RoTSS T10 - chapitre 3

Le Duel des Corps

Le lendemain de la fin de la ligue de combat, alors que l’effervescence n’était pas encore retombée, les élèves votèrent pour élire leur président. Les professeurs examinèrent attentivement les résultats, qui devaient être annoncés dès l’après-midi.

— Ahhh-ha-ha-ha-ha ! L’extase absolue ! De voir s’accomplir une victoire inéluctable !

Riant aux éclats, Miligan se tenait au centre du Forum, la grande salle de banquet au quatrième étage de l’école. Le groupe d’Oliver était assis avec elle, mal à l’aise. Seule Nanao piochait gaiement dans les collations, tandis que les autres passaient surtout leur temps à s’excuser pour le comportement de Miligan. Ils étaient certes en public dans la Confrérie, mais il y avait surtout le camp Whalley était installé non loin.

— Tu… Tu es bien joyeuse, Miss Miligan.

— Chela, autant commencer à m’appeler Présidente Miligan dès maintenant. C’est une affaire réglée. Les votes sont faits, mon élection est gravée dans le marbre !

Chela s’échinait à calmer le jeu, mais Miligan n’était pas en état de l’entendre. Katie s’était enfoui le visage dans les mains. Attitude mise à part, Miligan avait de quoi être confiante : parmi les candidats, elle était le choix le plus logique pour le camp Godfrey, et après avoir dominé deux divisions de la ligue de combat, leur victoire paraissait assurée.

— Tu t’es bien battu, Mr. Whalley ! Mais l’avantage de l’expérience n’est pas facile à surmonter. Si tu avais eu une année de plus que moi, peut-être que les choses auraient tourné autrement ! Une pensée qui doit te ronger. Mais sèche tes larmes ! La victoire est toujours une maîtresse cruelle !

Elle se tourna vers son rival, savourant l’instant. Le front de Whalley tressaillit, mais il savait sa défaite certaine et garda le silence. Pour les élèves coincés entre eux, c’était bien plus terrifiant qu’une réaction. Oliver, que Whalley avait tenté de rallier peu de temps auparavant, le ressentit particulièrement.

Mais en réalité, ce n’était pas le plus lourd fardeau qui pesait sur leurs esprits. Avant l’élection, Godfrey avait transmis une directive qui demeurait cachée à Miligan elle-même. Cela ne faisait qu’attiser leur malaise.

Incapable d’en supporter davantage, Guy se pencha vers Katie et murmura :

— Katie…

— Je sais. Mais s’il te plaît. Pas un mot.

Elle comprenait trop bien ce qu’il éprouvait, mais imposait le silence. Guy et les autres n’avaient d’autre choix que d’attendre, prisonniers de cette marmite bouillante, jusqu’à ce que la voix de Garland résonne pour y mettre fin :

— Silence ! Chers élèves, l’attente est terminée. Nous sommes prêts à annoncer les résultats de l’élection.

— Dites-le bien fort, maître ! s’écria Miligan. Aujourd’hui marque la naissance de la première présidente de Kimberly favorable aux droits des élèves !

Garland ne broncha pas. Oliver en fut impressionné. À sa place, il n’aurait jamais su garder un tel masque.

— Avant l’annonce, reprenons un instant le déroulement de la campagne, commença Garland. — Comme vous le savez, ce fut une compétition particulièrement acharnée. Chacun des camps a dû examiner ses forces et ses faiblesses et réévaluer en profondeur ses positions. La vigueur de cette lutte se reflète dans des résultats très différents selon les promotions.

Indifférent aux regards impatients qui convergeaient vers lui, Garland poursuivit son indispensable préambule. Les élections prenaient toujours des tournures dramatiques à Kimberly, mais l’annonce n’avait pas à l’être. L’instant était crucial, déterminant pour l’avenir de l’école, et la gravité de sa voix en rappelait toute l’importance.

— Ainsi, nous pouvons affirmer avec certitude que ces résultats ne sont pas un simple reflet du classement de la ligue de combat. Gardez ça bien en tête avant que l’on ne vous communique le résultat.

Un silence s’abattit. Miligan se trémoussait, convaincue que son nom allait retentir, prête à se lancer dans un discours de victoire. Puis enfin, le verdict tomba.

— Le prochain président du Conseil des élèves de Kimberly sera l’élève de sixième année Tim Linton. Venez en tribune.

Un tiers des élèves présents écarquillèrent les yeux et se tournèrent vers lui. Resté jusque-là en silence dans un coin, Tim se leva calmement.

— Yo.

Toujours en travesti, il fendit la mer de regards pour gagner l’estrade du fond. Miligan le suivit du regard, clignant des yeux sans parvenir à comprendre ce qu’elle voyait.

— ………Hmm ?

— Du calme, Miss Miligan, dit Katie en posant ses bras sur ses épaules.

Les membres de la Rose des Lames baissèrent les yeux, tous sans exception, comme à des funérailles. Tim zieuta dans leur direction, puis vers l’assemblée, avant d’amplifier sa voix par un sort sur sa baguette. Tendu, il commença :

— Bon… ouais. Je suis aussi surpris que vous. Je vais baragouiner un peu, ça nous aidera peut-être à comprendre.

Il s’interrompit quelques secondes. Toute la salle retenait son souffle.

— Honnêtement, je ne pensais pas être choisi. Je ne suis pas vraiment taillé pour ce rôle. Et puis, j’ai déjà empoisonné la Confrérie, pas exactement le profil idéal d’un président. Je suppose que vous le savez tous, non ? Je ne cherche pas d’excuses. À ce moment-là, j’étais prêt à tuer tout le monde. Je détestais ce lieu de toutes mes forces. Les élèves s’entretuaient ou se dévoraient, exactement comme là d’où je viens.

Tim n’avait rien à cacher. Il dit tout. Les élèves écoutaient religieusement.

— Vous avez entendu parler de l’urne à insectes ? Une méthode pour fabriquer du poison en Chena. On remplit une urne d’insectes venimeux, ils s’entre-dévorent, et on utilise le dernier survivant pour concocter le poison. Une saleté, à mi-chemin de la malédiction. Eh bien moi, j’ai grandi dans une de ces urnes. C’est la vérité crue. Les Linton ont fait ça avec des enfants. Ils enlevaient des gamins prometteurs, les gavaient de poison et nourrissaient les survivants avec les cadavres des autres. J’étais celui qui a tenu. L’insecte qui a survécu en se repaissant de la chair de ses frères et sœurs. Ce n’est pas une image : j’ai littéralement survécu dans une urne à insectes.

Un cri d’horreur parcourut la salle. L’Empoisonneur était déjà célèbre pour sa résistance monstrueuse aux poisons, mais les raisons dépassaient l’imagination.

— Avec ça, je croyais que le monde entier n’était que pourriture. Je ne pensais pas vivre longtemps. Venir à Kimberly n’a rien changé. La même merde qu’avant, en plus diluée. Et franchement, c’était bien pire qu’aujourd’hui. Pas un seul endroit en sécurité sur le campus. À mes yeux, chacun ressemblait à un insecte affamé.

Un sourire amer lui échappa, puis il reprit, sérieux.

— C’est alors que j’ai rencontré Godfrey. Quand il est venu me voir, j’ai cru qu’il était cinglé. Tout ce qu’il disait et faisait paraissait dingue. Peu importait combien de fois je le repoussais, il revenait. Il buvait mes poisons, s’effondrait sur le coup, puis revenait le lendemain comme si de rien n’était. Ensuite, cette folie de la Garde ? Rassembler des camarades, changer cet endroit ? Insister que c’était possible, sans aucun soutien ?

Assis non loin de l’estrade, Godfrey écoutait, les bras croisés, sans rien réfuter. Tim le regarda, puis se pencha vers l’assemblée.

— Mais quand j’ai noyé la Confrérie sous mes toxines, prêt à en finir, Godfrey est le seul à s’être jeté dans les miasmes pour me tirer dehors. Vous savez ce que ça fait quand quelqu’un ramasse la vie que vous avez jetée, sans rien demander ? J’ai lâché prise. Et dès lors, ce que je faisais de moi ne dépendait plus que de lui.

Son sourire se fit timide. Oliver comprit que c’était là que la vie de Tim avait réellement commencé.

— Après ça, tout a semblé un rêve étrange. Nos rangs ont grandi, nous avons trouvé mille manières de réussir, et sa folie s’est révélée viable. J’ai compris alors que Godfrey n’avait jamais été fou. L’inverse : c’était le seul homme sensé dans cette maison de fous. Et il était là pour nous rappeler que nous n’étions pas des insectes venimeux ni du bois de chauffe. Mais des êtres humains, bon sang.

Les mots jaillissaient désormais sans effort. C’était l’essence de la Garde. Le cœur inébranlable de leurs convictions.

— Rien n’a été facile. Pas une seconde. J’ai failli crever mille fois sous les coups de nos aînés. Nos cadets nous traquaient sans répit. À mesure que nous grossissions, les conflits internes éclataient et nous nous battions entre nous. J’ai perdu une amie comme ça. Est-ce que j’aurais pu faire davantage pour elle ? Je me le demande encore les nuits.

Oliver, qui avait tout vécu, savait de qui il parlait, et combien Tim regrettait.

— Mais dernièrement, j’ai compris un truc. J’aime bien m’occuper de vous, les débiles. Quand je veille sur mes cadets, mes regrets disparaissent et le monde reprend des couleurs. J’ai envie de voir jusqu’où ça peut me mener. On m’a collé ce titre de président, mais ça ne changera rien. Si un élève a un problème, je l’écouterai, j’interviendrai si nécessaire, et si quelqu’un tente de m’en empêcher, je lui balancerai du poison. Peu importe qui ou ce qu’il est.

Il acheva d’une voix ferme, puis expira profondément.

— Voilà tout. Je ne sais pas si ça compte comme un discours d’acceptation. Mais au moins, ça vous donne une idée de celui à qui vous avez confié la présidence.

Un sourire éclatant, et il céda la place. Godfrey monta à son tour à l’estrade.

— Je suis Alvin Godfrey, maintenant ex-président. Je vais me permettre quelques mots, mais très brefs. J’ai confié ma foi et l’avenir de la Garde à Tim Linton, et je sais qu’il sera à la hauteur. Je suppose que beaucoup d’entre vous ont voté pour lui pour les mêmes raisons. Et pour ajouter un souffle favorable à vos voiles, je veux que vous sachiez encore une chose.

Il marqua une pause, puis reprit.

— Lors de la finale de la ligue en division supérieure, des élèves sont tombés dans l’arène à cause du chaos dans les tribunes. Tim a couru les sauver au lieu de finir le combat. En le voyant, j’ai décidé de le soutenir pour la présidence. S’il avait ignoré le danger et choisi la victoire, il aurait été mon allié, pas le vôtre. Mais ce n’est pas Tim. Quand il a fallu choisir, il a protégé ceux qu’il devait protéger. Ceux que je m’efforce moi-même de défendre.

Il tourna la tête vers Tim, assis près de l’estrade, et lui adressa un sourire chaleureux.

— Ça m’a bouleversé. Tellement que j’ai eu envie de le crier au monde entier.

Ces mots frappèrent Tim en plein cœur. Il porta la main à son visage, baissant la tête. Godfrey le regarda un instant, puis revint à l’assemblée.

— Voilà une preuve éclatante que votre nouveau président est à la hauteur. Certes, il manque d’expérience. Il vous causera des soucis. Mais je sais que là où il faiblira, vous serez là pour l’aider. Et grâce à vous, il deviendra un président bien meilleur que je ne l’ai jamais été. Considérez la flamme transmise. Prenez soin de mon camarade.

Il s’inclina profondément, et son discours s’acheva. Le groupe d’Oliver se mit à applaudir, entraînant le reste de la salle. Rien n’exprimait mieux la confiance qu’ils plaçaient en leur nouveau président.

— …Euh… ?

Miligan seule resta figée, les épaules tombantes. Katie et Chela passèrent chacune un bras autour d’elle sans rien dire. Après que la Rose des Lames eut présenté ses excuses à Miligan, elle laissa Katie gérer la suite.

À trois heures, ce même jour, l’élection derrière lui, Oliver tourna ses pensées vers l’avenir.

— Haah…

Assis dans un salon, il poussa un soupir. Depuis la fin de sa finale, il s’était reposé autant qu’il avait pu. Ce n’était pas la fatigue qui entravait ses réflexions. Simplement, les problèmes qui l’attendaient étaient d’une ampleur telle qu’aucun repos n’aurait suffi.

D’abord Katie. Ils en avaient discuté tous ensemble sans rien résoudre. Pour sa sécurité à elle, il fallait agir bientôt. Ensuite Chela. Elle faisait bonne figure, mais se confronter publiquement à son père devait la blesser. Oliver devrait trouver un moment pour en parler avec elle et l’aider à s’en remettre. Enfin, ce qui s’était passé avec Nanao après la fête de victoire. Ils traînaient clairement ça comme un poids au point de s’être à peine regardés de toute la journée. Ce problème nécessitait une résolution urgente, car il impliquait directement Oliver lui-même.

— Par où commencer… ? murmura-t-il en se prenant la tête.

Tandis qu’il se recroquevillait, une présence familière s’approcha par-derrière.

— Beaucoup de choses en tête ? Ouais, je peux imaginer.

Il se retourna et trouva Guy penché sur lui. Avant qu’Oliver ne dise un mot, Guy s’assit à côté de lui. Bien conscient de ce qui l’occupait, il alla droit au but.

— Sans vouloir m’imposer, laisse-moi gérer Katie pour l’instant. De toute façon, je serai collé à Miligan. Je garderai un œil sur elle.

— Guy…

— Je m’inquiète aussi pour Chela, après ce sale épisode avec son père. Mais je veille sur elle, elle ne va pas s’écrouler comme ça. Si quelqu’un doit être pris en charge maintenant, c’est Nanao.

C’était un classement simple par ordre de priorité, d’après les informations dont il disposait. Sans voix, Oliver fixa ses mains. Son profil montrait assez à quel point il était perdu. Guy sortit sa baguette et lança un sort d’insonorisation. Il s’enfonça un peu plus dans la conversation.

— Je peux te demander ? Qu’est-ce qui s’est exactement passé ?

— …

— D’accord, c’est dur à dire. Je suppose que ce n’était pas juste une bagarre banale.

Sans le brusquer, Guy se contenta d’attendre. Il fallut du temps à Oliver pour se décider, mais enfin il parla.

— Elle… s’est jetée sur moi. Ça devrait tout te dire.

Les yeux de Guy s’écarquillèrent. Il ne s’attendait pas à une réponse aussi crue.

— Sérieux… ? grogna-t-il en se frottant les tempes.

— Ne saute pas aux conclusions. C’est de ma faute, insista Oliver. — Je n’ai pas assez fait attention à son état d’esprit.

Guy leva la main pour l’arrêter. De savoir à qui revenait la faute ne l’intéressait pas.

— Simplifions. Si tu n’es pas attiré par elle…

C’était là l’essentiel. Oliver secoua déjà la tête. Il avait l’air sur le point de pleurer, alors Guy garda la voix posée.

— Je m’en doutais. Alors réfléchis sérieusement. Es-tu prêt à franchir le pas ? De manière paisible genre…

Il posait l’évidence, et dès qu’elle fut prononcée la tête d’Oliver se mit à tourner. Une part de Guy voulait le pousser, une autre craignait d’être maladroite. Il se gratta la nuque.

— Ou est-ce que je vais trop vite ? Non. Voilà le truc : si Nanao y va la première, Katie et Pete ne feront pas d’histoire. Bon, ils râleront, mais…

— … ? Pourquoi Pete ?

Le simple nom souleva des questions. Oliver savait bien l’attachement direct de Katie, mais le garçon à lunettes lui avait semblé secondaire. Guy se frotta le front.

— Tu ne l’avais pas remarqué ? Tant pis, oublie ce que j’ai dit. Pour l’instant, concentre-toi sur Nanao. Je n’ai pas besoin de tous les détails, mais j’imagine qu’elle veut passer aux choses sérieuses ?

— …C’est… la moitié du problème…

— Laisse l’autre moitié pour plus tard. Sur ce point, je ne peux rien pour toi, dit Guy. — Quoi qu’il en soit, je parie qu’elle veut juste être quelqu’un de spécial pour toi. Malgré tout ton bagage… vous avez toujours été proches.

Guy écartait toutes les complications et ramenait la question à son noyau dur. C’était forcé, mais c’était son rôle. Son ami avait tendance à trop réfléchir, alors cette approche directe pouvait l’aider à bouger.

— …

Savoir que la simplicité de Guy avait sa place ne suffisait pas à faire avancer Oliver. Sentant que le pas était énorme pour lui et conscient qu’il outrepassait les limites, Guy se permit pourtant d’insister.

— Tu hésites. C’est à cause de Nanao, ou… ?

En posant la question, Guy observait Oliver de près. Celui-ci inclina la tête et la secoua d’un geste las.

— …Je suis presque sûr que le blocage vient de moi.

Guy acquiesça. La réponse était claire.

— Très bien. Alors dis-lui.

— Hein ?

— C’est un putain de truc important, non ? Si tu lui dis franchement, Nanao comprendra. Et ça l’aidera à voir comment elle peut s’y prendre. Si c’est, tu sais, un secret familial… au moins dis-lui ce que tu ressens.

« Ne garde pas ça pour toi ». « Traversez ça ensemble ». « Pas besoin d’entrer dans les détails maintenant ». Une part de Guy était frustrée d’être tenu à l’écart, mais s’il réclamait d’être dans la confidence, il n’aurait fait que donner à Oliver une nouvelle chose à ruminer. Il ne le voulait pas. Guy se voyait comme la Rose des Lames la plus accessible. Puis il passa un bras sincère autour des épaules d’Oliver.

— Tu comprends ? Ne te débrouille pas seul. Parles-en, voyez ce que vous en retirez ensemble. C’est ça, faire confiance à ses amis.

Oliver hocha la tête, digérant ces mots.

Avoir retrouvé cette confiance à l’intérieur de lui ne demandait plus qu’un peu de courage. Tandis que cette conversation tournait en boucle dans sa tête, Oliver descendit le couloir. À mesure que la foule se dispersait, une nouvelle voix surgit à ses côtés.

— Vous avez l’air préoccupé.

Sans surprise, il se tourna vers elle. La jeune fille était son agent de l’ombre.

— Teresa.

— J’aimerais connaître votre avis sur notre prestation lors de la phase principale de la ligue de combat. Je ne suis pas satisfaite du résultat, mais je voulais encore vous demander votre évaluation.

Il s’attendait à un rapport, mais la question avait cette fois une tournure personnelle. Son équipe s’était emballée à la fête d’après-match, peut-être que cela la tracassait encore. L’idée le fit sourire.

— Naturellement, j’ai trouvé que c’était un bon match. Vous n’avez peut-être pas pleinement exploité vos forces, mais on sentait que vous tâtonniez dans un contexte inhabituel…

— Je vous en remercie. Je prends cela comme l’approbation de ma performance.

Elle fonça vers la conclusion. Cela le déstabilisa. N’était-elle venue que pour une évaluation ?

— Je sais que c’est présomptueux de ma part, mais puis-je demander une récompense ?

— Si c’est dans mes cordes, oui.

— Alors je vous demande un baiser de célébration.

Teresa avait l’air tout à fait sérieuse. L’intensité de la demande contrastait avec sa simplicité, mais le prix était faible. Il haussa un sourcil puis se posa à genoux, amusé à l’idée d’imiter ce que Chela avait fait autrefois. Oliver fut surpris de la facilité avec laquelle il accepta d’embrasser Teresa sur la joue. Cela lui parut naturel. Heureusement, personne ne regardait.

— Pas là. Ici.

Tout changea. Teresa avait repoussé le baiser sur la joue et désignait désormais ses lèvres. Oliver cligna des yeux et se recula.

— Teresa, ça…

— Ça vous met mal à l’aise ?

— …Ça veut dire… des choses très différentes.

— Vraiment ? Pourtant vous avez fait la chose avec elle.

Sa remarque était un javelot qui se fichait dans la poitrine d’Oliver. Elle rappelait que ces événements avaient eu lieu juste après la fête, au moment où les deuxième année rentraient. Teresa avait fait la fête avec ses coéquipières, mais, par sa fonction, elle s’était vite séparée d’elles pour reprendre son vrai travail. Rien d’inhabituel.

— …Tu étais là ?

— Malheureusement. Ma tâche l’exigeait.

Elle parla d’un ton tendu, les yeux dans les siens. À cet instant, il comprit que sa réaction venait de la colère. Puis elle reprit.

— Permettez-moi de vous poser une question formelle. Cet acte, l’avez-vous désiré ?

— …Eh bien…

La question le prit à contre-pied. Comment répondre ? Il n’en savait rien sur le moment. Même si ce n’était pas un acte désiré, il ne voulait pas que ça paraisse qu’il rejetait la responsabilité sur Nanao. Il était convaincu que sa propre négligence l’avait poussée à agir ainsi.

Mais le silence ici était catastrophique. Teresa connaissait trop bien le seigneur qu’elle servait. S’il avait voulu, il l’aurait dit. Toute autre réponse signifiait qu’il choisissait soigneusement ses mots pour ne pas décrédibiliser Nanao.

Autrement dit, tout sauf un assentiment rapide valait déjà pour Teresa comme une réponse. Elle comprit : son seigneur avait été agressé. Et cela était impardonnable.

— Je comprends parfaitement. Vous ne l’avez pas désiré. Elle vous a forcé la main.

— Att…

Il comprit ce qu’elle s’apprêtait à faire une seconde trop tard et tenta de l’arrêter. Mais à une vitesse qui dépassa toute réaction, Teresa se jeta contre lui et l’enlaça.

— Je vous adore, Milord. Éveillé ou endormi, je n’ai d’yeux que pour vous.

La passion de ses paroles le secoua au plus profond. Tandis qu’il restait figé, Teresa glissa ses mains sous sa robe jusqu’à sa chemise et frotta sa joue et son nez contre le tissu. Comme si elle y imprimait son odeur. Comme un serment qu’aucune autre ne viendrait l’approcher. Ou peut-être une malédiction.

— Et à cet instant… mon sang bouillonne.

Son étrange rituel accompli, Teresa détourna soudain son esprit vers un tout autre but. Oliver voulut la retenir, mais la chaleur de son étreinte se dissipa. Il regarda ses bras vides, stupéfait, et appela autour de lui.

— Teresa ?! Où es-tu ?!

Mais nul écho ne répondit. Il ne perçut même pas sa fuite, mais il savait déjà où ses pas la portaient. Elle filait droit vers l’objet de sa rancune. Poussée par la colère, elle ne s’arrêterait pas.

Oliver libéra trois golems de reconnaissance et partagea leur vision, courant dans le couloir. Le pire moment possible. Depuis l’incident, lui et Nanao s’étaient évités, si bien qu’il ignorait où elle se trouvait et ce qu’elle faisait. Inconsciente du danger qui approchait, Nanao errait sans but dans la deuxième couche du labyrinthe, la Forêt Effervescente.

— Hm. Est-ce le sommet ?

Elle s’arrêta en levant les yeux. Elle avait grimpé l’irminsul et se retrouvait presque à son faîte. Choisissant les pentes les plus abruptes, poussée par un désir vague d’atteindre de plus grandes hauteurs, elle avait poursuivi son ascension sans chercher à aller là en particulier. Sa vitesse inattendue tenait surtout à l’absence d’obstacles, car elle n’avait pas croisé une seule bête.

— Hm…

Sans autre distraction, elle laissa traîner son regard sur l’ensemble de la couche. Les collines ondoyantes lui rappelaient son pays natal et lui plaisaient, mais aujourd’hui elle n’avait nulle envie de céder à la nostalgie. Ce qu’elle avait fait après la fête l’occupait tout entière.

— Je ne sais que faire. Comment puis-je réparer cela ? Le temps passe et je ne trouve aucune piste.

En entendant ses propres mots, elle grimaça. Trouver une piste après sa faute lui paraissait prétentieux. Et une part d’elle se demandait si Oliver resterait auprès d’elle si par miracle la situation s’arrangerait. C’en avait été trop pour elle. Le combat d’Oliver contre Richard Andrews. Savoir qu’aucune lutte semblable n’aurait jamais lieu entre eux.

Nanao avait tenté tout ce qu’elle pouvait pour maîtriser cette pulsion. Méditations, conseils de Chela et Katie, amitiés nouvelles, expériences diverses pour disperser sa passion. Ces choses avaient aidé. Sans elles, elle n’aurait pas contenu si longtemps son élan. Mais une autre part d’elle savait que cela ne lui donnerait plus de répit. Alors que faire ensuite ?

— Urgh…

Elle chassa ces pensées sombres. Cela dépassait le simple dicton selon lequel « les songes d’un sot ne diffèrent guère d’un sommeil ».

Plus elle y songeait, plus son cœur s’enfonçait. Les conclusions arrachées dans un tel état ne pouvaient être justes. Elle en avait au moins conscience. Nanao inspira profondément pour apaiser son esprit. Des troisième année passèrent non loin. L’un la désigna du doigt.

— Hé, c’est Miss Hibiya ! De l’équipe championne !

— N’y va pas.

— Y a quelque chose qui cloche. Laissons tomber.

Le premier voulut s’approcher, mais ses camarades l’entraînèrent. Arrivés à ce stade de leur scolarité, la plupart des élèves développaient un instinct aiguisé et évitaient Nanao pour les mêmes raisons que les bêtes lors de son ascension. Sentant leur présence s’éloigner, elle soupira.

— De tous les jours, il fallait que personne ne cherche querelle… Un duel m’aurait libéré l’esprit.

Pas une pensée qu’elle aurait eue d’ordinaire. Une partie de son errance ici était une quête implicite de conflit, mais ironiquement, peu d’élèves étaient assez fous pour affronter Nanao désormais. Ils avaient vu ses prouesses à la ligue et savaient que ses faiblesses avaient été comblées. Quand ils avaient une chance par ruse ou parce que leurs aptitudes s’y prêtaient, oui, mais sans cela, nul ne s’y risquait. Peut-être un aîné, mais attaquer une cadette seule aurait été un affront à leur honneur.

Rester là ne menait à rien. Abandonnant, Nanao fit volte-face pour redescendre.

— Mes pensées tournent en rond. Je n’avance pas. Peut-être devrais-je seulement endurcir mon cœur.

Elle entreprit la descente. Aucune idée ne germait, ses pas pesaient comme du plomb. D’ordinaire, elle se réjouissait de retrouver le QG de la Rose des Lames après l’exploration, mais aujourd’hui chaque pas rallumait la peur. Oliver y serait-il ? Que devrait-elle lui dire ?

— Hm ?

À peine eut-elle quitté les branches de l’arbre géant pour gagner les bois qu’un salut inattendu l’arracha à sa mélancolie.

— Eh bien… Quelle hostilité, telle une lame tirée du fourreau.

Elle en sentit la piqûre sur sa peau et eut un léger rire. Là. Elle ne voyait rien, mais savait qu’une présence se dissimulait, emplie d’intentions meurtrières. Pas une animosité légère. Une vengeance sans joie, une pure soif de sang, tel un samouraï sur la voie du châtiment.

— J’ignore qui tu es ni quel grief tu nourris contre moi, dit Nanao. Mais pourquoi perdre du temps en questions ?

Reconnaissante, elle dégaina son sabre et lança un sort d’atténuation à mi-puissance. Rien que de la gratitude envers l’ennemi venu la trouver. Elle n’avait qu’une demande : qu’il ne tombe pas trop vite.

— Je suis prête. Tu peux lancer tes sorts !

Katana au côté, Nanao lança le défi. Elle sentit le mouvement de son adversaire. Dans la pénombre verdâtre autour d’elle, la silhouette se déplaçait sans se fixer, insaisissable.

— Tu n’as pas l’intention de te montrer ? Tu serais un espion ?

Ayant cerné la nature de son adversaire, Nanao rengaina sa lame. Mais elle ne relâcha pas sa posture. Fourreau dans la main gauche, la droite posée sur la garde :

— Alors use de tes ruses… et viens à portée.

Style Hibiya, posture de Tachi-Iai en Garde Circulaire[1]. Les ennemis dissimulés frappaient toujours de l’endroit le plus inattendu. C’était la parade classique, permettant de riposter rapidement de n’importe quelle direction. Mais dans son cas…

GLADIO !

…la portée de son iai était décuplée.

— … !

Le sort fusa droit vers le fourré où Teresa se cachait. Plus de trente arbres solides, bien au-delà du simple arbrisseau, furent sectionnés et s’effondrèrent sous ses yeux. Vue d’une branche vacillante, la scène lui donna la chair de poule.

Une telle puissance était insensée. L’ennemi était peut-être un élève de troisième année, mais même ainsi, aucun sort de tranchage connu de Teresa ne pouvait atteindre une telle force. Plus terrifiant encore : les sections. Non seulement lisses, mais luisantes comme du métal poli. Cette netteté devait renforcer la violence de l’attaque.

— GLADIO-GLADIO-FLAMMA !

Trois sorts seulement. Voilà tout ce qu’il avait fallu d’incantations pour aplatir la forêt sur un rayon d’une vingtaine de mètres autour de son adversaire. Le sort de feu qui suivit embrasa tout sur son passage, sa puissance encore une fois incongrue, les flammes furieuses destinées à débusquer un ennemi tapi dans l’ombre.

— COPIFIGURA… !

Elle serait à terre en un instant, pensa Teresa en chuchotant à voix basse un autre sort et en libérant son effet dans l’obscurité. Enchantant sa robe d’un sort opposé, elle se précipita dans les flammes. Nanao venait d’achever un deuxième sort de feu lorsqu’une silhouette jaillit des broussailles sur un côté.

— GLADIO !

Sa lame magique visa juste, tranchant le torse, et la silhouette se dissipa. Au même moment, la vraie Teresa décocha un sort électrique depuis le sommet d’un tronc en feu tombé au sol, venue de l’arrière. Le projectile visait la fin du swing de Nanao, mais la samouraï pivota avec grâce, utilisant son Flow Cut à deux mains pour capter le sort sur son katana et le dévier sur le sol derrière elle. Une fois cela neutralisé, Nanao balaya des yeux les flammes, mais son adversaire avait déjà disparu.

— Des clones, hein ? Je pensais avoir eu ma dose au dernier tournoi. GLADIO !

La technique avait beaucoup servi dans les mêlées de la ligue. Une autre silhouette bondit derrière un tronc renversé, et elle lança un sort d’iai après elle. Pas surprise de la voir se volatiliser, Nanao avait gardé l’essentiel de son attention sur son environnement.

Rengainant sa lame, elle réfléchit. Elle avait certes été gênée par les deux types de clones rencontrés en ligue, mais ceux-ci n’étaient pas pareils.

— La qualité de tes clones n’égale pas celle de ceux de Mr. Mistral. Non, ce qui frappe, c’est que la présence de ton véritable corps est d’une faiblesse anormale, au point que je suis incapable de te distinguer de tes leurres, même en plein mouvement.

Telle était son diagnostic : la dernière attaque confirmait que son adversaire filait à toute vitesse entre les flammes et les troncs. Une telle vitesse devrait faciliter la détection, mais ici le « devrait » n’avait aucune valeur. À l’exception de l’instant d’une incantation, cet ennemi restait aussi flou que les leurres qu’il produisait.

— Tu as éveillé ma curiosité.

L’ennemi était manifestement bien entraîné. Mais la force de cet adversaire arracha un sourire indomptable à Nanao. Sentant son cycle d’angoisse s’étioler seconde après seconde, elle attendit le prochain mouvement.

— …C’est un monstre…, souffla Teresa.

Le combat jusqu’ici l’avait frappée de plein fouet. Elle avait été vue. Ses forces et les stratégies qui en découlaient aussi. Tout ce qu’elle ferait serait contré. Aucun subterfuge en usant de clone et aucun angle d’attaque ne franchirait la défense de sa cible.

Cela seul la rassurait dans une certaine mesure. Si tel était le sommet à atteindre, elle pouvait l’accepter. Ce qui la rongeait vraiment, c’était que son ennemie ne paraissait pas prendre la chose au sérieux. Elle jouait l’attente, répondant seulement quand on l’attaquait.

Sa posture immobile et inflexible disait tout. Et l’esprit de Teresa refusait d’admettre ça. Elle s’était démenée partout, et sa cible n’avait pas encore fait un pas.

— …Ha-ha…

Malgré l’extrême tension, ses lèvres tremblaient : « Très bien. Sois un monstre ». Si un simple humain avait offensé son seigneur, la situation aurait été plus compliquée. Mais un monstre, elle pouvait le tuer. Les monstres étaient un fléau pour l’humanité. L’épargner, c’était laisser le mal se propager. Elle ne le tolèrerait pas. Qu’importe si le monstre était plus fort.

— COPIFIGURA… COPIFIGURA… COPIFIGURA…

Silencieuse, Teresa bondit d’arbre en arbre, lâchant autant de clones que possible. Un coup d’œil en haut, pour vérifier la position du soleil artificiel de la deuxième couche. Ces conditions étaient sa chance : elle n’avait plus qu’à attendre le bon moment.

Fondations posées, Teresa s’exprima pour elle-même : « si tu es un monstre, alors je suis un esprit vengeur. Accroché aux obsessions humaines même dans la mort. Une âme perverse, une malédiction qui t’enlèvera la vie. »

— Hm ?

En posture iai, prête pour la prochaine tentative, Nanao sentit le monde s’assombrir.

— Une éclipse ? Ou…

Sans bouger de sa posture, son regard alla vers la source lumineuse. Ce faux soleil baignait la deuxième couche d’une lueur perpétuelle. Entre lui et la position de Nanao se dressait une feuille colossale, accrochée à l’irminsul. Un parasol qui n’était pas là un instant plus tôt. Un plantoutil parasite. Là où les graines ordinaires s’enracinent dans la terre, ce type-là prélève nutriments et mana sur un hôte pour pousser.

Les conditions d’utilisation étaient bien plus rudes que pour un plantoutil ancré au sol, mais l’immense arbre regorgeait de mana et offrait un terreau de semence idéal. Teresa avait suivi Nanao le long de l’irminsul et avait planté cela en chemin, choisissant d’installer son embuscade à l’endroit que l’ombre meublerait au fil de la course du soleil factice.

Autrement dit, ce coin précis était une zone limitée de nuit dans une forêt qui ne connaît pas le sommeil.

— Fascinant. C’était donc ton atout ?

Nanao fut profondément impressionnée. Elle ne l’avait pas vu venir. Les nuits obscures étaient l’apanage du combattant furtif, mais se forger sa propre nuit… Si ce n’était qu’un écran de fumée, il lui suffisait de s’en extirper. Mais pour fuir ce patch nocturne, il lui faudrait courir loin. Et traverser la forêt signifiait prendre le risque d’être frappée tandis en vision réduite.

Bien sûr, elle pouvait créer sa propre source de lumière. Avec sa puissance actuelle, elle aurait pu illuminer tout l’espace.

Mais maintenir une lumière éloignée demandait un sort grevé d’un mana conséquent et dans sa situation, son adversaire lui laisserait-il vraiment le loisir de le lancer ?

— Très bien. Viens.

Elle dégaina, passant de la garde iai à une posture intermédiaire. L’hostilité qui piquait sa peau lui indiquait clairement que l’ennemi allait tenter la mise à mort. Il ne lui restait qu’à l’affronter à pleine puissance, rien de moins ne lui assurerait la survie.

Dans l’obscurité ponctuée seulement par les flammes des troncs, elle sentit des silhouettes indistinctes fondre sur elle. Nanao ne pouvait dire lesquelles étaient réelles et lesquelles n’étaient que des leurres. Il ne lui restait qu’un recours.

— Haaaaaaaaaaaaaah !

Couper tout. Avec cette pensée, elle frappa toutes les présences qui l’approchaient. Frapper, avancer, frapper, avancer, sans pause, tournant au rythme où chaque figure s’effondrait. L’abandon sauvage lui rappelait les jours anciens. Quand la marée de la guerre se retournait contre son camp, elle avait mené bien des batailles ainsi. Combien d’adversaires avait-elle affrontés ? Elle ne comptait pas les morts. D’après l’école Hibiya, les divinités révéleront ce nombre le moment venu.

— …Ngh !

Sa stratégie payait, les conditions étaient favorables, pourtant Teresa ne trouvait pas la voie pour conclure. Comment achever cet ennemi ? Quand frapper sans se faire découper ? Aucune ouverture. Chaque coup fauchait un leurre comme un moulin à lames. Si cette lame venait vers elle, elle n’aurait aucune chance. Pourtant si la peur l’arrêtait, elle manquerait de munition. Sa raison hurlait de finir ça tout de suite, de frapper dans les cinq prochaines secondes.

Au bout de deux secondes, elle perdit espoir : cette méthode ne battait pas cet ennemi.

Au bout de quatre secondes, elle se demanda pourquoi elle était venue.

Au bout de cinq secondes, elle hurla dans sa tête : « Je dois mettre cette garce à terre ! »

— !!!!!

Un cri muet, et Teresa jaillit à travers la nuit. Non pas depuis l’intérieur d’une ouverture créée par ses clones, mais en se mêlant à eux elle-même, la lame en avant, visant le cœur de l’adversaire. Risque total. Tout le reste n’avait plus d’importance. L’objectif était tout ce qui comptait.

Devant elle, deux clones furent fauchés. Le dos de sa cible lui faisait face et elle sentit que son estocade passerait. Elle s’avança, silencieuse, athamé en avant. Peut-être l’ennemi avait-il perçu son approche, mais il était trop tard. Sa frappe était parfaitement synchronisée.

Pourtant, sa meilleure pointe fut repoussée comme le cauchemar d’un réveil.

— Oh…

Un petit cri lui échappa. L’adversaire ne se retourna même pas. Pourtant la lame de Teresa avait été déviée, bloquée au dos par un katana qui venait de s’abattre en un arc complet. Une technique absurde, inconnue des écoles.

Tradition orale du style Hibiya : Garde Arrière[2]. Avec cette parade invraisemblable, sa cible pivota et montra à Teresa son profil méprisable. Une agente de l’ombre affrontant ce monstre de front n’avait aucune chance. Elle ne tiendrait pas une seconde. Sans résultat. Sans vengeance. Sans apaiser sa douleur d’une once.

— Ah !

Impossible. L’émotion la submergea et sa main gauche partit d’elle-même. Nanao se retourna pour frapper l’agresseur derrière elle et son visage reçut une gifle aussi lourde qu’une enclume.

— Ohhh… !

L’ennemi avait mis tout son poids dans ce revers. Le talon de la paume heurta Nanao au cerveau et la fit vacille. La vision se troubla. Avant que ses yeux ne se recentrent, elle fit un tranchage à l’aveugle, ne rencontrant que le vide.

Elle sentit son adversaire fondre dans l’obscurité sans avoir vu son visage. Juste une impression d’une petite silhouette filant dans les bois derrière les ceux en proie aux flammes.

— …Je suis sonnée, murmura Nanao en se tenant la tête.

Elle maîtrisait le combat rapproché, mais n’avait pas prévu cette gifle. Un coup de poing ? Elle aurait serré les dents. Mais cette main ouverte avait frappé avec une force inouïe. En recevant ce coup, Nanao sut instinctivement qu’elle devait le laisser porter. Nul savoir quelle empathie étrange provoquait cela, mais au fond d’elle, elle en eut la certitude.

— Je ne connais pas ton visage, mais je te rends grâce, étranger. Grâce à toi, mon chemin se dégage à nouveau.

Nanao inclina la tête vers l’obscurité qui avait avalé son assaillant. Les pensées qui l’avaient accablée s’étaient complètement volatilisées. Elle se sentait renaître. Teresa fila à toute allure hors de la nuit artificielle qu’elle avait créée, jusqu’à en sortir puis s’écroula, comme si ses fils avaient été coupés, roulant dans les broussailles.

— …Hfff, haah… Haah !

Les bras croisés, la bouche contre eux, elle haletait. Peu importe l’épuisement, faire un bruit la révélerait, et elle s’interdit cela. Élevée comme une espionne, ces réflexes étaient ancrés en elle. Ils faisaient partie de son organisme.

— …Hfff… Hfff… Hfff… Ngh… Ngh…

Il lui fallut un long moment pour respirer. Et à mesure que son souffle revenait, sa tête se fit plus froide. La fureur enivrante s’étiolait, et la raison revenait. Elle redevint lucide. Du haut de sa position, elle se regarda presque. Que fais-tu donc ?  se demanda-t-elle, voix de l’évidence.

— …

Sa pensée précédente remonta. « Si tu es un monstre, alors je suis un esprit vengeur ». Les mots l’avaient poussée à agir face à un ennemi supérieur, un hurlement intérieur pour ne pas perdre la bataille sur le plan émotionnel.

Mais, a posteriori, quelles paroles vides c’étaient. La vérité nue.

— … !

Réfléchis. Tuer Nanao Hibiya lui aurait-il arraché un sourire ? Souviens-toi. S’était-il jamais réjoui après un acte de vengeance ? Avait-il jamais regardé ces morts avec satisfaction ?

Elle le savait depuis le départ. Il n’était pas homme à se réjouir de la mort d’autrui.

— …Urgh…

Quel gâchis. Pourquoi était-elle venue ici ? Parce qu’elle ne pouvait laisser passer l’offense. Cette fille avait imposé son désir à son seigneur et l’avait fait souffrir, et Teresa ne supportait pas cette réalité. Plus il souffrait, plus elle s’acharnait à vouloir faire payer quelqu’un.

Son acte avait eu autant d’imprudence que celui de l’Aziane, mais ce n’était pas le moment d’y réfléchir. Était-ce réellement cela qui l’avait menée ?

Ne te cache pas. Il y avait des pensées plus laides encore. Comme : cette fille était toujours à ses côtés alors qu’elle demeurait dans l’ombre. Ou : cette fille avait reçu un baiser sur les lèvres alors que son baiser n’avait été qu’une joue.

— …Rrgh…

Était-ce trop à supporter ? Aussi folle qu’elle eût été pour l’agression, était-ce la différence de statut qui l’avait brisée ? L’envie d’éliminer quiconque il aimerait plus qu’elle. Pouvait-elle vraiment nier que cette pulsion n’avait pas pris corps quelque part en elle ?

— …Ah…

Pourquoi ne pas l’admettre ? Tu joues les amoureuses, mais au fond tu es égoïste. Tu veux qu’il te serre les cheveux, qu’il t’enlace, que ses lèvres soient sur les tiennes. Ouvre la boîte, et c’est tout ce qu’il y a dans ta tête. Ton désir enflamme ce crâne, mais une fois ouvert, le cerveau n’est pas différent de la fille que tu as giflée.

Chaque fois que tu lui montres ça, il fait l’effort de te tendre la main. Les fardeaux qu’il porte doivent le broyer, et toi tu y ajoutes encore ton tas de déchets. Comment veux-tu qu’il tienne ? Et si c’était la goutte d’eau qui le briserait ?

Assez de divagations. Tu as ta réponse. Imagine tes vœux exaucés et ton seigneur et maître à genoux. Imagine-toi venant en courant, heureuse. Tu vois ce que tu es ? Un esprit vengeur incarné.

— …Urgh… Augh… !

Le verdict tomba. Incapable de le supporter, un sanglot glissa entre ses bras et agita les broussailles. La culpabilité et le dégoût d’elle-même la secouèrent. Ses pensées tourbillonnaient et enflaient.

Secouée par le remords, tout son corps trembla. Elle était figée. Elle ne pouvait pas revenir vers lui. Une catastrophe telle qu’elle ne méritait pas de respirer. Elle maudissait ses désirs répugnants.

— Que quelqu’un me le dise. Je vis pour le protéger, pour le soutenir, alors comment ai-je pu devenir si hideuse ? Pourquoi ne puis-je pas être celle que je devais être ? Je suis désolée… je suis désolée… !

Teresa sanglotait comme une enfant perdue. Elle implora pardon à l’homme qu’elle aimait jusqu’à ce que sa gorge s’épuise, jusqu’à ce que ses lèvres n’arrivent plus à former des mots. Elle sanglotait sans répit, encore et encore… jusqu’à ce qu’un étrange « Nyuuu ? » vienne briser son flot de larmes.

— …Huh ?

Un objet flottait dans l’air, baigné d’une lumière orangée, juste près de son visage, à quelques centimètres de ses yeux et de son nez. Oubliant tout, Teresa resta bouche bée.

— KPAAA !

Quoi ?

Cette créature vaguement humanoïde poussa un cri étrange et fit des grimaces devant elle. Son nez, ses yeux et sa bouche tournoyaient librement, produisant un tourbillon d’expressions grotesques. Les yeux pleins de larmes, Teresa resta muette. Puis quelqu’un brisa les broussailles non loin.

Revenant à elle, elle bondit sur ses pieds, athamé en main.

— T’es encore là, Ufa ? Je t’ai dit de ne pas t’enfuir—

Un homme apparut, une branche appuyée sur l’épaule. Sa haute silhouette portait des vêtements ecclésiastiques customisés, à la manière d’un prêtre sinistre. Lorsqu’elle le vit, il était déjà à portée mortelle.

Teresa laissa échapper un sifflement.

— Hm ? Déjà occupée ?

L’homme ne sembla pas troublé par la rencontre imprévue avec une cadette. Le mage le plus recherché de Kimberly en personne, le Charognard, Cyrus Rivermoore.

Dès qu’il fut certain qu’elle n’était pas sur le campus, Oliver prit la direction du labyrinthe. Mais l’entrée la plus proche, celle qu’ils utilisaient toujours pour rejoindre leur base, était condamnée, et il dut faire un large détour.

— Nanao est ici ?!

La panique lui donnant des ailes, il emprunta le chemin le plus court jusqu’à la base. Chela et Pete l’accueillirent d’un air stupéfait.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Oliver ? On dirait que tu as vu un fantôme.

— Nanao est là-bas. Elle est rentrée et s’empiffre.

Chela quitta l’évier, inquiète. Pete, qui corrigeait une dissertation, désigna la table. Comme il l’avait dit, la jeune aziane dévorait un énorme sandwich. Oliver poussa un immense soupir de soulagement.

— …Ouf…

— Mmph ? Quelque chose ne va pas ? demanda Nanao.

— Justement, c’est ce que je veux savoir. Rien ne s’est passé ? Personne ne t’a tendu d’embuscade dans le labyrinthe ?

Il se préparait au pire. Mais Nanao engloutit la dernière bouchée à toute vitesse et secoua la tête, un large sourire aux lèvres.

— Rien de tout ça ! Ce fut une belle promenade, comme sur une berge éclairée par la lune !

Son sourire éblouissant n’était pas tant un mensonge que sa perception sincère de ce qui s’était produit. Elle était sortie marcher, avait savouré un duel de premier ordre, retrouvé son équilibre et rentré le cœur léger. Pour elle, il n’y avait pas eu d’embuscade.

— …Ah. Bon, tant mieux. J’ai sans doute exagéré. Mais par précaution, rentre avec moi cette fois.

Il n’en dit pas plus. Oliver ne voulait pas accuser Teresa sans nécessité. Et si Nanao disait vrai, elle n’avait rien tenté. Il en parlerait plus tard avec son agente, après avoir ramené Nanao en sécurité. Et il serait inconvenant de la noircir sans preuve. Peut-être qu’Oliver était simplement trop attaché à Teresa pour s’y résoudre.

— Bien sûr ! Dis, Oliver…

Acceptant sans discuter, Nanao se leva. Son regard plongea dans le sien, et Oliver devina où elle voulait en venir.

— …J’aimerais que tu me prête ton oreille un instant. As-tu du temps à m’accorder ?

Le sérieux de sa voix lui noua l’estomac. Il acquiesça d’un air grave. Pete et Chela, voyant cela, échangèrent un regard et commencèrent à ranger.

— On va vous laisser tranquilles.

— Je retourne au campus. Guy et Katie ne reviendront que demain. Faites-vous plaisir.

Ils sortirent. Dans le silence qui suivit, Oliver et Nanao se retrouvèrent seuls avec des émotions qu’aucun des deux ne savait mesurer. Leur QG étant à eux seuls, ils gagnèrent la chambre où ils dormaient. Non par symbolique, mais parce que le sujet exigeait un lieu clos. Le salon leur avait semblé trop vaste et trop intimidant.

— Nos amis sont pleins de délicatesse… Cela ne fait qu’attiser ma honte, dit Nanao dans un soupir.

Elle en fit son préambule, puis se tourna droit vers Oliver. Elle n’avait jamais été du genre à tourner autour du pot.

— En ce cas, je vais parler franchement. L’affront que j’ai osé commettre à ton encontre, avec du recul, j’ai dépassé…

— Attends, Nanao.

Ses mots commençaient à s’emballer, mais il l’interrompit. Elle cligna des yeux, et il soutint son regard.

— Tu veux t’excuser, pas vrai ?

— Je ne voyais pas d’autre issue.

Un sourire mélancolique effleura ses lèvres. Oliver en fut transpercé. Jamais il n’avait voulu être la cause d’un tel sourire.

— Pas besoin. J’aimerais plutôt que tu m’écoutes.

En guise de réponse, Nanao ferma les yeux, prête à encaisser. Son attitude montrait assez qu’elle se préparait à recevoir une gifle, voire un poignard en plein cœur. Mais Oliver pensa que ce qu’elle craignait réellement, c’était ses paroles. Car aucun coup ne pourrait la blesser autant que des mots. Et pourtant, elle était venue, prête à subir cela.

— Je crains que ce ne soit pas si simple.

Sa voix resta dure, sans émotion. Il vit ses épaules tressaillir. Cela seul lui brisa le cœur, mais il se força. La culpabilité de Nanao était palpable. La seule indulgence ne ferait que l’enchaîner davantage. Il était certain que la rudesse l’aiderait à se libérer plus tard. Alors il insista.

Sans un mot, il lui saisit les épaules et s’empara de ses lèvres. Ou plutôt, les lui reprit. Avec une brusquerie qui ne lui ressemblait pas, une force inhabituelle qui le surprit lui-même, mais il tint bon. De l’intensité qu’elle avait mise cette nuit-là, il lui rendait la pareille.

Un baiser long, interminable. Oliver perdit toute notion du temps. Il ne s’interrompit que lorsque leur souffle leur manqua. Un silence qui sembla éternel, et enfin ils respirèrent de nouveau.

— …Oli…ver…

Les yeux de Nanao étaient troubles. Face à elle, Oliver prit une profonde inspiration, prêt à parler, cette fois sans filtre, sans autres considérations que ce qu’il portait dans son cœur.

— …Tu n’es pas la seule à te contenir !

Ce n’était pas une confession, mais un cri primal. La force de ses mots fit trembler son corps, et il l’attira aussitôt pour l’embrasser de nouveau. Ses bras passèrent dans son dos, et cette fois Nanao le serra à son tour. Elle n’arrivait pas à croire qu’une telle chose lui était permise, mais savait que ne pas répondre aurait été bien pire.

— Hah ! Oliver, une chose…

Le second baiser fut un peu plus court que le premier. Une pression inhabituelle contre son ventre éveilla la curiosité de Nanao, qui demanda une trêve. Tous deux haletaient comme après une course, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre.

— …Quoi… ?

— …Je sens… un organe puissant appuyé contre mon ventre.

Le regard de Nanao glissa vers le bas, ses mots à peine voilés. Une seconde plus tard, Oliver prit conscience de son propre état. Ses joues s’empourprèrent, ses mains toujours sur ses épaules, et sa tête s’inclina.

— Je t’envie de ne pas en avoir. Peux-tu seulement imaginer à quel point c’est humiliant ?

— Hm, je crois saisir l’idée. Très clairement, même.

Nanao hocha la tête, mais son ton trahissait son malaise. Elle n’en possédait pas, après tout. Elle comprenait qu’il soit accablé de honte, mais doutait de pouvoir vraiment compatir. Au-delà de leurs différences physiques, leur seuil de gêne était façonné par leurs cultures respectives.

Elle refusa toutefois de laisser toute la honte peser sur ses épaules. Après un instant d’angoisse et de réflexion, elle sut ce qu’elle devait faire.

— Par souci d’équité, je ne te laisserai pas souffrir seul.

Décidée, elle passa aussitôt à l’action. Elle ôta sa cape, défit ses boutons et jeta sa chemise, puis dénoua le sarashi enroulé autour de sa poitrine. Elle se souvenait qu’il en avait déjà aperçu un fragment par le passé, mais c’était bien plus éprouvant de s’exposer ainsi de son plein gré. Espérant rétablir l’équilibre, Nanao posa les mains sur ses hanches et bomba le torse.

— Mon corps n’a rien d’un objet de beauté. Où que l’on regarde, il est couvert de cicatrices. Je n’avais jamais imaginé qu’il me faudrait l’exhiber un jour.

— …

Oliver contempla longuement son corps dévoilé. Au même moment, le tissu de son pantalon se tendit sous la pression. Nanao le remarqua et se figea.

— …Est-ce mon esprit qui me joue des tours, ou cela devient-il… plus prodigieux ?

— Pourquoi crois-tu que non ? Après ce que tu viens de montrer ?

Sa voix était presque un grondement. Tentant de reprendre contenance, il inspira plusieurs fois, puis reposa ses mains sur ses épaules. La honte ne disparaissait pas, mais il devait parler d’abord. Les yeux ancrés aux siens, il poursuivit.

— Tu dois… savoir cela, Nanao. À mes yeux, tu m’as toujours ébloui. Depuis le jour de notre rencontre jusqu’à cet instant, combien de fois ai-je rêvé de te toucher ?

Sa voix menaçait de se briser. Nanao rumina ses paroles, puis porta la main à sa joue et se pinça, d’abord la gauche, puis la droite. Oliver ne comprit pas.

— …Pourquoi tu fais ça ?

— J’essaie de m’éveiller de ce rêve.

— Tu crois rêver ?

— Hm, rien d’autre n’a de sens. Ces instants, tout ce que tu dis et fais est bien trop conforme à mes désirs.

Nanao avouait sans détour que rien de tout cela ne lui paraissait réel. Comment l’aurait-ce pu ? Ils venaient de briser d’un coup le plafond des possibilités les plus lointaines qu’elle s’était permises d’imaginer. La peur dominait la joie. Son cœur flottait à une telle hauteur qu’elle craignait de ne pas survivre à la chute, une fois réveillée.

Oliver l’avait compris. Ce n’était pas une plaisanterie pour elle, mais une inquiétude sincère. Alors il se pencha vers elle pour la dissiper, détachant ses mains de ses joues et les enfermant dans ses paumes.

— Qu’y a-t-il de si étrange ? demanda-t-il en caressant doucement sa peau lisse. — Je te dis seulement que je te trouve très attirante.

La chaleur de ses mains fit monter les larmes aux yeux de Nanao. Elle ne put s’en empêcher. Elle se laissa aller tout entière contre son épaule, la voix tremblante.

— Si… je m’éveille maintenant, j’hurlerai comme un nouveau-né.

— Si cela arrive, viens me trouver dans le monde réel. Je referai la même chose.

— Peu probable. Le véritable Oliver me hait désormais. Il me méprise comme une bête sauvage, avide de sang et de plaisirs charnels. Telle fut l’ampleur de ma faute. Je suis venue ici en m’attendant à être battue jusqu’au sang. Aucun meilleur sort ne pouvait m’attendre…

Incapable de supporter davantage ses protestations noyées de larmes, Oliver scella ses lèvres d’un baiser. Il étouffa ses mots avant même qu’ils ne prennent forme. Et lorsque son cœur se calma, il relâcha la prise, plongeant ses yeux dans les siens.

— …Je ne te laisserai plus jamais te rabaisser, dit-il avec ferveur.

Les joues encore humides, Nanao sourit et hocha la tête.

— Je t’entends. En ce cas… je t’en prie, laisse ce rêve continuer.

Ils entrelacèrent leurs mains. Et d’un commun accord, leurs corps se dirigèrent vers le lit tout proche.

Pendant ce temps, dans un passage menant de la première couche au bâtiment principal, Chela s’adressa à l’ami qui marchait à ses côtés.

— Pete, je déteste avoir à dire ça…

— J’y ai déjà pensé.

Il ne la laissa pas finir. Les yeux écarquillés, Chela s’arrêta net, et Pete se tourna vers elle. Derrière ses lunettes, son regard trahissait la profondeur de ses pensées.

— Leur relation a toujours tenu sur une corde raide. Ils sont attirés l’un vers l’autre, mais plus leur passion croît, plus ils risquent de s’entre-tuer. Pourtant… après tout ce temps passé ensemble, à côtoyer la mort côte à côte… comment leur demander de se tenir à distance ? dit Pete. — Ils ont atteint leur limite. L’équilibre fragile qu’ils maintenaient n’est plus tenable. Même si ça reste précaire, il leur faut désormais trouver une nouvelle corde.

C’était la meilleure métaphore qu’il avait trouvée. Chela la jugea parfaitement juste. Oliver et Nanao paraissaient soudés, mais ils vacillaient depuis longtemps au bord de l’effondrement.

Leurs efforts respectifs avaient jusque-là empêché la chute, mais si l’un d’eux lâchait prise, tout s’écroulerait. Et ce n’était pas forcément Nanao qui en serait la cause.

— L’intimité physique comme substitut au duel. Je ne sais pas si cette logique tiendra, mais au moins… il faut essayer. Nous devons explorer toutes les options possibles pour les empêcher de s’entretuer.

À la conclusion bien sombre de Pete, Chela acquiesça, l’observant attentivement.

— Tu as raison, dit-elle. — Mais… c’est une surprise. Je ne pensais pas que tu pourrais analyser cela avec autant de… détachement.

— Tu croyais que je m’effondrerais ? Allons donc.

— Je te présente mes excuses. Vraiment. Mais… tu es amoureux d’Oliver, n’est-ce pas ?

Elle choisit de le dire clairement. À ce stade de la conversation, il fallait poser la question. Elle le vit se raidir, mais non reculer.

— Et alors ? Non, justement : c’est pour ça que je ne peux pas m’effondrer maintenant, répondit-il. — Et sans vouloir changer de sujet… j’ai une relation exécrable avec ma famille. Tu es perspicace, je suis sûr que tu l’avais déjà deviné.

— …J’en avais une idée, oui. Et du coup ?

Son regard cherchait à percer le lien de cette confession. Pete s’adossa au mur du couloir et poussa un soupir.

— Rien de plus. C’est la simple vérité. Ce QG est le seul endroit que je puisse appeler un foyer.

Un sourire amer passa sur ses lèvres. À la fois désabusé, ironique, et pourtant chargé d’autre chose encore.

Et Chela comprit alors qu’il avait songé à l’avenir de la Rose des Lames tout autant qu’elle, sinon davantage.

— Je doute d’en obtenir un autre. Ne te crois pas obligée d’en créer un à ton tour. Celui-ci est le mien. Pas besoin de remplaçants. Ma place se trouve auprès de la Rose des Lames et je ferai tout pour les protéger, déclara Pete. —Est-ce différent pour toi, Michela McFarlane ?

— … !

L’athamé se tourna brusquement vers elle, et elle frémit. Pete la tenait dans le fil de son regard, l’empêchant de fuir, enfonçant la pointe.

— Ne t’échappe pas. Nous parlons ici parce que je sais que ta fixation sur la Rose des Lames est plus forte encore que la mienne. Il est temps de montrer ton jeu. Lorsque nous parlions de Katie, toi seule n’étais pas révoltée par ma suggestion. Plutôt… tu t’es dit : oh, voilà une option.

— …Kgh… !

Il avait visé juste et la laissa décontenancée. Pete esquissa un sourire et détourna les yeux.

— Les enfants, c’est merveilleux. Tu sais pourquoi ? Parce qu’ils transforment des gens en famille. Ils tissent entre eux une chaîne qu’on ne brise pas facilement. Le mot ami est joli, mais trop fragile pour que je m’y fie.

Puis il ajouta :

— Si le destin l’accorde, j’aimerais que nous soyons plus que cela, tous ensemble.

Il lâcha une idée insensée, empreinte d’une profonde tristesse. Chela voulut répondre, mais il ne lui en laissa pas l’occasion. Ses yeux se relevèrent, aussi tranchants que des lames, comme s’ils pouvaient à eux seuls l’abattre.

— Je sais que je suis excessif. Mais tu n’es pas en reste. Les groupes créés à l’école sont des choses passagères. Quoi qu’il arrive, cela ne durera pas. Nanao a choisi le nom de groupe en parfaite conscience. Pourtant, nous espérons malgré tout que cela dure toujours. Aucun de nous n’est prêt à y renoncer.

Chela baissa la tête. Comment aurait-elle pu nier ? C’était la destinée de quiconque avait déjà connu une véritable solitude.

La nature de cet isolement variait. Être enfermé dans une chambre obscure ou se trouver au centre d’une fête grouillante de monde revenait au même. Ce qu’ils avaient en commun, c’était cette soif de combler le vide. Pour certains, cette quête durait une vie entière. Mais lorsqu’ils trouvaient enfin ce trésor, ils s’y accrochaient à deux mains et le défendaient jusqu’à la mort.

Tous deux le savaient. Et savaient qu’ils se ressemblaient. Atteints du même mal, animés de ce désir déformé, prêts à employer n’importe quel moyen, si drastique fût-il, pour transformer ce paradis éphémère en éternité, indifférents aux efforts surhumains que cela exigerait.

— ……

Le sourire de Chela répondit à celui de son ami. Comment aurait-il pu en être autrement ? Depuis longtemps déjà, ils partageaient le même rêve : cette rose de lames qui avait fleuri ce jour miraculeux. Ils avaient choisi d’habiter ce rêve. De le protéger. Ils ne faibliraient jamais, même si cela devait transformer leurs liens en malédictions forgées de leurs propres mains. Aucun des deux ne céderait, quoi qu’il advienne, ils ne laisseraient pas ce rêve s’achever.

— C’est ce que je désire, dit Chela, sa voix proche d’une lamentation.

Pete acquiesça, s’approcha et posa une main sur son épaule. Ils savaient à présent, avec certitude. Pour eux deux, c’était l’équivalent d’un pacte scellé dans le sang.

— Pardon de t’avoir forcée la main. Mon point est le suivant : nous devrions être honnêtes l’un envers l’autre. Nous ne voulons pas que Katie et Guy s’enfoncent aussi profondément, n’est-ce pas ? Je préfère les voir rester insouciants, comme ils l’ont toujours été.

Chela hocha lentement la tête. Une inquiétude qu’elle gardait scellée depuis leur première année trouva enfin le chemin de ses lèvres.

— Nous serons bientôt des élèves de troisième année. Le moment approche où chacun d’entre nous sera sous le joue de la Consumation par le Sort. Nous ne ferons pas exception, dit-elle. — Dans mes pires projections, Katie est la première Consumée. Nanao suivra de près… Puis l’un des quatre d’entre nous, moi comprise.

Rien qu’à le dire à voix haute, elle frissonna. Non pas de peur, mais parce que les fondations de ce scénario étaient trop solides pour être balayées d’un revers de main.

— L’optimisme n’est pas une option. J’en suis certaine, ce pire destin est presque voué à se réaliser.

Elle n’avait pas mâché ses mots. Cette menace pesait sur eux, et rien n’était plus urgent. Avide de partager ce fardeau, Chela ouvrit les bras, et Pete l’attira dans une étreinte.

— Protégeons-les, Pete. Tous ceux que nous aimons.

— Nous le ferons. Je le jure sur la Rose que nous avons créée.

Leurs cœurs et leur chaleur s’unirent. Écoutant battre leurs pulsations, ils prièrent pour un rêve sans fin.

Dans son lit avec Nanao, sa peau contre la sienne, leurs mains enlacées, Oliver se heurta au mur qu’il avait vu venir.

— …!

Son cœur s’emballa, son pouls devint erratique. Un rejet violent remonta le long de son échine, lui serrant les dents. Nanao, si proche, ne pouvait manquer ces signes.

— Oliver ? Tu es devenu livide…

— …Pardon. Je savais bien que l’élan seul ne suffirait pas à me faire franchir cette barrière, mais…

En sueur, il ravala son malaise, se dégageant à contrecœur. Nanao se redressa, et ils se retrouvèrent face à face, yeux dans les yeux. Il lui fallut plusieurs profondes inspirations pour détendre sa gorge assez pour parler.

— J’ai une confession à faire, Nanao. J’ai un traumatisme ancien lié à… l’acte lui-même.

Ses mots la firent se redresser d’un coup. Elle comprit combien il lui avait été difficile de l’avouer. Pour ce garçon, c’était comme ouvrir sa poitrine et offrir son cœur à nu.

— …C’est-à-dire…

— Oui, je l’ai déjà fait. Mais… d’une manière inacceptable. Ce qui y a mené fut horrible, et l’issue… bien pire encore. Personne n’y a trouvé de bonheur. Nous n’en avons gardé que des blessures qui ne guériront jamais.

Sa voix devint rauque, ses phrases hachées. Submergé par les souvenirs, Oliver s’astreignit pourtant à parler. Nanao serra son corps tremblant contre elle, signe limpide qu’elle recevait chacun de ses mots.

— Assez, dit-elle. Les souvenirs douloureux ne se livrent pas aisément.

— …Désolé… C’était notre première fois, et…

— Pourquoi t’excuser ? J’ai aperçu un autre pan de ce que tu es. Cela ne m’apporte que de la joie.

Nanao le pensait sincèrement, et son sourire était véritable. Il chassa les ombres, tel un tournesol sous un ciel sans nuages.

— C’est pourquoi je te le dis : Oliver, tu allais peut-être trop vite. Regarde à nouveau. Contre toute attente, tu es ici, avec moi. Pas avec une dame issue d’une lignée prestigieuse ni avec la plus grande beauté de la cour impériale. Il n’est nul besoin de t’imposer le glaive des devoirs nocturnes. Il n’a jamais été question de succès ou d’échec.

Et, sur cette remarque franche, Nanao glissa ses doigts sous ses côtes et le chatouilla sans pitié. L’attaque surprise le fit se tordre, et il agrippa ses épaules.

— …Ngh ! Ha… ha-ha… ! Ar… arrête, Nanao… !

— Voilà. Ce n’est qu’un prolongement de nos jeux habituels. Nous y ajoutons simplement caresses et baisers.

Ces mots firent mouche. Nul besoin de se tourmenter. Ici, il n’y avait ni exigences, ni conditions, mais l’expression naturelle de leur affection. Comme des enfants bavardant sous une couverture toute la nuit. Dès le début, ils savaient que ce moment resterait inoubliable, empli d’amour.

— Encore une fois, tu sembles persuadé que tu dois accomplir quelque chose de précis avec moi, et je n’ai pas la moindre idée de ce qui t’a mis ça en tête, dit Nanao en cessant son attaque pour le regarder de nouveau.

Son regard ardent glissa sur le corps affûté du jeune homme. Il ne chercha pas à se dérober, la laissant contempler chaque détail.

— Même si tu ne fais rien, j’ai plus qu’assez d’idées pour nous deux. Mais bien sûr, je jure de ne rien tenter qui te déplaise.

Consciente que son désir la rendait un peu trop empressée, Nanao recula, agitant une main devant son visage. Oliver prit ses poignets, écarta ses mains et posa ses lèvres sur son front en guise de riposte.

— …Dans ce cas, je ne compte pas me laisser distancer, dit-il en souriant.

Nanao planta ses yeux dans les siens et répondit par un large sourire.

— Alors que ce soit un duel ! Victoire à l’assaillant !

— ?! H-hé ! Ne me saisis pas com…

Sa main avait filé droit vers son entrejambe, et Oliver lui attrapa le poignet pour la repousser. Mais Nanao était implacable, si bien qu’il riposta en la chatouillant aux flancs, accentuant encore la stimulation grâce à une application de guérison qui fit frissonner tout son corps.

— Hnggg ! C-c’est déloyal !

— C’est parfaitement loyal. Tu as commencé !

Il riait malicieusement. Nanao s’acharna à inverser la situation, et tous deux luttèrent nus quelque temps, leurs ébats n’étaient que le prolongement de leurs jeux habituels.

Pendant ce temps, dans le bâtiment de l’école, dans un salon des étages supérieurs, en principe interdit aux cadets, que l’on appelait familièrement le Pub.

— …Zzzz…

Après bien des plaintes « éthyliques », Miligan s’était affaissée sur la table, profondément endormie. Katie, longtemps réduite à l’écouter, paraissait enfin soulagée.

— Elle dort pour de bon. Désolée, Guy. Je ne voulais pas t’entraîner dans sa beuverie…

— Pas de souci. Elle m’a pas mal aidé, tu sais.

Il haussa les épaules, se leva de sa chaise à l’autre bout de la table et ramassa les bouteilles. Il n’avait été qu’un dommage collatéral, mais il était resté auprès de Katie durant toute l’épreuve.

Normalement, on les aurait refoulés à l’entrée, mais en troisième année, cette règle devenait floue. Miligan s’était contentée de dire : « Ils sont avec moi », et ils étaient passés sans encombre. Personne n’avait osé protester. Peut-être par égard pour son humeur. En aidant Guy à ranger le désordre laissé par Miligan, Katie murmura :

— Le nouveau Conseil fait des efforts, au moins. Il a pris en charge près 80% de ses dettes et la considère comme un cadre. Le président Godfrey est même venu avec une boîte de biscuits.

Se souvenant de la scène, Katie serra une bouteille contre elle. Cela avait été éprouvant. Il s’était excusé sans fin, tandis qu’elle le couvrait d’invectives, rouge de colère, puis il avait passé près d’une heure à remplir son verre à mesure qu’elle le vidait. Godfrey avait tout accepté sans broncher, comme une conséquence naturelle de ses propres actes, et était resté jusqu’au bout. Katie et Guy n’étaient pas intervenus. Les regards bienveillants des tables voisines prouvaient que chacun y voyait sa tentative d’excuses.

— Oui, dit Guy en fixant le visage endormi de Miligan. — Elle était tout enflammée à l’idée d’être la première présidente pro-droits civiques. Et… elle voulait sûrement t’offrir une victoire éclatante.

Ces mots firent naître un bouillonnement d’émotions chez Katie, qui passa ses bras autour des épaules de Miligan. Elle pouvait être épuisante. L’opération de greffe de l’autre jour n’était pas la première de ses demandes extravagantes. Katie avait perdu le compte des fois où elle avait voulu enfouir sa tête dans ses mains. Et elle avait failli finir le cerveau sur une table de dissection peu après leur rencontre. Elle n’était pas prête non plus d’oublier toutes les expériences que Miligan avait menées sur les Demis.

Mais elle restait son mentor. Celle qui avait reconnu ses talents, l’avait guidée, l’avait encouragée. Leurs différends, les ennuis qu’elle causait, tout cela avait fini par les rapprocher davantage.

— …Mm…

Les mains de Miligan agrippèrent le bras de Katie, le serrant contre sa poitrine. Elle ne s’était pas réveillée, c’était purement inconscient. Mais cela amusa Katie, qui resta un moment ainsi, prisonnière de cette étreinte.

Guy sourit en coin, puis jeta un regard vers Katie et marmonna :

— Toi aussi, tu vas avoir besoin d’une bonne cuite.

— Mm ? Qu’est-ce que tu as dit ?

— Rien. Profite du calme tant qu’il dure.

Il fit disparaître la pile de bouteilles d’un coup de baguette, les envoyant dans un bac de collecte. En rangeant le reste, il songea : Ce n’est pas vraiment un problème. Mais si ce que j’ai dit remue les choses… alors j’aurai du pain sur la planche demain. Et pour un bon moment après.

Dans la deuxième couche du labyrinthe, sous un couvert sombre de feuillage, un petit feu de camp crépitait.

— Alors ? Ça va mieux, petit bout de viande ? demanda Rivermoore.

Teresa se tenait de l’autre côté du feu, serrant contre elle la tasse de thé qu’il lui avait tendue, les bras autour de ses genoux. Elle leva les yeux et le fusilla du regard.

— …Deuxième année Teresa Carste. Je ne suis pas de la viande, et je ne suis pas si petite.

— Ufa !

À son nom, la créature orange poussa un cri et se mit à tournoyer. Teresa ne sut dire s’il s’agissait d’un piaillement ou d’une présentation. Rivermoore sourit et but une gorgée de thé.

— Si tu as assez d’énergie pour répliquer, c’est que ça va. Mais ce n’est pas vraiment l’endroit que je choisirais pour pleurer toutes les larmes de mon corps.

— Je ne pleurais pas. Tu as mal entendu. Tu dois avoir les oreilles abîmées, pauvre de toi.

— Peut-être, mais ce n’est pas moi qui ai entendu la chose, mais Ufa. Adresse-lui tes excuses.

Rivermoore désigna la créature bondissante. Teresa l’examina de nouveau. Elle avait la taille et l’allure approximative d’un enfant de quatre ou cinq ans. Entièrement translucide et orange, sauf les yeux, jaunes délavés. Elle s’étirait et se contractait sans cesse, sans forme fixe. On devinait vaguement un nez et une bouche, mouvants comme le reste de son corps, ce qui la rendait très expressive.

— …Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas un fantôme ni une fée. Je n’ai jamais rien entendu de tel.

— Et tu n’en aurais pas entendu parler. Pour l’instant, c’est la seule de son espèce. Une vie astrale. Un peu long comme nom, alors je vais sans doute finir par dire simplement une Astra. En gros, considère-la comme un enfant humain fantomatique. Tu ne serais pas loin.

— Off ! Off !

Le simple fait que Rivermoore en parle fit danser Ufa de plus belle et Teresa fit le lien. Elle n’avait pas pris part directement à l’assaut contre le Royaume des Morts, mais elle avait entendu des rapports à propos de cette créature. Peu intéressée, elle avait laissé filer, sans s’attendre à la croiser en personne. Encore moins à ce qu’elle soit si bavarde.

Elle l’examina comme on le ferait d’un animal rare, tandis que Rivermoore l’observait avec curiosité.

— Je ne savais pas trop quoi penser de toi non plus. Même face à face, tu es singulièrement insaisissable. Je parierais que le fantôme moyen est plus facile à cerner. Ils n’ont pas ton entraînement en infiltration.

— …Je suis née ainsi, dit-elle en se tortillant, mal à l’aise.

Rivermoore perçut son malaise et détourna le regard, changeant de sujet.

— Alors ? Qu’est-ce qui t’a rendue si triste au point d’aller pleurer dans les bois ?

— Je ne pleurais pas.

— Oh, d’accord. Alors qu’est-ce qui t’a rendue si triste au point de plonger ta tête dans un buisson ? Si c’est ton truc, je ne vais pas t’en empêcher.

Il attisa le feu d’un coup de baguette. Refusant d’admettre sa faiblesse, Teresa le fusilla du regard et répliqua :

— …Je devrais plutôt vous demander ce que tu fais ici, Mr. Rivermoore.

— Ah, tu me connais ? Je ne pensais pas que nous nous étions déjà rencontrés.

Il lui lança un regard en coin. Elle l’avait aperçu quelques fois dans le labyrinthe, mais surtout, il avait été visible à l’écran lors de la ligue de combat. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle le reconnaisse. Elle aurait pu le dire ainsi, mais elle s’était déjà assez humiliée. Prête à se réfugier dans les fourrés derrière elle si nécessaire, elle opta pour la pique.

— Une déduction à partir de ta description. Je doute que quiconque d’autre sur le campus porte des vêtements aussi incroyablement démodés.

— Démodés ! Démodés ! fit Ufa en tournoyant dans les airs.

Rivermoore soupira.

— Un autre mot étrange à apprendre. Tu fais déjà autant de vacarme que ta mère, dit-il à la petite créature. — Mais je m’en doutais… Ce n’est pas exactement la mode actuelle, alors ?

Il baissa les yeux vers ses habits, dépité. Cela déstabilisa Teresa, qui n’avait pas prévu de le toucher vraiment. Avant qu’elle ne se reprenne, il lui adressa un sourire.

— Tu es la première cadette à commenter mon allure en face à face. Merci, petit bout de viande.

— …Aucun remerciement nécessaire. Et je ne suis ni de la viande, ni si petite.

Elle ne trouva que ça à répéter. Pour échapper au malaise, elle porta la tasse à ses lèvres, mais Ufa s’enroula autour de son bras et tira dessus. Teresa tenta de l’arracher, mais ses doigts glissèrent à travers le corps de la créature. Elle ne pouvait même pas le toucher.

— …Ngh… J… je n’arrive pas à l’enlever…

— Ufa t’aime beaucoup. Étrange. Peut-être as-tu une affinité avec les fantômes ?

Il paraissait aussi perplexe qu’intrigué. La curiosité d’Ufa était sans bornes, mais ce n’était pas le seul mystère. Avant tout, le fait que l’Astra a entendu Teresa pleurer dans les buissons. Rivermoore lui-même ne l’avait pas détectée avant que leurs regards se croisent. Sa présence était si intangible que quiconque l’aurait ignorée si elle voulait se cacher. Alors comment Ufa aurait pu être la seule personne à entendre ses sanglots étouffés ?

— ……Hmm.

Peut-être cela signifiait-il quelque chose. C’était une intuition vague, mais Rivermoore était mage, il ne rejetait pas ce genre d’instinct. Après un instant de réflexion, il passa à l’action.

— Bon, parfait. Passe un peu de temps avec Ufa. Après tout, cette Astra vivra bientôt sur le campus.

— Hein ?

Ufa s’était enroulé tant de fois autour d’elle qu’elle ressemblait à un casse-tête vivant. Elle leva les yeux, interloquée.

Il rit et ajouta :

— Une fois que j’aurai négocié avec les professeurs, du moins. J’ai quelques exigences à régler avec eux, ma propre position en fait partie. Mais ils ne refuseront sans doute pas. Vu la valeur de cette créature, c’est une compensation équitable. Ce qui, je suppose, répond à ta question sur ce que je fais ici.

Il désigna le sac à dos surdimensionné posé à côté de lui.

— Il était temps que je fasse mon rapport. Si je tarde trop, des étrangers s’introduiront encore dans mon atelier. J’ai assez de mémoires prêts à être soumis.

— …Cela… ressemble à beaucoup de travail.

Ufa la relâcha, flottant au loin, et Teresa parut soulagée. Elle se leva et tourna les talons.

— Déjà ? ricana Rivermoore. — Si tu es remise, j’imagine que tu peux gérer cette couche. On voit que tu as de l’expérience.

— …Je n’ai pas besoin de tes inquiétudes.

— Allons, ne sois pas comme ça. Je suis en dernière année. Si je croise une élève de deuxième année perdue, et que j’en ai envie, je m’en occupe un peu.

Il agita sa baguette et éteignit le feu. Voyant qu’il se préparait lui aussi à partir, Teresa se hâta de s’éloigner. Elle n’avait aucune envie de faire le chemin jusqu’au campus en sa compagnie.

Mais partir ainsi lui parut incorrect. Sans lui, elle serait sans doute encore en train de pleurer dans ce buisson. Les grimaces d’Ufa et l’hospitalité bourrue de Rivermoore l’avaient aidée à retrouver le moral. Sa fierté l’empêcha de le remercier. Alors, sans se retourner, elle dit :

— …Je dois corriger mes propos.

— Mm ?

— …J’ai dit que tes habits étaient démodés. Ce n’est pas vrai. Je les trouve… un peu stylés.

Et, sans un regard par-dessus son épaule, elle plongea dans les fourrés. Son dos disparut bientôt dans la nuit. Rivermoore et l’Astra restèrent bouche bée, puis, quelques instants plus tard, il éclata de rire.

L’aube se leva au terme de la longue nuit. Oliver s’en rendit compte en reprenant conscience dans son lit.

Ses paupières s’ouvrirent, ses yeux firent la mise au point… et il aperçut, endormie à ses côtés, une jeune fille nue. Cette vision lui rappela tout ce qu’ils avaient fait, et, incapable d’en démêler encore ses sentiments, il resta là, à contempler son visage assoupi.

Une respiration régulière. Une expression paisible. Rien de la férocité qu’elle dégageait une épée en main.

Un peu plus bas, leurs mains restaient entrelacées. Ils s’étaient endormis ainsi, les yeux dans les yeux, et ne s’étaient pas lâchés.

— …

Il l’aimait. C’était la seule certitude qui l’emplissait.

Il en était sûr désormais, et choisit de s’y fier.

— Nanao. Es-tu réveillée, Nanao ?

Son cœur apaisé, il l’appela doucement. Ses paupières battirent, et elle murmura :

— …Mmm… Oliver… ?

— Il fait presque jour. Il nous reste un peu de temps, mais ne tentons pas le diable. Habillons-nous.

Ses yeux s’ouvrirent tout à fait. Tous deux, éveillés, se redressèrent ensemble.

— …Je me souviens à présent. Hier soir, nous avons mené la plus passionnée des batailles…

— Cela sonne métaphorique, mais tu m’as bel et bien coincé dans une clé de bras. J’ai encore mal au coude.

— Oh, voyons. Mais c’est parce que tes doigts s’acharnaient cruellement sur mes zones sensibles…

— Toi non plus tu n’étais pas tendre. Quand tu tiens quelque chose, tu ne le lâches plus…

Il s’interrompit net, écarlate, enfouissant son visage entre ses mains. Sa raison venait de rattraper ce qu’ils disaient objectivement, et c’était trop pour lui.

— …Passons à autre chose. Je vais chauffer l’eau. Tu prends le premier bain.

— Pourquoi pas ensemble ?

— Hors de question ! Je sais bien que ça ne s’arrêterait pas là.

Il refusa son invitation et sortit du lit. Parfaitement conscient de l’effet que cela avait sur lui, il devenait de plus en plus nerveux. Comment allaient-ils traverser la journée sans éveiller de soupçons ? Chacun prit son bain, puis ils s’habillèrent et gagnèrent le salon pour préparer du thé. Ils prendraient un vrai petit-déjeuner à la Confrérie, ceci n’étant qu’un en-cas. Quand les feuilles s’ouvrirent, Oliver versa une tasse.

— Nous n’avons pas été jusqu’au bout, dit-il.

Nanao lui sourit par-dessus la table.

— Et alors ? Le cours qui a remplacé cela fut fort instructif.

Il émit un son étranglé. Il avait effectivement dévié, à un moment, vers une longue leçon sur la contraception. Étendant sur les draps les différents moyens, en expliquant usage, efficacité et précautions… pour finalement n’en utiliser aucun. Un immense raté, probablement plus destiné à rétablir son propre équilibre qu’autre chose.

— Pardon, c’était… interminable. Et pourtant tu as tout écouté.

— J’ai adoré ! Tout ce que nous avons fait allongés ensemble, et toutes tes paroles…

Son sourire était rêveur. Là où elle aurait pu grogner, elle s’était simplement laissée porter. Cela lui serra la gorge, si bien qu’il posa la bouilloire et se tourna vers elle.

— Moi aussi, j’ai pris du plaisir. Pour la première fois, j’ai goûté à ces choses. C’est toi qui m’y as conduit, Nanao. Je t’en remercie.

Il posa les deux mains sur ses genoux, s’assit bien droit et inclina la tête, adoptant les manières de Yamatsu pour exprimer la profondeur de sa gratitude. Nanao posa doucement ses mains sur ses épaules, releva sa tête et croisa son regard.

— C’est à moi de te remercier, dit-elle. — C’était au-delà de mes attentes. Être touchée, caressée… Découvrir de telles sources de plaisir sur mon propre corps.

Sa main s’attarda sur sa poitrine tandis qu’elle réfléchissait à voix haute. Oliver vit ses yeux se remplir de larmes.

— Et pourtant tu prononces des mots si tristes. Nous n’avons pas été jusqu’au bout ? Quelle sottise, protesta Nanao. — Ce n’était que le commencement de notre intimité.

Sa voix tremblait. Oliver l’entoura de ses bras. Elle avait raison. Vu sa vision des choses, il aurait dû la rassurer avant de prononcer de tels regrets. Ce n’avait pas été une aventure sans lendemain, et ce ne serait pas la dernière.

— …C’est vrai, nous recommencerons.

Il le dit simplement et scella ses mots d’un léger baiser. Le visage de Nanao s’illumina. Elle l’embrassa à son tour, deux, trois fois, resserra son étreinte, puis lui souffla à l’oreille :

— Et ce soir ?

— Peut-être faudrait-il espacer un peu…

— Demain matin ?

— Attends au moins la tombée de la nuit.

— Hrm, tu sembles réticent. Mais c’est en forgeant qu’on devient forgeron ! Essayons tous les moyens possibles, invoquons assez les divinités, et tôt ou tard, ou en temps voulu, nous réussirons bien à mettre la perche dans le trou.

— Grossier ! Nanao, c’était grossier !

Sa tournure de phrase était si affreuse qu’il se mit à la réprimander, mais Nanao éclata simplement d’un rire joyeux. Et leur badinage se poursuivit sans faiblir, jusqu’à l’heure de remonter vers l’école.

Ils arrivèrent ensemble au campus et trouvèrent leurs amis déjà réunis dans la Confrérie.

— Oh ! Bonjour ! s’écria Katie, la première à les apercevoir.

Elle leur fit signe de venir à sa table, et ils s’approchèrent.

— Oui, salut, Katie.

— En effet, quelle belle matinée.

Après ces salutations, ils prirent place. Et déjà, la bouche de Katie s’animait.

— Vous avez dormi là-bas ? J’aurais aimé en faire autant ! Miss Miligan n’a pas arrêté de se plaindre. Et une fois de retour dans ma chambre, je me suis sentie affreusement seule, incapable de fermer l’œil. J’ai fini par m’endormir avec Milimain dans mes…

Elle s’interrompit brusquement. Elle venait de percevoir l’atmosphère paisible qui flottait entre Oliver et Nanao. Un souffle ténu d’autre chose.

— …Mm ?

Elle pencha la tête, se leva et s’approcha. Le plus infime des changements, perceptible seulement parce qu’ils étaient liés depuis si longtemps. Une douceur subtile, flottante encore dans l’air. Elle ne put l’écarter et les observa de près.

— ……Mmmmmmmm…… ?

— Argh !

— Qu’est-ce que tu as, Katie ?

Oliver, intérieurement, était en pleine panique, mais Nanao, elle, ne comprenait pas. Katie cueillit leurs réactions, puis recula et se rassit calmement.

— …Rien, dit-elle. Profitons simplement du petit-déjeuner.

Elle attaqua son omelette en silence. Guy, Chela et Pete échangèrent des regards. Ce que Katie avait remarqué ne leur avait pas échappé non plus.

Après un repas très calme, Oliver et Nanao partirent en cours, et Katie resta dans le couloir, les observant s’éloigner.

— …J’ai l’impression que tout le monde l’a compris aussi, dit-elle.

Tous se raidirent, et ses mots suivants confirmèrent qu’ils avaient eu raison de se préparer.

— …Ils l’ont fait, non ? Oliver et Nanao. Probablement la nuit dernière ?

Ils s’étaient tenus un peu trop proches, un infime changement de proximité que Katie n’avait pas manqué. Consciente de l’effet que cela avait sur elle, Chela s’éclaircit la gorge.

— …Je ne peux pas vraiment l’exclure. Nous leur avons laissé un peu d’espace hier soir pour qu’ils parlent… Mais Katie, ils ont toujours été proches…

— Ne te dérobe pas, Chelaaa, lança Katie en la fixant.

Chela détourna le regard, mal à l’aise.

Fouillant dans son sac, Pete grommela :

— Même si c’est vrai, pourquoi en faire toute une histoire ? Nous sommes des mages. À notre âge, les inexpérimentés sont minoritaires.

— …Ça sonne défensif, Pete. Je parie que ça te touche autant que moi.

Sous son regard insistant, Pete cessa de fouiller. Un long silence pesa, chacun retenant ses mots.

— Bon, ça suffit. Se déchirer entre nous, ce n’est pas cool, intervint Guy.

Katie pinça les lèvres et se tourna vers lui.

— Guy…

— On sait ce que tu ressens, et tu pourras m’en parler tant que tu voudras après. Mais… n’oublie pas ce qu’ils traversent, tous les deux. Aucun d’eux ne pouvait laisser ce statu quo durer. Franchement, je suis même soulagé qu’ils se soient rapprochés aussi vite.

Chela et Pete déglutirent. Cette dernière phrase semblait faite pour attirer la colère de Katie. Elle le comprit parfaitement, le scruta longuement, puis força un sourire.

— …D’accord, Guy. En première année, je t’aurais sûrement giflé avant de m’enfuir.

— Vas-y, lâche-toi. Tu crois avoir grandi, mais les humains restent rarement aussi raisonnables.

Il lui tendit sa joue. Chela se couvrit les yeux, horrifiée, tandis que Pete observait Katie saisir le visage de Guy entre ses mains. Elle afficha son sourire le plus angélique… puis resserra son étreinte et lui asséna un coup de tête retentissant.

— Whoa… !

— Tu me l’a demandé alors te plains pas, crétin !

Sur ce cri, Katie détala comme un lièvre, laissant Chela et Pete sans voix. Étourdi, Guy se tourna vers ses amis.

— …Mieux vaut la laisser exploser tout de suite. J’assumerai les conséquences, ne vous en faites pas.

— …Guy… Tu me laisses sans voix.

Comprenant parfaitement pourquoi il avait choisi cela, Chela était partagée entre l’admiration et l’effarement. Fixant le couloir où Katie avait disparu, Pete murmura :

— Et toi, comment tu vis ça, Guy ?

— Hein ?

— Je parle de ton avis sincère sur ces nouvelles relations dans notre groupe, dit Pete d’un ton grave. — Sur le long terme, est-ce un changement positif ? Pour la Rose des Lames ?

— Je ne suis pas devin, répondit Guy en se frottant la joue. — Comment je le saurais ? Mais… pour l’instant, c’est plutôt un soulagement.

— Comment ça ?

— …Oliver. Il commence à me laisser porter une partie de son fardeau. Comme là, il m’abandonne Katie pour se concentrer sur Nanao. Et ça fait du bien. En première année, je n’étais capable de rien, je dépendais de lui pour tout.

Son sourire était si satisfait que Pete en eut le souffle coupé. Guy aussi. Quoi qu’ils fassent, ou qui ils affrontent, Oliver restait toujours dans un coin de leurs pensées.

— Alors oui, d’une certaine manière, on va dans la bonne direction. Mais… Oliver n’est pas le seul à porter un poids énorme.

Il fronça les sourcils vers eux. Tous deux tressaillirent, comme saisis d’une douche glacée.

— Ne gardez pas tout pour vous. Pete, Chela, vous êtes malins, mais n’allez pas croire que ça vous donne une vue claire depuis vos hauteurs. Je vous ai toujours à l’œil.

— … !

Se sentant percée à jour, Chela resta figée, les yeux écarquillés. Mais malgré ce regard perçant qui le transperçait, Pete esquissa un sourire.

— …Voilà qui est nouveau. Depuis quand t’es devenu si classe ? demanda-t-il à Guy.

— Heh, tu viens seulement de t’en rendre compte ?

— Ouais, désolé. J’étais aveugle. Je peux me faire pardonner avec un rencard ?

— …Tu fais souvent plus de blagues comme ça, ces derniers temps.

Guy leva les yeux au ciel, puis tourna les talons pour partir à la poursuite de Katie.

Ce n’était pas vraiment une blague, pensa Pete en le regardant s’éloigner.

— Il a fait mouche, dit Chela en croisant les bras. — Je ne pensais pas que Guy réfléchissait autant à nous tous.

— Non, mais… tu as vraiment entendu ? Qu’il se réjouit de veiller sur Katie pour alléger le fardeau d’Oliver ? Je crois qu’il n’a pas saisi toutes les implications.

Pete éclata de rire. Comme s’il était le mieux placé pour parler. Depuis son entrée à Kimberly, il avait été celui qui avait le plus dévié du droit chemin.

Et il ne regrettait rien. Même si ses pensées frisaient la folie, elles servaient un but, une raison inébranlable. C’était une démence de mage. Et il savait qu’il en avait l’allure.

— Ce groupe est précieux, dit-il. — Nous sommes ensemble depuis si longtemps, et pourtant nous n’avons pas sondé toutes nos profondeurs. Ça me donne envie d’embrasser chacun de vous.

— …Hmm. Ça ne ressemble pas à une plaisanterie.

Chela fronça légèrement les sourcils, et Pete se tourna vers elle, un brin de séduction dans le sourire.

— Cela veut simplement dire que je m’habitue à ce rôle de Reversi. Que je me mets à votre niveau.

Guy n’eut pas à marcher longtemps pour trouver celle qu’il cherchait. Elle n’avait même pas pris la peine de se cacher dans une salle vide. Il la trouva recroquevillée dans un coin du couloir, manifestement en train de l’attendre. Alors il l’appela d’un ton enjoué, comme à son habitude.

— Yo, toujours fâchée contre moi, Katie ?

Elle se retourna et s’avança sans un mot. Puis elle leva la main et soigna l’ecchymose qu’elle lui avait laissée. Elle avait eu le temps de refroidir et de le regretter.

— …Désolée. Ça va mieux maintenant.

— Ravie de voir que tu te relèves si vite. C’était un sacré coup de tête !

Ainsi accepta-t-il ses excuses. La douleur était depuis longtemps dissipée, mais il la laissa le soigner jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite, l’observant de près.

— …Tu prends ça avec philosophie. Je pensais que tu serais chamboulée deux ou trois jours.

— Autrefois peut-être. Non… c’est même sûr.

Katie soupira. Elle s’était déjà résignée avant qu’il ne la rattrape.

— Mais je comprends. J’ai dépassé le stade où je peux me permettre d’être jalouse. Ce droit-là, je l’ai abandonné il y a longtemps. J’en ai conscience. Alors je ne vais pas bouder. Je vais rester digne.

Elle força un sourire. Le meilleur qu’elle pouvait offrir dans son état d’esprit. Guy le vit, fragile, prêt à se briser au moindre souffle, et quelque chose se rompit en lui.

— …Je le répéterai autant de fois qu’il le faudra, grogna-t-il en s’avançant pour la tirer dans une étreinte.

La Rose des Lames pratiquait depuis la deuxième année une politique de câlins, mais il recourait rarement à cette carte avec elle. Elle répondit à son étreinte, surtout par réflexe, le regard en coin.

— …Guy ?

— …Ne deviens pas raisonnable, Katie… !

Son visage se tordit de colère, sa voix monta presque au cri. Certes, il lui avait dit de tenir compte de ce que vivaient leurs deux amis. Mais il n’avait pas demandé cela. Pas qu’elle ravale ses propres sentiments, avec ce regard tourmenté. Pas qu’elle piétine ses émotions pour avancer.

— Nous ne changeons pas ! Même si tu crois l’avoir fait, à mes yeux, vous êtes tous restés les mêmes depuis le premier jour ! Katie Aalto est et restera une pleurnicheuse entêtée et égoïste !

Ces mots, entendus à bout portant, la firent sursauter. Plus elle tentait de se contenir, plus ils l’ébranlaient.

— C’est tes bêtises que je ramasse toujours ! Celle qui fonce tête baissée, l’idéaliste sans limites qui se fiche de ce que les autres pensent ! Tu n’aurais plus le droit d’être jalouse ? Tu aurais abandonné ça ? Depuis quand tu te soucies de ce genre de conneries ? Ne t’oublie pas pour venir me débiter je ne sais quel mot creux !

Il parlait avec véhémence, resserrant son étreinte. La tête enfouie dans sa poitrine, cherchant à calmer son cœur affolé, Katie murmura :

— Ça fait mal, Guy.

— Tais-toi ! Ce n’est rien comparé à ton coup de tête.

— …Il y a des gens qui regardent…

— Qu’ils regardent ! Je m’en fous !

Guy se moquait bien d’élever la voix. Les élèves qui circulaient autour d’eux n’existaient plus à ses yeux, et, pour Katie aussi, ils s’effacèrent. Alors la digue rompit : elle se laissa submerger par ses émotions et l’étreignit de toutes ses forces, éclatant en sanglots.

— …Tu me traites comme une enfant… Comment tu veux que je devienne quelqu’un de raisonnable… ?!

Ses sanglots rauques résonnaient dans le couloir. Guy avait pris sa décision : tant qu’elle n’aurait pas vidé son cœur, il ne la lâcherait pas, quoi qu’on dise.

Peu après, deux élèves se précipitèrent dans les bureaux du troisième plus grand club de presse de Kimberly, installé dans la première couche du labyrinthe.

— Ooooh, quel spectacle !

— Oh-ho-ho-ho ! Quelle passion ! Ah, la jeunesse !

— Mm ? Qu’est-ce que c’est encore ?

Une femme leva les yeux de ses livres, fronçant les sourcils. Janet Dowling, la rédactrice en chef. Les deux membres du club accoururent pour expliquer.

— Oh-ho-ho-ho ! En fait, nous avons aperçu deux élèves de troisième année dans le couloir là-haut, enlacés.

— Pas de galipettes, mais c’était une scène à nous réchauffer le cœur ! On n’avait qu’une envie : garder nos distances et les contempler. Il y a un mot pour ce sentiment ?

— Pff… Même nous, on ne peut pas transformer ça en article. Vous fainéantez, tous les deux.

Encore plus ridicules qu’elle ne l’imaginait. Janet renifla et replongea dans ses ouvrages. Curieux, ses camarades se penchèrent par-dessus son épaule.

— …Qu’est-ce que tu lis, patronne ?

— Tu fouilles dans tous nos vieux numéros ? Le numéro 821 ?! C’est trop vieux pour être qualifié d’ancien ! Plus de quarante ans !

Le chiffre sur le dossier d’archives les stupéfia. Janet, un œil sur leurs réactions, désigna les pages ouvertes sur son bureau.

— Ici, ici, ici, ici, ici… et là.

— ?

— Lisez donc. Dites-moi ce que vous en pensez.

Intrigués, ils s’exécutèrent. À première vue, ces articles paraissaient banals, rédigés par leurs prédécesseurs. Mais après plusieurs lectures, ils commencèrent à saisir. Leur regard aiguisé par la traque des rumeurs dans les couloirs de Kimberly ne manqua pas de percevoir l’étrangeté tapie là-dessous.

— …Ouaah…

— …Incroyable…

Leurs sourires s’effacèrent, et Janet jeta une pile de dossiers sur la table.

— Alors je ne rêve pas. Vérifiez ces articles autant que possible et revenez me voir, ordonna-t-elle. — Le plus vite sera le mieux. Sinon… les choses pourraient empirer.

À voir son expression, ils saisirent les documents et détalèrent. Janet se leva, levant les yeux au plafond comme pour demander combien de temps il leur restait.

Avec Katie à l’esprit, Oliver demeura agité tout au long du cours qu’il partageait avec Nanao. Sitôt séparé d’elle, il se mit à courir dans le bâtiment, cherchant.

— …Nulle part, hein ?

En trente minutes, il dut se rendre à l’évidence et soupira, s’arrêtant net.

Il devait rencontrer Teresa plus tard ; pour l’heure, il cherchait quelqu’un d’autre. Cette personne attirait l’attention où qu’elle passe ; si elle se trouvait là, quelqu’un l’aurait vue. Le fait qu’Oliver ne trouve aucun témoin signifiait sûrement qu’elle n’était pas sur le campus.

— Tu me donnes bien du fil à retordre. Où es-tu, Yuri ? murmura-t-il, inquiet.

Depuis la migration, Yuri Leik avait brusquement rompu tout contact. Non seulement avec la Rose des Lames, mais Rossi et Fay affirmaient eux aussi ne plus l’avoir vu. Il avait toujours été difficile à localiser, mais jamais il n’avait disparu aussi longtemps.

Oliver n’avait aucune piste, et d’autres préoccupations pesaient sur lui. Repoussant l’image du garçon aux cheveux d’argent, il se détourna… et plongea dans le labyrinthe.

— Ce n’est pas ton genre d’arriver pile à l’heure, Noll.

Il avait traversé la première couche pour gagner l’atelier secret de ses cousins, où ses vassaux l’attendaient déjà, Gwyn paraissant surpris.

— Pardon, Mon Frère, dit Oliver, essoufflé. — Je cherchais quelqu’un et j’ai perdu du temps. Je n’ai pas besoin de repos, commençons.

Il prit place à la tête de la table. Ses yeux croisèrent ceux de son agent infiltré, et aussitôt, elle disparut dans la pièce voisine. Cela le blessa, et il fronça les sourcils.

— …Teresa…

— Désolé, fit Shannon, crispée à ses côtés. — Elle est… comme ça depuis quelques jours. Elle a juste… besoin de temps.

Conscient que la cause venait de lui, Oliver ne pouvait rien dire de plus. Il se concentra sur son devoir immédiat, se promettant de lui parler sérieusement plus tard. Gwyn, ayant noté ce changement, lança la réunion.

— Ordre du jour : tout d’abord, les résultats des élections. Les écarts étaient serrés, mais notre action, à découvert comme dans l’ombre, a payé, et le camp de Godfrey a remporté la victoire. Nous avons déjà travaillé avec le nouveau président, Tim Linton. Il est un peu brouillon, mais nous pourrons compenser et maintenir de bonnes relations.

Ils avaient lutté longuement, et pourtant Gwyn ne consacra pas plus de temps à ce sujet. Cela suscita grimaces et hochements de tête autour de la table.

— Président Linton, hein ? Ça sonne encore comme une blague.

— Quelqu’un avait prévu sa victoire ?

— N’importe quoi. Il faudrait être prophète.

— J’ai entendu dire que Miligan le prenait assez mal.

— Elle s’en remettra. Godfrey est allé s’asseoir avec elle.

— Et puis, elle aura de quoi faire avec ses dettes à rembourser.

Les commentaires fusaient de toutes parts. Oliver sentit l’ambiance un peu moins tendue qu’à l’ordinaire. Quoi qu’ils pensent de l’avenir du Conseil des élèves, la victoire de la Garde était assurément une excellente nouvelle. D’autant que leur travail acharné y avait grandement contribué.

— Puisque son nom a été mentionné, laissez-moi lancer une idée, dit Gwyn.

— Hmm ? De quoi s’agit-il, Gwyn ?

Tous les regards convergèrent sur lui. Soutenant leurs yeux, il dit :

— Et si on recrutait Miligan ? Je me dis que ça en vaudrait la peine.

— … !

Le cœur d’Oliver s’emballa. Il n’en laissa rien paraître, tandis que Gwyn poursuivait :

— Elle a toujours été sur le front des droits civiques, et sa manière de penser est en phase avec la nôtre. C’est pour ça qu’elle a bien travaillé avec nous et avec la Garde. Auparavant, son côté tordu nous inquiétait… mais cette élection a largement apaisé ces craintes.

Il se tut. Leurs camarades croisèrent les bras, méditant l’idée.

— Je vois… où tu veux en venir. Rendons à notre seigneur ce qui lui revient. Depuis qu’elle fréquente ton cercle, Miligan agit davantage au grand jour, pour le meilleur et pour le pire.

— Oui, ça change de ses jours à rôder dans l’ombre.

Agréable que ses efforts soient reconnus, et il appréciait qu’on les souligne. Mais il n’allait pas répondre à la légère. Après avoir envisagé la question sous plusieurs angles, il répondit :

— …Je reconnais que son caractère s’est révélé. Mais savoir si nous devons la recruter est une autre affaire. Même si nos positions se recoupent, je ne suis pas sûr qu’elle accepterait nos méthodes.

— En effet. Et on ne peut pas aborder ce sujet à la légère juste pour vérifier. S’il fallait lui révéler des informations cruciales pour qu’elle refuse, dans le pire des cas, nous devrions la tuer sur-le-champ.

Gwyn acquiesça, sans mâcher ses mots. Leur réalité était rude. On n’était pas là à recruter pour un club périscolaire. L’échec n’était pas une option et encore moins le tolérer.

— Mais même en tenant compte de ces exigences, l’approche de Miligan pendant la ligue m’a marqué. Pas ses tactiques à la limite du règlement, non. Je parle de sa décision de ramener Zoé sur le devant de la scène avant qu’elle ne soit Consumée par le Sort. Je doute que quiconque ait cru à la rétractation qu’elle a bredouillée ensuite. Il suffisait de regarder les probabilités : le risque dépassait clairement le gain.

Tous opinèrent. L’équipe de Miligan avait donné l’impression d’arracher la victoire par une stratégie habile, mais ici, personne n’avait manqué les énormes paris qu’elle avait engagés. Dans cet état, il était difficile de croire que Zoé avait été entièrement sous son contrôle, et même à supposer que oui, le corps enseignant avait toutes les raisons d’y voir un danger et d’interrompre le match. En fin de compte, l’œil avisé de Garland avait évité cela, mais vu le facteur de risque, il était ardu de prétendre que cette équipe avait été montée dans le seul intérêt de gagner.

— Qu’elle en ait conscience ou non, Miligan a agi pour quelque chose de plus grand que le simple calcul. C’est mon avis. Et cela ressemble à l’un des moyens que nous avons utilisés pour grossir nos rangs. Nous ne nous contentons pas d’évaluer le caractère et les convictions : nous avons sciemment recruté des mages isolés proches de leur Consumation par le Sort. Sur le campus comme au-dehors, cela nous a permis d’atteindre notre taille actuelle. Naturellement, le revers de la médaille, c’est que… l’élimination d’un mage après un refus de nous rejoindre est plus simple qu’un recrutement.

Gwyn ne cherchait pas l’euphémisme. Il était juste froidement factuel.

À cet instant, une autre main se leva. Carmen Agnelli, la nécromancienne qui avait brièvement supervisé l’équipe d’Oliver pendant l’affaire Rivermoore. Elle dégageait l’aura morose propre à sa vocation, mais ses grands yeux ronds l’adoucissaient beaucoup.

— Si je puis me permettre… vu le sujet, j’ai une proposition moi aussi.

Elle n’attendait que ça. Oliver n’avait appris qu’après leur première rencontre qu’elle était des leurs. Il en était le chef, mais Gwyn gardait volontairement la majeure partie de la liste secrète par mesure de contre-espionnage. Oliver n’en avait pas été surpris, durant leurs recherches, elle lui avait justement semblé du genre à…

— Vas-y, Carmen.

— La troisième année, Katie Aalto. Vous la connaissez, je n’en doute pas. Amie de notre seigneur, proche de Miligan, militante acharnée des droits civiques depuis la première année. Et elle vient de commettre une sacrée bourde.

Miligan, c’était déjà beaucoup ; là, le cœur d’Oliver faillit s’arrêter. Carmen n’en démordit pas.

— Primo : si nous l’amenons, elle, en premier, recruter Miligan en sera d’autant plus facile. Mais avant ça, elle est très dangereuse. Elle empeste la Consumation du Sort. Ça pourrait au moins aussi mauvais que Salvadori à ce stade, dit Carmen. — Et quand ça arrivera, ce sera du lourd. Je dois pas être la seule à s’attendre à ce qu’elle fasse des ravages.

Un silence de plomb tomba. Ils avaient passé assez de temps dans cet enfer pour aiguiser leur flair aux cas à problèmes. Et tous leurs sens clignotaient : bombe à retardement.

— …Que notre instinct se confirme ou non, si ses intérêts se tournent vers le Tír, ce n’est pas bon. C’est un domaine où la moindre action peut mener à la catastrophe. Et il y a des apôtres dans le lot. Plus le mage a de passion, plus le danger monte.

— Pas besoin de se focaliser sur la menace Tír. Elle se spécialise en biologie magique.

— La curiosité nourrit toute recherche. Un endroit grouillant de créatures inconnues, comment ça ne capterait pas son imagination ? Elle n’est pas la première à tomber dans ce piège. Je sais qu’il y a au moins une personne ici qui a mis la main sur un sale grimoire interdit et l’a payé.

Ces expériences étaient monnaie courante aux classes supérieures, et cet exemple concret réduisit la salle au silence. Carmen ajouta un poids supplémentaire :

— Mieux vaut la prendre sous notre aile avant qu’elle ne prenne la mauvaise bifurcation. Je sais que la formule sonne hypocrite, mais je le pense vraiment.

Après ces avis, Gwyn tourna lentement les yeux vers son frère.

— Noll, il nous faut ton opinion.

La main du destin se tourna vers lui. Il piétina rageusement toute panique et chercha une réponse comme on enfile un fil dans le chas d’une aiguille, une formule qui justifierait ses vœux.

— …C’est clairement à envisager. Mais trancher maintenant serait précipité.

Après un long silence, il se mit à parler d’une voix qu’il espérait exempte de tremblement. Il ne pouvait pas se taire. Ni pour ses camarades, ni pour ses amis.

— Souvenez-vous de nos priorités. Même si nous ajoutons Vera Miligan et Katie Aalto à nos rangs, ce ne sera ni aujourd’hui ni demain. Toutes deux ont un grand potentiel, mais c’est une évaluation globale, fondée sur leur force de caractère et sur ce qu’elles peuvent devenir. Aucune ne brille par des aptitudes martiales. Autrement dit… on est loin du recrutement du président Godfrey.

Pour étayer son raisonnement, il sortit le meilleur point de comparaison. Ce qui provoqua une série de grognements de frustration.

— Ça me donne juste envie de tenter le coup avec lui ! On est sûrs qu’on ne peut pas le rallier ?

— Absolument. On a clos ce débat depuis longtemps. Sa manière de penser et d’agir recoupe la nôtre, certes, mais au fond, c’est un protecteur. Et nous sommes des assassins. Ce fossé-là ne se comble pas. Idem pour quiconque est attiré par son leadership.

— Et en quoi Katie Aalto serait différente ? Cette fille est arrivée incapable d’écraser une mouche.

— C’est vrai. Mais elle est en pleine métamorphose. Des changements si radicaux que nul ne peut dire où ils la mèneront. C’est justement pour ça qu’on voudrait poser la main sur elle rapidement. C’est une tournure risquée, mais on a la chance d’imprimer notre marque. Je suis presque sûr qu’elle est du genre à sacrifier à peu près tout à ses objectifs.

Cette déclaration grave venait d’un camarade assis, bras croisés. Oliver ravala l’injure qui lui montait aux lèvres, crispant les poings à s’en faire mal pour étouffer l’éclat. Il ne lui était pas permis d’exploser ici. À cette table, Oliver Horn devait rester leur seigneur inébranlable. Il regretta profondément de ne pas porter son masque. Il en revêtit un invisible : ne rien laisser filtrer de la tempête en lui, figer ses traits en une face d’acier et parler.

— Je ne vous empêcherai pas de préparer le terrain pour un recrutement éventuel. C’est le prolongement de notre politique par défaut. Mais ce n’est pas le problème qui doit nous occuper à l’instant. Qui tuons-nous ? Voilà le sujet véritable, Gwyn Sherwood.

Il lança à son cousin un regard ferme, et Gwyn baissa les yeux, conscient de la manière dont Oliver pouvait prendre la chose.

— …Je m’excuse pour la digression. Vous avez raison, monseigneur.

Cette réponse fit souffrir Oliver. Il s’y attendait, sans l’avoir souhaitée. L’atmosphère se tendit, et leurs camarades reportèrent leur attention sur la nouvelle discussion.

— Nos tentatives de secouer le corps enseignant, centrées sur les drapeaux rouges agités devant Vanessa Aldiss, ont eu un certain effet. Lors de l’incident de la migration, les dissensions entre elle et ses collègues sont apparues au grand jour. Il est sans doute temps d’alimenter ce feu.

— En partant du principe qu’on maintient Vanessa à ébullition elle-même, il en reste quatre. Nous n’avons pas encore les moyens de nous attaquer à la directrice ni au professeur Gilchrist, et vu le nettoyage à faire sur ses malédictions, mieux vaut remettre le professeur Baldia à plus tard. Ce qui signifie…

Les conditions posées n’autorisaient qu’une réponse. Gwyn parla pour tous :

— Par élimination, il nous reste le professeur d’astronomie, Demitrio Aristides.

Le silence tomba. Faire face à cette évidence exigeait la plus sombre des résolutions. Carmen y arriva la première. Elle jeta les bras sur la table et y posa la tête.

— Alors ça y est, on s’en prend à lui ! Ouh, j’ai déjà la trouille. Je vais peut-être me pisser dessus.

— …Est-ce que, au moins, ce sera plus simple qu’Enrico ?

— Peu probable. Sa sorcellerie était de haut niveau, mais comme elle venait des arcanes de l’ingénierie magique, on pouvait la contrer un peu. Le cas de Demitrio n’a rien d’aussi simple.

La discussion tourna d’abord autour du niveau de menace de leur cible, et Gwyn acquiesça, résumant :

— Il a affûté ses talents sur  le front des chasses de Gnostiques et développé un ensemble de techniques uniques, mêlées de philosophies azianes. Pire encore : ces sorts.

La peur fit place à la stupeur. Leurs sources leur avaient donné une idée de leur nature, mais cela restait le mystère des mystères. Il avait employé ces sorts au grand jour pendant la migration, ce qui leur avait été précieux, sans que cela signifie pour autant que Demitrio se soit révélé. Il savait parfaitement que les apercevoir ne signifiait rien. Ses sorts ne pouvaient être ni contrés ni reproduits.

Presque tous les mages du monde auraient tiré la même conclusion, et pourtant Gwyn exprima son opposition frontale.

— Mais nous avons un moyen de passer outre. Notre stratégie est d’une simplicité absolue. Dès que le combat commence, il suffit d’amener Noll à portée d’épée le plus vite possible, puis de l’achever avec une lame magique qu’il sera impossible d’esquiver, expliqua-t-il. — Vous le savez tous, Demitrio Aristides ne porte pas d’athamé. De ce fait, la lame magique sera souveraine. Au moment où notre seigneur s’approchera, Aristides ne pourra plus rien faire.

Les autres reprirent contenance et acquiescèrent. C’était là leur plus grand atout sur la route de la victoire. Jamais personne n’avait vu Demitrio manier les arts de l’épée ; comme l’anti-athaméiste Gilchrist, son style de combat se situait du côté de la magie à distance. Et ils pouvaient exploiter cela. Jouer leur ultime carte, leur atout secret, la quatrième Spellblade.

— L’escouade d’attaque sera de la même taille que pour Enrico. Pas davantage, sans quoi le corps enseignant soupçonnerait quelque chose. Si cela s’avère impossible, il faudra retarder l’assaut. Quant au lieu… nous avons un candidat solide. Je dirais même : le seul choix possible.

Tous acquiescèrent. Dès lors, la discussion s’orienta vers les détails, sur la manière d’amener Oliver à portée pour terrasser le sorcier. Tout ce qui devait être dit le fut, et leurs compagnons quittèrent l’atelier. Ce n’est qu’alors qu’il laissa tomber le masque, se tournant aussitôt vers l’homme à ses côtés.

— Mon Frère !

Gwyn leva les yeux des documents qu’il rassemblait. Un sourire sévère, mais empli d’affection.

— Qu’y a-t-il, Noll ?

— J’ai… j’ai détesté faire ça. Pardon.

Enfin, il laissa échapper ses excuses. Sa voix paraissait soudainement beaucoup plus juvénile, trahissant son rôle de seigneur. Ses lèvres tremblantes disaient toute sa lutte intérieure.

— Me servir de toi comme prétexte pour changer de sujet…

Sa voix se brisa. Acculé, il avait fait ce choix en conscience, piétinant ainsi la bienveillance de son cousin.

— Je sais pourquoi tu l’as proposé… Beaucoup de nos membres vont obtenir leur diplôme l’an prochain, et tu ne veux pas que je me sente laissé pour compte. C’était ça, ton idée ? Si Miligan nous rejoint, ce sera une personne de plus sur qui m’appuyer. Tu misais plus là-dessus que sur ses véritables contributions.

Le remords lui donnait le vertige. Combien de fois la bonté de son cousin l’avait-elle sauvé ? Elle le sauvait encore en cet instant. Mais Oliver n’arrivait pas à l’exprimer en mots… ni à accepter cette proposition.

— Je t’en suis reconnaissant, mais… j’ai peur aussi. Maintenir une frontière claire entre mon cercle extérieur et mon cercle intérieur m’a permis de tenir. Miligan et Katie sont de l’autre côté. Si je les attire de ce côté-ci…

Rien que cette pensée le fit frissonner. La peur ne venait pas seulement du désir de préserver ses amis. La Rose des Lames et ses autres camarades de la sphère publique étaient son soutien vital. Grâce à eux, Oliver pouvait porter ses fardeaux. L’idée de perdre une part de ce soutien l’effrayait au plus haut point.

— Et l’évocation du nom de Katie Aalto n’a fait qu’attiser cette peur. N’est-ce pas ? lança Gwyn, visant juste.

Oliver hocha faiblement la tête. Gwyn posa ses mains sur ses épaules.

— Redresse-toi, Noll.

Oliver leva les yeux, timidement. L’anxiété et la culpabilité y luisaient, visibles à nu. Il paraissait de nouveau aussi jeune qu’au premier jour de leur rencontre. Alors Gwyn le serra contre lui, maudissant son impuissance à apaiser le tumulte intérieur de son frère, pas plus qu’il n’avait pu autrefois.

— Si je peux te servir d’excuse, alors sers-toi de moi. Repose sur moi autant que tu en as besoin. Tu n’as pas à t’en inquiéter ni à y réfléchir deux fois. Alléger ton fardeau me soulage moi aussi. Car ce poids, c’est moi qui te l’ai imposé au départ.

— Non, Mon Frère, jamais tu n’as…

Il l’interrompit en enfouissant la tête du garçon dans sa poitrine. Convaincu de ne pas pouvoir supporter d’entendre la suite. À la place, il parla, cherchant à recouvrir les pensées de son cadet.

— Shannon et moi restons à Kimberly. Nous étudions les âmes et travaillons comme spécialistes du nettoyage et de la consolation des malédictions. Nous ne t’abandonnerons pas dans cet enfer. Mais nous ne serons plus élèves, et cela crée une distance. Il se pourrait que nous soyons contraints d’agir différemment en public, sur le campus. Quand cela arrivera, plus tu auras de personnes pour te soutenir, mieux ce sera. C’est tout ce que j’avais en tête. Et, à rebours de ce qu’a dit Carmen, cela nous aidera aussi si nous devons plus tard intégrer Katie Aalto.

Puis il conclut :

— Mais tu as raison. Pour l’heure, tout pronostic sur l’avenir est optimiste. Si nous ne parvenons pas à abattre Demitrio Aristides, il n’y aura pas de prochain printemps.

Ce fut une erreur. Parler d’avenir ne faisait qu’aggraver la charge pesant sur son jeune cousin. Il ne fallait penser qu’à l’ennemi immédiat. Alors Gwyn s’y contraignit, bien qu’il sût que cela ne ferait qu’accroître sa propre souffrance.

— Depuis le combat contre Enrico, nos camarades ont une grande confiance en tes capacités. Notre plan de cette fois repose beaucoup sur elles. Ce sera très dur pour toi.

Oliver sentit des gouttes tomber sur ses épaules. Quand il réalisa qu’elles venaient des yeux de son frère, il ne put que répondre à l’étreinte. Shannon les rejoignit, entourant les deux de ses bras, frottant sa joue humide contre celle de Gwyn.

— Gwyn… souffre au plus haut point… en ce moment.

Alors qu’ils s’étreignaient, Teresa observait par l’interstice de la porte.

— …!

Elle voulait les rejoindre. Ardemment. Courir jusqu’à eux et plonger dans cette étreinte. Transformer ce désir unilatéral en un partage où douleur et fardeau seraient communs.

Mais elle ne savait plus si ce souhait venait de la compassion… ou de son propre égoïsme. Cette incertitude la cloua sur place. Teresa mordit si fort sa manche que ses dents grincèrent, gravant dans ses yeux cette scène à laquelle elle ne pouvait prendre part, recroquevillée seule dans l’ombre.

Après la réunion, Oliver regagna le campus. À l’approche de sa chambre, il remarqua quelque chose glissé sous la porte.

— …Mm ?

Il ramassa précautionneusement la petite enveloppe, sur ses gardes contre un éventuel piège magique… mais dès qu’il reconnut l’écriture du nom, toute méfiance disparut.

— Yuri ?!

Il déchira l’enveloppe et lut la lettre. Pete, alerté par le bruit, ouvrit la porte, l’air ensommeillé.

— …Qu’est-ce qu’il y a, Oliver ? Tu viens seulement de rentrer ?

— Désolé, je ressors aussitôt. Va te recoucher !

Le contenu de la lettre fit aussitôt repartir Oliver. Le message donnait rendez-vous dans le jardin attenant au bâtiment principal. Il franchit les fontaines et, arrivé sur place, scruta les environs.

— Je suis là, mais où est…

— Yo ! Oliver !

Surpris, il leva les yeux vers la voix. Le visage de Yuri se penchait par-dessus le rebord du toit.

— Qu…?! Que fais-tu là-haut, Yuri ?!

— Meilleur endroit pour la vue ! Allez, monte !

Mais Oliver n’avait pas son balai sur lui, impossible de simplement voler. Il pensa un instant passer par l’intérieur et sortir par une fenêtre, mais craignit que Yuri ne disparaisse de nouveau s’il tardait. Renonçant, il se contenta de courir droit au mur, bondissant pour atteindre directement le toit, où il foudroya son ami du regard.

— Bon sang ! Où étais-tu passé tout ce temps ? J’étais rongé par l’inquiétude !

— Pardon ! Mais hé, regarde là-haut ! Tu pourras me gronder après.

— Là-haut ? Dans le…

Son regard se leva… et les mots s’éteignirent. L’obscurité était constellée d’étoiles infinies.

— …

— Tu vois ? Bien plus qu’on ne croirait.

Yuri souriait, assis au faîte du toit. Oliver soupira et s’installa à ses côtés, les yeux levés vers le ciel.

— …Tu m’as fait venir pour me montrer ça ?

— Ouais. Enfin, c’est surtout que je voulais le voir avec toi. La nuit est exceptionnellement claire.

— …C’est vrai. À Kimberly, c’est rare. Toutes les particules magiques dans l’air troublent d’ordinaire le ciel.

— L’activité du labyrinthe est au plus bas, c’est sans doute la raison. Je suis content d’avoir trouvé une nuit dégagée. Je ne sais pas quand j’aurai de nouveau cette chance.

Ces mots avaient une résonance inquiétante. Oliver se tourna vers lui.

— Je pense, dit Yuri en fixant les étoiles, que je ne reviendrai pas de sitôt.

— …Quelque chose t’en empêche ?

— Ouais. Mais je ne peux pas dire quoi. C’est un sacré bazar, et tenter d’expliquer ne ferait qu’empirer les choses. Pardon, mais je vais rester vague.

Yuri rencontra les yeux d’Oliver avec un sourire triste. Et cela suffit à couper court à toute question. Tous les mages avaient leurs secrets. Des choses qu’on ne pouvait partager, même avec ses amis. Oliver se dit qu’il n’était pas différent, et étouffa l’envie de le retenir de force. À la place, il leva les yeux vers les étoiles.

— Tu as toujours été du genre à voir large. Mais… laisse-moi au moins m’inquiéter. Tu vois une issue à tout ça ?

— Honnêtement, je ne peux pas dire… Mais je sais ce que je vais faire. Ça, j’en suis sûr.

Yuri leva la main vers les étoiles scintillantes.

— Je suis ma propre voie. Comme toi. J’ai fait mon choix.

— …

Oliver se contenta d’acquiescer. Ils ne dirent plus un mot et restèrent là, à regarder les étoiles. Un silence confortable s’installa.

Au bout d’un moment, Yuri se redressa.

— J’ai comme un pressentiment : je devrais y aller. Toi, rentre vite au dortoir. Tu devrais encore être à l’heure.

— …Tu vas disparaître de nouveau ? demanda Oliver, l’air peiné.

Au bord du toit, Yuri jeta un dernier regard en arrière.

— Désolé, dit-il. Mais je te promets que je t’inviterai encore à voir les étoiles.

Sur ces mots, Yuri disparut. Oliver demeura immobile, les yeux fixés là où il s’était évanoui, jusqu’à ce qu’il n’entende plus le moindre pas de son ami.

La même nuit, après que Shannon et Teresa se furent couchées, Gwyn travaillait tard à peaufiner des stratégies quand il entendit quelqu’un accourir.

— Gwyn, tu es là ?

La porte s’ouvrit brusquement ; il se leva pour accueillir la nouvelle venue. Les bras chargés de dossiers, l’éditrice du troisième plus grand journal de l’école, Janet Dowling, était à bout de souffle.

— Qu’y a-t-il, Janet ? C’est si urgent ?

— Critique. Regarde.

Penchant le buste sur la table, elle étala plusieurs feuillets : des coupures de très anciens articles.

Suivant les passages soulignés de rouge, Gwyn fronça les sourcils.

— … !

— Tu le vois ? Oui. Depuis quarante ans, des élèves qui agissent exactement comme Yuri Leik apparaissent sur le campus et dans le labyrinthe, dit Janet. Des noms et des visages différents, mais tous laissent la même impression à ceux qu’ils croisent : d’une amabilité déconcertante, jusqu’à l’ignorance. Plus tard, quand on cherche à savoir qui ils étaient, on découvre qu’aucun élève de ce nom n’a jamais existé.

C’était le point commun à tous ces papiers. Sans relâcher ni le ton ni l’allure, Janet creusa davantage.

— J’aimerais que ce soit aussi simple qu’une simple mort. Mais cette histoire d’horreur se répète à intervalles réguliers depuis le premier incident. Évidemment, Yuri Leik est un peu à part puisqu’il est réellement inscrit avec cette histoire d’élève transféré. Mais… vu ce qui se trame à Kimberly, il est logique qu’on ait bétonné son identité.

Elle avait les données et l’analyse. Restait à formuler la conclusion.

— À mes yeux, il est à Kimberly depuis quarante ans. Et que t’inspire ce chiffre ?

Gwyn porta la main à son menton.

Il ne mit pas longtemps à y venir, et ses yeux s’écarquillèrent.

— …Demitrio Aristides a commencé à enseigner…

— Pile au même moment.

La même réponse que celle de Janet.

Les poings de Gwyn se crispèrent, et Janet ajouta :

— Franchement, je n’ai aucune idée de ce qu’est Yuri Leik. Je pourrais supposer une sorte d’espion modulable, de familier, mais le cadre conceptuel est tellement délirant que ça ne rattache sans doute à rien de ce que je connais. Autant laisser de côté cet aspect. Concentrons-nous sur ce qu’on sait.

Avec si peu d’informations, la spéculation a vite ses limites. Janet resserra donc le propos. Quelle était leur inquiétude majeure, maintenant ? Et comment y répondre ?

— Il s’est rapproché de notre seigneur. Tu le sais. Si c’est parce que celui qui l’a envoyé le veut là… alors Oliver Horn figure déjà en tête de liste des suspects.

Gwyn hocha la tête, la panique bouillonnant en lui. Janet se pencha davantage.

— Il faut les éliminer rapidement. Yuri Leik et Demitrio Aristides. Sinon, aucun de nous ne vivra très longtemps.

Ignorant leur verdict, le garçon au cœur de l’affaire se trouvait, lui, dans la forêt de la deuxième couche du labyrinthe.

— Hmm, on dirait que j’ai réussi à revenir, marmonna Yuri, les yeux fouillant les ombres.

Peu après la fin de la ligue de combat, une peur diffuse de croiser un professeur l’avait saisi, et il avait passé l’essentiel de son temps à se terrer ici pour les éviter. Sa virée jusqu’à Oliver avait été sa première remontée sur le campus depuis un moment, et regagner la couche lui avait demandé pas mal de discrétion.

— Et maintenant ? Qu’est-ce que je fais ? Je ne peux pas fuir les profs indéfiniment, alors peut-être que je devrais quitter l’endroit… mais je ne verrais plus Oliver, ni…

Même en parlant, une vague de vertige le plia en deux ; il tomba à genoux, la tête entre les mains. Une pression si forte qu’elle tordait sa pensée. Autrefois, il ne remarquait même pas quand cela survenait ; à présent, il serrait les dents, luttant contre elle.

— Grrh ! Encore ça ! À chaque fois que j’envisage de quitter Kimberly…

Cette idée déclenchait aussitôt une répulsion, une impulsion de l’écarter. Une fois qu’il se mit à y résister, l’étrangeté de la chose lui sauta aux yeux. Dès l’instant où il comprit que c’était implanté sans le moindre égard pour sa volonté, Yuri eut une idée brumeuse de ce qu’il était.

— …Ce n’est pas mon rôle. Quelqu’un y tient beaucoup, dit-il. — Mais tant pis. Moi, je sais mieux. J’ai décidé de suivre ma propre voie !

Il força la chose étrangère à reculer. Les pulsions étaient plus fortes que jamais, mais plus elles revenaient, plus il les décortiquait, mieux il apprenait à les endurer et à les étouffer. Régulant sa respiration, Yuri se concentra sur la maîtrise de soi.

— J’ai bien peur que ta voie mène à une impasse.

Avant que ses efforts n’aboutissent, un homme prit forme devant lui, sorti de nulle part.

— …Professeur Demitrio…

L’instructeur d’astronomie portait une robe à l’ancienne. La main au crâne, Yuri se remit tant bien que mal debout. Demitrio poussa un soupir doux.

— Tu m’as bien fait courir. Mais ce n’était qu’une question de temps. Tu es moi. On ne fuit pas soi-même.

Cette proclamation calme confirma l’intuition de Yuri.

— …Je le savais ! Je suis quelque chose placé sous votre contrôle.

— J’ai fait de même dix-huit fois déjà, mais tu es le premier à en prendre conscience.

— « Familier », ça paraît assez proche ? Ou plutôt un clone de vous ?

La curiosité indéracinable de Yuri l’amena à poser ces questions, tout en reculant, cherchant une ouverture pour fuir. Demitrio le savait, mais ne bougea pas, tirant lentement sa baguette.

— Inutile d’ergoter. Tu sauras tout en revenant à moi.

— FRAGOR !

Lui coupant la parole, Yuri dressa un écran de fumée et plongea dans le fourré.

Se faire attraper serait la pire des issues, mais la deuxième couche ne manquait pas de cachettes. Une fois hors de vue, il se crut en bonne posture pour s’échapper, mais : 

— ■■■■■■■! Soulève !

Il n’avait fait que quelques pas qu’un mur massif jaillit du sol, lui barrant la route. Yuri cligna des yeux, stupéfait. Il avait bien entendu l’homme prononcer quelque chose, mais n’avait vu aucun sort frapper la terre. Quelle logique avait engendré ce mur ? Il n’en avait pas la moindre idée.

— Je te l’ai dit : ça ne sert à rien.

La main gauche de Demitrio se tendit et referma sa prise sur le crâne de Yuri. Un instant plus tard, un sort résonna.

— ALTUM SOMNUM.

— Argh…

Son esprit s’éteignit, ses membres se vidèrent, son corps pendit inerte. Le tenant d’une seule main, Demitrio incanta encore.

— CONFLANDUM !

Et il l’absorba. L’âme, l’éther, la chair provisoire, tout ce qui composait la persona Yuri Leik au sein de cette chair provisoire. L’enveloppe vidée s’effondra au sol, et l’homme leva sa baguette vers elle.

— IGNIS !

Les flammes dévorèrent le corps de Yuri en quelques secondes. Quelques-unes encore suffirent à le réduire en cendres, puis à les faire s’éparpiller jusqu’à disparaître. Des flocons de cendre voltigèrent dans la brise, et il lança un autre sort pour nettoyer la brûlure du sol, ne laissant aucune trace, aucune preuve qu’un garçon nommé Yuri fût jamais passé là.

— …Tu avais amassé pas mal d’informations. Rien à voir avec ce que tu étais au départ. Un tel changement en moins de deux ans…

En analysant l’âme qu’il venait d’absorber, Demitrio était à la fois amusé et impressionné. Ce qu’il y lisait tenait du rapport final d’un détective. Après un moment d’examen, il dut admettre que cela restait insuffisant.

— Rien de concluant. Après son dernier rapport, j’ai implanté l’impulsion de se concentrer sur Oliver Horn, mais il l’a ignorée, préférant aller voir partout ailleurs.

Constatant que c’était vain, il revérifia toutes les interactions. Surtout des broutilles. Il atteignit le bout des souvenirs, et son analyse prit fin.

— …À regarder les étoiles, hein ?

La dernière image s’attarda.

Un instant, Demitrio s’y sentit happé… puis il détourna les yeux et s’évanouit entre les arbres.

Une rafale fit bruire les feuilles, et il ne resta plus que la forêt, muette.

[1] Tachi-Iai Ring Stance en anglais.

[2] Oral Creed Back Stance en anglais

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