RoTSS T10 - chapitre 4.1
Aristides, le Philosophe de l’Ignorance (1)
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Traduction : Raitei
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Enfourcher un balai permettait de voler où bon nous semblait. Les non-mages enviaient souvent aux mages ce privilège. Mais cette idée avait son revers : il existait quantité d’endroits où même un mage ne pouvait s’aventurer à la légère. À deux pas seulement, collines et forêts naturelles s’étendaient. Un voile dense de feuillage masquait le terrain, dissimulant les menaces potentielles. On pouvait songer à brûler tout cela, mais c’eût été détruire aussi les richesses de la nature. Ainsi, l’usage voulait que le mage du village se contente d’une compréhension pratique de l’écosystème alentour, d’empêcher les menaces de nuire aux non-mages… mais qu’en dehors de cela, il observe une règle simple : vivre et laisser vivre.
— Haah, haah, haah… !
Haletant à perdre souffle, le jeune Demitrio courait à travers ces collines. En d’autres circonstances, il se serait enthousiasmé pour la vie foisonnant dans ces forêts, mais aujourd’hui, il maudissait les arbres qui obstruaient sa vue. À chaque ombre pouvait se tapir une bête sauvage… ou la fillette qu’il cherchait.
— …Maya ! Où es-tu, Maya ?!
Une heure plus tôt :
Demitrio s’était rendu à la petite école du village, chargé de fournitures pour enseigner aux enfants.
— Bonjour à tous ! Mm ? Pas de Maya ? Étonnant, elle n’est pas du genre à se lever en retard.
Toujours assise au premier rang, elle manquait rarement un cours. Les autres enfants échangèrent des regards.
— …Elle n’est pas là.
— Oui…
Leur ton avait quelque chose de mauvais augure. Demitrio les fixa gravement.
— …Qu’est-ce qui s’est passé ? Racontez-moi.
Les enfants se trémoussèrent, puis se mirent à parler.
— …Je l’ai vue ce matin ! Elle disait qu’une étoile filante était tombée pas loin.
— Elle l’a vue de sa fenêtre, au lever du soleil. Ça s’est écrasé dans la forêt, là-bas.
Un garçon pointa du doigt par la fenêtre, avant de jeter un œil à son camarade assis près de lui.
— Mais Flett a dit qu’elle inventait. Ils se sont disputés, et Maya s’est fâchée, puis elle est partie en courant.
L’autre garçon baissa les yeux, embarrassé. Il n’en fallut pas plus pour que Demitrio devine.
— Vous pensez… qu’elle est allée dans les collines ?
Un silence pesant lui donna sa réponse. Demitrio abandonna ses affaires sur l’estrade et se précipita dehors.
— Étude libre aujourd’hui ! Ne sortez pas d’ici tant que je ne suis pas revenu !
Il avertit rapidement les adultes du village, puis s’enfonça droit dans la forêt. Voilà près d’une heure qu’il cherchait son élève, courant dans tous les recoins de ce secteur sans le moindre signe d’elle. La panique commençait à l’envahir. Les feuilles d’automne couvraient ses traces, et les spores des champignons, libérés à cette saison, troublaient l’odorat de ses familiers.
— Du calme… respire… ! Ne cherche pas à l’aveugle ! Que ferait-elle ?
Il força son esprit à imaginer les choix de Maya. C’était une enfant appliquée, toujours attentive. Elle savait les collines dangereuses, et n’aurait quitté le sentier sans raison valable. Si malgré tout elle restait introuvable, c’est qu’un accident l’avait détournée du chemin. Peut-être avait-elle fui un animal… ou bien s’était-elle laissé distraire et avait glissé d’une falaise.
— …! Une minute…
Avec cette idée en tête, Demitrio examina à nouveau les environs. Un fourré portait la marque de quelque chose ayant forcé le passage. Il écarta les branches, aperçut un talus abrupt en contrebas et s’y engagea aussitôt.
— …Par ici… !
Il suivit les traces. Si elle avait chuté, elle ne survivrait pas longtemps. Ses blessures l’auraient clouée au sol, et quantité de bêtes magiques guettaient de telles proies. Et son inquiétude se confirma : au bas de la pente, Maya était adossée aux racines épaisses d’un arbre, cernée par trois wargs sauvages.
— P…Prof…
— Maya !
Il brandit sa baguette. Les Wargs montrèrent leurs crocs en grondant, mais il rugit en retour :
— Lâchez-la ! TONITRUS !
L’éclair frappa le sol et les fit fuir. Demitrio se précipita vers la fillette. Sa cheville était brisée, et une branche lui transperçait la poitrine, sans doute emportée par la violence de la chute. Devant le flot de sang, il n’avait pas une minute à perdre s’il voulait la sauver.
— Laisse-moi voir cette blessure, Maya. Tu es en sécurité maintenant, je vais te soigner…
— …Je vais bien…
Il avait déjà levé sa baguette pour incanter, mais Maya lui souriait. Il demeura figé.
— …Quoi… ?
— C’est cette chose qui a tout arrangé. Ça ne me fait plus mal.
Une créature, haute de la moitié de Maya, émergea de derrière l’arbre.
— Quuuuu…
Son pelage était d’un bleu touffu, trois yeux violets écarquillés fixés sur Demitrio. Aucune chronique ne décrivait tel être, mais il se tenait là, bien réel.
Maya, déjà soulagée de sa blessure, supplia Demitrio de ramener la créature au village. Il hésita, mais céda finalement. Les villageois accueillirent la fillette avec soulagement, puis se tournèrent bientôt vers cet être inconnu.
— Oh… qu’est-ce que c’est que ça ?
— On dirait une énorme boule de poils !
— T’as déjà vu un truc pareil, grand-père ?
— …Jamais de ma vie. Pas d’ici, en tout cas.
Le vieil homme secoua la tête en observant l’animal enfermé dans une cage. Demitrio examinait encore Maya à l’intérieur, mais il ressortit bientôt pour les rabrouer.
— S’il vous plaît, gardez vos distances. J’ai dressé une barrière, mais rien ne prouve qu’il soit inoffensif.
— Il n’est pas méchant ! s’écria Maya en se précipitant.
Elle courut vers la cage.
— Prof, il faut le laisser sortir ! Il m’a sauvée ! Sans lui, la blessure à ma poitrine aurait… !
— Je sais, Maya, je sais…
Demitrio s’accroupit, lui tapota doucement la tête et la regarda droit dans les yeux.
— Mais écoute-moi. Je dois être prudent. Le monde est dangereux, et je dois protéger le village. C’est mon rôle.
La fillette ne trouva rien à répliquer. Il la fit rentrer, puis se tourna vers les autres.
— Le temps que Maya se rétablisse, je vais observer cette créature et l’étudier. Mais elle restera à l’écart. Si bien entendu cela vous convient cher doyen.
— Bien sûr. Nous vous faisons confiance.
Le vieil homme acquiesça avec un sourire, mais jeta à nouveau un regard troublé vers l’être en cage.
— Mais c’est la créature la plus étrange que j’aie jamais vue. J’ai connu bien des bêtes magiques, mais rien qui s’en rapproche. Serait-ce un visiteur venu des étoiles ?
— C’est une hypothèse que j’examinerai. J’aurai besoin de temps.
Demitrio s’efforça de garder une voix posée. Mais en vérité, sa curiosité brûlait plus fort que celle de quiconque dans le village.
La créature était encore affaiblie lorsqu’il l’avait ramenée, aussi Demitrio commença-t-il par chercher une nourriture adaptée. Il essaya tout ce qui se trouvait à portée, et l’animal se régala aussitôt de pommes et de raisins frais.
Il préfère donc les fruits ? Ni son régime ni sa constitution physique n’indiquaient de signes immédiats d’agressivité. En l’observant manger, Demitrio s’interrogeait. Sur un coup de tête, il lui adressa la parole ; la créature interrompit son repas et s’approcha de lui. Il lui donna encore quelques raisins, poursuivant sa réflexion.
Il est plutôt intelligent. Mais pas assez pour dialoguer avec nous ni guider nos pensées. À ce stade, je suppose une migration fortuite. L’absence de créatures semblables dans les environs appuie cette hypothèse…
Il connaissait assez bien les Tír. D’après les positions célestes actuelles, l’être venait probablement, Ayrioneptu, les Profondeurs de la Mer Putréfiée, une halte plus proche que Vanato, la Retraite Chthonienne. Mais au-delà, c’était l’inconnu. Peu de parchemins contenaient des récits détaillés de créatures issues de ce Tír.
Mais la façon dont il a guéri Maya… c’était trop commode pour une simple migration ordinaire.
Ce point l’obsédait. Il n’avait pas dit à la fillette que sa blessure à la poitrine aurait dû être fatale. Si la créature n’avait pas agi, elle n’aurait jamais tenu jusqu’à son arrivée. Elle avait empêché le pire, sans toutefois la guérir. La plaie demeurait, mais la branche d’arbre qui la transperçait s’était soudée à sa chair, stoppant l’hémorragie. La frontière entre fibres végétales et chair humaine s’était presque effacée.
Il en avait retiré chirurgicalement une section pour l’étudier, sans pouvoir deviner quelle influence cela aurait sur Maya dans l’avenir. Surveille attentivement ses progrès. J’aurai le temps d’évaluer les risques ensuite.
Malgré ses inquiétudes, la convalescence de Maya avança régulièrement. Par précaution, il la garda au repos pendant un mois entier. Mais à mesure qu’elle se rétablissait, elle commença à protester. Demitrio fut forcé de la laisser reprendre une vie normale.
— Ne te mets pas à courir partout dès le début. Tu ne sens rien d’anormal ?
— Non ! Je vais très bien ! Rien du tout !
Elle sautilla pour lui prouver, en riant.
— Soit, dit-il en grimaçant, mais en acquiesçant. — Tu peux reprendre ta vie habituelle. Mais promets-moi : tu n’iras plus seule dans la colline, d’accord ?
Maya se figea.
— Je le promets, dit-elle gravement. — Mais… et la créature ? Je peux la voir ?
— Elle va bien. Et elle n’est plus en cage, rassure-toi. Je l’étudie encore, je ne peux pas te la montrer tout de suite…
Sa voix s’éteignit.
— …Elle vient d’un autre monde ? demanda Maya.
— …Je ne peux pas l’affirmer, mais je le pense, répondit Demitrio avec précaution.
— Elle est super gentille ! s’écria Maya en souriant, comme pour balayer ses doutes. — Exactement comme tu l’avais dit !
Cette nuit-là, ses mots tournaient en boucle dans l’esprit de Demitrio, tandis qu’il observait la créature dormir, allongée sur le sol de sa chambre.
Maya est trop optimiste. Mais…
Il demeurait partagé entre la prudence et l’espoir. Il n’arrivait pas à chasser le désir de croire ses paroles. Une créature d’un Tír capable de soigner, amicale envers les humains, docile… Si tout cela est vrai, c’est une découverte majeure qui ébranlera les fondations de notre savoir dans ce domaine.
Pouvait-il laisser filer pareille chance ? Les tragédies passées avaient forgé une vision extrêmement négative des Tír. Seules des preuves tangibles pouvaient inverser ce jugement. Et cela rapprochait Demitrio de son rêve : un jour visiter un monde Tír.
Je devrais l’incinérer. Ou au moins, la signaler aux chasseurs de Gnostiques. Dans un cas comme dans l’autre, l’issue serait la même.
Que cette créature soit ou non une menace, elle périrait.
Et rien qu’à cette pensée, il se passa une main dans les cheveux avec rage.
Je ne peux pas… laisser faire ça. J’ai une chance de réaliser mon rêve, là, sous mes yeux !
Il tendit la main vers l’animal endormi, caressant son pelage chaud et doux. Il se mordit la lèvre.
— Si tu ne l’avais pas sauvée, Maya serait morte… Ça, c’est un fait.
Après une longue lutte intérieure entre ce qu’il devait faire en mage et ce qu’il désirait croire, il finit par pencher du côté de son désir.
— Oh, Boule-de-Poils est sorti !
— Il a le droit maintenant ?!
— Je vais l’habituer peu à peu. Pour commencer, je lui fais faire de petites promenades dans le village. Mais tenez-vous à distance pour l’instant.
La vision de Demitrio marchant avec la créature ravissait les enfants. Les villageois, qui lui avaient depuis longtemps donné un nom à son image, ne s’en alarmaient plus du tout. Sans l’interdiction stricte du mage, les petits se seraient déjà précipités pour la caresser. Demitrio en mesurait les conséquences, mais il continua sa marche.
— …Tu t’inquiètes à cause des enfants ? Ne crains rien, personne ici ne te fera de mal.
Boule-de-Poils s’arrêtait souvent pour regarder derrière lui, vers les enfants… mais bientôt son attention se porta ailleurs : sur les orbes rouges qui mûrissaient dans les champs.
— Ah, les tomates sont mûres. Tu es curieux ?
Sur un coup de tête, Demitrio obtint la permission du fermier, cueillit une tomate et la tendit à la créature. Elle la dévora aussitôt, déclenchant l’enthousiasme des enfants.
— Oh ! Il mange une tomate !
— Il adore ça !
— Il mange des légumes !
— Pas comme toi, Flett !
— Hé ! J’en mange, des légumes ! Quand ils sont coupés petits !
Demitrio ne put retenir un sourire. Il se dit qu’ils finiraient vite par se lier d’amitié, et en fut soulagé. Ces promenades se répétèrent… jusqu’au jour où Boule-de-Poils fit quelque chose d’inédit.
— Mm ? Qu’y a-t-il ? Tu veux aller par-là ?
Demitrio le suivit. La créature l’entraîna vers un champ à peine semé, où un villageois se reposait, une gourde à la main.
— Tiens, Prof ? Tu as emmené Boule-de-Poils ?
— C’est lui qui a voulu venir. Pas vraiment la saison des tomates, pourtant…
Interloqué, Demitrio pencha la tête. Boule-de-Poils tirait sur un sac d’engrais, comme pour l’écarter du champ.
— …Tu n’approuves pas cet engrais ?
Ayant saisi l’idée, Demitrio retira le sac. La créature cessa aussitôt, comme si sa tâche était accomplie. Puis l’épouse du fermier surgit, criant :
— Tu t’es encore trompé ! Ça, c’est pour le millet !
Les deux hommes en restèrent bouche bée. Tous deux fixèrent l’animal.
— …Ça alors. Il sait quel engrais utiliser ?
— Jamais je n’aurais deviné…
Rien dans ses observations n’avait préparé Demitrio à cela. Le villageois se frotta les mains, plein d’entrain.
— Essayons ! Montrons-lui tout le stock !
Ils conduisirent Boule-de-Poils à la remise. Devant les sacs d’engrais, il s’activa, glissant presque sur le sol. De petits tentacules jaillirent de son pelage, marquant chaque sac qu’il atteignait.
— Tous ceux-là sont mauvais ? Hm ? Qu’est-ce qu’il fait, maintenant ?
Sous les yeux de Demitrio, Boule-de-Poils traça un dessin dans la poussière du sol. De longues tiges, semblables au millet cultivé au village. Le fermier comprit aussitôt.
— Cet engrais-là, pour le millet ? Il sait distinguer les cultures, en plus ?
Demitrio en fut également impressionné. Boule-de-Poils secoua son pelage, ravi d’avoir fait passer son message, puis se tourna vers un autre sac et dessina une nouvelle figure.
— Mélanger ces deux-là pour les melons ? Tu comprends ça aussi ?
— Maintenant, je veux voir. J’ai un champ en plus, on va essayer !
Tout excité, le fermier se mit au travail. Demitrio hésita, mais le laissa faire. La créature ne touchait pas aux récoltes elles-mêmes, elle ne faisait que modifier l’usage des engrais existants. Il ne voyait pas où pouvait être le mal. Quelques mois plus tard, le résultat éclatait sous leurs yeux.
— Regardez-moi ça, Prof ! Quelle abondance !
Le fermier se tenait devant des plants croulant sous les tomates. Aux côtés de Boule-de-Poils, Demitrio demeura bouche bée. L’homme cueillit un fruit, en croqua un morceau.
— Énormes, et en plus nombreux ! Et délicieux ! Tous les champs où on a suivi Boule-de-Poils ! Le porteur de récolte !
La rumeur s’était répandue, et les villageois affluaient autour de Demitrio et de la créature.
— Amenez-le dans mes champs !
— Et pour le chou ? Et pour le blé ?
— Pas juste ! Moi d’abord !
— Moi, je pensais au sucre de canne…
Boule-de-Poils finit par visiter tous les champs. Les résultats étaient spectaculaires, et le village entier chérissait le porteur de la récolte. Certains en vinrent même à le prier, mais Demitrio l’interdit formellement, craignant que cela n’attire des soupçons étrangers.
Bien sûr, il restait vigilant. Plus la créature aidait le village, plus elle prouvait son influence potentielle sur les humains. Après avoir gagné leur confiance par de meilleures récoltes, chercherait-elle à les manipuler ? Il guettait ce moment. Mais les années passèrent sans le moindre signe suspect.
Elle ne protesta jamais à l’idée de rester avec lui, ne chercha pas à quitter la maison : Boule-de-Poils semblait parfaitement comblé.
— …Tu leur dis comment obtenir plus de récoltes, et tu te régales ensuite, hein ?
Boule-de-Poils, désormais bien plus gros qu’à son arrivée, croquait dans une grappe de raisins. Ce spectacle suffisait à faire croire que toutes les craintes de Demitrio étaient infondées.
— Tu es une créature simple. Je crois que j’ai vraiment fait le bon choix…
Il n’était pas surprenant que de tels êtres vivent aussi dans les Tír. Comme leur monde abritait mille espèces, les écosystèmes Tír devaient être tout aussi variés. Rien n’imposait que toutes soient hostiles aux humains. Certaines pouvaient coexister, d’autres apporter leurs propres bienfaits. La créature devant lui en était la preuve et il lui en était profondément reconnaissant.
— …Hum… Prof ?
— On peut… jouer avec Boule-de-Poils ?
Relevant les yeux, il aperçut un groupe d’enfants à la porte entrouverte. Demitrio leur sourit et se leva.
— Bien sûr. Mais ne l’épuisez pas. Il a beaucoup mangé.
— Oui !
— Viens ! On va à la rivière !
Les enfants menèrent Boule-de-Poils dehors. Demitrio les suivait d’un pas lent, songeant que tout cela, un jour, il lui faudrait le consigner et l’annoncer au monde. Telle était sa vocation.
Un long temps passé au contact de la créature lui avait déjà beaucoup appris sur son cycle de vie. Mais l’étape suivante le laissait perplexe. Ses recherches étaient révolutionnaires, pourtant il n’avait nulle part où les publier.
— …J’ai une pile entière de notes rédigées. Mais à qui les montrer ?
Les bras croisés, il leva les yeux vers l’étagère couverte de parchemins… lorsqu’un cri affolé retentit à la porte.
— Prof ! C’est Flett, il… !
Il comprit aussitôt que c’était grave. En un instant, le chercheur céda place au mage du village. Il saisit sa baguette et s’élança dehors. À la sortie du bourg, un glissement de terrain avait emporté la terre. Demitrio se jeta dans la boue pour en extraire l’élève enseveli.
— SUPERNATET !
Agissant avec soin, il fit léviter des rochers qu’aucun non-mage n’aurait pu soulever. Impossible d’ôter le tout d’un coup au risque de provoquer un nouvel éboulement : avec des victimes coincées dessous, un mouvement trop brusque aurait été fatal. Luttant contre la panique, il maintint sa concentration jusqu’à dégager enfin le corps du garçon.
— Flett ! Réveille-toi, Flett !
— Tu peux le soigner, n’est-ce pas, Prof ?!
Son élève ne respirait plus. Demitrio fit tout ce qu’il put : sortilèges pour relancer le cœur et les poumons, refermer les plaies visibles. Mais dix minutes plus tard, la vérité s’imposait.
— …Je suis désolé…, murmura-t-il, la baguette pendante.
Les villageois alentour blêmirent.
— …Non… Non !
— Mais regardez, il est soigné ! Sa poitrine se soulève ! Il va se réveiller là !
Demitrio secoua la tête. C’était simplement l’effet du sort. Il n’y avait plus de vie à sauver.
— …Il a fallu trop de temps pour le sortir. Même si ses blessures sont refermées, son cerveau…
Tout le monde savait cette règle inflexible : quand cœur et poumons cessent, le cerveau est le premier à mourir. Les mages n’y échappaient pas, et encore moins des humains ordinaires, fragiles. Passé un certain délai, les chances de réanimation s’effondraient. Demitrio avait tout tenté, mais en vain.
— Même si son corps vit, son esprit n’est plus là… n’est-ce pas ? dit le doyen, s’avançant.
Il avait déjà vu cela, et son autorité fit taire tout espoir. Demitrio acquiesça. Les parents s’effondrèrent en sanglots.
— Alors… laissons-le partir, conclut le doyen. Sinon, son âme restera prisonnière ici.
Il fallut un long moment avant que Demitrio accepte. Il leva sa baguette, grava à jamais dans son esprit le visage de l’enfant qu’il avait élevé depuis si longtemps, et incanta :
— IMPEDIENDUM.
Le faux pouls s’éteignit, sa respiration aussi. Devant ses yeux, son élève s’immobilisa à jamais.
— …Flett… !
Ses parents étreignirent le corps déjà froid. Impuissant, Demitrio ne put que rester figé.
Il soigna les autres blessés, puis ramena la dépouille au village, où les funérailles furent célébrées. Dans une communauté si petite, presque tous étaient présents. Demitrio aussi, vêtu de noir parmi la foule rassemblée dans le grand bâtiment qui servait à tout. Comme le garçon avait souvent joué avec Boule-de-Poils, il l’avait amené avec lui.
— Ne t’accable pas. Tu as fait tout ce qui était possible. Nous le savons tous.
L’ancien posa une main sur son épaule. Personne ne lui reprochait rien. Mais Demitrio se maudissait lui-même. Mille façons de prévenir le drame lui venaient à l’esprit, mille regrets.
— …Je vais… prendre l’air.
L’attention des villageois l’étouffait. Il quitta la salle, alla frapper son poing contre une paroi de pierre.
— …Si seulement j’avais surveillé les enfants au lieu d’écrire mes notes… ou gardé un familier auprès des plus téméraires… !
Aveuglé par ses remords, il ne remarqua pas l’absence de Boule-de-Poils.
— …Ah…
— …Boule-de-Poils…
Dans la salle, les enfants endeuillés virent la créature s’approcher du cercueil. Ils tendirent leurs mains vers son pelage comme vers un salut… et des tentacules surgirent, offrant à chacun de menus lambeaux de chair enroulés au bout de leurs extrémités. L’odeur, étrangement familière, attira les enfants dans leur peine.
— …Qu’est-ce que c’est ?
— …Tu veux qu’on mange ça ?
Ils aimaient Boule-de-Poils. Aucun ne refusa. Un à un, ils avalèrent les morceaux. Seule Maya s’alarma.
— Attendez, non… !
Mais plusieurs avaient déjà avalé. La texture molle, l’arôme semblable à des fèves fermentées les fit grimacer.
— …Beurk, c’est infect…
— Mais aussi…
Leur chagrin semblait se dissiper. Le cercueil, qui incarnait leur douleur, n’en paraissait plus la cause.
— …Hein ? Flett…
— Tu es… là… ?
Remarquant enfin l’absence de Boule-de-Poils, Demitrio revint précipitamment, le cœur au bord de l’explosion. Ce qu’il vit lui glaça le sang.
Les enfants gisaient à moitié enfouis dans un monticule de terre parfumé, seuls leurs visages dépassant, fondus dans la boue. Le cercueil ouvert avait livré son occupant, dont le visage livide fixait Demitrio.
— Oh… Prof…
Le garçon lui souriait. Tous les autres aussi. Innocemment.
— Wow, Boule-de-Poils…
— Flett est revenu…
— Pourquoi ne l’avions-nous pas compris ? Si nous pourrissons… nous sommes tous pareils ! Il n’y a plus de frontières entre nous !
Un frisson remonta l’échine de Demitrio. Il sut d’instinct que cette vision n’avait rien d’humain. Dans cette masse de boue se distinguaient des poils… et trois yeux violets.
— Viens… rejoins-nous…
— Nous serons ensemble !
— Tous unis… en Boule-de-Poils…
Les enfants l’appelaient, et les adultes, fascinés, se levèrent, avançant vers le tas. D’un sursaut, Demitrio tenta de les retenir.
— Attendez, si vous y allez… !
— …Mais…
— …Les enfants nous appellent…
Personne ne l’écouta. Déjà leurs esprits étaient corrompus. La séduction de cette masse n’y suffisait pas à elle seule. Sauf si, depuis longtemps, ils avaient absorbé une dose mortelle d’autre chose.
— …Je suis désolé, Prof…
Un visage émergea de la terre, celui de Flett, tordu par les larmes.
— …Maya… C’est moi qui ai fauté. J’ai enterré… des morceaux de Boule-de-Poils… dans les champs. Il disait qu’on aurait de belles récoltes… alors j’ai obéi. La nuit… encore et encore…
Tout s’expliqua d’un coup. L’abondance des champs n’était pas le fruit d’engrais modifiés. C’était une corruption directe. Maya avait été la première à tomber sous son influence, inconsciente. Elle avait semé ces fragments, contaminant toute la nourriture du village. La créature avait attendu ce soir funeste pour achever son œuvre, profitant de la douleur partagée. Tout cela, sous les yeux de Demitrio.
Il était trop tard. Et il sut quelle vérité se cachait là : C’est ainsi la divinité d’Ayrioneptu se manifeste, faisant de la putréfaction le réceptacle de l’unification universelle.
— …Je voulais croire, Prof. Que Boule-de-Poils n’était pas mauvais… que ton rêve n’était pas vain… !
Ces mots le transpercèrent. Comme Maya, il s’était laissé aveugler par l’espoir. Une créature Tír bienveillante. Une chimère qui l’avait englouti. Ainsi naissaient les Gnostiques. Ce drame s’était répété mille fois dans l’histoire des hommes.
— …Viens…
— Rejoins-nous… !
Les adultes l’agrippèrent doucement. Sans hostilité. Juste pour l’entraîner dans ce nouveau système alien. Tremblant, Demitrio leva sa baguette. Il savait. L’erreur qu’il avait commise. L’issue à laquelle elle l’avait mené.
— AAAAAAAAAAAAAAAH !
Dans un cri déchirant, il incanta. Et commença à massacrer le village qu’il chérissait.
Le lendemain matin, les premiers chasseurs de Gnostiques arrivèrent, répondant à l’appel transmis par son familier.
— Argh, sacré merdier.
— Que s’est-il passé ? Vous êtes le mage du village, non ?
Les maisons et les champs n’étaient plus que cendres. Un homme se tenait au milieu de cette terre brûlée. Fixant les ruines, Demitrio répondit d’une voix éteinte :
— …Ils sont tous morts. Je les ai tous tués.
Une larme unique roula sur sa joue. Devant ses yeux, il revoyait les sourires disparus. Tout ce qu’il avait détruit. Tout ce qu’il n’avait pas su protéger.
— …Et c’est… ma faute…
Un mois après son transfert à la base des chasseurs de Gnostiques pour interrogatoire, Demitrio fut libéré. Avoir abrité une créature Tír n’était pas excusable, mais puisqu’il s’en était débarrassé lui-même, on le laissa repartir, assorti de lourdes sanctions.
— Tu es de retour, Demitrio !
— Nous avons tout appris. Quelle horreur… Mais au moins tu es sauf.
Ses parents l’accueillirent chaleureusement. Leurs blessures étaient vives, mais aucun ne formula de reproche. Demitrio les remercia intérieurement, mais ce n’était pas la chaleur qu’il cherchait. Il leur fit son récit et s’inclina.
— Père, Mère… puis-je voir les résultats de vos recherches ?
La demande les déconcerta. Depuis qu’il avait quitté la maison pour ce village, leurs travaux ne concernaient plus sa vie. Ignorant la raison de son intérêt soudain, ils le questionnèrent.
— Des techniques magiques fondées sur des philosophies orientales ?
— Mais ta sœur a déjà…
— Je travaillerai sous ses ordres. S’il le faut, je me soumettrai à ses expériences. Non… je m’y porterai volontaire.
Il baissa la tête. Ses parents écarquillèrent les yeux, saisissant sa résolution.
— Ralentis, Demitrio. Rien ne presse…
— Je vais devenir chasseur de Gnostiques.
Le souffle leur manqua. Jamais ils n’auraient cru ce fils-là suivre cette voie. Mais l’enfant rêveur avait disparu. Devant eux se dressait un mage, maudit par le devoir.
— Je suis trop âgé pour suivre une formation classique. Je le sais. Alors il me faut une arme. Quelque chose qui ne soit qu’à moi, que nul autre ne possède.
La quatrième couche du labyrinthe abritait la Bibliothèque des Abîmes, plus grande réserve d’archives de Kimberly, gardée par des Faucheurs. Tous les élèves de cycle supérieur savaient que cette couche s’étendait bien au-delà des rayonnages. Beaucoup convoitaient des ateliers alentour, mais peu parvenaient à en obtenir.
— Tout le monde est là ?
Dans l’un de ces espaces privilégiés, Oliver et ses vassaux s’étaient réunis pour une cause commune. Gwyn compta les présents, et la nécromancienne de septième année, Carmen Agnelli, répondit :
— Oui, mais l’escouade furtive refait ses stocks.
— Qu’ils se dépêchent, dit Gwyn.
À ses côtés, Oliver rassemblait son courage… quand une fille s’approcha.
— Gwyn, tu as un instant ?
— Hm ?
— Juste derrière cette colonne. Ce sera rapide.
Il hésita, jeta un œil à Oliver et Shannon, puis la suivit. Oliver, intrigué, le laissa faire.
— …?
— Votre frère est populaire, fit Janet en se penchant vers lui.
Oliver cligna des yeux, puis comprit.
— …Hein ? Ah… c’était donc ça ?
— Quoi, vous n’aviez même pas remarqué ? Vous êtes à la traîne, mon seigneur. Pas que je m’en plaigne.
Elle lui donna un coup de coude. Son sourire s’effaça lorsqu’elle regarda la colonne.
— Laissez faire. On ne sait pas combien d’entre nous reviendront. Un baiser volé peut suffire à donner le courage nécessaire.
— Je… je n’avais pas prévu de dire quoi que ce soit. J’ignorais juste… que mon cousin avait ce visage-là.
— Vraiment ? Alors je gagne ce tour.
Janet esquissa un sourire malin. Peu après, Gwyn reparut.
— …C’est fait.
— Nous aussi, dit Carmen en levant la main.
L’heure était venue. Elle franchit la porte de l’atelier, se retourna avec emphase et déclara :
— Alors allons tuer mon mentor !
Comme dit plus tôt, la quatrième couche débordait largement de la Bibliothèque. Et cet « extérieur » n’était dominé ni par les élèves ni par leurs ateliers…
Mais par un champ. Une vaste prairie, telle qu’on en réserverait aux moutons, s’étendait à perte de vue. À l’opposé du reste du labyrinthe, aucun monstre n’y vivait. Seul le soleil factice luisait au plafond. Comme un morceau du continent arraché et déposé là tel quel, telle était l’impression dégagée.
Pour la plupart des mages, cet endroit n’avait aucun sens. Mais un homme y venait méditer chaque jour. Assis en lotus, l’esprit vidé : le professeur d’astronomie, Demitrio Aristides.
— …Hm.
Sentant leur approche, il entrouvrit les yeux. Puis observa de côté les élèves en uniformes dépourvus de tout insigne.
— …Ils sont là. C’est mon tour.
Il s’y attendait.
En tête du groupe, Oliver prit la parole :
— …En 1525…
— Les partisans de Chloe Halford ?
Demitrio l’interrompit. Cela seul suffisait à répondre. Oliver en eut les sourcils froncés.
— Vous n’êtes pas surpris. Le plus grand esprit de notre temps a donc bonne mémoire.
— Si je viens après Darius et Enrico, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? Même l’esprit le plus obtus le devinerait. Mais… seulement trente-deux ?
Le chiffre arracha un frisson à Oliver. Il savait. Cela incluait ceux qui se cachaient encore. Il connaissait leur nombre exact.
— Si vous avez terrassé les autres avec si peu, je suis impressionné. Vous deviez avoir un excellent plan… ou un atout inégalable… ou peut-être les deux ?
Le regard scrutateur de Demitrio balaya l’assemblée. Puis ses paupières se fermèrent à nouveau.
— Commencez quand vous voudrez. Comme vous l’avez prédit, il n’y a ici aucune altération magique. Pour vous, c’est une toile vierge.
Il ne se leva même pas. Mais Oliver et ses camarades se déployèrent, l’encerclant prudemment.
— C’est ce que nous ferons. TONITRUS !
— TONITRUS !
Un premier déluge de sorts, à pleine puissance. Des dizaines d’éclairs convergèrent, mais Demitrio ne broncha pas.
— ■■■■■■■. Soulève.
Le sol sous ses pieds s’éleva, le portant au sommet d’une petite colline. Les éclairs explosèrent à la base, n’incendiant que l’herbe. Constat qui arracha à Oliver un murmure :
— …Je m’en doutais.
Ils l’avaient prévu. Devant leur absence de surprise, Demitrio reprit :
— Vous possédez donc quelques connaissances préalables. Pourtant, vous êtes venus m’affronter. Ce seul fait me laisse perplexe. Si vous n’aviez été que peu préparés, cela se corrige. Mais conspirer contre Kimberly, abattre deux professeurs, tout en demeurant des élèves… Je ne puis ignorer cela. C’est en tant qu’enseignant que je m’adresse à vous. Pour vous donner un cours sur la nature du savoir que vous ne comprenez pas encore.
— …Allons-y, dit Oliver.
Leur adversaire se tenait comme derrière un pupitre, ce qui fit hausser les sourcils d’Oliver. Mais il décida de jouer le jeu. Chaque seconde gagnée avant le vrai début du combat jouait en leur faveur. Tandis qu’il parlait, ils ajustaient leurs rangs au nouveau relief, érigeaient leurs barrières.
Sans se soucier du désavantage que cela lui imposait, sans craindre l’hostilité qui saturait l’air, Demitrio entama sa leçon.
— Il existe deux formes primordiales de savoir. Celui qu’on acquiert soi-même et celui qui est transmis. Le premier, vous le connaissez : des vérités obtenues inductivement par les sens et l’expérience, ou bien la compréhension d’événements individuels grâce à ces vérités. C’est par l’accumulation de ce savoir que les mages aspirent à la grandeur. Pour le catégoriser, je l’appelle savoir actif.
Le début décevait Oliver. Quelle qu’en fût la conclusion, Demitrio avait choisi de remonter aux bases. Tout en maintenant une pose attentive, Oliver ajustait discrètement la formation de ses camarades via les fréquences de mana.
— Mais à l’origine, le savoir n’existait pas sous cette forme. Durant la majeure partie de l’histoire de ce monde, Dieu contrôlait tout, et le savoir était donné à son gré. Dieu possédait toute connaissance sur toute chose, et il en accordait une parcelle aux créatures sous sa domination, quand il le jugeait nécessaire. L’opposé du savoir actif : le savoir passif.
Le discours revenait à l’âge divin. Pourtant, Oliver sentait son intérêt piqué : des faits connus, mais exposés sous un angle inédit.
— La race primordiale vivait ainsi. Dieu leur donnait le savoir, Dieu en restait le seul détenteur. Et parce qu’ils ne l’accumulaient pas en eux-mêmes, leur simplicité valut à ces êtres la faveur divine. Mais avec l’apparition des divisions raciales, les choses changèrent. Elfes, nains, centaures et humains naquirent et refusèrent de se satisfaire de ce savoir passif. Ils analysèrent, cherchèrent leurs propres réponses, voulurent posséder le fruit de leur intelligence.
Oliver hocha un peu la tête. Demitrio décrivait le péché originel de l’humanité.
— Alors commença la fracture. Dieu méprisa l’intelligence humaine. Pour lui, tout savoir lui revenait, et chercher à apprendre par soi-même revenait à blasphémer. Plus les races apprenaient, plus Dieu les haïssait. Pardonnez la vulgarité, mais à ses yeux… nous étions immondes.
Ses camarades se rapprochaient, mais Oliver n’interrompit pas. Son atout, la rose des lames, devait frapper au moment juste.
— Vous connaissez tous la rébellion qui s’ensuivit qui mena à la fin du règne divin. Ses vastes réserves de savoir demeurèrent tout de même avec les Grands Registres. Ils existent encore, fonctionnant indépendamment, comme le soleil et la lune. La Bibliothèque des Profondeurs n’en est qu’un fragment. Les Faucheurs qui la gardent rappellent qu’il s’agissait, à l’origine, d’une concession arrachée à Dieu. Lors de la rébellion, Il brûla la plupart des textes de l’âge divin. C’est donc aujourd’hui avant tout un dépôt de savoirs interdits. Et même avant cet incendie, ce n’était qu’une fraction. Car par essence, ces réserves ne pouvaient être transmises qu’en tant que savoir passif.
Oliver fronça les sourcils. Tout confirmait ce qu’il savait : le labyrinthe, à partir de la quatrième couche, était un vestige de l’âge divin.
— Deux conditions ouvrent l’accès à ce savoir. La première : l’abnégation. La race primordiale, celle des Originels, n’avait pas d’égo, ou peu. Elle n’était qu’une extension de Dieu, une part du monde. Cet état d’esprit ouvrait la voie aux Grands Registres. Ils ne rejetaient pas le don, ils l’acceptaient avec révérence.
Oliver sentit une onde le traverser. Si cela avait suffi, le monde aurait peut-être conservé sa paix.
— Mais les races qui vinrent ensuite n’étaient pas pareilles. Toutes avaient une volonté forte, et plus elles progressaient, plus elles s’éloignaient de ce savoir passif. Aujourd’hui que nous avons brisé la domination divine, cette tendance n’a fait que croître. Pourtant, l’avidité des mages n’a pas de limites. Certains cherchèrent à retrouver une voie vers ces réserves abandonnées.
Son exposé glissa vers les époques récentes.
— Si les conditions sont réunies, peut-être reste-t-il un moyen d’accéder aux Grands Registres. Beaucoup d’essais furent menés. Raviver le sang primordial, par exemple. Ces êtres étaient nés presque sans égo, et l’on crut que c’était la clef de leur lien au monde.
Mais ce fut un échec. Le temps avait effacé l’essence primordiale de nos sangs, et ce, jusqu’au tréfonds de nos âmes.
— Et même si cela avait marché… aurions-nous pu les élever assez purs, dans notre monde saturé d’informations ? Ou n’était-ce possible qu’en l’absence de toute impureté, sous la main de Dieu ? Et si par miracle un tel être atteignait les Grands Registres, comment pourrait-il nous retransmettre ce qu’il y trouverait, puisqu’il ne saurait rien ? Ce serait comme lâcher un enfant illettré au cœur d’une bibliothèque.
Oliver comprit l’ironie : un savoir accessible uniquement à ceux qui ne savaient rien. Et que, pour un mage, c’était un défi exaltant.
— Alors une autre voie s’impose : extraire la pureté nécessaire en nous-mêmes. Utiliser cette part comme clef, et pénétrer ainsi les Grands Registres en restant nous-mêmes.
— En gardant cela à l’esprit, nous pouvons concevoir une autre approche. Si les impuretés empêchent la réussite, il suffit d’en extraire les portions les plus pures. S’en servir comme d’une clef, et peut-être pourrons-nous entrer tels que nous sommes.
— Votre âme est… fracturée, je pense, déclara la médecin éthérique qui l’examinait.
L’homme, qui avait envisagé toutes les possibilités avant de venir la voir, en resta malgré tout abasourdi. Depuis qu’il avait rejoint les chasseurs de Gnostiques, il souffrait de somnambulisme. Sans égard pour l’heure ni le lieu, son esprit s’éteignait et, quelque temps plus tard, il se retrouvait ailleurs, comme si une autre volonté avait guidé son corps. Ses souvenirs de ces instants demeuraient au mieux brumeux.
— …Un problème au-delà de l’éther, dans mon âme ?
— Ça signifie que je ne peux pas en être certaine. Nous n’avons aucun moyen d’observer directement l’âme. Mais un mage de votre maîtrise, errant comme un somnambule… nous pouvons éliminer la plupart des autres causes.
Cette sorcière avait plus d’un siècle, mais son apparence était celle d’une enfant. Les fondements de son diagnostic suggéraient que le problème s’enracinait bien plus profondément qu’il ne l’avait imaginé. Demitrio porta une main à son menton, songeur.
— J’ai étudié des cas semblables au cours de mes recherches, poursuivit la sorcière. — Il y avait des patients de ce genre, mages comme non-mages. Mais tous avaient en commun un environnement oppressant. Privés de liberté, forcés à accomplir ce qu’ils exécraient… vous me suivez ?
Elle scruta son visage. Il dut admettre qu’elle avait visé juste.
Les joies paisibles qu’il avait connues en tant que mage de village avaient disparu.
Tout ce qui lui restait, c’était une angoisse inextinguible et une volonté ardente, prête à l’embraser de l’intérieur.
— Bien sûr, ajouta-t-elle, — tout le monde ne développe pas ces symptômes dans de tels environnements. La plupart des gens s’effondrent simplement sous la pression. J’y vois donc moins une maladie qu’un mécanisme de défense. Une âme placée là où elle n’a pas sa place se divise pour tenter de préserver sa véritable nature. Peut-être la vôtre possédait-elle simplement la capacité de le faire.
Cette interprétation inattendue de sa condition fit hausser un sourcil à Demitrio. Intéressant peut-être pouvait-on y voir une faculté. Cela changeait la façon d’y faire face.
— …Alors, dans mon corps, mon âme est fracturée en deux ?
— Pas forcément deux. Cela pourrait être trois… ou bien davantage. Selon le cours de la vie, ce nombre peut croître ou diminuer. Nous ignorons encore tant de choses sur l’âme.
La médecin éthérique haussa les épaules. Demitrio ne s’en formalisa pas, il lui était reconnaissant de toute son aide.
— Je crois comprendre, dit-il en se redressant. — Je vous suis infiniment reconnaissant de vos observations.
— Et maintenant ? En tant que médecin, je suis censée vous recommander du repos. Un endroit calme ?
Un conseil médical classique, toujours valable. Mais Demitrio n’avait nullement l’intention de l’appliquer. Il ne pouvait se permettre un tel luxe. Quand l’appel venait, il devait se précipiter sur les lieux ; quand la situation se calmait, il surveillait les non-mages impliqués tout en se consacrant à son propre entraînement, telle était désormais sa vie.
Il continuait d’occuper des postes temporaires dans les villes ou auprès de mages, observant et enseignant comment prévenir l’apparition de Gnostiques. Mais ses yeux ne se levaient plus vers le ciel qu’il avait jadis tant admiré.
— D’après ce que vous dites, la fracture en elle-même importe moins que la coexistence de fragments multiples dans un même corps. J’ai l’intention de lui donner un corps propre. Si cela fonctionne, j’envisage d’en faire un familier.
— Oh-ho ! Fascinant. Un éclat né d’une âme divisée. Tenez-moi au courant des résultats.
Sa curiosité piquée, elle l’encouragea, mais, alors qu’il se tournait pour partir, elle lui adressa un dernier avertissement.
— Mais souvenez-vous de ceci : même si vous lui offrez un corps distinct, il s’agira fondamentalement toujours de vous. Ne vous imaginez pas que ce nouveau corps vous débarrassera du problème ni que vous en garderez le contrôle total. Si cela avait été aussi simple, votre âme ne se serait jamais fracturée en premier lieu.
Des souvenirs anciens lui traversaient l’esprit. Dans un présent déjà lointain, Demitrio parlait encore, évoquant les résultats obtenus en expérimentant sur lui-même.
— L’impulsion fut un pur accident. Ou… peut-être inévitable. Attiré par l’inconnu et vaincu par lui, je me suis assez avili pour désirer l’omniscience.
Une pointe d’autodérision.
Au vu de ce qu’il venait d’entendre, Oliver posa à voix basse la question qui, depuis le début, ne le quittait pas.
— Alors, permettez que je vous demande : où est Yuri Leik ?
La réponse, il s’y attendait à moitié. La main libre de Demitrio se posa sur sa poitrine.
— Il est ici. Ou peut-être… nulle part. Il n’était qu’un fragment de mon âme, séparé provisoirement de moi. À présent qu’il s’est fondu de nouveau en moi, ce nom n’a plus aucun sens.
Il avait choisi cette froideur pour signifier à Oliver la mort de son ami.
Le garçon réprima tant bien que mal la houle qui le secouait. Sans prêter attention à sa réaction, Demitrio reprit sa leçon.
— Comme l’était la race primordiale, l’humanité, elle aussi, est fondamentalement liée au monde lui-même. N’abritez pas de volonté trop forte ; n’entassez pas de savoir excessif. Restez dans cet état intact, et le monde vous dira tout ce que vous souhaitez savoir. C’est là une part de la fonction des Grands Registres.
— Ainsi, l’ignorance. Comme l’effacement de soi avant elle, l’ignorance est la seconde condition d’accès au savoir passif. Maintenir un minimum de chacune, voilà ce qui permettait les instincts surnaturels que Yuri a démontrés. S’il y avait une falaise devant lui, on lui disait de rebrousser chemin. S’il avait faim, on lui disait qu’il y avait là-bas des pommes. Ce n’est pas savoir. C’est l’information recueillie directement du monde, sans intermédiaire.
Oliver avait réussi à dompter assez ses émotions pour saisir l’essentiel. Par leur nature même, l’ignorance et l’absence de soi se dégradaient à mesure que l’hôte absorbait de l’information. Aussi Demitrio lui faisait-il absorber régulièrement des souvenirs, ajustant de quoi maintenir sa scission d’âme en fonctionnement. Voilà pourquoi Yuri oubliait si souvent.
— À l’âge divin, les Originels lui ressemblaient beaucoup. Mais des situations bien plus complexes que les blessures ou la faim exigeaient une grande intelligence. Dans ces cas-là, ils célébraient des rituels. Le plus pur des Originels était choisi comme oracle et envoyé dans les Grands Registres. En usant de tous les moyens possibles pour demeurer en grâce auprès de Dieu, ils remplissaient ces missions à répétition.
Oliver connaissait bien cette histoire, et comprit malgré lui. Demitrio était capable d’accomplir ces rituels à lui seul.
En repassant le temps passé avec son ami, Oliver songea que l’effacement de la personnalité de Yuri n’avait jamais été si complète. C’était pourquoi son savoir passif ne dépassait pas des réponses instinctives, et, à mesure que son égo se fortifiait, il s’était soustrait à son rôle de familier. Mais cela ne valait pas pour le véritable Demitrio. Cet homme avait élevé la chose au rang d’opération cardiaque, de technique mentale.
— Curieusement, en Azia, on a beaucoup écrit sur l’effacement du soi. Abandonner ce qui nous caractérise, dissoudre ses limites, ne faire qu’un avec le monde. Une manière de penser à l’antithèse de celle d’un mage, mais, pour cela même, un moyen idéal de recueillir ce que nous avons perdu depuis si longtemps.
Ces mots étayaient les propres idées d’Oliver, et sa conviction s’en affermit. En obtenant à la fois l’ignorance et l’effacement du soi, Demitrio avait conquis le droit d’accéder aux Grands Registres. Non : il y était parvenu dans un passé lointain déjà, et s’y trouvait à présent.
— Les sorts sont des paroles de puissance, à l’origine une part de l’autorité de Dieu. Ceux que nous employons ont été dégradés par la transmission, leur force s’en est trouvée limitée, mais la puissance primordiale est bien plus grande. Des mots qui pouvaient altérer le monde, jadis enseignés aux seuls élus parmi les Originels, et dont l’usage n’était permis que lorsque c’était strictement nécessaire. Ne peuvent les employer que ceux qui sont liés au monde lui-même ; pour l’homme moderne, ils sont impossibles à prononcer, même à entendre, et pourtant, ces prototypes mystiques existent bel et bien.
C’était là le plus grand résultat qu’il avait obtenu en ce lieu. Sentant toucher à la fin de ce long exposé, leurs propres ajustements achevés, Oliver dévisagea ses camarades, une terrible inquiétude lui montant à la gorge. Il comprenait désormais pourquoi leur ennemi avait tant parlé.
— Vous allez en entrevoir un fragment. Laissez-moi vous prévenir : ce combat ne se résoudra ni par une victoire ni par une défaite. Au vu de ce que je viens d’expliquer, tout ce qu’on exigera de vous sera la vitesse à laquelle vous comprendrez.
Le but de cette leçon, démontrer la futilité de leur entreprise.
Ils évoluaient sur des plans différents, et il n’avait parlé que pour leur graver ce constat dans l’esprit. Pour exhorter les élèves devant lui à faire le choix le plus sage.
— Nous sommes dans un champ ordinaire. Un que j’ai moi-même transporté ici depuis une contrée reculée d’Azia, demeurée inviolée par ailleurs. Un lieu antérieur à la poussière des bottes des mages, bien plus proche de l’âge divin. Me suivez-vous ? L’endroit où vous êtes désormais équivaut, dès l’origine, à mon Aria.
Demitrio leva sa baguette devant ses yeux. Ses élèves se raidirent.
— Laissez-moi vous donner la conclusion. Vous n’avez aucune chance d’approcher une quelconque victoire.
Il l’énonça avec une conviction absolue. Et ce fut le signal de départ : tous ses camarades bondirent à l’assaut.
— !!! TONITRUS !!!
Les sorts convergèrent vers Demitrio.
La fois précédente, leurs tirs avaient été sur une même ligne, mais cette fois, ils avaient ajusté les angles pour former un tir croisé tridimensionnel. Des projectiles venant de l’avant, de l’arrière, de gauche, de droite et d’en haut, altérer le terrain seul ne pouvait plus le protéger. Et assis comme il l’était, il n’aurait guère eu le temps d’esquiver.
— ■■■■■■■■. Tournoie.
Immobile, il riposta d’une incantation primordiale. L’air autour de lui se mit à tournoyer, happant tous les sorts et les détournant. Alors qu’ils passaient déjà à l’attaque suivante, il parla encore.
— ■■■■■■. Ondule.
Le sol se mit à onduler. Des vagues déferlèrent depuis la colline où il siégeait, formant un tsunami de terre haut de six mètres qui les repoussa en arrière. Tous réagirent vivement. La moitié utilisa des doubles incantations pour se protéger, tandis que l’autre s’élança sur ses balais. Mais ce n’était que le début.
— ■■■■■. ■■■■■■. Pique. Éclate.
Avant même que les vagues ne meurent, des cônes jaillirent du sol sous leurs pas. Alors qu’ils prenaient des mesures d’évasion, ces excroissances explosèrent sous leurs yeux. Plusieurs n’eurent pas le temps de se défendre et furent criblés d’éclats, mais ceux qui avaient bloqué foncèrent aussitôt à l’assaut. Ils se précipitèrent vers leur ennemi au sommet de la colline, ou lancèrent leurs sorts en piqué depuis leurs balais.
— ■■■■■■■■. Repousse.
Une force se répandit dans toutes les directions, les projetant impitoyablement au loin. Comme une main gigantesque les giflant en arrière. À peine eurent-ils retrouvé leur équilibre en vol et atterri qu’ils constatèrent que Demitrio se trouvait beaucoup plus loin encore. Non seulement ils avaient perdu tout le terrain gagné, mais ils se retrouvaient repoussés bien au-delà de leur ligne de départ. Une vérité bien brutale.
— Ha… ha-ha…
— Quel cauchemar…
Des rires désabusés résonnaient. Le cœur dans le même état, Oliver resserra son étreinte sur son athamé.
Ils étaient totalement surpassés. La longueur des incantations de leur adversaire équivalait à celle d’un simple sort, mais l’effet correspondait sans peine à ce qu’un mage ordinaire aurait exigé d’une triple incantation. Plus absurde encore : il ne semblait pas avoir besoin de recharger entre ses sorts. Il lançait des enchantements altérant le terrain avec la même aisance que ses élèves maniaient le vent ou le feu.
C’était la puissance primordiale. Une ampleur telle qu’elle rivalisait peut-être avec celle de Godfrey, mais là où lui s’appuyait sur ses immenses réserves de mana et sa force de projection, le mécanisme était ici tout autre. Les sorts de Demitrio incitaient le monde lui-même à se transformer. Le mana employé n’était pas le sien, mais une ressource inhérente au monde ; il n’y avait aucun espoir qu’il en vînt à manquer. Fondamentalement, tant qu’il vivait et parlait, Oliver et les siens seraient accablés par ces sortilèges insensés. Mais alors même qu’Oliver tremblait, une voix de nécromancienne retentit.
— Sacrément impressionnant, Professeur Demitrio ! lança Carmen. — Mais il ne faut pas croire que votre défense est impénétrable.
Il suivit son regard et aperçut une brume noire entourant le monticule de Demitrio. La trace laissée par les familiers qu’elle avait placés autour de lui et abandonnés à la mort sous les assauts de la magie primordiale. Une malédiction dont la puissance croissait avec le temps.
— À l’âge divin, il n’existait pas de malédictions. Alors, comment comptez-vous les gérer ?
Carmen esquissa un sourire mauvais en voyant la brume maudite s’accrocher au philosophe. Elle était aussi habile dans l’art des malédictions qu’en nécromancie. En apprenant que le pouvoir de Demitrio reposait sur l’ordre du monde ancien, l’idée lui était venue tout naturellement. Après tout, chaque expert savait que les malédictions étaient nées à la fin de l’âge divin. Ainsi, quels que soient la puissance de ces sorts primordiaux, ils ne contenaient aucun moyen de les contrer.
— Je n’en ai pas besoin, Miss Agnelli.
À peine avait-il parlé que toute la brume autour de lui se dissipa, disparaissant entièrement. Comme une goutte d’encre tombée dans l’océan, aussitôt engloutie par le bleu. Carmen resta stupéfaite, et l’homme daigna donner une explication.
— Tu as voulu me maudire en tant qu’individu. Mais lié au monde comme je le suis désormais, je ne fais qu’un avec l’espace qui m’entoure. Avant même de t’interroger sur ma manière de réagir, ta malédiction manquait déjà d’énergie suffisante. Si tu veux vraiment essayer, apporte-moi un maelström.
— Ha-ha… Peu probable, répondit Carmen avec une grimace.
La suggestion n’avait rien de pratique. Même en déversant chaque objet maudit qu’elle avait amené pour l’occasion, ainsi que tout ce qu’elle abritait dans son propre corps, elle n’atteindrait jamais ce niveau.
— Tu insistes malgré tout ? ricana Demitrio. — Alors que tu n’arrives même pas à me faire lever ?
Les camarades grincèrent des dents, et la voix d’Oliver retentit.
— Ne vous laissez pas atteindre. La moitié de cette arrogance n’est que du bluff ! Ce n’est pas que nous ne pouvons pas le faire bouger, c’est simplement que lui-même ne veut pas bouger.
Cela fit sens pour tous. Maintenir assez d’effacement de soi pour se relier au monde exigeait une concentration incroyable. La position du lotus y contribuait sûrement ; les ressources mentales qui auraient dû servir à se mouvoir étaient toutes consacrées à maintenir sa transe. Ce qui signifiait que le faire se lever hâterait sa fin.
— Exactement. Ne le laissez pas vous intimider, lança une fille en s’avançant.
Janet Dowling, rédactrice en chef du troisième plus grand journal de Kimberly, et rompue à l’art de provoquer l’autorité.
— Ne prenez pas ses paroles au pied de la lettre. Toujours exagérer les faits, c’est la première loi de la presse à scandale. Et ce n’est pas l’apanage de notre philosophe bien-aimé, ici présent.
Son sarcasme rendit courage à ses camarades. Reconnaissant l’élan donné, Oliver braqua de nouveau sa baguette sur leur cible.
— ■■■■■■■. Souffle.
Un blizzard se déchaîna. Le froid mordant de la chute brutale de température leur picotait la peau, mais ce n’était pas là la vraie menace.
L’essentiel visait leur champ de vision et leur équilibre, aussi leurs camarades s’élancèrent-ils rapidement en avant. Grâce à une application de la Marche du Lac, leurs pas ne se prenaient pas dans la neige, et avec la zone tracée par Shannon suivant la position de leur ennemi, ils n’avaient pas à craindre de le perdre de vue.
— FRIGUS !
— ■■■■■. Brule.
Ils tentèrent de mêler leurs sorts de glace à la tempête, mais Demitrio embrasa tous les alentours. La neige fondit sous la chaleur, se changeant en un torrent dévalant les pentes. Le sol déjà fragilisé par le tsunami de terre se liquéfia.
— ■■■■■■■■. Tournoie.
Le sort suivant transforma ce flot en un tourbillon. Boue et roches s’y mêlèrent, l’ensemble prenant l’ampleur d’une avalanche, mais circulaire. La Marche du Lac ne suffisait plus ; les camarades durent enfourcher leurs balais pour éviter d’être engloutis, ou battre en retraite hors de portée du maelström.
— …Ngh… !
Luttant désespérément contre ces assauts dignes de catastrophes naturelles, Oliver se répétait : Ne panique pas. Ça va. La maîtrise de ton ennemi n’est pas si éloignée de la tienne qu’elle n’y paraît. Ses démonstrations en donnent l’illusion, mais il est loin d’être omnipotent.
Ce n’était pas un simple vœu pieux, il avait de solides raisons de le croire. D’abord et avant tout : les Grands Registres, derrière les arcanes mystiques de cet adversaire. Demitrio y avait eu accès et s’était abreuvé dans ces immenses réserves de savoir, cela, très probablement, était vrai. Mais les avait-il épuisées ? Absolument pas. Si tel avait été le cas, tous leurs manuels scolaires auraient déjà été réécrits pour porter son nom.
— ■■■■. Tire.
Les flancs de la colline où siégeait Demitrio se soulevèrent brusquement, projetant des rocs avec la force d’un volcan. Les camarades coopérèrent, n’abattant que les projectiles strictement nécessaires. Remplissant son rôle, Oliver se rappela le résumé de son frère sur la nature des Grands Registres, au terme d’un long débat entre eux :
Imagine les données qu’ils contiennent comme un unique livre. Un livre trop épais pour qu’on le tienne, même à deux mains. Et pire encore, sans index. Tu n’as aucune idée de la page à ouvrir pour trouver ce que tu cherches. Et la quantité d’informations qu’il recèle dépasse les limites de la perception humaine.
Comme il se doit. Ce livre n’a jamais été destiné aux hommes. C’est un réservoir de connaissances appartenant à une divinité, un être dont la structure mentale ne ressemble en rien à la nôtre. Peu importe la grandeur de l’esprit de Demitrio Aristides, il ne peut combler cet écart.
— …Hmmmm, grogna Demitrio du sommet de la colline.
Il faisait preuve d’un différentiel de puissance écrasant, et pourtant les élèves ne cédaient pas. Ce n’était pas seulement du courage, il lui fallait admettre que cela reposait sur une compréhension exacte du phénomène auquel ils faisaient face.
— Vous m’avez percé à jour, donc. Votre analyse est correcte. J’ai peiné longtemps avant de dénicher la moindre parcelle de magie primordiale, et la transmettre à quelqu’un d’autre serait quasiment impossible. Pour le faire, il faudrait être soi-même relié au monde, ses perceptions et ses idées alignées avec lui.
— Ha-ha, même mon cerveau peut comprendre ça. Du baratin de mage quoi, ricana Janet, hilare devant cet aveu.
Demitrio lui lança un regard, puis tourna de nouveau ses yeux vers Oliver.
— En ce sens, tu as raison. Je ne suis pas une divinité ; je demeure un mage. Et pourtant, cela ne change rien. Ni le gouffre qui me sépare de Dieu, ni celui qui me sépare de vous.
Cela n’avait aucune importance. Dès le départ, ils n’avaient jamais eu la moindre chance dans une bataille de savoir comparé. Mais ici, c’était un combat à mort.
Si désavantagés qu’ils fussent, ils n’étaient pas seulement en train d’endurer. Ils ne rivalisaient peut-être pas avec les Grands Registres, mais combattre et observer augmentait leurs propres réserves d’informations. Ces sorts primordiaux, qui semblaient d’abord insurmontables, commençaient à révéler des schémas.
Ainsi, il ne pouvait pas les enchaîner indéfiniment. On pouvait présumer qu’il n’était capable d’user au maximum que de trois incantations puissantes à la suite, et que les suivantes perdaient en intensité par rapport aux premières. Ce n’était sans doute pas une question de mana propre à Demitrio, mais une limite imposée aux mouvements du monde. On ne pouvait forcer autant de bouleversements cataclysmiques à la fois sans que le monde qu’il commandait ne vienne à manquer de souffle.
— …Les conditions sont réunies. Mes frères, sœurs, commencez.
Ainsi, le camp d’Oliver vit son occasion de reprendre la main. Les Sherwood s’élancèrent sans hésitation, rien à voir avec les scrupules qu’ils avaient montrés contre Enrico. Cela faisait partie de leur approche depuis la phase de préparation.
— …DUAEDETRONI… MISCE… MISCE… !
Le sort de Shannon emplit Oliver d’une lueur dorée dans le corps d’Oliver. Tout son squelette se transforma, son flux de mana se dilata, ses vaisseaux sanguins éclatèrent, des larmes de sang jaillirent de ses yeux. Une fusion d’âmes avec sa mère et le garçon enfourcha son balai, s’élançant dans les airs. D’un simple regard, Demitrio perçut l’extravagance de cette manœuvre.
— Hmm. ■■■■■! Rugis !
Oliver plongea dans un ouragan zébré d’éclairs. Il manœuvrait entre des traits de foudre capables d’abattre un Wyverne, fonçant vers l’ennemi juché sur la colline. En le voyant, Demitrio plissa les yeux.
— Tu bouges comme Chloe ? Je n’avais pas imaginé cela imitable.
— GLADIO !
Un sort de coupe capable de fendre le fer, lancé depuis les hauteurs. Cette ombre de Chloe signifiait que l’homme ne pouvait se protéger d’un simple bouclier. Un sort primordial érigea un mur assez épais pour l’arrêter, mais ce renfort de protection amoindrit inévitablement ses défenses ailleurs, ce que ses adversaires ne manquèrent pas de saisir.
— !!! TONITRUS !!!
— ■■■■! Flux !
Un sort primordial balaya la volée de projectiles qui pleuvaient sur lui. Il les dévia, mais, ayant déjà bloqué l’attaque de coupe, sa puissance en sortie s’était amoindrie, et les sorts de ses assaillants se rapprochèrent plus que jamais. Compte tenu des limites des mouvements du monde, ils amélioraient l’efficacité de leurs offensives, et pourtant, les yeux de Demitrio ne quittaient jamais Oliver.
— Non… ce n’est pas une imitation. Tu es lié à elle ? ■■■■. Vent.
Un vent violent secoua les cieux au-dessus de lui. Avant même de tenter d’abattre son ennemi en plein vol, il chercha à briser ces manœuvres insensées. Mais ce dernier chevauchait les vents, même à la force d’un cyclone.
— Et pourtant, murmura Demitrio. — C’est une contrefaçon. Pas même digne de comparaison.
— GAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !
— FLAMMA !
Oliver plongea à travers les rafales vers les courants inférieurs. Alors que Demitrio interceptait d’un sort primordial, tous ses camarades tirèrent une volée depuis son flanc opposé. Un second sort primordial la bloqua, l’onde de choc empêchant toute attaque de suivi.
Mais Demitrio fronça les sourcils, conscient d’une irritation qui montait en lui. Non pas causée par Oliver en lui-même, mais par quelque chose qu’il n’aurait pu prévoir. Cette ressemblance le rendait insupportable à regarder.
— …Ce qui signifie que moi aussi, jadis, j’ai été captivé par sa lame.
Une pique tournée vers lui-même, puis Demitrio l’écarta de son esprit. Face à la force de ses adversaires, tout ce qui risquait de troubler le maintien de son effacement devenait indésirable. Mieux valait éliminer cela avant toute chose alors il braqua son attention sur le garçon dans les airs.
— ■■♦■■! Ru♦is !
Le timing du sort primordial était impeccable, mais alors qu’il prononçait des mots imperceptibles à l’oreille humaine, quelque chose en bloqua l’énonciation.
— …?!
— GAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !
La descente d’Oliver se mua en assaut. Trop proche, pas de place pour lancer un sort, d’un réflexe fulgurant, Demitrio bondit sur ses pieds et s’écarta d’un saut hors de portée. Son premier pas depuis le début du combat. Ils avaient enfin réussi à le faire bouger.
— …Était-ce…
Convaincu qu’Oliver reprenait son ascension, Demitrio tourna son regard ailleurs, vers un élève au sol. Et l’alto qu’il tenait dans ses mains. La cause de l’interférence dans son sort primordial.
— …Du brouillage de sorts ? En effet, c’est possible. Après tout, ce sont bien des sorts.
Demitrio hocha la tête pour lui-même. Conscient que l’exécutant ne pouvait être que Gwyn Sherwood, il porta son attention sur l’ensemble de l’espace auquel son esprit s’était lié, et sur la zone qui venait s’y superposer.
— Et il y en a un autre… pas tout à fait sans effacement, mais dont l’espace personnel épouse la forme du mien. C’est donc la cause de ses esquives surnaturelles ? Impressionnant. Les effets primordiaux tendent à tout rendre unilatéral, mais vous avez inversé la donne.
Ces mots firent hérisser Gwyn. Leur ennemi avait remarqué Shannon, dont le soutien était vital pour maintenir le groupe en lice dans une bataille de cette ampleur. Ce n’était plus qu’une question de temps avant que Demitrio ne la prenne pour cible.
— Jusqu’ici, vous avez trois atouts incomparables. Tous portent l’odeur des Originels. J’entrevois enfin comment vous avez vaincu Darius et Enrico.
Réévaluant rapidement leurs forces, Demitrio tourna sa baguette dans leur direction. Tous se préparèrent. Le combat venait de basculer et l’acte principal commençait.
— Vous m’avez forcé à me lever et franchi un pas décisif : affaiblir ma concentration. Montrez-moi ce que vous avez en réserve, à présent.
— !!! TONITRUS !!!
Leurs incantations résonnèrent à peine sa dernière phrase achevée, et il réagit aussitôt.
— ■■■■■■■■. ■■■■■■■. Tournoie. Soulève.
Le premier sort primordial détourna les éclairs, et le second fit jaillir un cylindre de roche sous ses pieds, le propulsant dans les airs. Tous les regards le suivirent.
— Là-haut… !
— Après lui !
La moitié des élèves enfourchèrent leurs balais pour le poursuivre, tandis que les autres visaient la base du pilier afin de l’abattre. Surplombant ses assaillants en vol, Demitrio agita calmement sa baguette.
— Une poursuite rapide. Une belle escadrille de cavaliers.
— !!! FRAGOR !!!
— !!! IMPETUS !!!
Deux types de sorts lancés depuis leurs balais : des explosions en arc visant le sommet du pilier, et des lames de vent tourbillonnantes un peu plus haut. Une attaque qu’aucun mouvement ordinaire n’aurait pu esquiver, mais Demitrio bondit, marchant à répétition dans les airs pour s’y soustraire. Cinq pas dans le vide, chacun ajustant sa trajectoire, un spectacle qui laissa ses adversaires médusés.
— Quoi… ?
— Combien de pas… ?!
— Je suis lié à cet espace. Marcher dans le ciel m’est aussi naturel que respirer. — ■■■■. Vent.
Le sort primordial créa une descente brutale, forçant les élèves à perdre de l’altitude. Mais ils l’avaient prévu et d’autres surgirent de l’autre côté du pilier.
— Vous le contournez ? ■♦■. G♦l.
Demitrio pivota pour lancer un sort primordial sur ces nouveaux venus, mais une interférence étouffa l’incantation à ses lèvres. La cause était claire : Gwyn, chevauchant un balai, jouait de son alto.
— !!! TONITRUS !!!
— ■■■■! Vent !
Repoussés par ces rafales, tous ses camarades lancèrent leurs sorts. Des arcs de foudre couvrirent le sommet du pilier. De nouveau, Demitrio marcha dans le ciel pour s’échapper…
— Hmph !
…mais lorsque les vents se dissipèrent et qu’il retoucha terre, quelqu’un l’y attendait.
Oliver. Il avait bondi de son balai au moment où les sorts de ses compagnons s’abattaient, atterrissant trop près pour qu’un sort puisse l’arrêter.
— Finis-le, Noll ! cria Gwyn.
— AAAAAAAAAAAA !
Oliver s’élança telle une lame résolue à en finir avec son ennemi.
Demitrio se contenta de se tourner vers lui, baguette tenue du bout des doigts. Un mage de sa trempe pouvait terrasser la plupart de ses adversaires sans athamé, mais cela supposait que l’ennemi n’était pas un porteur de Spellblade. Leurs positions disaient tout, et Oliver était certain, au-delà de tout doute, qu’il avait déjà gagné.
Et pourtant, au moment où il franchissait le dernier pas vers la victoire, un frisson parcourut sa colonne comme une brûlure.
— …Kh… ?!
Il avait déjà ressenti cela. Mais il n’eut pas le temps d’en identifier l’origine. Les fils s’étendaient devant lui. Il en saisit un, tirant une parcelle d’avenir. Ses membres, contraints par la pression du destin, furent poussés vers un unique dénouement.
Et les événements se produisirent selon cette intention.
Comme il l’avait lui-même choisi, la poitrine d’Oliver fut frappée par la pointe de la baguette de Demitrio.
— Kah !
L’impact du coup d’estoc lui coupa le souffle, mais ses pieds s’ancrèrent dans le sol. La pointe de la baguette et son corps s’étaient évité juste assez pour que l’éclair ne le transperce pas, mais l’explosion embrasa l’air.
— Oh-ho…
Demitrio paraissait impressionné. Les attaques portées avec une baguette blanche sans lame consistaient en général à injecter directement la magie dans le corps de l’adversaire au point de contact. Mais cette fois, son coup final était arrivé une fraction trop tard, à sa propre surprise.
— …Alors c’était la quatrième ? Une erreur de ma part. C’est la première fois que j’entrevois le destin lui-même.
Il avait parlé presque pour lui-même. Oliver recula, son esprit rattrapant l’instant, ce frisson glacé lui courant encore le long de l’échine. Peinant à maintenir sa posture, ses lèvres s’entrouvrirent.
— …Vous… en avez une, vous aussi… ?
Le résultat sous ses yeux ne laissait place à aucune autre conclusion. Oliver avait employé un Spellblade. Une technique ultime, dont l’usage ne signifiait rien d’autre que la mort certaine et il était à portée.
Et pourtant, le combat n’était pas terminé. Dans ce cas, il n’existait qu’une seule explication.
— …La cinquième Spellblade. Papiliosomnia, le rêve funèbre du papillon… !
Le rêve funèbre du papillon. À l’exception de la septième, encore sans nom, c’était la seule Spellblade conçue par un mage azian.
Le concept même tire son origine d’une fable chenoise. Un sage rêve qu’il est un papillon voletant dans les airs. À son réveil, il se demande s’il a rêvé être le papillon ou s’il est en réalité le papillon, et si ce qu’il perçoit désormais n’est pas simplement une partie du rêve de ce dernier.
Bien plus qu’une simple invitation au doute, cette fable démontre le caractère fondamentalement primitif de la perception. Car, lorsqu’on rêve, la frontière entre soi et le papillon n’est pas aussi nette que ces mots l’impliquent. Le couteau de la raison les sépare au réveil, mais l’on pourrait dire que ces catégories sont imposées a posteriori, selon les biais humains. En pratique, ni le soi ni le papillon n’existent : ils se fondent ensemble dans l’océan de la conscience.
Pour filer la métaphore, imaginons la perspective d’un nouveau-né. Il n’a pas encore développé de conscience de soi et ne possède donc pas ce couteau qui sépare le monde de lui-même.
Son expérience ne distingue donc ni lui ni autrui. Il se trouve dans un état naturel d’effacement, et toutes ses actions en découlent. Quand il cherche avidement le sein, quand il pleure pour signaler une couche mouillée, il ne dirige pas cela vers un père ou une mère, il ne distingue même pas ses parents de lui-même. Ses actions se projettent vers le monde entier, lui compris.
Et cela n’est pas réservé aux nourrissons. Même des adultes peuvent percevoir dans un état similaire. Comme dans la fable, en songe, mais, plus proche encore, dans l’hyperconcentration qu’atteignent aussi bien mages que non-mages lorsqu’ils se plongent dans leur discipline.
Prenons l’exemple d’un danseur accompli. Il ne réfléchit pas consciemment à mouvoir ses membres en fonction des temps de la musique. Là où les amateurs se contentent de réagir aux sons, plus l’entraînement s’approfondit, plus la distinction s’efface ; il bouge sans même écouter délibérément l’accompagnement. Cela découle de l’abolition de la frontière entre lui et les sons, et dans la philosophie aziane, on dit alors que l’objectif et le subjectif s’unifient, que l’on atteint un royaume antérieur aux divisions. Une forme limitée d’effacement de soi.
On observe des phénomènes semblables dans les arts de l’épée. Là où une erreur entraîne la mort, les adversaires croisent leurs lames dans un état d’attention extrême. Ni leurs gestes ni leurs pensées ne fonctionnent comme dans la vie ordinaire. Tout ce qui est superflu est élagué. Un instant fugace où la perception se compresse, où leur vision du monde s’optimise.
Le duel d’épée est un affrontement dans l’espace personnel de chacun. À l’extrême, la vue ou l’ouïe ne sont plus nécessaires. Lorsque les lames s’entrechoquent, ils se perçoivent directement, sans médiation des sens, s’enfouissant dans les anticipations et les stratagèmes. Les actes accomplis dans ces espaces personnels qui se chevauchent deviennent une opération commune sous forme de combat, presque une pensée unique menée à deux têtes.
La Spellblade de Demitrio taillait dans cet état d’esprit extrême. Elle invitait celui qui pénétrait son espace personnel dans les profondeurs de la zone antérieure aux divisions entre objectif et subjectif, annihilant la distinction entre son soi et l’adversaire, entre frapper et être frappé.
Lui, ensuite, profitait de son acclimatation à cet état d’absence de soi pour orienter l’échange vers une issue où seul l’autre recevait le coup.
Aucune résistance n’avait lieu, pourquoi ? Parce que l’adversaire acceptait lui-même le dénouement.
Tel était la cinquième Spellblade Papiliosomnia, le rêve funèbre du papillon. Dans un état semblable, et pourtant distinct, du délire ou de l’hallucination, une ruse invincible retournant la nature même de la perception contre son possesseur. Même le plus grand maître ne pouvait s’y opposer. La concentration extraordinaire développée au fil d’une vie entière d’entraînement se retournait contre lui, scellant sa perte.
C’était donc leur dernier rêve. Un rêve dont on ne s’éveillait pas, le rêve funèbre du papillon.
— Pourquoi cette surprise ? Dès l’instant où nous avons croisé nos Spellblades, tu savais instinctivement que nous en possédions tous deux.
Demitrio parlait d’un ton plat, sa posture immuable. Mais ses yeux se baissèrent vers la baguette blanche qu’il tenait. Sans lame, pas même un éclat de métal.
— Oh, ceci ? Je ne suis pas Gilchrist — et je ne prône pas l’anti-athaméisme. Pourtant, il y a une raison pour laquelle je n’en porte pas, dit-il. Premièrement, le métal s’accorde mal à l’effacement de soi. Il n’existait pas à l’aube de l’âge divin. Les nains furent les premiers à en forger, et Dieu voyait d’un mauvais œil cet acte. Le métal est un symbole de notre séparation avec le monde. Ce n’est pas seulement l’athamé : avoir du métal sur moi, fût-ce le moindre fragment, engendre une interférence avec mon état de détachement.
Voilà qui éclaircissait bien des choses, et la révélation eut l’amertume d’un coup porté. Quelle folie d’avoir supposé qu’il ne possédât pas de Spellblade sur une base aussi fragile.
— La seconde raison, elle, parlera d’elle-même. Camouflage : ainsi, nul ne soupçonne que j’en possède une. Mais cela ne vaut guère face à un adversaire qui en manie une lui aussi, reprit Demitrio. Tu as sans doute déjà entendu ce terme : la Synchronicité des Grandes Arcanes.
Oliver en avait naturellement connaissance.
Une rumeur bien connue parmi les mages, une intuition prophétique qui naissait lorsque deux maîtres de Spellblades s’affrontaient sérieusement.
Autrement dit, sans même recourir à leurs Spellblade, chacun savait que l’autre en possédait une.
À présent, Oliver reconnaissait cette sensation. Le frisson qu’il avait éprouvé en affrontant Nanao peu après son arrivée, c’en avait été une part. Ce n’était pas un tour de son esprit : il en avait désormais la confirmation. Même en cet instant, ce même frisson lui faisait encore ramper la peau.
— Réexaminons l’échange. Je t’ai entraîné dans un état antérieur aux divisions, rendant ambiguës les frontières entre toi et moi, entre te frapper toi-même et me frapper. J’ai tenté de t’orienter vers la première option. Pendant ce temps, tu as employé l’augure de la vision du futur et le principe d’incertitude, cherchant à choisir parmi d’innombrables possibles le très rare dénouement où je périrais.
Oliver mordit sa lèvre. La sensation étrange de ce moment, le coup à la poitrine qui avait suivi aussitôt, ces deux souvenirs restaient d’une vivacité effroyable.
— Le résultat est que nous avons tous deux échoué, mais l’échelle de nos échecs diffère. L’échec de ma Spellblade n’est qu’une erreur de ma part. N’ayant jamais perçu le quatrième en action, une fois mon subjectif uni au tien, j’ai dû agir dans l’urgence et n’ai pas su choisir le bon dénouement sur le vif. Une simple méprise causée par l’inexpérience, rien de plus.
Sa conclusion posée, les yeux de Demitrio transpercèrent Oliver.
— Mais toi ? Une fois happé par la cinquième, tu étais impuissant. Tu n’as pas résisté à l’attrait, tu n’as même pas réalisé que ta perception ne distinguait plus le subjectif de l’objectif.
— …!
— Et dans cet état, sans le moindre soupçon, tu as employé ta Spellblade. L’arcane lui-même a réussi, et tu as choisi un futur, mais l’un de ceux que j’avais déterminés, qui s’est achevé par un coup porté à ton cœur.
Oliver ne put rien objecter. Il resta figé, le cœur sombrant. Et, pour enfoncer le clou, Demitrio conclut l’échange.
— Tu me comprends, garçon. Ma Spellblade a dévoré la tienne. Mon échec pourra être corrigé la prochaine fois. Le tien fut une faille fondamentale et fatale.
À cette conclusion, la plateforme sous leurs pieds chancela. Les camarades restés au sol, voyant que le duel n’était pas tranché, reprirent la destruction du pilier, qu’ils avaient laissé volontairement en équilibre précaire. L’escouade de Gwyn fondit à nouveau, les encerclant, mais le ton de Demitrio ne trahissait aucune inquiétude.
— C’était votre dernier atout. Dans ce cas, il ne vous reste aucune voie vers la victoire.
Puis il incanta :
— ■■■■■. Coule.
Le sol sous leurs pieds s’ouvrit, engloutissant Demitrio et Oliver à l’intérieur du pilier. L’escouade de Gwyn bondit de ses balais pour les poursuivre dans la cavité. Avec sa base fracassée, le pilier commença lentement à s’incliner. Tandis qu’Oliver cherchait désespérément une issue, Demitrio se laissa simplement tomber d’un saut léger.
— Inutile. ■■■■. Stop.
Tournant le dos à ses assaillants, il prononça l’incantation. Or, le brouillage de sort de Gwyn exigeait qu’il voie les lèvres de Demitrio pour agir, ainsi, la pleine force du sort les frappa. Gwyn compris, cinq camarades s’immobilisèrent. Figés comme des statues en plein mouvement, spectacle qui coupa le souffle aux autres.
— Gwyn… !
— Une pétrification ?!
— Non ! Ils se sont arrêtés en plein vol… !
Demitrio se retourna d’un geste, forçant les autres à reculer et à abandonner leurs camarades figés derrière eux. En passant à côté de Gwyn, il le balaya de sa baguette, et tout ce qui se trouvait sous son coude droit chuta au sol. Un dernier clou, distrait, planté dans le cercueil d’un ennemi déjà hors de combat. Son brouillage représentait une menace que même Demitrio ne pouvait ignorer.
— Jusqu’ici, je n’ai employé la magie primordiale que sur l’environnement, des attaques indirectes. Mais à cette distance, mes sorts vous toucheront directement. ■■■■, ■■■■, ■■■■. Stop, Stop, Stop.
Une succession de sorts clouait de plus en plus d’élèves. Ils tentaient d’esquiver, mais dans cette cavité, leurs options étaient limitées, d’autant que le pilier continuait de s’effondrer. S’ils avaient simplement fui, peut-être l’évasion aurait-elle été possible, mais cela n’était pas une option. Ils avaient le devoir de sauver leur seigneur avant eux-mêmes.
— ■■■■, ■■■■, ■■■■. Stop, Stop, Stop.
— Les annulations et les esquives sont impossibles. Pas plus que je ne peux arrêter vos sorts créant feu ou électricité. Vous générez ces éléments comme moyens d’attaque, mais je n’utilise aucun intermédiaire, l’unique effet de ce sort est de vous priver de mouvement.
Tout en parlant, il poursuivait son assaut. Le pilier basculant transformait les murs en sols, mais il s’y adaptait sans effort. Il était lié à cet espace, et quelles que fussent ses métamorphoses, elles ne lui posaient aucune menace.
— Le brouillage était votre seul moyen de résistance. Mais vous ne pouvez en remplacer la source. ■■■■. Stop.
Oliver excepté, les derniers de ses camarades furent capturés. Et, à cet instant précis, le pilier s’écrasa au sol, gisant de tout son long.
— Noll !
L’impact souleva un gigantesque nuage de poussière. Fonçant avec leurs camarades, Shannon chercha son cousin et une bourrasque balaya les débris, révélant le spectacle : Demitrio, robe impeccable, se tenant seul.
— …Ngh… !
— Te voilà donc, Shannon Sherwood. Je perçois en toi l’aura des Originels. Une réminiscence aboutie ? Dans ce cas, c’est une belle surprise.
Il marchait droit vers elle et une silhouette surgit des gravats derrière lui. Oliver, qui avait amorti le choc de la chute par un sort lancé à la dernière seconde.
— Éloignez-vous de ma sœur ! cria-t-il, aussi couvert de blessures et de terre que son adversaire demeurait immaculé.
Sentant cette soif de sang dans son dos, Demitrio poussa un soupir léger.
— Un effort futile. ■■■■■■■■. Alourdis.
Il pointa sa baguette vers le ciel et prononça l’incantation impitoyable. Les camarades qui tentaient d’appuyer l’assaut d’Oliver s’effondrèrent à genoux. La pression venue d’en haut frappait tous les êtres présents dans la zone.
— …Gah… !
— M-mon bras… !
— Je n’arrive pas à le lever… !
— ■■■■. Stop.
Et, tandis qu’ils ralentissaient, l’attaque suivante s’abattit sans pitié. Lors de la première phase du combat, il les avait maintenus à distance, à présent qu’ils s’étaient rapprochés, il retournait cette proximité contre eux. La menace primordiale s’ajustait à la portée du combat. Et de si près, ils ne pouvaient lui laisser le temps de prononcer un mot.
— ■■■■. ■■■■. ■■■■. ■■■■… ■■■■. Stop. Stop. Stop. Stop… Stop.
D’un jeu de jambes léger, esquivant les sorts lancés contre lui, Demitrio enchaîna : un à un, ses adversaires furent figés. Vingt élèves réduits à l’impuissance en quelques instants. Shannon tenta de secourir son cousin, mais fut capturée à son tour, sous les yeux d’Oliver. Une tragédie qui se joua en moins d’une minute.
— …TONITR…
— ■■■■. Stop.
Le sort d’Oliver s’était élevé dans un cri, mais l’incantation de Demitrio ne lui permit même pas de l’achever. Réduit au silence, sans défense, Oliver fut figé comme ses camarades avant lui.
Toute résistance avait cessé. Le silence que cet homme imposait surpassait même la mort. Un coup fatal pouvait encore laisser derrière lui l’énergie d’une malédiction. Mais arrêter ainsi, n’engendrait aucune trace.
L’homme balaya les alentours du regard, certain qu’il ne restait plus un seul mouvement.
— C’est tout ? Vous avez tenu plus longtemps que je ne l’aurais cru.
Sur ce constat, il s’avança vers Oliver, leva la main et ôta son masque. Révélant le visage d’un élève de troisième année.
— Ainsi, c’était donc toi, Oliver Horn. J’en avais des soupçons, mais qu’un simple élève de troisième année soit au centre de tout cela ? Pas étonnant que notre réponse ait tant tardé.
Demitrio secoua la tête, puis visa la tête du garçon de sa baguette.
— Mais tout s’arrête ici. Je mettrai au jour tes motifs, ton but, ton envergure… et ceux qui te soutiennent. SOMNI LUDERE !
L’invasion mentale commença. Il plongea profondément dans l’esprit d’Oliver Horn, décidé à exhumer tout ce qu’il recelait. La seconde suivante, Oliver se retrouva dans l’atelier caché de la première couche, assis à la table, face à ses cousins.
— Mm…
Il cligna des yeux. Devant lui, une assiette de pancakes encore fumants. Quelque chose sonnait faux, mais il ne parvenait pas à saisir quoi.
— Qu’est-ce qu’il y a, Noll ? Tes pancakes vont refroidir, fit Shannon, à sa droite, d’un ton surpris.
Oliver resta muet, et Gwyn, assis en face, parut inquiet.
— Pas faim ? On peut faire plus léger si tu veux ? Un sorbet ?
— Vous êtes bien pâle, monseigneur, ajouta Teresa en se penchant depuis sa gauche.
Pris d’un léger remords de les inquiéter, Oliver secoua la tête, encore désorienté.
— N-non, ce n’est pas ça. C’est juste que…
Il voulut parler, mais aucun mot satisfaisant ne lui vint. De l’autre côté de la table, Gwyn poussa un soupir.
— C’est la fatigue qui te rattrape, voilà tout ! Aujourd’hui, tu te reposes.
— Viens, Noll, allons au lit, dit Shannon en se levant pour lui tapoter l’épaule.
Teresa se redressa à son tour et tira doucement sur sa manche.
— Je vous raccompagne.
— Heh-heh, c’est si mignon… Gwyn ? demanda Shannon en se tournant vers lui, alors qu’Oliver se levait.
Gwyn hésita, puis esquissa un sourire.
— Bien sûr… ça nous changera les idées
Tous quatre gagnèrent la chambre. Le guidant, ils lui ôtèrent sa robe et le couchèrent sur le lit. Les deux jeunes filles vinrent s’allonger de part et d’autre de lui.
— Ça faisait si longtemps, gloussa Shannon. — C’est comme… au bon vieux temps.
— Le lit est un peu étroit. Teresa, rapproche-toi de Noll.
— Volontiers.
Teresa enfouit son visage contre la poitrine d’Oliver. Malgré la chaleur qui le troubla, Shannon murmura :
— Tu veux que je te raconte une histoire… jusqu’à ce que tu t’endormes ? Les trois souris savantes et leur aventure… ou le long voyage du balai tordu… en quête d’un ami ?
Deux contes qu’elle lui racontait souvent autrefois. Ce souvenir l’enveloppa de douceur ; sa voix apaisa le tumulte en lui, et une somnolence monta.
— …Le balai tordu, souffla Oliver.
— Mm, d’accord. Il était une fois, il y a très, très longtemps, un balai au manche tout courbé…
Sa sœur commença à conter à voix douce. Laissant ses mots le bercer, Oliver s’abandonna au sommeil. Puis il rouvrit brusquement les yeux. Il était assis à une table de la Confrérie, entouré de ses amis en pleine conversation.
— La température du nid est parfaite, et j’ai ajouté une isolation phonique. Comme l’expliquait cet article, j’ai supprimé les feuilles de leur alimentation…
Katie marmonnait tout en griffonnant ses notes. Oliver l’observa, et elle se prit la tête à deux mains en hurlant :
— Arghhh ! Ça ne marche pas ! Quoi que je fasse, les Fouisailles[1] ne couvent pas leurs œufs !
— Ne t’en fais pas, répondit Guy en lui resservant du thé. — Bois un peu et laisse décanter tout ça.
Scène de tous les jours. Oliver regardait en silence. Puis Nanao se pencha sur sa droite pour examiner son visage.
— Tu sembles ailleurs, Oliver. Quelque chose ne va pas ?
— …Nanao…
— Tu as toujours tendance à trop t’en faire, dit Chela avec un sourire en coin, de l’autre côté de la table. — Katie s’en sortira très bien ! Laisse-la réfléchir quelques jours, et elle trouvera quelque chose de génial. Comme toujours.
Un plateau de jeu fut posé sur la table, depuis la gauche d’Oliver.
— Exactement ! C’est pour ça que tu devrais jouer aux Échecs Magiques avec moi !
Yuri Leik, le visage illuminé d’un sourire candide. En le voyant, Oliver sentit une vague d’émotion impossible à nommer. Réprimant des larmes dont il ignorait la cause, il répondit d’une voix tremblante :
— …Oui, Yuri. Pourquoi pas. Ça me ferait du bien.
Yuri s’empressa de disposer les pièces avec un enthousiasme enfantin. Oliver participa, tâchant de rester ancré dans l’instant.
En observant le même rêve depuis les hauteurs, Demitrio scrutait avec attention Oliver.
— Sa vigilance s’est relâchée. Il est temps d’examiner ses souvenirs.
Il se mit à inventorier.
À mesure qu’Oliver s’habituait au rêve, davantage de souvenirs lui devenaient accessibles, et Demitrio les passait minutieusement en revue. Une image après l’autre retraçant les épisodes vécus par Oliver Horn.
Parmi eux, un combat à mort, récent.
— Ainsi donc, c’est lui qui a vaincu Enrico. Les Sherwood, Karlie Buckle et Robert Dufourcq… Ah, elle possédait une puissance certaine, et lui maîtrisait bien les malédictions. De bons choix pour affronter une Dea Ex Machina.
Le combat contre la machine divine était d’une violence extrême. Demitrio le passa en revue dans ses moindres détails, puis creusa plus loin dans le passé pour tomber sur sa première victime.
— Et voici Darius. Un duel pur et simple ? Tu as exploité son arrogance, certes… mais la chance ne t’a pas souri, Darius. Le choc d’un élève de première année maniant une Spellblade… Si tu avais consacré un peu plus de temps à l’art de l’épée, ou un peu moins à l’alchimie, tu aurais pu en obtenir une toi aussi.
Un murmure de regret. Cet homme savait parfaitement pourquoi Darius n’avait pas suivi cette voie.
— J’ai vu leurs principaux membres sur le terrain. Revenons à avant son arrivée ici, voyons son passé…
Mais en voulant avancer, il se heurta à un mur. Tel un mineur arrêté par la roche, il ne parvenait pas à creuser davantage dans le passé.
— …Une barrière puissante. Moins de la prudence qu’un traumatisme à vif. Ces années ont dû être fort pénibles.
Réfléchissant à la cause, Demitrio changea aussitôt de méthode. Il existait plusieurs façons de franchir un blocage mémoriel, l’une d’elles consistait à en changer l’angle d’approche. Les souvenirs scellés sont semblables à des vaisseaux dont la valve bloque partiellement le flux : on ne peut y accéder directement depuis le présent, mais en contournant l’obstacle et en suivant le fil du temps, il devient parfois possible de les atteindre.
— Un léger détour, mais soit. Prenons le long chemin. Revenons à une époque heureuse. Inutile de se presser. Rêve simplement, pendant que nous remontons le fil.
Il ajusta la trame du rêve, et les visions d’Oliver s’y plièrent.
— Oui, c’est bien, encore un peu ! Tu y es presque !
Encouragé par cette voix, il poussa de ses petites mains sur le sol pour se redresser. Sa démarche chancelante n’avait rien d’une marche véritable, mais il avançait malgré tout. Le moment de son premier pas.
L’enfant perdit l’équilibre et tomba dans les bras de sa mère.
— Bravo, mon trésor ! C’est si, si, si, si bien ! Tu l’as fait, Noll ! Non seulement tu t’es levé, mais tu as fait deux pas et demi ! Tu as vu, Ed ? Dans un an, il nous fera des claquettes !
— Ne nous emballons pas, dit son père avec un sourire. — Mais c’est bien, Noll. Bel effort.
L’homme, mince, vêtu d’un simple pull uni et d’un pantalon sobre, les yeux derrière des lunettes carrées. Ses gestes méthodiques trahissaient l’allure d’un professeur. Un homme bien terne pour être l’époux de la légendaire Sorcière aux Deux Lames que l’on surnommait Two-Blades.
En observant la scène se dérouler, Demitrio reconnut ce visage et hocha la tête.
— …Le fils qu’elle a eu avec Edgar ? Elle a donc accouché pendant qu’elle vivait recluse dans cette forêt. Difficile à croire qu’elle ait réussi à le cacher. Elle a pourtant été convoquée plusieurs fois par les chasseurs de Gnostiques alors qu’elle l’élevait.
Quelques années plus tard, le bébé était devenu un bambin. Assis sur les genoux de sa mère, Oliver observait les ingrédients d’alchimie étalés devant lui.
— Ça, c’est une Herbevent[2]. Et ça, un Champirire[3]. Et ça… une Lanterterne[4].
— Très bien ! Et ça ?
— Un oignon. C’est pour le dîner ?
Le garçon éclata de rire à la vue du légume que sa mère tenait entre ses mains.
À côté d’eux, Edgar croisa les bras, pensif.
— Il a retenu tout ça simplement en nous regardant préparer ? Il apprend comme moi. Cela comble bien un père.
— Comment réagir autrement ? Tu es brillant ! Si intelligent ! Mon fils est le meilleur du monde !
Aux anges, Chloe attrapa Oliver et le fit tournoyer dans ses bras. Edgar dut intervenir, aidant le petit garçon étourdi à s’asseoir sur une chaise. C’était son rôle de la tempérer, comme avant leur mariage.
Contemplant cette même scène, Demitrio murmura :
— Il n’est pas aussi démonstratif que Chloe… Il a dû comprendre que le garçon lui ressemblait.
Le temps passa encore. Oliver, désormais plus grand, était assis sur les genoux de sa mère dans le salon plongé dans la pénombre, les yeux rivés sur un homme apparaissant dans un cristal de projection.
— Je suis rentré. Désolé, j’ai eu un contretemps…
— Ah-ha-ha-ha-ha !
Edgar entra, accueilli par des éclats de rire. Il s’approcha, posa son sac et secoua la tête.
— Vous regardez encore les comédies magiques de Mr. Bridge ? Je suis content que vous vous amusiez, mais ce n’est pas vraiment pour les enfants de cinq ans.
— Ha-ha-ha-ha-ha… ! C’est un peu tard pour t’en plaindre ! Il a été captivé dès la première émission ! C’est la main du destin à l’œuvre ! lança Chloe.
Le jeune Oliver pointa le doigt vers l’image.
— Moi aussi, je veux faire des sorts !
— Ah oui ? Eh bien, il va falloir s’entraîner !
— Ch-Chloe ! Pas si vite ! On avait convenu d’attendre le bon moment !
— Oui, le moment où il s’y intéresserait ! Allez, Ed, apporte-le !
Emporté par l’enthousiasme de sa femme, Edgar se dirigea vers une étagère au fond de la pièce et en tira une boîte en bois. Il la tendit à Oliver, qui le regarda, intrigué.
— …Qu’est-ce que c’est ?
— Ouvre-la. Il y a quelque chose de beau à l’intérieur.
Oliver souleva le couvercle comme on lui disait. À l’intérieur reposait une baguette, au bois poli et brillant.
— N’est-elle pas jolie ? Ed et moi avons choisi les matériaux et l’avons taillée nous-mêmes. C’est ta baguette, Noll.
— …
Sa main fut irrésistiblement attirée vers elle. Oliver la prit, la leva et s’immobilisa. Il en oublia même de cligner des yeux.
— Toujours la même chose ! lança Chloe, mains sur les hanches. — Tout le monde réagit pareil en recevant sa première baguette. On se sent si puissant qu’on en tremble ! Pourquoi ça fait ça, d’ailleurs ?
— J’ai entendu dire que c’était… comme combler une pièce manquante. Pour un mage, une baguette est comme une extension de son propre corps.
Bien des mages auraient approuvé ces mots d’Edgar. Il s’agenouilla devant son fils, les yeux à sa hauteur. Le garçon le regarda à son tour.
— Écoute-moi, Noll. Tu viens d’acquérir beaucoup de pouvoir. Et parce qu’il est immense… il peut aussi faire peur.
— …D’accord.
— Tu pourras faire beaucoup de choses avec. Créer du feu, de la foudre… blesser quelqu’un si tu es en colère. Ou même brûler cette maison.
— ?! Je veux pas faire ça !
— Exactement. C’est pour ça qu’il faut toujours réfléchir avant d’agir. Tu vas apprendre beaucoup de magie, et je veux que tu penses toujours à ce qui pourrait arriver quand tu utilises un sort.
— La magie peut créer des choses… et en détruire. Mais il est bien plus difficile de créer que de détruire. Et la plupart du temps, quand on détruit, on ne peut pas réparer. Tu vois pourquoi c’est effrayant ? Réfléchis bien, imagine pourquoi.
Oliver fronça les sourcils, concentré.
— C’est important, ajouta son père. — Tous les mages doivent être capables d’assumer leurs propres sorts. C’est notre responsabilité.
— …Respon…sabilité…
— Exactement. Tant que tu es petit, Maman et moi t’aiderons. Mais en grandissant, tu devras t’en charger seul. Quand tu en seras capable, tu seras enfin un vrai mage. N’oublie jamais ce que je t’ai dit aujourd’hui.
Il lui ébouriffa les cheveux. Chloe s’agenouilla à côté d’eux, souriante. Ses yeux reflétaient une confiance tranquille : tant qu’Edgar serait là, elle n’avait rien à craindre. Une scène de famille emplie de chaleur. L’observant, Demitrio murmura :
— Une éducation tout ce qu’il y a de plus standard. On croirait voir un fils de villageois, pas celui de Chloe.
Un léger sourire effleura ses lèvres. Ce qu’il voyait lui révéla exactement pourquoi ils avaient caché l’existence de leur enfant.
— …C’était précisément ce qu’ils voulaient.
— FLAMMA ! IMPETUS ! TONITRUS !
Plus âgé, Oliver, désormais jeune garçon, s’exerçait dans le jardin sous le regard attentif de Chloe et d’Edgar.
— Bien, bien, tes changements d’élément deviennent plus fluides. Tu progresses, Noll !
— Haah… haah… !
À bout de souffle, Oliver cessa de psalmodier. Un beagle[5] s’approcha de lui, frottant son museau contre sa jambe.
— Doug… toi aussi, tu m’encourages ? D’accord ! Je vais m’accrocher !
Motivé de nouveau, il retourna à ses exercices.
— …Aucune variation selon le type de sort, murmura Edgar. — Il manie tous les éléments avec la même aisance. Et avant d’améliorer ses points forts, il cherche à corriger ses faiblesses… Ce tempérament studieux, c’est encore de moi qu’il le tient.
— Mh-hm. Et alors ? fit Chloe sans détourner les yeux d’Oliver.
Edgar croisa les bras, songeur. Aucun des deux ne remarqua qu’Oliver les observait et écoutait ce qu’ils disaient.
— Il est bien mon fils. Mais… il est aussi le tien. Et pourtant… si calme. Pas de piquant dans son talent. Cette idée ne me quitte pas.
— Ça te déçoit ?
Elle avait pris un ton léger, mais Edgar se retourna vivement vers elle, furieux.
— Non ! Comment pourrais-je ? C’est tout le contraire, je l’aime d’autant plus ! protesta-t-il — C’est juste que… je sais qu’il en souffrira plus tard. Tout le monde le verra comme le fils de Chloe Halford, et un jour, il en prendra conscience lui aussi. J’ai peur qu’il ne sache pas… comment être fier de lui-même.
Edgar se tut. Chloe l’embrassa sur la joue.
— Bien. Si t’avais acquiescé, je t’aurais frappé.
Leur fils accourut vers eux. Une ombre avait plané sur la conversation, et même à son âge, il comprenait qu’il en était la cause. C’est pourquoi il choisit de sourire.
— Maman, Papa, regardez ça !
— Mh ?
— Qu’est-ce qu’il y a, Noll ?
— Je ne suis pas Noll. Je suis un dahlia en colère ! Toujours fâché pour quelque chose !
Il fronça les sourcils. Un jeu, sans doute. Edgar, perplexe, le regarda faire.
— Mais un jour comme aujourd’hui, le soleil est trop agréable… LANARUSAL !
Baguette levée, Oliver lança un sort. Des pétales mal formés apparurent tout autour de son visage, tel un tournesol en pleine floraison.
— Zut, j’ai fleuri sans le vouloir, jura Oliver en gardant son air renfrogné.
C’était une célèbre plaisanterie d’un humoriste magique populaire. Edgar se couvrit le visage d’une main, tandis que Chloe éclata de rire.
— Ah-ha-ha-ha-ha ! Qu’est-ce que c’est que ça ?! Quand as-tu répété ça ?!
— Eh-heh-heh ! Quand vous ne regardiez pas !
— Je ne l’ai pas vu venir ! Viens là !
Débordante d’amour, Chloe attrapa son fils et le serra fort dans ses bras, l’embrassant sur la bouche. Les bras et les jambes du garçon se mirent à battre, et Edgar dut intervenir.
— Ch-Chloe ! Noll ne peut plus respirer !
— …Bwah ! À ton tour !
— Hein ?!
À peine ses lèvres quittèrent-elles Oliver qu’elle se jeta sur Edgar. Tous deux à terre, mère et fils triomphèrent.
— Mon mari ! Mon fils ! Vous me rendez bien trop heureuse, et un simple baiser ne suffit plus ! Comment pouvez-vous être aussi adorables ?! C’en est injuste ! Peu importe combien je vous aime, ce n’est jamais assez !
Elle ouvrit grand les bras et enlaça Oliver. Le garçon, le visage contre sa poitrine, murmura :
— Moi aussi, je t’aime, Maman.
— Argh, il m’achève ! Ed ! Comment peux-tu dire qu’il n’a pas de piquant ? Ton fils est un séducteur-né ! Et un futur comique, en plus !
— …Apparemment, oui. Je retire ce que j’ai dit, admit Edgar, amusé, contemplant Oliver avec le bonheur tranquille d’un père comblé.
— Voilà !
Un bruit métallique retentit : son athamé tomba au sol. Oliver, un peu plus âgé à présent, s’écroula en arrière sur l’herbe.
— …Tu es trop forte, Maman… !
— Ha-ha-ha-ha ! Bien sûr ! Je suis la plus forte du monde ! Reprends ton souffle, et on remet ça !
Chloe brandit son athamé avec enthousiasme, mais Edgar s’interposa.
— Non, ça suffit, dit-il fermement. — Noll, viens revoir les bases avec ton père. Ta mère est… certes forte, mais complètement imprévisible. Pas un modèle à suivre.
— Quoi ?! Vous m’excluez encore ?! Très bien, faites donc ! Moi, je vais jouer avec Doug !
Boudeuse, Chloe appela le chien et s’éloigna. Edgar lui lança une grimace avant de se tourner vers son fils et de reprendre son enseignement. Oliver s’appliqua sérieusement.
— …Désolé, Noll, mes leçons sont ennuyeuses, non ?
— Hein ? Non, pas du tout !
— Tant mieux. C’est une voie différente de celle de ta mère, mais c’est ainsi que je suis devenu fort. Beaucoup d’entraînement, beaucoup d’étude, beaucoup de réflexion… et petit à petit, j’y suis arrivé.
C’était en réalité un aveu de son absence de don naturel. Son fils lui ressemblait, et Edgar en éprouvait une légère culpabilité.
— Travailler dur, c’est difficile, même pour les adultes. Mais… plus tu t’efforces, plus ta force te semble t’appartenir. Comme un bâtiment construit sur des fondations solides : peu importe la force du vent, il ne s’effondrera pas, expliqua Edgar. — C’est ainsi que fonctionne le style Lanoff. Tu es persévérant, il te conviendra bien.
En père sûr de lui, il en était convaincu. Tout en s’exerçant à ses côtés, Oliver dit :
— Moi aussi, j’aime bien le style Lanoff.
— Ah oui ?
— Mh. Il est… très précis. Il y a beaucoup de choses à retenir, mais tout a une raison, et plus on réfléchit, plus ça devient logique. Celui qui l’a inventé a dû y passer énormément de temps, en pensant à la façon d’enseigner. Et à comment éviter que ceux qui l’apprennent se trompent ou s’y perdent…
C’était la meilleure explication qu’il pouvait donner. Il avait déjà l’imagination pour saisir cela, comme son père l’espérait.
— Et c’est beaucoup comme toi, Papa. C’est pour ça que j’aime ce style.
— …!
Edgar lâcha son épée d’entraînement et étreignit son fils. L’élan soudain le surprit.
— …Papa ? On ne peut pas s’exercer si on s’enlace…
— Ahhhh ! Pas juste, Ed ! Tu n’as pas le droit de câliner Noll sans moi !
Chloe surgit en courant, Doug sur les talons, et se joignit à eux. Une étreinte familiale, et Oliver semblait comblé.
Naturellement, tous les jours n’étaient pas heureux. On traversait toujours des périodes douloureuses en grandissant, quelle que soit la tendresse de ses parents.
— …Tous les animaux deviennent froids, une fois morts. C’est triste, n’est-ce pas, Noll ?
La voix de Chloe pesait lourd. Oliver pleurait, serrant le corps de Doug contre lui, la chaleur s’en échappant lentement. Ses efforts pour sauver le chien avaient échoué. Il avait commis une erreur, et cette vie en était le prix. Une perte irréparable.
Il avait reçu sa baguette, appris ses premiers sorts, commencé l’alchimie. Tant de choses qu’il pouvait désormais accomplir et c’est là que commence l’orgueil des jeunes mages. Quand le chien était tombé malade, ses parents avaient observé ses symptômes et décidé d’attendre que son corps guérisse de lui-même. Les soins non urgents pour les êtres non magiques, humains ou animaux, se pratiquaient de préférence sans recourir à la magie.
Mais Oliver n’avait pas attendu. Voulant soulager la souffrance de son ami, et sachant que les mages en avaient le pouvoir, il avait préparé lui-même une potion avec ses connaissances limitées. Il n’y avait qu’une trace de poison dans les ingrédients. Il en avait goûté une gorgée pour en vérifier l’innocuité. Mais ce chien n’était même pas une bête magique. Bien plus fragile qu’il ne l’avait cru.
— …J’étudierai… plus dur… ! Je ne confondrai plus jamais les herbes ou les champirires !
— C’est une bonne idée. Nous étudierons tout ça ensemble, dit Edgar, assis à côté du garçon en larmes.
Ni lui ni Chloe, debout derrière, ne le touchèrent. Aussi fort qu’ils en eussent envie, ils savaient que leur chaleur ternirait cette leçon.
— Souviens-toi de la froideur de son corps. Grave-la dans ton cœur et ne l’oublie jamais. C’est le dernier cadeau que Doug t’a laissé. La plus précieuse leçon que ton premier ami t’ait transmise.
Cette grande perte grava en Oliver le sens des responsabilités d’un mage.
— Pfiou, j’ai bien transpiré ! On doit se laver, Noll !
— M-mm…
Ils s’étaient entraînés à l’épée sous le soleil d’été, et Chloe l’entraîna aussitôt sous la douche. Il était désormais assez grand pour en être gêné, et resta donc dos tourné, refusant de regarder sa mère nue.
— Quoi, tu as honte, maintenant ? Trop grand pour ça ? Tu ne veux plus te doucher avec Maman ?
— …Non, c’est juste que… bafouilla Oliver.
L’eau jaillit de la douche au-dessus d’eux, trempant Chloe.
— Ouah, c’est froid ! Les élémentaires se surpassent ! Encore dix degrés de moins !
Le flot rafraîchissait rapidement son corps échauffé. Pendant tout ce temps, Oliver restait dans un coin, le regard baissé. Ce n’était ni la pudeur ni la gêne, mais une forme de crainte révérencieuse. Plus il progressait comme mage, plus son instinct lui soufflait qu’il ne devait pas poser les yeux à la légère sur un corps aussi parfait et mystérieux que celui de Chloe Halford.
Elle rit doucement. Peut-être l’avait-elle compris. Elle se tourna vers lui, ouvrant les bras comme pour s’exhiber.
— Vas-y, admire, Noll. C’est le moment.
Hésitant, il leva enfin les yeux. Son regard fut happé par sa silhouette.
Déjà l’incarnation même de l’idéal du mage, cette frêle sorcière voyait encore sa puissance croître. Chaque parcelle de sa peau, chaque muscle de son corps était d’une beauté sans égale. Il en eut le souffle coupé.
— …Tu es belle, Maman, laissa-t-il échapper.
— Ouh ! Tir en plein cœur !
Chloe rougit et le saisit par les mains, l’attirant sous la douche. Ils jouèrent dans l’eau jusqu’à ce qu’Edgar entre, serviette à la main, pour chacun d’eux.
Une nuit, Oliver somnolait sur le canapé, après une journée d’entraînement et une soirée d’étude.
— Alors, cette réunion ?
— Hm… honnêtement, pas terrible.
Les yeux à moitié clos, il écoutait ses parents parler. Chloe venait de rentrer.
— Je ne m’attendais pas à ce que ce soit facile de les convaincre. Mais j’ai l’impression que leurs attitudes ont changé. Peu importe ce que je dis, ils prennent ça comme si je parlais au nom du mouvement pour les droits civiques. J’ai pourtant jamais prétendu en faire partie…
— Ton charisme te dessert, dans ce cas, soupira Edgar. — Mais ce n’est guère surprenant, n’est-ce pas ? Entre ton influence dans le mouvement et ton talent reconnu de chasseuse de Gnostiques, tu pourrais aisément bouleverser le monde magique si tu le voulais. Les conservateurs vont forcément s’inquiéter de la manière de te contenir.
Oliver les avait souvent vus ainsi, l’air accablé. Même à moitié endormi, cela le rendait anxieux.
— Et nous avons déjà mis beaucoup de poids sur les épaules d’Emmy, en la chargeant des négociations. Rien que ça rend cette impasse douloureuse. Il est peut-être temps de lui parler d’Oliver ?
— J’aimerais… Mais vu ce qu’elle ressent, je crois qu’on devrait attendre. Elle est déjà plongée jusqu’au cou dans des discussions délicates. Je ne veux, disons-le comme ça, lui retirer le sol sous les pieds ni… la voir peiner à donner sa bénédiction.
Chloe était rarement aussi hésitante. C’était un visage d’elle qu’Oliver ne connaissait pas. Il ignorait de qui ils parlaient, mais voyait bien leur inquiétude et cela le terrifiait.
— …Je sais que j’en demande beaucoup, mais je ne veux pas qu’Emmy se retourne contre Noll. Je veux qu’elle l’aime. Et je veux que Noll l’admire, qu’il la voie comme une grande sœur.
— …Si seulement.
— Oui, ce n’est pas si simple. Mais… tu me connais, Ed. Je suis gourmande. Je veux tout.
Elle lui adressa un sourire triste et passa ses bras autour de lui.
— Ce n’est pas parce que tu es un homme que je t’ai choisi, dit-elle doucement. — Mais maintenant que nous avons Noll, elle ne le verra pas ainsi. J’aurais beau m’épuiser à lui expliquer, elle restera convaincue que son genre est la raison pour laquelle je ne l’ai pas choisie. Et je le sais, Emmy prendra cela comme un rejet pur et simple.
Oliver était encore trop jeune pour saisir toute la complexité de ce problème. Voyant Edgar se taire, Chloe ajouta :
— Alors, quand on lui dira, je veux que ce soit un moment rempli de positivité. Avant qu’ils ne se rencontrent, je veux qu’Oliver ait la tête pleine de tout ce qu’il y a de merveilleux chez elle. Qu’il arrive les yeux brillants. Et que je puisse dire : « Ce garçon extraordinaire que nous avons eu n’a que du respect pour toi, avant même de te connaître. Il t’aime comme déjà comme une sœur. » C’est le minimum pour un heureux dénouement. C’est ainsi que Noll et Emmy devraient se rencontrer.
Chloe semblait presque supplier. Edgar lui sourit doucement.
— Je comprends… Mais on fait peser beaucoup sur Oliver. D’abord, il faut qu’il devienne vraiment exceptionnel.
— Oh ? Tu en doutes ? Il ne l’est pas déjà ? Tu ne vois pas ce visage endormi ? Tu veux que je te le remette sous les yeux à coups de gifles ?
— Non, non ! Je me suis mal exprimé ! Pas le retour de la Championne de la bagarre !
— Ha ! Je n’ai jamais raccroché les gants. Tu verras : un jour, je collerai mon poing en plein dans la figure de cette vieille rabat-joie de Gilchrist ! Ça lui apprendra, à cette fanatique de l’anti-athaméisme !
Chloe fit quelques coups dans le vide en riant, tandis qu’Edgar reculait prudemment.
Ah, pensa Oliver en sombrant dans le sommeil. Les voilà redevenus eux-mêmes.
Et, apaisé, il s’endormit à poings fermés.
— Ed ! Prends Oliver et fuit ! Maintenant !
Chloe défonça presque la porte en entrant, déjà en train de hurler. Edgar, qui apprenait à leur fils à tenir sa baguette, bondit sur ses pieds.
— Qu’est-ce qui se passe, Chloe ? Les négociations ont capoté ?
— Ça n’avance toujours nulle part ! Mon instinct me hurle qu’ils approchent ! Je sais pas qui ni quand, mais ils me tombent dessus. On peut pas rester ici ! J’ai dit à Emmy de se cacher, elle aussi.
L’urgence palpable dans sa voix fit hocher la tête d’Edgar. Il prit leur garçon encore hébété et le serra contre lui.
— Bien. J’emmène Noll chez tes parents. Quel est ton plan ?
— Accueillir nos « invités ». Si je fuis, ils me rattraperont.
Chloe se préparait déjà au combat. Son athamé ne quittait jamais sa ceinture. Oliver nota cela d’un coup d’œil, comprenant instinctivement la gravité de la situation. Sa mère allait se battre, rien de plus, rien de moins.
— …Maman… !
Voyant l’expression sur son visage, Chloe s’avança et le serra dans ses bras.
— T’inquiète pas, Noll. Comme je te l’ai dit, ta mère est la plus forte du monde. Les chasseurs de Gnostiques peuvent envoyer toute une escouade sur moi, je les balayerai comme de la poussière, lui assura-t-elle. — Ma famille peut être un peu pesante, mais ça ne durera pas. Quand je reviendrai, on fera des pancakes. Beaucoup de sirop et de beurre. Tellement que Ed va nous gronder.
Elle le regarda droit dans les yeux pour calmer ses peurs. Oliver lui rendit son étreinte.
— …J’attendrai, Maman.
— Merci. Je t’aime, Noll.
Elle l’embrassa sur la joue, et en voyant cela, Demitrio comprit la vérité.
— …Oh. Cette nuit-là.
Edgar quitta la maison avec son fils dans les bras. Leur fuite fut longue ; Oliver sentit son père choisir leur route avec un soin extrême. Parfois ils usaient même de déguisements ou de sorts de transformation. Il fallut presque midi le lendemain avant qu’ils n’atteignent la demeure familiale de Chloe, le domaine Sherwood. Un manoir si vaste que les yeux d’un petit garçon n’en saisissaient pas les limites.
— Bienvenue, tous les deux ! Vous devez être épuisés. Entrez !
Ils firent connaître leur arrivée au garde de la grille et la porte s’ouvrit bientôt : un couple âgé au visage jovial vint les saluer. Dès qu’ils mirent le pied dans la propriété, Oliver sentit une oppression sinistre dans l’air ce qui augmenta encore sa peur. Son père avait la même mine sombre.
On les conduisit au bâtiment principal, vraisemblablement la résidence centrale.
— Oliver aura probablement besoin d’enfants de son âge. Gwyn, Shannon, votre cousin est venu nous rendre visite. Jouez avec lui, d’accord ?
Une rangée de domestiques les accueillit à l’intérieur, ainsi qu’un garçon sérieux et une fille à l’allure bien douce. Oliver comprit en un instant qu’ils étaient ses cousins.
— …Je suis Gwyn. Enchanté, Oliver.
— Moi c’est…Shannon. Amusons-nous bien.
— Oui. Tout le plaisir est pour moi.
N’osant pas trop le montrer, il inclina la tête, nerveux. Ce qui fit glousser la vieille dame.
— Oh la la, quel garçon bien élevé ! On ne croirait pas qu’il est d’elle.
— Vous devez lui avoir bien appris, Edgar. Allez vous reposer à l’arrière. Tu fumes la pipe ?
— Non, plus maintenant, mais merci.
Edgar déclina poliment. Chaque geste de son père disait à Oliver : ici on ne baisse pas la garde.
Compte tenu de la gravité et du périple, l’accueil resta bref. On le logea dans une chambre d’invité. Son père lui recommanda de se reposer, mais même si l’atmosphère avait été moins lourde, Oliver n’aurait pas fermé l’œil.
— …Elle n’est toujours pas revenue ?
Il était collé à la fenêtre, le regard fixé sur la nuit. Incapable de dormir, il était resté là depuis le jour. Edgar ne supporta pas davantage.
— Ne t’inquiète pas pour Maman, dit-il. — Viens ici, Noll.
Oliver quitta la fenêtre et se blottit contre son père. Il avait peur, mais son père devait le protéger, et il devait être encore plus terrifié. Même à cet âge, il pensait aux sentiments des autres.
— Ah…
Il le sentit.
— ? Qu’y a-t-il, Noll ? fit Edgar en fronçant les sourcils.
Oliver se détacha, courut vers la fenêtre.
— Maman est là.
Ses yeux étaient rivés vers l’extérieur, puis Edgar aperçut ce qu’il regardait et s’étrangla. Chloe. À demi-visible, pâle et translucide, prête à se dissiper au prochain souffle de vent.
— Non…
La voix d’Edgar trembla. Devant eux, le corps éthéré poussa un cri muet.
— Ah…ah…
Oliver resta figé. La Chloe éthérée vint vers lui. Ses bras diaphanes l’enlacèrent et elle sourit, soulagée d’être rentrée.
— Ed… Noll…
Puis elle s’évanouit complètement. Comme le dernier souvenir d’un rêve.
Ni Oliver ni Edgar n’osèrent prononcer un mot. Après un long silence, des pas résonnèrent dans le couloir.
— Edgar, êtes-vous réveillé ? Shannon a senti un corps éthéré entrer dans votre chambre ! Y a-t-il quelqu’un avec vous deux ?!
La voix du vieil homme, suivie d’un coup sec à la porte. Tout passa pour Oliver par une oreille et sortit par l’autre.
— …Elle est partie…
Les bras de sa mère l’avaient tenu un instant. Le souvenir de cela demeurait. Oliver se tourna vers son père, encore incapable de comprendre.
— …Papa… qu’est-il arrivé à Maman… ?
Quand Edgar se reprit suffisamment pour raconter, l’ambiance au manoir Sherwood changea du tout au tout. On était passé d’un état d’alerte à une préparation de guerre.
— On n’a pas de nouvelles d’elle pendant des années, et voilà qu’elle revient en fantôme. Comme toujours, fidèle à elle-même jusqu’à la fin.
Les adultes se rassemblèrent dans le salon. Oliver resta dans un coin, entre Gwyn et Shannon. On employait des mots qui lui échappaient, mais il fit de son mieux pour suivre.
— Edgar, que savez-vous exactement de ce qui s’est passé ? Elle a pu être rebelle, mais ma petite-fille était un vrai prodige. Qui aurait pu avoir raison d’elle ? On ne l’aurait pas vaincue aisément.
— …J’en sais des bribes, dit Edgar. — Pas l’identité des assaillants, seulement qu’il s’agit sans doute d’ennemis déterminés.
— Elle n’a rien dit ? Même son esprit ?
— …De ce que j’ai entrevu, son éther était en lambeaux. Il n’a tenu forme que quelques secondes. Le fait qu’il soit parvenu jusqu’à nous… relevait du miracle.
La voix d’Edgar trembla. Pour interrompre la pluie de questions, Gwyn prit la parole :
— Grand-père, ça suffit pour aujourd’hui. Edgar est en deuil.
— Je sais ! Mais nous ne pouvons rien faire sans connaître notre ennemi. Avec les éléments dont on dispose, que pouvons-nous faire de plus ?
Le vieil homme réfléchit, le menton appuyé sur la main, puis son regard se porta sur sa petite-fille.
— …Son âme est-elle toujours liée au garçon, Shannon ?
— …Oui. Elle le tient serré… n’arrive pas à lâcher… comme une étreinte.
Conscient de la réaction d’Oliver, Shannon répondit. Le vieil homme fut moins hésitant.
— Tu peux interroger l’âme toi-même. Commence l’opération.
— Mais cela voudra dire que…!
— Attends, Grand-père ! s’écria Gwyn. — On ne peut pas décider à la légère. Oui, Shannon peut le faire. Mais réfléchissons aux conséquences. L’âme de Chloe est liée à Oliver. Si elle se relie à l’éther pour en tirer des informations, tout sera renvoyé au garçon.
Edgar poussa un cri d’effroi. Le vieil homme le considéra d’un air perplexe.
— Je ne vois pas où est le problème. Ou voulez-vous que cet enfant vive toute sa vie sans savoir qui a tué sa mère ?
Edgar se leva d’un bond et se mit à genoux, suppliant.
— S’il vous plaît, pas ça. Noll est trop jeune ! Il n’est pas prêt à affronter ce qui lui est arrivé.
Un silence tomba. Le vieil homme croisa les bras.
— L’amour d’un père. Oui… je peux comprendre.
Puis il posa la main sur l’épaule d’Edgar, un sourire mi-doux mi-impitoyable.
— Mais, Edgar, tu oublies ceci : la mort de ma petite-fille est une crise. Elle menace la survie même du clan Sherwood.
Sur ces mots son expression changea : celle d’un mage prêt à piétiner les cœurs pour son dessein. Edgar laissa échapper un petit cri.
— À la lumière de cela, vous insistez ? grogna le vieil homme. — Bien que vous ne soyez que le gendre ?
— !
Les paroles tombèrent comme un couperet, réduisant au silence toute objection. La cruauté était évidente : Edgar n’avait pas le sang Sherwood, et, avec la mort de Chloe, son rang avait perdu toute valeur aux yeux de ce patriarche. En réalité, étant donné que sa petite-fille avait introduit un sang étranger sans autorisation, il n’avait sans doute jamais eu droit au moindre égard.
— …Je…ça ira.
La voix d’Oliver fit se retourner tout le monde, surpris. Il ne supportait pas que le vieil homme malmène son père. Mais plus encore, il tenait à savoir. S’il existait un moyen d’obtenir des réponses, il était prêt à le saisir.
— Je ne comprends pas… les parties difficiles. Mais Shannon peut parler à Maman, non ?
Il avait retenu cela. Il se tourna vers la cousine qu’il venait de rencontrer.
— Alors, je veux entendre ça aussi. Que lui est-il arrivé ? Que s’est-il passé pendant mon absence ? Je… veux connaître la vérité.
Shannon avala sa salive et le vieil homme sourit. Il lança un regard glacial à Edgar.
— Vous avez un bon fils, Edgar. Il sait mieux que vous ce qu’il faut faire.
— Ne fais pas ça, Noll ! Tu ne peux pas…
— ALTUM SOMNUM !
Alors qu’Edgar tentait encore de s’opposer, le vieux mage planta un sort sur sa poitrine et il s’effondra, inconscient. Oliver poussa un cri et se jeta vers lui.
— Papa !
— Ne t’inquiète pas, dit le vieil homme. Il dort. Je le réveillerai après. Allons-y.
Sans un regard pour le corps d’Edgar, tous s’activèrent. Ébranlé, Oliver sentit la main du vieil homme se poser sur son épaule ; ses yeux se plantèrent dans les siens.
— Tu es un brave garçon, Oliver. Ça peut être dur pour un enfant. Mais tiendras-tu bon ?
Oliver sut que la réponse ne pouvait être que « oui ».
On l’ordonna d’abord à se purifier longuement dans le bain. Une fois fait, on lui fit boire un verre d’un liquide vert d’une âpreté telle que la première gorgée lui fit tousser. Une liqueur herbacée puissante.
— Le corps du garçon est purifié ; commençons. Approche, Shannon.
— …Ugh…
On conduisit Oliver dans une autre pièce et le fit asseoir au centre. La vieille dame invita Shannon à s’asseoir, mais la cousine se figea.
— Hésitante ? Tu as bon cœur. Ceux qui portent une forte composante originelle le sont toujours. Mon frère l’était jusqu’à la fin.
La vieille sembla émue, puis serra l’épaule de Shannon d’une main ferme.
— Mais tu ne peux refuser. Mon frère n’a pas pu non plus. C’est ton devoir.
L’intensité fit frissonner Shannon. Incapable d’en supporter davantage, Oliver prit la parole.
— Shannon… je vais bien.
Qu’allaient-ils lui faire ? Qu’est-ce qui se passait ? Ces questions faisaient peur, mais rien n’égala son besoin de savoir ce qui était arrivé à sa mère. Shannon n’avait plus de raison de refuser. Elle hésita longuement, puis sortit sa baguette, la posa sur la poitrine d’Oliver, et prononça le sort.
— ANIMAE NEXUM !
Sa vision se brouilla et fut remplacée par un déluge de souvenirs jaillissant de l’âme de sa mère.
— Je suis impressionné que tu aies survécu. Mais nous savons tous les deux que lutter est inutile.
Oliver revécut les derniers instants désespérés de Chloe. Dans une forêt obscure, le sol bouillonnait, incandescent. Des sorciers attaquèrent en piqué.
— Ahhh, quelle cruauté de me découper comme ça. Je me sens seule, si seule ! Laisse-moi m’unir à toi !
D’énormes griffes surgissaient de l’obscurité. Une brume maudite, une voix comme celle d’un mouton étranglé.
— Alors c’est toi qui es chargée de maintenir la lumière ? Sacré honneur, vieille peau !
— …
Une lune pleine, fausse, brillait au-dessus. La silhouette d’un golem gigantesque baignait dans cette pâle clarté. Un rire dément s’éleva.
— Kya-ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha !
— ■■■■. Stop.
Une incantation inaudible la frappa durement. La situation était critique, mais l’esprit de sa mère ne céda pas.
— Par ici !
Une unique lueur dans la noirceur et Chloe se précipita vers elle. Soulagement et joie l’envahirent. Elle ne douta jamais qu’une jeune femme viendrait la sauver.
— Emmy… ?
Elle ne vit pas la trahison arriver. Un coup porté dans le dos, perçant sa poitrine. Une voix dans l’oreille.
— Je suis désolée… C’était ma seule option…
Pourquoi, se demanda Chloe, le doute l’assaillit. Mais son véritable cauchemar ne faisait que commencer.
— On l’a poignardée dans le dos ? Beau tour, si vous pouvez vous le permettre.
En se penchant depuis le bas, elle vit ceux qui se tenaient au-dessus d’elle, au fond de la caverne. La blessure au cœur était fatale : on n’avait fait que le strict nécessaire pour prolonger sa vie, la laissant prostrée. Incapable de répondre, incapable de bouger.
— Kya-ha-ha-ha-ha ! Même Chloe ne l’avait pas vu venir !
— Oui, elle t’a toujours, toujours, toujours chérie.
Le sarcasme de Baldia glissa entre les rires du vieil homme.
— Le reste… selon l’accord ? dit une voix plate.
Le traître acquiesça et s’évanouit dans les ténèbres.
Le philosophe hocha la tête et sortit sa baguette.
— Alors commençons. Je n’ai guère de goût pour cette tâche, mais qui commence ?
— Permettez-moi.
Un homme s’avança, le torse arrogant et le regard dangereux. Il lorgna Chloe de haut.
— Pitoyable spectacle, Chloe. Dans ta confiance, tu n’as jamais imaginé finir ainsi, étalée à mes pieds.
Un sourire tordu, il brandit sa baguette.
— DOLOR !
Des douleurs violentes secouèrent Chloe de l’intérieur. Si Shannon n’avait pas modulé les retours sensoriels, Oliver aurait hurlé et tout se serait évanoui. Mais la bonté de sa cousine lui permit de tenir. Elle le soutint jusqu’au bout.
— Tu étais un fléau ! rugit Darius. Je t’ai toujours, toujours, toujours, toujours haïe ! DOLOR !
Une autre malédiction de douleur fut jetée. La tirade de Darius continua :
— Ce rictus méprisant ! Ces remarques sarcastiques ! Cette lame incomparable ! Elles s’imprimaient sans cesse dans mes yeux ! Je te haïssais, mais je ne pouvais détacher le regard ! DOLOR !
— Tu comprends maintenant ? Est-ce que tu comprends ? Être dans le même univers que toi n’a été que supplice ! Que tu fronces les sourcils ou que tu souris, que tu insultes ou que tu complimentes ! Chaque fois que tu as relevé mon moral, cela m’a fait me détester davantage ! J’ai rêvé de te tuer ! De te torturer sans fin ! DOLOR !
— Ne me compare pas à Luther ! Moins encore pour le mettre au-dessus de moi ! Je… je ne suis pas comme ce crétin obsédé de la lame ! Je suis né pour guider les imbéciles vers leur élévation, sous ma baguette ! Je connaissais mon devoir, je ne pouvais pas perdre mon temps dans des rixes sauvages ! Ah, pourquoi ne voulais-tu pas écouter ?! Lui n’avait aucun talent, il pouvait bien rester un idiot ! Mais ne me demande pas d’en faire autant ! Ne me force pas à le vouloir ! Ne reste pas là, à briller devant moi comme un phare ! DOLOR !
Un flot sans fin de malédictions, le sorcier se perdit dans sa propre torture. Les autres observaient et riaient.
— Kya-ha-ha-ha ! Si jeune ! Un amour si pur, sans le moindre vernis !
— Heh-heh-heh, je suis sûr qu’elle les couvait tous les deux, Lu et Darry. Elle n’a jamais vu ce que ça leur faisait. Une bénédiction pour Lu, une malédiction pour Darry.
Quand sa rage tourna en rond, la torture de l’homme prit fin. Non par lassitude, mais parce que la fureur même l’avait épuisé.
— …Haah, haah… haah… !
— C’est bon là. Cette petite fête n’est pas que la tienne.
Une femme au visage dur le repoussa et prit sa place.
— Salut. J’suis pas aussi obsédée que ce type, t’inquiète. On s’est croisées quelques fois quand on était étudiantes, et tu m’as aussi filé un coup de main. On est quittes. J’ai pas de rancune. Mais quand même…
Le dernier reste de douceur quitta son visage, et elle agita sa baguette.
— Savoir qu’il existe quelqu’un de plus fort que moi, ça m’horripile. DOLOR !
Trente sorts de douleur, lancés à intervalles réguliers. Quand sa torture prit fin, elle recula et une silhouette féminine faite de malédictions prit sa place.
— À moi, maintenant ! Heh-heh-heh… Ton esprit est encore là ? Tu te souviens de moi ? C’est Baldia ! Baldia Muwezicamili ! ricana-t-elle. — Tu étais venue me parler plusieurs fois à Kimberly. Une misérable petite fille maudite, et pourtant tu t’étais comportée avec moi comme avec n’importe quelle élève. Quand Vana et moi on t’a provoquée, tu n’as pas hésité à me frapper à mains nues. Je n’ai jamais été aussi surprise !
Baldia s’assit près de Chloe, se penchant vers elle.
— Tu ne faisais pas de distinction. Tu regardais tout le monde de haut. Et ça, je t’ai touuuuuuujours détestée pour ça. Les gens comme nous appartiennent à l’ombre et à la boue et je haïssais ta façon de venir y semer ta lumière. Alors maintenant ? Je suis absolument ravie ! Parce qu’enfin, je peux t’entraîner avec moi, dans les ténèbres. Heh-heh… Il ne me reste qu’à t’y accueillir ! DOLOR !
Une torture insidieuse, étirée, presque caressante. Contrairement au premier homme, elle ne se pressait pas, savourant la souffrance accumulée. Après trente-deux sorts, elle recula à son tour, et un petit vieil homme s’avança.
— À moi ! Comment te sens-tu, Chloe ? Je suis navré que nous en soyons là ! Tu étais un cauchemar en classe, mais chaque fois que tu pulvérisais un golem, je trouvais une nouvelle manière de l’améliorer ! Je vivais pour ça ! Tu sais ce que ça fait ? Je piétine aujourd’hui la raison même de mon existence !
À ces mots, toute émotion quitta son visage. Il devint aussi froid qu’un bloc de marbre.
— Aussi frustrant que ce soit, telle est la voie de la sorcellerie. DOLOR.
Vingt sorts impassibles mirent fin à la torture d’Enrico.
— À ton tour, Gilchrist, grogna Vanessa. Je te déconseille de passer en dernier. — On finirait par douter de ta loyauté.
— …
Sous son regard implacable, la vieille sorcière se redressa et avança. Ses yeux se posèrent sur Chloe.
— Tu as encore la vue, Miss Halford ? Je ne ferai pas d’excuses. Maudis-moi autant qu’il te plaira.
Elle posa la pointe de sa baguette sur la poitrine de sa cible.
— Je te dirai ceci. Tu étais vulgaire, grossière et insolente. Aux antipodes du mage idéal que j’enseigne. Même tes sorts étaient si bâclés que j’en avais mal aux yeux…
Elle s’interrompit, ses lèvres tremblant, incapable de retenir la suite.
— Mais ta lame seule… je n’ai jamais pu la mépriser. DOLOR !
Trois sorts, lancés comme par devoir. Son tour terminé, le philosophe s’avança.
— À toi de conclure, Aristides. Fais tomber le rideau.
— …Soit.
Poussé par l’insistance de la femme au regard mauvais, il leva sa baguette.
— À ce stade, il n’y a plus grand-chose à dire. Simplement… aucun de nous n’a été capable de te suivre dans ta voie. Et je trouve sincèrement cela regrettable, dit-il. DOLOR !
Vingt sorts lancés d’un ton froid, et les six bourreaux eurent fini. Demitrio observait tout cela, deux couches profondes dans la mémoire.
— …Ce fut l’œuvre du diable, même si elle fut de ma propre main.
Il se condamna lui-même. Quand le silence retomba dans la caverne, tous les regards se tournèrent vers les ténèbres du fond.
— C’est fini ! Viens, Esmeralda. C’est ta fête.
La sorcière sortit lentement de l’obscurité : celle qui avait trahi Chloe, celle qui l’avait frappée dans le dos.
— Tu l’as trahie. Nous l’avons torturée. Tout selon le plan. Maintenant…
— Je sais.
Elle s’agenouilla et prit le corps de Chloe dans ses bras. Son regard se leva vers la voûte, ses lèvres s’entrouvrirent, révélant des crocs. Quatre dents, bien trop longues pour un être humain, s’enfoncèrent dans la gorge de Chloe.
— Oh…
— Pfiou.
Sa gorge frémit en avalant. Elle buvait le sang de Chloe. Mais tous savaient instinctivement qu’elle drainait autre chose en même temps. La dernière lueur quitta les yeux de Chloe, et son cœur cessa de battre. Les bras de la femme se resserrèrent jusqu’à faire craquer les os du cadavre.
— Quel spectacle, ricana Vanessa. — Alors ? Quel goût ça a ? L’âme de la femme que tu aimais ?!
La femme leva les yeux. C’était désormais sa mémoire, le visage que Demitrio connaissait trop bien : la sorcière qui deviendrait le sommet du monde magique.
— Vous ne saurez jamais.
— Ah…
À ce souvenir interminable succéda un long sommeil et Oliver se réveilla dans son lit. Edgar était assis à son chevet, tenant la main de son fils.
— Noll ! s’écria-t-il, le serrant dans ses bras. — Tu es revenu parmi nous ? Oh, Noll… Noll !
Shannon se tenait à ses côtés, les yeux rouges de larmes.
— Désolée, dit-elle. — C’était… si horrible. Je suis désolée… de t’avoir montré ça…
Oliver n’eut pas le temps d’en entendre plus. La nouvelle arriva jusqu’au vieux Sherwood, qui se présenta aussitôt.
— Tu es réveillé, Oliver ? Tu as dormi trois jours. Même moi, j’ai fini par m’inquiéter !
Il écarta Edgar et s’assit au bord du lit.
— Alors, dit-il. As-tu vu les visages des meurtriers de ta mère ?
Son regard glacé se planta dans les yeux de son arrière-petit-fils. Oliver n’eut pas à chercher ses mots.
— Oui. Et je ne les oublierai jamais.
Sa voix seule exprimait toute sa résolution. Le vieil homme sourit.
— …Ils ont pris la moitié de son âme, n’est-ce pas, Shannon ?
— …Mh. Comme… ce que je fais, mais… très, très différent…
Shannon parlait avec certitude. Le vieil homme prit un air grave.
— …Esmeralda Catena Draclugh. Je la prenais pour une suiveuse sans importance de ma petite-fille alors je l’ai laissée tranquille, mais quelle erreur manifeste. Son deuxième nom signifie « chaînes », signe d’une lignée corrompue. Mais je n’aurais jamais cru qu’elle avait ressuscité les pouvoirs des vampires.
Il se leva et s’approcha de la fenêtre.
— Mince consolation : ils ignorent presque tout de nous. Ce n’est pas ainsi qu’on traite une âme. Son absorption ne lui servira pas d’interrogatoire. La personnalité, les souvenirs, tout cela est trop fragile. Une telle ingestion les aura déchirés.
Il parlait le dos tourné. Oliver ne saisissait pas tout, mais écoutait attentivement.
— Pire encore, elle a peut-être volé quelque chose de plus fondamental : les aptitudes fixes d’une âme. Ce que nous appelons plus communément les dons d’âme, typiquement ce qui lui a valu le surnom de Two-Blades, les Deux Lames.
Edgar baissa la tête. Il devait affronter directement ce qu’il avait perdu, ce qu’on lui avait arraché.
— Contrairement à Shannon, le sang des Originels était en quantité faible chez elle. Elle n’a donc pas hérité de notre secret suprême : la fusion d’âme. Et même si elle l’avait eue, je doute qu’une race aussi corrompue que les vampires puissent la reproduire, déclama le vieil homme. — Quoi qu’il en soit, notre voie est claire : elle doit mourir. Tous ceux qui ont trahi et torturé ma petite-fille doivent périr. Et plus encore, la race des vampires doit être éradiquée. L’existence même de cette aberration est une insulte aux Originels. Traiter le joyau au cœur d’un être humain de la sorte ? C’est intolérable.
Il se détourna de la fenêtre. Ses lèvres se tordirent en un rictus chargé de haine, les rides autour de ses yeux accentuant ce sourire démoniaque.
— Et surtout… ils pensent que cet outrage a mis fin à la mission que ma descendante rebelle s’était vouée à accomplir. Cela, je ne le permettrai pas.
Il pouvait bien invoquer les liens du sang : Oliver voyait clair. Ce qui importait au vieil homme, et donc à tous les Sherwood, c’était cette mission.
— Nos ennemis sont redoutables. En dehors du vampire, les six autres ne sont pas moins dangereux. Et la sorcellerie des Sherwood n’est guère tournée vers le combat. Notre priorité doit être l’acquisition de la puissance.
Son regard se posa de nouveau sur Oliver.
— Et c’est là que tu interviens, Oliver.
— A-attendez ! Quel rapport avec Noll ?! s’écria Edgar en s’interposant.
— Vous ne comprenez pas ? soupira le vieil homme. — Son âme a été déchirée, mais miraculeusement, la moitié est revenue à son fils. Comment pourrions-nous gaspiller un tel prodige ?
Aucune considération pour le père. Seule comptait sa logique froide.
— Le principe est simple. Ils ont acquis leur force par des moyens impurs — nous la gagnerons légitimement. En tant que chef de cette famille, Oliver, je t’ordonne de tenter une FUSION D’ÂME.
Une proclamation solennelle pour un ordre funeste. Edgar chancela.
— vous voulez dire…, souffla Oliver.
— Tu as compris ? Exactement. Fais tien le pouvoir de l’âme de Chloe. Ne me dis pas que tu n’en as pas envie. L’âme de ta mère, unie à la tienne, que rêver de plus ? Ma petite-fille t’est revenue sous forme de spectre, et seul cela lui offrira le repos.
Edgar ne put contenir plus longtemps sa colère.
— Non ! Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ?! Vous-même avez appelé l’âme le joyau au cœur de l’homme ! Comment pouvez-vous vouloir la manipuler chez un enfant pour la façonner à votre gré ?! C’est monstrueux ! Même s’il s’agit de l’âme de sa mère, je ne peux…
— PROHIBERE !
Le sort coupa court à ses mots. Figé, Edgar vit le vieil homme le toiser.
— Silence, être reproducteur. Je m’adresse à mon arrière-petit-fils, lui seul porte mon sang.
Le regard du vieil homme se reporta sur Oliver. Le garçon, n’osant fuir ses yeux, répondit du mieux qu’il put.
— …Si je fais ça, je deviendrai… plus fort ?
— Oui. Tu hériteras de l’âme de ta mère et seras fort comme elle.
— Et si je suis fort comme elle… je pourrai vaincre ces gens ?
— Sans aucun doute. Sais-tu pourquoi ils ont dû se liguer à six pour la tuer ? Parce qu’ils craignaient plus que tout sa force.
Une réponse parfaite. Et après tout ce qu’il avait vu, Oliver n’avait plus le choix.
— Je le ferai. S’il vous plaît… laissez-moi faire.
Ses paroles résonnèrent aux oreilles d’Edgar au moment où le sort se dissipa. Il reprit son souffle.
— N-Noll… non ! Si tu choisis cette voie… !
— Comme vous êtes aveugle, Edgar. Regardez les mains de votre fils.
Le vieil homme arracha la couverture.
— !
La mâchoire d’Edgar se décrocha. Les mains de son fils, crispées sur ses genoux, étaient si contractées que les os s’étaient fracturés, la peau gonflée et violacée.
— Ha-ha ! Et pourtant, il serre encore les poings ! Voilà ce que j’appelle de la fureur.
Le rire du vieil homme était presque joyeux.
— …Désolé, Papa, murmura Oliver en baissant la tête. — Mais si…
Il leva les yeux vers lui, la voix tremblante, chargée d’une émotion brute, ni colère ni chagrin encore formés.
— Si je ne fais rien… je vais exploser.
Ce garçon ne pouvait plus être arrêté. Cette évidence fit se tordre le visage d’Edgar. Le vieil homme vint derrière lui, lui tapota les épaules avec une douceur qui frisait la cruauté.
— Le garçon consent de lui-même, dit-il. — N’essayez même pas de le prendre et de fuir. Vous savez très bien que je ne le permettrais pas.
Cette dernière menace acheva de le réduire au silence. Il savait. Ils étaient déjà dans la gueule du lion. Sans Chloe, il n’y avait plus d’échappatoire.
— Puisque nous le formons à être puissant, cela devra aller de pair avec un entraînement. Je pourrais lui trouver un instructeur dans la famille… Mais sur ce point, je vais faire preuve d’un peu de clémence envers votre attachement paternel.
Un ordre déguisé en faveur. Ce n’était pas un choix. En père impuissant, Edgar obtempéra.
— …S’il vous plaît… laissez-moi m’en charger.
— Ainsi soit-il.
Le vieil homme acquiesça, comme s’il faisait preuve de mansuétude. Et ajouta une dernière menace :
— Mais ne le ménagez pas. Si je vois le moindre signe de faiblesse, vous ne reverrez jamais votre fils.
Demitrio observa l’entraînement qui suivit, les yeux plissés.
— …Quelle barbarie. J’ai connu ma part de sévices, mais là…
Un entraînement laissant le corps meurtri, suivi d’une fusion d’âme qui faillit lui coûter la vie. Puis encore plus de souffrance pour que son corps s’adapte à l’âme. Une folie pure. Aucun maître n’aurait approuvé un tel principe.
— Les mots « entraînement » et « discipline » n’ont plus de sens ici. Ce n’est que torture, un lent suicide. S’il vit encore, ce n’est que par hasard. Ou peut-être que, selon la nature de son âme, il est en train de mourir.
Chaque jour se répétait. Leur travail quotidien au sous-sol laissait Oliver couvert de plaies, et la voix éteinte d’Edgar annonçait la fin.
— C’en est assez pour aujourd’hui. Demande des soins à Shannon. Repose-toi et prépare-toi pour demain.
— …Papa…
— Appelle-moi Maître. Il n’y a que ça d’autorisé ici.
Son père se détourna, mais Oliver parvint à murmurer :
— …Désolé d’être si faible. Je… ferai mieux… demain…
— Ngh !
Les doigts enfoncés dans ses épaules tremblantes, Edgar se traîna hors de la salle d’entraînement. Shannon et Gwyn accoururent à sa place.
— Bon travail, Noll… Encore une journée difficile, hein ?
— …Grande sœur…
Oliver avait à peine la force de la regarder. Gwyn passa un bras sous son petit corps.
— Ne bouge pas. Je vais te porter jusqu’à ta chambre.
— …Merci, grand frère.
— Me remercie pas, s’il te plaît.
Tout en parlant, ils le transportèrent jusqu’à son lit.
Demitrio fronça les sourcils.
— Leur attitude ne cadre pas avec celle des Sherwood. Je veux en voir plus.
Il sortit du rêve d’Oliver. Après un moment de réflexion, il tourna sa baguette vers Gwyn, pénétrant sa mémoire. Peu après, il eut sa perspective de cette époque.
— …Tu t’en sortiras. Dors bien, et demain, les blessures et la fatigue iront mieux.
— …Mh. Dors… bien…
Le traitement d’Oliver terminé, ils le couchèrent. Gwyn et Shannon quittèrent la pièce, s’éloignant jusqu’à ne plus être entendus. Ce n’est qu’alors que Gwyn parla, la voix tremblante :
— Comment ça pourrait aller ?!
Son poing frappa le mur. Rare explosion d’émotion chez ce frère d’ordinaire réservé, et Shannon sursauta.
— Chaque jour, on le détruit un peu plus, corps et âme. À peine il survit à ça qu’on lui inflige une fusion d’âme qui manque de le tuer. Et ensuite, encore, encore et encore, pour que son corps s’adapte ! Ce n’est pas un entraînement, c’est une boucherie ! On ne traite pas un être humain ainsi ! Encore moins un enfant en deuil qui vient de perdre sa mère !
Tout ce qu’il retenait éclata. Shannon posa une main sur son épaule.
— Je… je pense comme toi. Mais… garde ton calme, Gwyn. Si Grand-père t’entend…
— C’est lui qui doit entendre ça ! Pourquoi ?! Pourquoi fait-il ça à Noll ?! Il croit sérieusement qu’appeler ça « entraînement » le rendra plus fort ?! Ça ne marche pas ! Il le brise ! Il le détruit, il le réduit en miettes ! Jusqu’à ce qu’il ne se relève plus jamais !
Sa voix monta presque au cri. Shannon hésita longuement, puis lâcha :
— Grand-père… ne pense pas que ça marchera.
— Quoi ?!
Gwyn se retourna vers elle, stupéfait.
Tête basse, Shannon expliqua :
— Il ne croit pas… que ça rendra Noll plus fort. Il veut juste… voir. Jusqu’où… une fusion d’âme… peut changer quelqu’un. Jusqu’où… on peut pousser un être… avant qu’il s’effondre. Il se sert de Noll… pour le découvrir.

[1] En anglais, digwings.
[2] Winding weed (anglais)
[3] Chuckleshroom (anglais)
[4] Stained lantern (anglais)
[5] Race de chien.