussitôt ses narines et il fut étonnamment agréable. Les feuilles étaient sans doute ordinaires, mais la préparation avait été parfaite : la température de l’eau, la chaleur de la porcelaine, la conservation du thé, tout avait été pensé pour l’invité.

— Bon, voilà… héhé, un coup brillant, si je puis me permettre. Tu ne devineras jamais mon intention.

— En effet. Il me faudra réfléchir à celui-là. Donnez-moi un peu de temps.

Un silence suivit, rythmé seulement par le tic-tac d’une horloge murale. Enfin, il joua son tour.

— Ma mère…, commença le vieil homme.

— ?

— Ton arrière-arrière-grand-mère, précisa-t-il. — Elle était passionnée d’échecs. À tel point qu’elle initiait quiconque franchissait cette porte : jeunes, vieux, même les domestiques. Des bases jusqu’aux stratégies les plus fines. Lorsque j’étais enfant, je jouais souvent contre elle.

Oliver releva les yeux. C’était presque la première fois qu’il entendait cet homme parler de sa jeunesse.

— Elle exigeait de jouer jour et nuit, sans se soucier de ton emploi du temps. Mes frères et sœurs enrageaient. Moi… j’aimais plutôt ces instants. Quand elle était assise en face de moi, le temps d’une partie, elle ne voyait que moi. Et c’était agréable, à l’époque, je n’étais pas un enfant très prometteur et je n’attirais guère son attention autrement.

Il esquissa un sourire mélancolique en avançant une pièce.

— Peut-être que si je t’apprécie tant, c’est parce que tu me rappelles comment j’étais juste après la mort de ma mère. Avec le recul, j’ai traversé une longue période où je n’avais d’autre choix que d’endurer. Je me suis hissé au sommet de cette famille, naturellement, en cherchant où résidaient mes talents et en les perfectionnant avec obstination. Mais aussi parce que j’ai surmonté ces jours difficiles. Aujourd’hui, je crois que la persévérance est une vertu qui surpasse tous les dons.

Oliver écoutait attentivement, avançant sa pièce à son tour. La fois précédente, il n’avait pas compris un mot de son discours. Mais cette fois, les mots résonnaient comme un véritable compliment.

Car, en vérité, il avait accompli une chose, au-delà d’avoir blessé sa sœur et perdu sa fille. Il avait tenu bon. Sans fléchir, jour après jour, sous le poids de la souffrance. Cela n’avait sans doute guère de valeur à long terme, mais c’était ce qui lui avait permis de survivre dans une maison pareille.
Et à cet égard, il comprenait : à son âge, cet homme avait sans doute connu la même chose.

— J’espère que tu suivras mes traces. Ce n’est pas une prédiction, plutôt un souhait. Ha-ha, les rêveries d’un vieil homme… Une parole qu’il vaudrait mieux oublier.

Oliver secoua la tête, souriant.

— Non. Je crois que je m’en souviendrai longtemps.

Et il joua un coup audacieux qui força une réaction.

Le patriarche grogna, fronçant les sourcils.

— Voilà que je te trouve attachant, et tu me sers un coup d’une cruauté exquise. Quel arrière-petit-fils ingrat ! Il me faut du temps, cette fois.

— Prenez tout votre temps. Moi aussi, je vais réfléchir.

Tandis que les rouages de l’esprit du vieillard tournaient, Oliver l’observait.

En cet instant, pensa-t-il : ce n’est qu’un arrière-grand-père. Fier de son descendant, heureux de partager une passion, la langue déliée par les souvenirs. Peut-être que le mage sans cœur n’était qu’un rôle.

Il se demanda lequel était le vrai, pour conclure que les deux l’étaient.
S’il avait deux visages, c’est qu’il en avait eu besoin : être tour à tour le mage cruel et l’homme ordinaire. C’était naturel. De même qu’Oliver, ici, jouait le fils modèle et révélait son vrai visage auprès de ses cousins.

Alors… son arrière-grand-père aussi, jadis, avait sans doute joué au fils dévoué devant sa propre mère. Quand une maison qui vénérait le sang des Originels exigeait qu’il soit également un grand mage. Si l’on ne le lui avait pas imposé… peut-être aurait-il échappé à ce destin. Peut-être n’aurait-il jamais appris à piétiner le cœur des autres. Peut-être serait-il devenu un simple vieil homme bienveillant.

— …Si les choses avaient été un peu différentes…

— Hmmm ? Qu’as-tu dit ?

Le vieil homme releva la tête, mais Oliver secoua la sienne. Il reporta son attention sur le plateau et sourit.

— …J’ai trouvé ! Échec en dix-huit coups ! Alors ? Prêt à abandonner ?

Il déplaça sa pièce, les yeux brillants. Oliver examina le plateau, vit qu’il n’avait aucune échappatoire et hocha la tête.

— Je m’incline, dit-il. Vous êtes bien meilleur que moi. J’ai tenu du mieux que j’ai pu, mais votre expérience l’a emporté.

Le patriarche bomba le torse avec fierté, puis commença à rejouer les derniers coups pour analyser la partie. Oliver, lui, se leva sans bruit.

— C’était agréable. Probablement le moment le plus plaisant que j’aie connu depuis que je suis ici. Et il le pensait.

Sa main glissa sur la garde de son athamé.

Le vieil homme, affairé à replacer les pièces, ne se doutait de rien. Il ne leva les yeux que lorsque tout fut remis en place.

— Adieu, arrière-grand-père. Merci de m’avoir invité à jouer.

Une gratitude sincère tandis que sa lame trancha d’un geste latéral. Le vieil homme ne bougea même pas. L’athamé coupa l’os sans résistance. Sa tête roula au sol, et son corps s’affaissa dans un craquement de chaise.

Oliver faillit rire. Tout ce qu’il avait enduré… et il n’avait même pas eu besoin d’une Spellblade.

— Hein ?

Entendant le bruit, son arrière-grand-mère leva la tête du plateau de gâteaux qu’elle préparait. De petits financiers, ceux qu’elle savait être les préférés de son arrière-petit-fils.

Oliver lui sourit.

Et s’avança vers elle, l’athamé ruisselant du sang de son mari.

— Attends, Noll, pourquoi… ?

Ce ne fut qu’à cet instant qu’elle chercha sa baguette. Bien trop tard.
Oliver attrapa sa main de la gauche et planta la pointe de sa lame dans son cœur.
Le flot de mana qu’il y insuffla anéantit sa source de vie.

Elle s’effondra sous ses yeux. Jusqu’à la fin, la confusion l’emporta sur toute autre émotion.

— …J’aurais voulu que vous compreniez pourquoi, murmura-t-il, sachant qu’elle ne l’entendait déjà plus.

Il retira la lame et déposa le corps au sol.

Ce n’est qu’alors qu’il prit conscience de sa taille, si frêle, si petite.

— …

Contemplant leurs cadavres, Oliver pensa : Ils étaient des mages. Ils avaient vécu bien plus longtemps que moi, étaient plus rusés, et leur puissance dépassait la mienne. Mais ils étaient aussi humains. Et ils étaient mes arrière-grands-parents.

Oliver fit appeler ses cousins dans les appartements du patriarche.
Gwyn, Shannon et Edgar arrivèrent pour découvrir que tout était déjà fini.

— …Oh… mon Dieu.

Sans voix, ils fixèrent le garçon, puis les deux corps. Laissant son crime exposé au grand jour, Oliver parla depuis un coin de la pièce.

— C’était la seule chose à faire, alors je l’ai faite. Je ne voulais pas attendre un jour de plus, j’ai réglé ça ce soir.

C’était tout ce qu’il avait besoin de dire. Il se tourna vers eux.

— C’est un adieu, mon frère, ma sœur. Pardon d’achever les choses ainsi, en piétinant toutes les bénédictions que vous m’avez offertes. Mais je peux vous assurer d’une chose : vous n’avez plus besoin de me protéger.

Son sourire, à la fois triste et serein, leur coupa le souffle. Edgar s’avança et lui fit face.

— …Tu as pris ta décision, Noll ?

— Oui. Désolé, papa. Tu viens avec moi ?

— Quel est ton plan ?

— Venger maman. Réaliser ses idéaux. — Pour le reste… je n’en sais rien, admit-il avec un haussement d’épaules.

Une réponse honnête. Edgar hocha la tête et dégaina son athamé.

— Très bien. Alors sois plus audacieux.

Il s’accroupit près du corps du patriarche, aligna la tête sectionnée avec le torse, et referma la plaie sans pouvoir lui rendre la vie. Le corps reconstitué, il trancha à nouveau la tête lui-même.

— ?! Papa, pourquoi ?!

— Chut. Regarde.

Edgar se releva et se dirigea vers le corps de l’arrière-grand-mère.
Encore une fois, il referma la blessure et planta son propre athamé au même endroit. Lorsqu’il le retira, il le garda en main, le dos tourné à ses enfants.

— Voilà. C’est moi qui les ai tués. Quiconque verra cela n’en doutera pas.

Tous trois le fixaient, stupéfaits. Edgar, l’homme réfléchi, prudent, n’avait jamais agi avec une telle impulsion.

— Ils dirigeaient la lignée des Sherwood, les chefs de cette maison. Leur mort commune provoquera une lutte de pouvoir. Et je sais très bien qui cherchera à reprendre les rênes : ceux qui, depuis longtemps, déplorent l’état de cette famille et partagent nos convictions.

Gwyn eut un sursaut et Oliver comprit. Le jour où on l’avait forcé à commettre l’irréparable, seuls deux parents avaient protesté.

— Travis et Rose ?

— Exactement. Cela fait des années que je leur parle en secret. Que nous complotons, attendant le moment propice pour renverser tout ça. Je ne pensais pas que mon fils me devancerait.

— Je…

— Surpris ? Tu croyais que j’allais rester sans rien faire ? Ce n’est pas une excuse, je le sais.

Edgar se retourna, esquissant un sourire amer. Oliver lut dans son regard la même lueur de remords que dans le sien. Père et fils, forgés par la même douleur.

— Mais la pièce n’est pas encore complète. Le coupable est toujours debout. Ce n’est qu’en m’abattant toi-même, Noll, que ta place dans le nouveau clan Sherwood sera assurée.

— ! Non, pa…

PROHIBERE !

Comprenant où il voulait en venir, Oliver fit un pas, mais le sort de son père le paralysa.

— Ne t’inquiète pas, tu n’auras rien à faire. Contente-toi de maquiller la scène. Referme les plaies et manipule l’arme, comme je viens de le faire. Avec l’aide de tes cousins, ce sera simple.

— !

Gwyn et Shannon saisirent leur baguette, mais Edgar leva la main.

— Ne m’en empêche pas, Gwyn. Toi non plus, Shannon. Vous savez très bien que c’est le seul moyen d’assurer la sécurité de Noll. Toute autre voie aurait des conséquences désastreuses. Surtout s’il devait fuir sans plan. Vu l’ampleur de ce qui l’attend, je ne peux pas vous laisser dans une telle précarité.

— Guh…

— … !

Il avait raison et cela les cloua sur place. Ils s’étaient juré depuis longtemps de ne jamais abandonner leur cousin, mais il existait de mauvaises façons de tenir cette promesse. Comme l’avait dit Edgar, fuir serait la pire solution.
Peut-être trouveraient-ils un refuge, mais pour abattre sept des plus puissants mages du monde, il faudrait beaucoup d’alliés et des fugitifs n’en auraient aucun.

Après s’être assuré qu’ils avaient compris, Edgar se tourna vers son fils.

— Noll, ce jour-là, quand ils t’ont forcé à cet acte, je suis désolé de n’avoir rien pu faire. J’ai entendu chacun de tes cris. J’ai vu ton regard me supplier d’intervenir. Mais… je n’ai pas bougé, dit-il d’une voix tremblante. — Je ne suis pas comme Chloe. Dégainer ma baguette et me jeter dans cette folie n’aurait servi à rien. Au mieux, j’aurais trouvé une mort pitoyable. Et ma disparition aurait rendu ta situation encore pire. Cette pensée… m’a retenu.

Sa voix se brisa. Il serra les dents, les yeux baissés, écrasé par le remords.

— Mais peut-être aurais-je dû agir, tout de même. Même si cela n’avait mené qu’à ma mort, au moins tu te serais souvenu de moi comme d’un père qui t’avait soutenu quand il le fallait. Peut-être aurais-tu pu vivre avec cette image de moi. Ce serait mieux que ce que je suis aujourd’hui.

Oliver voulut protester, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Edgar leva les yeux, essuya ses larmes du revers de la main et força un sourire.

— Mais, Noll… J’ai perdu depuis longtemps le droit de dire cela, pourtant… permets-moi de finir ainsi : plus que tout au monde, plus que tout ce qui existe, plus que je n’aurais jamais cru possible.

Il posa son athamé sur sa gorge. Des mots sans tremblement.

— …Je t’ai toujours, toujours aimé, ta mère et toi.

D’un seul geste, il s’égorgea. La lame trancha chair et os, ne laissant à la mort aucune échappatoire. Le corps de son père s’effondra en deux morceaux dans un jaillissement de sang et le sort qui retenait Oliver se dissipa.

— Paaaaaapaaaa !

Il voulut se précipiter, mais Gwyn et Shannon le retinrent chacun par une épaule.

— Ne le touche pas, Noll. Si tu déplaces quoi que ce soit, ce sera plus difficile à maquiller. Quelqu’un pourrait remarquer une anomalie.

— Le… le corps ? Non, c’est… c’est mon père ! Je l’ai toujours aimé, il m’a toujours protégé… !

Oliver n’était plus en état de raisonner. Son regard tomba sur le plateau d’échecs. Le jeu qu’il partageait avec son arrière-grand-père. Les souvenirs affluèrent sur ses lèvres.

— On jouait toujours ensemble, lui et moi.

Une larme coula sur sa joue. La poigne de Gwyn se raffermit.

— Et tu vas respecter sa dernière volonté. S’il te plaît, Noll. S’il te plaît.

Il le suppliait, tremblant. Encadré par ses cousins, Oliver resta un long moment immobile. Ses yeux, voilés de larmes, finirent par se fixer.

— …Je viens de comprendre…, murmura-t-il.

Ses cousins penchèrent la tête.

— …Ce que mon père m’a demandé. Ce que je ferai, une fois maman vengée. Une fois ses idéaux accomplis. Ce que je veux faire ensuite.

En parlant, il sentit tout son être trembler. Il comprenait enfin. La scène sous ses yeux n’avait rien d’exceptionnel : elle se superposait au souvenir de la mort atroce de sa mère. Et cela lui révéla la vérité.

Le monde regorgeait de cela. Des vies volées, des dignités piétinées, des cœurs brisés, le monde des mages offrait mille raisons pour commettre de telles horreurs. Et ils le faisaient, sous couvert de science et de savoir.
La magie, pourtant moralement juste à leurs yeux, broyait leur humanité.
Ce qu’il voyait n’était qu’une tragédie parmi d’autres.

Alors il sut qu’il ne s’arrêterait pas à la vengeance de Chloe. Ni même à la réalisation de ses objectifs. S’il voulait empêcher qu’un tel malheur se reproduise, il lui faudrait aller plus loin.

— …Je rendrai le monde meilleur. Peut-être pas beaucoup. Juste… un peu meilleur qu’il ne l’est. Pour que des choses aussi tristes ne se reproduisent plus nulle part…

Il savait ce qu’il devait faire. Dans son cœur, un idéal jadis lumineux, qu’il croyait perdu. Une direction à suivre, un rêve lointain, brumeux qu’il formula pour la première fois à voix haute.

— Pour que les belles choses… le restent.

Lorsque ce moment fut atteint, Demitrio interrompit le flot du rêve-mémoire.

— …J’ai saisi l’essentiel, murmura-t-il, d’un ton particulièrement amer.

Une fleur de vengeance, une excroissance tordue née de sa propre main et nourrie à l’abri des regards. Lui qui croyait son cœur endurci face à la tragédie, se découvrit pour la première fois depuis des années réellement troublé.

— La mort atroce de Chloe… fut notre œuvre. Et pourtant, ce n’était pas le but. Jamais nous n’avons voulu plonger quiconque dans un tel gouffre de chagrin.

Il savait que ces excuses étaient vaines, mais il les prononça tout de même.
Et à ce qu’il venait de voir, Demitrio en fut convaincu : il n’existait aucune rédemption dans la vie d’Oliver Horn. Par un effet indirect de ses propres actes, ce garçon poursuivait désormais un idéal inatteignable, se condamnant à une souffrance infinie, une vie qui tenait de l’enfer sur terre. Elle ne pouvait conduire qu’à la lamentation et au désespoir.

Le garçon, pourtant, ne portait aucun péché. Demitrio n’avait rien trouvé, dans ses souvenirs, qu’on pût réellement lui reprocher à son âge. Et pourtant, il s’était chargé seul de cette faute. Les adultes l’y avaient aidé, certes, mais la décision venait de lui. Ainsi, aussi difforme que soit ce sentiment, Demitrio n’était pas en position de le contester.

Alors, se dit-il, il n’avait plus qu’à agir en véritable ennemi.

— Je vais en finir, déclara le philosophe. — Que tu me vainques ou non, ta vie touchera bientôt à son terme. Laisse-moi t’offrir au moins une mort paisible. Tu n’as connu ici que douleur et supplice, qu’ils s’achèvent dans la chaleur et la paix que tu as depuis longtemps perdues.

Sur ces mots, il modifia le rêve, conscient que ce n’était qu’un geste creux.

Oliver se retrouva assis dans leur vieille maison, au fond des bois.

— Hein… ?

— Qu’y a-t-il, Noll ? On dirait que tu viens de voir un basilic, plaisanta une voix familière.

Sa mère était là, le menton posé sur une main, le coude appuyé sur la table, et le regardait avec tendresse.

— …Maman…

— Eh oui, c’est ta maman. Je suis toujours là, voyons. Pourquoi ne le serais-je pas ? répondit-elle avec un sourire. — Ah ! Tu somnolais, n’est-ce pas ? Tu as rêvé que j’étais partie ?

Chloe émit un petit rire, comme si rien n’était grave. Un plateau d’échecs glissa sur la table. Oliver tourna la tête : son père lui souriait.

— Mauvais rêve, Noll ? Alors viens. Une partie d’échecs avec ton vieux père, ça chassera les tracas.

— Encore ? Laisse-le souffler, dit Chloe. —  Il vient de te battre huit fois d’affilée au jeu d’échecs magique, tu es de mauvaise humeur.

— Pas du tout ! Tes tactiques ont juste détruit ma volonté de vivre.

Oliver les observa se chamailler, abasourdi, avant de remarquer Gwyn et Shannon, assis en face d’eux. Leur regard débordait de chaleur.

— J’aimerais… te regarder jouer, Noll, dit Shannon.

— Mais ne reste pas dans ses pattes, ajouta Gwyn. — Ça le déconcentre.

— …Mon frère… ma sœur…

Poussé par tout le groupe, Oliver commença à jouer. Mais après quelques coups, sa main s’immobilisa. Une panique soudaine l’envahit, le paralysant.

— Qu’y a-t-il, Noll ? C’est ton tour.

— Pas d’humeur ? reprit Chloe. — Alors faisons autre chose.

Elle claqua des doigts. Des voix joyeuses résonnèrent par la fenêtre.

— Regarde, dans le jardin. Tes amis sont venus te voir.

Une ribambelle de visages familiers apparut. Chloe le poussa doucement vers la porte, et il sortit.

— …Hé…

— Oh ! Oliver ! Nous voilà ! s’exclama Nanao.

— Nous t’empruntons ton jardin pour un thé, expliqua Chela. — Tu veux te joindre à nous ?

Ils lui firent signe. Un peu plus loin, Katie et Guy se disputaient déjà.

— Argh, Guy ! C’est ton troisième financier ! On en a deux chacun !

— Allons, calme-toi. Il y en a d’autres au four !

Il montra du doigt, et Oliver vit un four de pierre contenant d’autres gâteaux. Il resta bouche bée, tandis que Pete levait les yeux de son livre.

— Malgré le vacarme, c’est un endroit agréable pour lire. La lumière filtre juste comme il faut.

— Parfait pour jouer à cache-cache, ou faire la sieste ! lança Yuri, la bouche pleine. T’as une belle maison, Oliver !

Les yeux d’Oliver se figèrent sur lui.

— …Yuri…

— Mm ? Tu viens me voir ? C’est gentil ! T’as l’embarras du choix, pourtant.

Attiré par son sourire, Oliver s’assit à ses côtés, jetant un regard autour de lui. Sa famille était restée à l’intérieur, mais ses amis étaient là, dehors.

— La meilleure vie qu’on puisse rêver, dit Yuri, lui ôtant les mots de la bouche. — C’est l’impression que j’ai, en tout cas.

— …C’est vrai. Rien ici que du bonheur. Où que je regarde, tout n’est que douceur.

Oliver hocha la tête, incapable de le contredire. Yuri prit une autre bouchée.

— Alors pourquoi ne pas l’accepter ? Si tu es heureux ici, pourquoi chercher la souffrance ? Reste donc, bien au chaud, apaisé. Ou bien, tu as quelque chose contre le bonheur, Oliver ?

Ses yeux le transpercèrent. Oliver répondit d’un sourire, puis secoua la tête.

— Non. Le bonheur est bien. Mais… pas pour moi.

— Qui le dit ? Pas tes parents, ni tes amis. Pas non plus une divinité, à ce que je sache.

— Personne ne l’a dit. C’est moi qui l’ai décidé. Je n’ai pas le droit d’être heureux. Quoi qu’il arrive, qui que ce soit autour de moi, mon chemin doit toujours passer par la souffrance.

C’était la vie qu’il avait choisie. Yuri croisa les bras, pensif.

— Ça ne tient pas debout. Je comprends qu’on veuille rendre les autres heureux. Mais ta souffrance à toi, à quoi bon ? Elle ne crée rien. Elle ne mène nulle part. Elle ne fait que te détruire.

Demitrio, qui parlait à travers Yuri, essayait de le raisonner et s’en voulait.
Il savait qu’il n’avait aucune légitimité pour le faire, mais il ne pouvait tolérer ce désordre. C’était le mage qu’il était devenu, habitué à guider les âmes perdues : il ne supportait pas de voir un enfant gâcher sa lumière sans tenter de la rallumer.

— Elle a un sens, répondit Oliver. — Pour moi, du moins.

Il contempla la joie autour de lui, comme on observe une étoile lointaine.

— J’ai vécu des choses horribles. Trop pour les compter. Et certaines, c’est moi qui les ai provoquées. Non, je ne crois pas que tout soit ma faute. Souvent, je n’ai rien pu faire. Mais maintenant… c’est différent.

Il baissa les yeux sur ses mains, couvertes du sang de tant de combats, mais encore tendues vers un idéal.

— …Je veux rassembler ce qui peut l’être. Autant de fragments brisés que je pourrai trouver. Ça ne ramènera rien. Mais si je ne le fais pas, tout restera là. Tant de malheurs, tant de larmes… qui s’effaceront sans que personne s’en souvienne. Et je ne peux pas l’accepter. Alors je porterai ce poids. Jusqu’au jour où je croirai avoir réparé tout ce qui a été brisé. Et toute la douleur, toute la culpabilité, tous les regrets…

Demitrio comprit enfin : ces choses faisaient partie intégrante de lui.
Les souvenirs sans émotions ne sont que des traces ; ils ne préservent pas ce qui compte le plus : le cœur de ceux qui ont vécu et disparu, et les sentiments qu’il continuait de porter.

Oliver le fixa droit dans les yeux. Demitrio déglutit, se sentant vu.

— Tu devrais le savoir, Yuri. Peu importe la difficulté. Peu importe si la joie m’est refusée. Ce qui compte, c’est la fierté de marcher sur la route qu’on a choisie, dit Oliver. — Dans ton dernier combat, toi aussi, tu as trouvé ta voie.

Yuri resta immobile. Ses yeux vacillèrent, puis il porta une main tremblante à sa poitrine.

— …Oui. C’est vrai. Comment… ai-je pu l’oublier ? Je suis comme toi. Ou du moins, je l’étais.

Il parlait à voix basse, comme s’il sortait d’un rêve. Voyant la lumière renaître en lui, Oliver acquiesça et se leva.

— Je suis heureux que tu aies compris. Il est temps pour moi d’y aller.

— …Oui. Moi aussi.

Yuri le suivit. Ils s’éloignèrent du jardin. Leurs amis se levèrent aussitôt.

— Hein ?! Revenez, Oliver ! Mr Leik !

— Où vous allez ?!

— Pourquoi vous partez ?! Mes jeux de mots n’étaient pas si mauvais !

— Parle pour toi ! Ils étaient pires que les miens !

— Allez, inutile de se presser ! Il reste plein de gâteaux !

Oliver eut un pincement au cœur, tentation fugace, si parfaitement ajustée qu’il en fut presque admiratif. Mais il tint bon. Et sa famille sortit à son tour.

— Noll… !

— Attends !

— Ne pars pas, Noll ! Tu sais ce qui t’attend : la souffrance seule !

Shannon, Gwyn et Edgar tentèrent de le retenir. Puis Chloe s’avança, appelant son fils.

— Noll, reste ici. Reste avec ta maman, ton papa, ton frère, ta sœur, et tous tes amis. Ici, tu peux être heureux, et en paix, le supplia-t-elle. — C’est tout ce que les gens désirent au fond.

Ce fut la première déchirure dans le tissu du rêve. Oliver se retourna, faisant face à la silhouette de sa mère.

— Ce que tu dis est vrai. Mais… ma mère ne dirait jamais ça. Chloe Halford a toujours poursuivi des chemins encore inexplorés. Même si elle devait se heurter aux autres, elle n’a jamais renié la quête.

Chloe se tut, refermant la bouche. Oliver regarda chacun d’eux, un sourire aux lèvres.

— Merci, à vous tous. Vous êtes peut-être des illusions, mais j’ai senti votre chaleur. C’était un beau rêve. Mais… il est temps de me réveiller. Cet endroit est bien trop beau pour moi.

Sa vision s’assombrit. La maison s’effaça dans la nuit, puis le jardin, puis les visages de ses êtres chers. Oliver posa une main sur sa poitrine.

— Pardon pour le retard. Je ne vous abandonnerai pas. Je porterai chacun de ces fragments en moi. Même si le poids de mes fautes me brise les genoux et que je dois ramper avec la force de mes bras, je continuerai.

Il ne perdit jamais de vue sa direction. Même si son but reculait à chaque pas, il ne cesserait d’avancer. Tant qu’il respirerait, il marcherait vers cette lueur lointaine et trouble. Car depuis ce jour maudit, telle était la voie d’Oliver Horn.

Il tira son athamé. Le pointa vers sa poitrine. Respira profondément et se l’enfonça dans le cœur, prononçant une incantation : un vœu pour quitter ce rêve paisible et retourner dans la souffrance du réel.

DOLOR !

Une douleur fulgurante lui traversa la poitrine. Son esprit avait déjà quitté le rêve, et refaisait surface.

— …Bouge !

À peine Demitrio eut-il articulé ces mots que le garçon leva la main.

— AaaaaaaaaAAAAAAAAHHHH !

Sa lame fusa. Demitrio bondit en arrière par pur réflexe, sans comprendre ce qui venait de se produire. Depuis combien de temps n’avait-il pas été pris de court ?

— Qu… ?!

La panique ranima son esprit. Son cerveau rattrapa les faits : c’était lui-même qui avait brisé les entraves primordiales du garçon. Personne d’autre n’en était capable. Et pourtant, il ne l’avait pas voulu.

— …Tu n’es pas encore fusionné ? Tu es toujours là, en moi… ?!

Il s’adressait à l’éclat d’âme qu’il avait jadis absorbé. Une part de lui, sans corps, mais encore capable d’agir, pour sauver un ami.

Cette douleur ancienne qui traversait son corps brisé, c’était la preuve qu’il s’était éveillé. Oliver Horn ne connaissait pas de signe plus clair du réel et il revint ainsi à ce qu’il appelait « souffrir ».

Alors il se battit. Se jeta dans le duel suspendu sans la moindre hésitation.
Ni son rythme, ni son regard ne vacillèrent. C’était sa vie. Son but demeurait lointain, son horizon perpétuellement voilé, mais il avançait. Le rêve venait de raviver le contour de son existence.

Une rangée de cadavres s’étendait à perte de mémoire. Et parmi eux, le plus petit, le corps d’un nourrisson. Ce jour-là, dans les bras de sa sœur, réduit au silence à jamais. Le plus grand de ses péchés, gravé dans sa chair, le poussant toujours vers l’avant.

L’agonie qu’il s’était promise. Un véritable enfer, digne de son destin. Ses lamentations folles au brasier qui consumait son cœur.

Ô ma fille. Enfant mort-née, conçue dans le tourbillon du malheur, arrachée avant ton premier cri. Si tu veux bien exaucer ma seule prière, ne renais jamais d’un père comme moi. Si une autre vie t’est accordée, choisis un homme qui ne soit pas un démon.

J’ai eu la prétention de vouloir être un père, et j’ai imaginé mille noms pour toi. J’ai rêvé de ce que je ferais pour toi. Je me voyais marcher à tes côtés, te tenant la main. Je me demandais ton sourire, ton regard, ce que je ressentirais en te voyant grandir.

Mais rien de tout cela n’a eu lieu. Tu m’as échappé avant même que ces rêves prennent forme. Alors, tout cela est resté ici, intact : tout l’amour qu’un père indigne aurait voulu t’offrir. Ces émotions brûlent encore en moi, telles qu’elles étaient quand j’attendais ta naissance, le cœur noué d’espoir et de peur. Elles sont devenues un brasier, et il ne s’éteindra pas.

Je te le promets. Jusqu’à mon dernier souffle, je les garderai vivantes. Mon cœur sera toujours avec toi ; ta malédiction restera la mienne. Je ne crois pas que cela rachètera quoi que ce soit. Mais si mes luttes désespérées peuvent t’apporter un peu de paix, ce sera ma seule rédemption.

Et peut-être… un jour… quelque part dans un futur incertain, nos âmes se croiseront à nouveau, comme le suggère l’âmologie[1]. Je me battrai pour ce jour. Pour que, lorsqu’on te rendra la vie, ce soit auprès d’un meilleur père. Pour que tu lui offres le sourire que je n’ai jamais vu. Et pour que le monde où tu naîtras soit un peu plus doux que celui-ci.

Comme pour la magie ordinaire, la portée des sortilèges primordiaux dépendait de l’incantation utilisée. Or, libérer quelqu’un exigeait moins d’effort que le maintenir en stase, et la zone affectée s’étendait donc sur un large périmètre autour de Demitrio.

— Shannon, vas-y ! cria Gwyn dès qu’il fut libre.

Il voulut reprendre son sort de brouillage, mais son alto était resté enseveli sous les décombres du précédent affrontement. Il sortit de sa poche un violon de secours, leva le bras, et vit qu’il ne lui restait rien au-dessous du coude.

— …Tch… !

Ce n’était pas une raison d’abandonner. Il appela un camarade, lui fit régénérer assez de chair pour que le membre puisse bouger, puis enfonça directement la baguette dans la plaie, fusionnant l’instrument à son bras.

— …Gah… !

— Gwyn !

Son traitement improvisé fit grimacer Shannon, mais il resserra la chair d’un sort et rugit :

— Ne vous occupez pas de moi ! Protégez Noll ! Soutenez-le !

Tous pensaient à la même chose. Shannon détourna les yeux de son frère, étendit sa zone sensorielle pour évaluer la situation, puis se concentra sur ses incantations. La guérison d’Oliver restait sa priorité absolue. Il était encore en pleine fusion d’âmes. Le sang des Originels lui offrait un espace vital étendu, et la magie curative qu’elle y déployait empêchait son corps de se disloquer.

SANAVULNERA !

Son sort résonna dans la salle. Voyant les deux frères et sœurs reprendre place dans la bataille, Janet esquissa un sourire.

— Voilà qui est mieux. C’est ainsi que tu dois être, Gwyn.

Et elle s’élança à toute allure, visant sa cible. À elle de jouer son rôle, à présent.

— IMPETUS ! FLAMMA ! TONITRUS !

Demitrio, autrefois inébranlable, les avait déjà écrasés une fois. Mais la situation était tout autre. D’abord, il n’utilisait plus la magie primordiale.
Tous ses sorts étaient désormais issus de la magie classique, celle qu’ils connaissaient. Même s’il demeurait professeur à Kimberly, sa puissance s’en trouvait considérablement réduite. Beaucoup de tactiques auparavant inutiles redevenaient efficaces.

— Gah… !

Bien sûr, ce n’était pas un choix de sa part. Il ne le pouvait plus.
Depuis qu’Oliver s’était échappé du rêve, quelque chose l’empêchait d’atteindre cet état d’effacement. L’éclat d’âme qu’il n’avait pas entièrement absorbé brouillait sa conscience. Sans détachement, il ne pouvait se relier au Grand Registre, et son esprit comme sa perception restaient ancrés dans le monde matériel, incapables d’utiliser la magie primordiale. Comme Oliver l’avait dit dès le début du combat, il n’était plus qu’un mage ordinaire.

FRIGUS ! Ngh— ?!

Demitrio se défendait de ses sorts conventionnels lorsqu’une douleur fulgurante lui remonta la jambe. Teresa Carste, l’agente de l’ombre, venait de le frapper dans son angle mort. Une entaille peu profonde, mais suffisante, avant qu’elle ne se replie pour préparer la suivante.

— Vas-y, petite !

— On fait mur pour toi !

Deux camarades maniant l’épée s’interposèrent, couvrant sa silhouette frêle. Elle glissa derrière eux, toujours en mouvement. Personne n’hésitait. Tous savaient qu’ils risquaient leur vie. Mourir pour protéger un allié faisait partie du pacte, et la seule inconnue en était l’ordre.

— !!!

Sans un cri, Teresa s’élança. Tout le vacarme intérieur, la confusion, la peur, balayés. Il ne restait rien à penser. Oublier le dilemme entre désir et devoir : il n’y avait plus que deux impératifs : protéger Noll et abattre l’ennemi. Son corps et son esprit tout entiers voués à ces deux actes. Et en cela, elle le sentit dans ce moment suspendu, elle sut qu’elle l’aimait. Peu importait la laideur tapie dans son cœur : ce qu’elle éprouvait alors était vrai.

— Une agente furtive ? Alors, TONITRUS !

Profitant de la diversion de Teresa, une salve de sorts s’abattit sur lui.
Demitrio esquiva, para, riposta. Son regard balayait la scène comme s’il était sur une ligne de front gnostique, calculant en un instant la stratégie adverse. Qui abattre en premier, où frapper, quelle trajectoire choisir, son esprit tournait à plein régime. Son choix se porta sur un élève légèrement en retrait.

FLAMMA !

Le sort était trop proche pour être évité. La différence de puissance l’empêchait de contrer efficacement. Demitrio fut convaincu d’avoir touché, mais dut aussitôt réviser son jugement. Sa cible avait levé les bras et encaissé de plein fouet.

— ?!

Les flammes l’engloutirent, le consumant, et pourtant, juste avant de mourir, un sourire se dessina dans ce brasier.

— Je vous ai enfin eu, professeur.

Ce fut Carmen Agnelli. Sa mort ouvrit un canal entre eux, un lien funeste par lequel elle déversa toute l’énergie maudite qu’elle avait accumulée.

— …Ha-ha…

Au seuil de la mort, elle remercia Rivermoore. Elle lui devait cette chance.
Grâce à ses recherches, la nécromancie avait franchi un nouveau cap, et elle avait pu offrir sa vie pour ce combat. L’avenir de son art reposait entre ses mains : elle n’avait plus qu’à maudire l’ennemi jusqu’à sa dernière étincelle.

Une pointe d’envie passa dans son dernier souffle, mais elle ne regretta rien.
Les pensées finales d’un mage sont souvent humaines, après tout.
Ainsi, Carmen Agnelli se consuma dans les flammes avec un sourire serein.

— Ngh… !

Le corps de Demitrio s’alourdit brutalement. L’énergie maudite de Carmen s’y accrocha, le rendant poisseux. S’il était encore en état d’effacement, il aurait pu la dissiper autour de lui. Mais à présent, il n’avait plus aucun moyen de s’en débarrasser. Il n’avait d’autre choix que de continuer à se battre, enchaîné à ce fardeau.

— FRIGUS ! FLAMMA ! TONITRUS ! IMPETUS !

Chaque seconde sapait sa maîtrise. Mais ses pensées demeuraient claires. Ce n’était pas pour rien qu’on le surnommait « le philosophe ». Les deux premiers sorts tinrent les élèves à distance. Profitant de leur défense, il enchaîna deux autres incantations, sachant que le premier serait bloqué.

— !

Sa cible : celui qui croyait qu’aucun troisième sort ne suivrait. Une lame de vent arquée, dirigée vers le brouilleur lui-même, Gwyn. La visée de Demitrio, décalée de quelques degrés, le prit au dépourvu. Shannon, trop occupée à soigner Oliver, n’eut pas le temps d’intercepter. La lame fendit l’air, inévitable.

PROHIBERE !

Janet se jeta sur la trajectoire. Son sort opposé réduisit la puissance du projectile, mais pas entièrement, comme elle s’y attendait. Le reste la transperça de part en part, lui fendant la poitrine.

— Janet !

Derrière elle, Gwyn cria son nom. Son torse supérieur tomba au sol, son regard se braquant sur l’homme en face.

— Ce n’est pas moi, idiot… ton petit frère est là-bas !

De ce qu’il lui restait de souffle, elle cracha une dernière réplique, un électrochoc pour le ramener à la réalité.

— …Pardon, dit-il.

Il savait qu’il aurait pu la sauver s’il s’était arrêté pour la soigner. Mais il avança sans un mot. Trop longtemps concentré sur sa magie de brouillage, trop détaché du groupe, il en payait le prix. Il devait se rapprocher.
Laissant derrière lui la fille qui venait de lui sauver la vie. La regardant s’éloigner, Janet soupira.

— …Tch. Toujours aussi insupportable…

Son corps s’affaissa. Elle aurait voulu lancer un dernier sort, même avec la moitié de son corps, juste pour l’effrayer un peu. Mais elle avait épuisé son énergie. Naturellement, elle ne regrettait rien. Elle était heureuse qu’il ait crié son nom. Heureuse qu’il l’ait laissée là.

— …Je l’aimais depuis si longtemps… ha-ha, pathétique.

Pas de quoi faire la une des journaux. Une pensée finale qui lui ressemblait bien.

Ainsi mourut Janet Dowling, rédactrice du troisième plus grand journal de Kimberly.

***

— « Et si nous parlions un peu de notre avenir ? Que voulez-vous devenir, plus tard ?

Demitrio se tenait derrière son pupitre, tous ses élèves rassemblés devant lui. Des mains se levèrent aussitôt.

— Moi, je veux ouvrir un restaurant en ville !

— Je veux travailler à la bibliothèque ! Comme ton bureau, rempli de livres !

— Fermier ! Avec plein de champs !

Chacun partageait son rêve. Au centre de la salle, Flett écoutait, puis ricana.

— Vos rêves sont minuscules. Pas moi. Je deviendrai un chevaucheur de balais et j’abattrai un dragon !

— Beurk, n’importe quoi.

— Il faut être mage pour chevaucher un balai.

— J’en deviendrai un ! Je m’entraîne avec une baguette tous les jours !

Son ton offusqué fit rire quelques camarades. Voyant la dispute poindre, Demitrio leva les deux mains.

— Allons, allons, pas de querelle. La classe reprend. Maya, et toi ?

Il se tourna vers la fillette assise au premier rang. Elle sourit.

— Je l’ai déjà dit. Je veux beaucoup étudier… et t’aider !

Sa réponse ne changeait jamais, et elle serra un peu la gorge du maître.
Il inspira, puis s’adressa à ses élèves.

— …Merci. C’est merveilleux que vous ayez tous des rêves si différents. Je ne peux pas promettre qu’ils se réaliseront tous, mais si vous y croyez sérieusement, je ferai tout mon possible pour vous aider. C’est le rôle d’un mage de village.

Il se frappa la poitrine. Éduquer les enfants du hameau, élargir leurs horizons, un devoir essentiel pour un mage de village, et qu’il prenait à cœur.
C’était son travail d’aider ces rêves à devenir réalité.

— Vous m’avez confié de beaux objectifs. Certains demanderont du travail, d’autres un peu de chance. Mais aucun n’est aussi improbable que mon rêve à moi : visiter un autre monde. Il vous arrivera de trébucher, de vous décourager. Rappelez-vous ceci, l’expérience a toujours du sens. Réussite ou échec, tout vous enrichira, tant que vous restez en vie.

Telle était la leçon de Demitrio. La réalité pouvait se montrer cruelle, et ces enfants le découvriraient eux-mêmes. Il voulait leur offrir les outils pour s’y confronter, leur apprendre à se relever, à sécher leurs larmes et à avancer encore. C’était cela, vivre. Et cela valait autant pour les mages que pour les simples mortels.

— Ne perdez jamais courage ! Essayez toujours. Je vous le promets, je serai là, tant que je le pourrai.

Une promesse qu’il n’avait pas tenue. Il avait vécu bien des années depuis, mais ce souvenir continuait de le hanter.

— Shhh…

Un ennemi fondit sur lui. Leurs baguettes s’entrechoquèrent ; Demitrio saisit la pointe de l’athamé de sa main libre. Il fit glisser la prise du poignet au coude, puis à l’épaule, y mit tout son poids et le fit basculer. L’adversaire tenta de se dégager en se déboîtant l’épaule, mais la baguette du philosophe se plaqua à la base de sa nuque ; une impulsion de mana. La vie de son assaillant s’éteignit.

— !

Tout cela s’était passé en un battement de cœur. Oliver en resta bouche bée. Ce n’était pas de l’art de l’épée, mais de l’art de la baguette. Des techniques de défense anciennes, datant d’avant la généralisation de l’athamé. Il en restait des traces dans les archives, mais plus personne ne les étudiait. Un style suranné, oublié depuis des siècles.

— …Tu portes un fardeau que tu ne pourras jamais déposer, grogna Demitrio, posant le pied sur le corps de l’élève

Tous ici étaient prêts à mourir, mais sa férocité était telle qu’elle freina même leurs assauts.

— Ne me dis pas… que tu crois être le seul ?

Son regard se planta dans celui d’Oliver. Sa voix trembla.

— Ce serait de l’arrogance, mon garçon. J’en porte un moi aussi ! hurla-t-il. — Depuis cinq cent soixante-sept ans, je le porte !

Un rugissement qui fendit l’air. Des dizaines de souvenirs explosèrent dans son esprit. Il savait pertinemment que plus personne ne se souvenait.
Ni de ce petit village montagnard ni des vies simples de ses habitants.
Le monde avait continué sa route sans se retourner.

Mais lui, oui. Il se rappelait Maya, Flett, Mishka, Famle, Luca… tous ces élèves qui le regardaient avec admiration, tous les rêves qu’ils lui avaient confiés.
Lui seul se souvenait d’eux et de la promesse qu’il n’avait pas tenue.
De la trahison qui l’avait conduit à leur ôter leur avenir de ses propres mains.

Il se demandait encore parfois : si ces enfants avaient vécu, que seraient-ils devenus ? Certains auraient réalisé leurs rêves, d’autres non. Quelques-uns auraient eu des enfants, et leurs enfants à leur tour auraient rêvé, encore et encore. Mais sa faute avait effacé tout cela. Leur potentiel était infini et c’est pourquoi le péché d’y avoir mis fin l’était tout autant.

Il n’existait pas d’expiation possible. Aucune rédemption ne pouvait suffire.
Il n’avait d’autre choix que de consacrer chaque fibre de son être à protéger ce monde, comme un mince acte de repentir. Une pénitence sans fin, jusqu’à l’épuisement de sa vie.

— …Oui, professeur. Je sais, murmura Oliver.

La nature de cet ennemi lui était trop familière. Il la comprenait comme la sienne. Il l’avait vue lui-même, pendant que le philosophe explorait ses souvenirs, Yuri lui avait montré une part de ceux de Demitrio.

Chacun portait le poids de ses fautes. Demitrio voulait protéger le monde.
Oliver voulait le changer. C’était la seule différence.

Rien de plus, rien de moins.

— Alors… je porterai le vôtre aussi.

Sur cette promesse, Oliver fondit sur lui. Demitrio se prépara à l’impact. Privé de son effacement, coupé du Grand Registre, son esprit atteignait tout de même encore cet état antérieur à toute distinction entre sujet et objet.

La suite était écrite.

Spellblade contre Spellblade, le choc absolu.

Oliver n’avait aucun chemin clair vers la victoire. Seulement une intuition.

Il venait de se rappeler la véritable nature de sa Spellblade, et ce qu’elle lui murmurait serait essentiel pour atteindre cet adversaire.

Fidèle à ce pressentiment, il s’avança. À une portée d’un pas, d’un sort, leurs Spellblades s’activèrent.

— Par ici, Oliver.

Le fil qu’il avait choisi de suivre. Oliver le vit et bondit. Sans regarder en arrière, fonçant droit devant lui. Vers cet unique avenir, celui qui lui ferait le plus souffrir.

La cinquième Spellblade : PAPILIOSOMNIA, le rêve funèbre du papillon. Les frontières se fondirent. Inévitable, imperceptible, un acte d’illumination infligeant la défaite au sein d’un rêve primordial à quiconque possédait conscience. L’homme avait consacré sa vie à sonder les profondeurs de l’esprit, et cet arcane, à présent, montrait les crocs.

La quatrième Spellblade : ANGUSTAVIA, le fil qui traverse l’abîme. Un fil tendu. Indestructible, inéluctable, un geste fatal qui ramène à soi le seul chemin de victoire, perdu dans une mer d’échecs infinis. Le garçon avait sacrifié sa propre vie pour s’approprier l’absurdité du destin et cet arcane se mit à rugir. Baguette et athamé se croisèrent, tous deux auréolés de suprématie.

— …

— …

Le dos tourné l’un à l’autre, ils ne dirent rien. Comme si rien ne s’était passé. Comme s’ils n’avaient jamais croisé le fer, jamais tenté de s’entre-tuer. Puis le silence fut rompu par un léger son, un goutte-à-goutte.

— …

Le sol, aux pieds de Demitrio, se teintait lentement de rouge. Le sang s’échappait de la plaie béante à sa poitrine, coulant d’une entaille partant du flanc jusqu’au cœur, le rouge vif de la vie même.

— …La part de moi que je n’ai pu rejeter… aura causé ma perte.

Un souffle, à peine un murmure. Son corps s’effondra dans la poussière. Quand tout fut fini, et certain que tous les camarades encore vivants recevaient les soins nécessaires, Oliver s’approcha de son ennemi vaincu.

— …

Il s’arrêta près de lui, silencieux, le regard baissé. Finalement, les lèvres de l’homme s’ouvrirent.

— …Ingénieux. Dans le feu de l’action… le viser lui, en moi.

— …C’est Yuri qui m’a appelé. Sans lui… c’est moi qui serais allongé ici.

Voilà comment il avait gagné. À l’instant fatal, il n’avait pas visé Demitrio, mais Yuri. La seule dissonance dans ce chant d’effacement. La cinquième Spellblade l’avait dépouillé de toute distinction sauf une : Yuri, il l’avait gardé en vue.
C’était là le véritable reflet de sa propre Spellblade. Un avenir où il tuerait un ami de sa main, celui qui lui infligerait la souffrance la plus profonde.
Et c’est ce chemin-là qu’il avait choisi.

Il demeura immobile, debout près du mourant.

— …Et maintenant ? demanda Demitrio. Tu n’as pas l’intention de me torturer comme Darius ?

— Vous savez bien que non ! s’écria Oliver, la voix brisée de colère. — Ce n’est pas juste… Vous n’êtes pas juste ! C’est insensé ! Yuri… il est toujours là, en vous ! Mon ami est là-dedans ! Combien de fois est-il venu à mon secours ? Comment… comment pourrais-je lui faire plus de mal encore ? Comment pourrais-je te torturer, après ça… ?!

Un sanglot étouffa sa voix.

— Ah… fit Demitrio, levant les yeux vers le vide. — C’est ma faute. Je ne comptais pas me servir de lui comme bouclier.

Une défense qui ne signifiait rien. Oliver essuya ses larmes et le fixa.

— Je ne peux pas vous torturer. Mais je ne vous laisserai pas échapper à l’interrogatoire. Répondez-moi, Demitrio Aristides. Dites-moi ce que vous lui avez fait. Ce que vous pensiez. Ce qui vous a poussé à agir ainsi.

La question essentielle. Demitrio planta ses yeux dans les siens.

— …Comment ont répondu les autres ?

— Darius n’a jamais su articuler un mot cohérent. Enrico, lui, prétendait que c’était symbolique. Que le fait de piétiner son âme ensemble prouvait votre complicité. Selon lui, c’était ça, le but.

Demitrio soupira, fermant les yeux.

— …C’en était un aspect. Mais ma perspective était différente.

Oliver se tut.

— J’ai agi pour renforcer ma résolution. Pour m’interdire de m’accrocher aux souvenirs de Chloe. Pour m’empêcher d’espérer le futur qu’elle imaginait. En mettant fin à notre lien de la pire manière possible dans cette obscurité-là, j’ai scellé la lumière de Chloe Halford. J’en avais besoin, pour pouvoir continuer sur ma route. Pour ne jamais fléchir.

Oliver, pris de nausée, serra les poings.

— …Et vous n’avez jamais pensé à… simplement la suivre ?

— J’y ai songé. Mais je n’ai pas fait ce choix. Il me paraissait trop risqué. Sa vision reposait sur une foi excessive en l’humanité. J’ai pesé le risque d’une trahison contre le coût de maintenir le statu quo. J’ai préféré protéger les ténèbres du présent plutôt que courir après une lumière aveuglante.

Sa voix s’éteignit. Après un long silence, il reprit.

— Si tu veux me traiter de lâche, je n’ai rien à y redire. Tu as probablement raison. Mais quand on vit aussi longtemps que moi, on finit par comprendre combien il est périlleux de changer de cap pour une lumière nouvelle sans précaution. On apprend à craindre l’élan de ces espoirs qui consument tout, notre être et le monde.

— …

— Les chasses aux Gnostiques ont toujours été ainsi. Des tragédies semblables partout. Leurs cœurs sont peut-être volés par un dieu Tír, mais ils ne se jettent pas dans les ténèbres par choix. Ils tombent, les yeux rivés sur une lumière qu’ils croient apercevoir. Plus leur espoir est grand, plus la chute est terrible. Et je craignais que la tentative de Chloe ne devienne la pire de toutes. C’est pour cela que je ne pouvais pas la suivre.

Oliver ne répondit pas. Il savait que ces mots étaient sincères. Yuri avait relié leurs cœurs, et cette sincérité résonnait à travers elle.

— C’est tout ce que je peux dire à titre personnel. Mais je doute que ce soit ta vraie question.

Le silence d’Oliver valait confirmation.

— Pourquoi Esmeralda a-t-elle trahi Chloe ? reprit Demitrio. — Je n’ai pas la réponse complète. Elle n’a jamais révélé ses pensées, et nous n’avons pas tenté de les lui arracher. Ses actes suffisaient à prouver qu’elle était des nôtres.

Il continua.

— Depuis cette nuit-là, elle protège le monde. Plus qu’aucun autre mage. Forte, dure, inflexible, envers moi comme envers elle-même. Comme si ce devoir était une malédiction qu’elle s’était imposée. Son cœur est caché, mais quand on a franchi ensemble la ligne de la mort, on apprend à deviner ces choses. C’est pourquoi j’ai mis ma foi en elle.

— …

— J’ignore ce qu’elle pense, mais j’ai quelques hypothèses.
D’abord, que cette torture, plus que tout, était quelque chose qu’Esmeralda devait faire. Pas une question de volonté, mais de nécessité. Un besoin si impérieux l’ayant forcé à agir contre son gré. La cause la plus probable…

— …Préparer l’absorption d’âme.

Oliver avait deviné la même chose.

— C’est mon hypothèse, oui, acquiesça Demitrio. —  La destruction de son soi est sans doute une condition préalable à toute absorption. La fusion d’âmes que tu pratiques dépend d’une compatibilité naturelle entre les âmes concernées, n’est-ce pas ? Esmeralda, elle, n’en a pas besoin. Elle peut absorber n’importe qui. Quelle que soit l’âme, elle la fait sienne. Ce qui suppose un processus : une méthode imposant artificiellement cette compatibilité.

Une conclusion plausible. Il existait encore beaucoup de mystères autour de l’âme, mais certaines règles restaient universelles. Les pouvoirs d’un vampire différaient du sang des Originels, mais ils obéissaient à la même logique.

— C’est pourquoi elle a laissé la torture à d’autres. Pour la même raison que toi, aujourd’hui, tu refuses de me tourmenter. Elle ne pouvait pas le faire elle-même. Elle ne pouvait pas réduire Chloe à néant, piétiner tout ce qu’elle était, mettre son âme à nu. Il lui fallait déléguer ce rôle pour que la fusion soit possible.

Oliver grimaça. Cela rendait tout encore plus absurde. Si elle avait dû déléguer cet acte, pourquoi l’entreprendre ?

Pourquoi avoir été si proche de sa mère ?

Protéger le statu quo, comme Demitrio ? Alors pourquoi ces années passées à ses côtés ? Rien de tout cela ne collait.

— Après cela… c’est l’obscurité. Pourquoi désirait-elle tant l’âme de Chloe ? Pourquoi choisir le fardeau de protéger le monde par ce pouvoir ? Je n’ai pas de réponse. Voilà tout ce que je peux t’offrir.

Demitrio releva les yeux vers lui.

— Ce que je vais dire maintenant est un avertissement. Non pas en ennemi, mais en professeur. Si tu ne veux pas l’entendre, tue-moi.

Oliver resta muet. Il ne pouvait de toute façon pas lever la main à nouveau sur l’ami enfermé dans ce corps.

— L’absorption d’âme de cette nuit-là a permis à Esmeralda de prendre une part de la puissance de Chloe. Tu le sais déjà. Mais ce n’était pas la fin. Dans les années qui ont suivi, elle a recommencé. Encore et encore. Sais-tu combien d’âmes de mages elle a absorbées ?

Oliver secoua la tête. Demitrio donna la réponse :

— Plus d’une centaine. Et ce ne sont que celles dont j’ai connaissance. Des ennemis croisés lors des chasses aux Gnostiques, des collègues qui s’opposaient à ses méthodes, des rivaux politiques assez fous pour l’affronter. Toujours le même résultat. Esmeralda les abattait et ceux dont les âmes valaient la peine devenaient une part d’elle. Tu imagines ? Toutes ces âmes, enfermées en elle, servant de source à son pouvoir.

— …!

— C’est la cause de ses migraines chroniques. Elles se tordent en elle. Les rancunes de toutes ces âmes, hurlant pour leur liberté. Aucun esprit ordinaire ne pourrait le supporter.La folie serait naturelle.
Mais elle, elle demeure inchangée. Elle garde en elle la puissance de centaines d’âmes volées, dévore leurs malédictions, et pourtant son caractère n’a pas bougé d’un iota depuis cette nuit fatale. Et c’est cela qui m’effraie le plus. Plus encore que sa force, c’est son humanité intacte au milieu de cette horreur qui me glace.

Sa voix tremblait. Oliver sentit la même peur se glisser en lui, mais la repoussa.

— Voilà l’ennemi que tu t’es fait, poursuivit le philosophe. — Je sais les souffrances que tu as endurées pour acquérir ta force. J’ai vu tes souvenirs, je sais. Mais même ainsi, ce que tu possèdes, c’est une fraction de la puissance de Chloe, rien de plus. Alors dis-moi, Oliver Horn : comment comptes-tu l’affronter ? Que peux-tu faire avec si peu ? Face à ce vampire, comment prétends-tu rivaliser ?

Un silence pesa. Puis Oliver répondit simplement :

— Vous disiez la même chose avant notre combat. Darius et Enrico ont dû penser pareil.

Il ne prétendit pas qu’ils avaient triomphé. Les pertes avaient été trop lourdes pour s’en vanter. Mais :

— Nous gagnerons. Encore et encore. Je ne peux rien dire d’autre.

Ses mots résonnèrent. Non comme un défi, mais comme une promesse, un serment gravé sur les corps de leurs compagnons tombés.

Demitrio regarda l’athamé dans sa main.

— …Tu comptes sur ta Spellblade. Et tu as raison.

Un souvenir affleura dans son esprit. Une voix d’autrefois.

« J’ai horreur de ces gens qui raisonnent de manière binaire. C’est pour ça que je les écrase, tu vois, papy ? C’est ça, tout le sens de ma lame ! »

Il la revit, clairement. Son ancienne élève, insolente et rebelle, toujours le sourire aux lèvres.

— …Le sceau s’est desserré, murmura-t-il.

Et il n’avait plus envie de le refermer. Il avait perdu, et n’avait plus rien à défendre.

— C’est tout ce que j’avais à dire. Il ne me reste rien d’autre. En guise d’excuse de t’avoir privé de vengeance… eh bien, il me reste peu de temps, mais le reste, tu peux le passer avec lui.

Sur ces mots, Demitrio ferma les yeux. Quelques secondes plus tard, il les rouvrit et un éclat joyeux, étranger à cet homme, y brillait.

— Oh, Oliver !

La voix d’un ami.

— …Yuri ? balbutia Oliver.

— Hein ? Oh, pardon, approche un peu, veux-tu ? J’entends mal…

Oliver tomba à genoux, se pencha. Les mots sortirent avant qu’il puisse se retenir.

— Pardon, Yuri. Je…

— Tu m’as tranché avec ta lame, hein ? Parfait. Il le fallait ! J’étais à court d’idées de toute manière.

Sa voix était vive, lumineuse, sans ombre ni rancune. Et cela brisa Oliver plus que mille insultes.

— …Pourquoi… pourquoi tu es comme ça, Yuri ? Dis-moi que tu me hais, au moins ! Je t’en supplie ! Tu m’as sauvé jusqu’au bout, et tout ce que j’ai fait pour te remercier, c’est te tuer… !

Les larmes roulèrent sans fin. Yuri fronça les sourcils, penaud.

— Oh non, il pleure encore. Ah là là… J’aurais préféré te voir sourire.

— …À un moment pareil ?!

Oliver sanglotait. Yuri le regarda un instant, puis eut une idée.

— Regarde, Oliver. Là-haut. Le ciel.

— Hein ?

Il obéit. Le faux plafond bleu se teintait déjà de nuit.

— …Ah…

Et les étoiles apparurent. Oliver resta bouche bée.

Yuri sourit.

— Pas mal, hein ? Il disait qu’il n’y avait aucune altération magique ici, mais c’était faux pour le ciel. Sinon, il ferait toujours nuit ! Le labyrinthe n’a pas de cycle naturel. Alors j’ai un peu triché.

Il tira la langue, les yeux rivés vers les étoiles.

— Me regarder te rend triste, non ? Alors regarde-les. Comme ce jour-là, allongés côte à côte.

Oliver essuya ses joues, hocha la tête, et s’allongea à côté de lui.

— …Elles sont magnifiques.

— Mm. Je trouve aussi, murmura Yuri, la voix pleine de nostalgie. —
C’est pour ça qu’il les contemplait toujours. Il voulait y aller, là-haut. Il a fini par renoncer, mais au fond, ce rêve ne l’a jamais quitté.
C’est pour ça… que je suis resté en lui.

Il parlait du philosophe, de son cœur. Oliver se tut. Yuri désigna une étoile, sa voix soudain joyeuse.

— Celle-là, c’est Vanato ! Tu connais ? C’est un monde rempli de créatures solitaires. Imagine leur tête si nous y allions !

— …Elles seraient sûrement surprises. Peut-être pas par moi, mais toi… tu ferais fuir tout le monde.

— Ha-ha-ha ! On leur courrait après !

— Ce serait pire. Il vaudrait mieux s’asseoir tranquillement. Elles viendraient d’elles-mêmes, curieuses… peu à peu, elles s’approcheraient.

Yuri se tut, l’observant.

— …Tu ne t’es pas enfui de moi, dit-il enfin.

Oliver détourna les yeux. Trop tard pour cacher son trouble.

— …Tu étais si louche que j’en ai oublié de le faire. Au début, tu me faisais peur, honnêtement.

— Et maintenant ? Je te fais encore peur ?

— Non. Et j’ai cessé d’essayer de te calmer. Avec toi, il n’y a jamais d’obscurité. C’est toujours la fête.

Sa voix se brisa presque.

— Désolé. Je suis bruyant, répondit Yuri. — Tu pleures encore ?

— …Non…

Oliver secoua la tête, fixant les étoiles.

— Je ne les vois plus, murmura Yuri. Oliver… prête-moi tes yeux, un instant ?

Oliver prit sa main. Le partage visuel se faisait d’ordinaire par la baguette, mais leurs cœurs n’en avaient pas besoin. Les étoiles qu’il voyait, et l’émotion qu’elles éveillaient affluèrent dans l’esprit de son ami.

— …Magnifiques. Tout aussi belles à travers ton regard.

Sa voix se fit douce.

Sa respiration, de plus en plus légère.

— …Dis-moi, Oliver… Tu souris ?

— Oui, répondit-il.

Je ne peux pas pleurer ici. C’est trop beau.

Et il en était sûr.

Peut-être quelques larmes coulaient encore, mais il souriait.

— …Bien… comme moi…

Un soupir de soulagement.

Puis plus rien.

Trente-deux livrèrent combat sur la quatrième couche.

Objectif accompli : Demitrio Aristides, abattu.

Douze camarades tombés au combat.

 

Note : perte imprévue.

Un ami…

FIN

[1] Dans Spellblade, la discipline qui étudie les âmes.

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