RoTSS T10 - chapitre 2
Amours et Rivalités
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Traduction : Raitei
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L’équipe Deschamps avait perdu son premier match. La nouvelle provoqua une onde de choc dans la salle de préparation de l’équipe Leoncio.
— …Une défaite imprévue. Cette équipe marchait bien pourtant, déclara Gino, en se demandant ce qui avait bien pu changer.
— Haaa-ha, ricana Khiirgi. — Œil-de-Serpent les a bien eus. Rusée comme pas deux et encore plus maintenant.
Pendant ce temps, leur chef restait assis sur le canapé à l’arrière, sans dire un mot. Ils détournèrent tous les yeux vers lui.
— Ça n’aura pas d’importance, ronronna Khiirgi. — Pas une fois que Leo sera dans cet état.
Il ne les ignorait pas, leurs paroles ne lui parvenaient tout simplement pas. Leoncio était en état d’extrême concentration, les yeux rivés sur l’air devant lui. Dans cet état, même ses amis n’osaient pas approcher. Ils risquaient de perdre un membre rien qu’en pénétrant son espace personnel, avant même d’avoir pu lui tapoter l’épaule.
— Ils ont gagné ? Avec cette équipe ? fit Tim, presque consterné, dans la pièce de l’équipe Godfrey.
L’équipe Miligan appartenait à leur camp, mais on peinait à se réjouir de sa victoire ; on s’inquiétait plutôt des combines qu’elle avait dû monter. Si cette composition battait l’équipe Deschamps, il fallait au moins deux ou trois tours si douteux qu’ils auraient sidéré tout le public. On ne leur avait pas encore fait le récit du match, mais leurs hypothèses se révélaient exactes. Quoi qu’il en fût, c’était une bonne nouvelle. Lesedi faisait des étirements au fond, mais se redressa, manifestement prête.
— Alors on continue sur notre lancée. T’es prêt, Godfrey ?
— Bien sûr.
Godfrey termina son échauffement en pensant à l’adversaire qu’il allait affronter. Longtemps ils s’étaient opposés, souvent affrontés et des avances avaient même déjà été faites.
— …Ça fait un moment qu’on n’a pas eu un duel l’un contre l’autre.
Il n’avait pas remarqué la moitié de sourire qui se dessinait sur ses propres lèvres. À mesure qu’ils grimpaient dans la hiérarchie de leurs factions, il devenait plus difficile pour Leoncio et lui de s’affronter : il comprenait la nécessité d’un certain contrôle de soi, mais se plier à la bienséance le rongeait. Il en avait assez de lutter pour des choses accessoires, le soutien des élèves, l’adhésion aux factions, le nombre et la qualité des partisans.
— Il est temps ! Équipe Godfrey, entrez !
Un membre du personnel s’introduisit dans la salle en appelant — et les trois coéquipiers se tournèrent vers la porte.
— Tout ce que nous sommes tient à ce combat. Allons les écraser.
— C’est parti !
Ils rejoignirent l’arène. Là où leurs rivaux les attendaient. Vers leur ultime bataille, le point d’orgue de leur temps passé à Kimberly. À l’approche du deuxième match, le personnel de la ligue apparut dans les gradins. On dégagea les deux premières rangées et commença à renforcer les barrières. Rien que cela indiquait à la Rose des Lames à quel point ce combat allait être explosif.
— …Ils renforcent sérieusement ces barrières. On dirait qu’ils prévoient l’apparition d’un dragon en furie, observa Guy.
— Parfaitement approprié, répondit Chela. — Vu ce dont chaque camp est capable…
La plupart des étudiants avaient conscience du danger et invitaient volontiers les première et deuxième année à reculer vers les rangs arrière. Pourtant, malgré ces mises en garde, personne ne sembla disposé à partir. Chacun savait pertinemment que ce combat vaudrait le coup d’œil, quel que soit le risque pour la vie ou l’intégrité physique.
— Un duel entre les meilleurs combattants que Kimberly puisse offrir. Je n’aurai sans doute pas grand-chose à ajouter, prévint Oliver, ajustant sa posture.
Ils étaient assis près de l’avant, mais tous ceux présents avaient atteint la phase principale de la ligue inférieure. Nul n’avait à leur faire la leçon. Au contraire, on attendait d’eux qu’ils veillent sur les élèves alentour. Oliver balaya rapidement la salle pour s’assurer qu’il n’y avait personne en danger.
— Y a aucune raison pour qu’on recule !
— Allez, Dean. Ne fais pas ça.
— Ce n’est qu’une précaution. Comme ça, on peut regarder sans s’inquiéter de quoi que ce soit.
Il vit Dean Travers passer, poussé vers l’arrière par Rita et Peter. Teresa traînait derrière eux ce qui arracha un sourire à Oliver : les voir reculer d’eux-mêmes ôtait un souci de plus.
— Le deuxième match est presque prêt, mais d’abord, une annonce importante.
La voix de Garland retentit, roque et grave. Conscients de ce qui allait suivre, les spectateurs se turent et écoutèrent.
— Pour ce combat seulement, nous vidons les deux premières rangées. Une partie du public restera debout, mais c’est pour votre sécurité et afin que nos combattants ne s’inquiètent pas des dégâts collatéraux. Nous vous demandons de veiller à ce qu’ils puissent se battre sans entrave.
La plupart des élèves avaient déjà obtempéré. L’envie de ne pas gêner ce combat était venue sans aucun scrupule moral ou bienveillance : personne ne voulait gâcher le spectacle à venir et peu étaient assez fous pour mettre la main entre des engrenages tournant à haute vitesse.
— Le professeur Gilchrist et moi serons placés juste à côté de l’arène. Nous prendrons en charge les projectiles perdus, mais par excès de prudence nous avons considérablement renforcé les barrières. Voilà pourquoi les deux premières rangées ont été évacuées. Désolé pour ceux qui doivent rester debout ; soyez raisonnables et évitez de vous chamailler pour les sièges restants.
Cette répartie mit fin à quelques disputes. Faire un scandale ici vaudrait expulsion par le staff et pour une fois, tout le monde demeura magnanime.
Ils pouvaient toujours se massacrer plus tard, après ce combat, par exemple. Tel était, en substance, le propos de Garland.
— C’est l’heure. Chères équipes, faites votre entrée.
Avec le plateau prêt, la voix de Glenda résonna plus solennelle que jamais. Tout le monde redressa l’échine. La tension qui pesait était comparable à celle qui règne autour d’un autel avant un rite sacré et, d’est en ouest, les équipes firent leur entrée.
— Nos combattants n’ont pas besoin d’être présentés. Chaque élève de Kimberly connaît leurs talents et leur caractère. Mes éventuels artifices de langage seraient une digression.
Habituellement grande causeuse, Glenda opta pour la concision. Le sous-entendu : pour ce duel, elle désirait aussi être spectatrice. Personne n’imagina la blâmer pour cela.
— Mais si je puis exprimer un avis personnel. J’en ai la certitude, mais tout mon temps à Kimberly n’a eu qu’un seul but : voir ce combat.
Ses paroles firent frissonner les gradins. Les deux équipes se rangèrent face à face sur la scène. Dans la cabine des annonceurs, Theodore avait pris la place de l’instructeur d’arts de l’épée. Voyant les équipes prêtes, il cria :
— Premier combattant, faites votre entrée !
Les leaders gravirent les marches et se retrouvèrent face à face sur la scène. L’un d’eux avait sauvé bien des élèves du péril ou les avait délivrés de leur misère : le président du Conseil des élèves. L’autre abritait de nombreux élèves sous son ombrelle, réglant l’opposition par la compétence et le charisme. Ils avaient perdu le compte des conflits passés entre eux, aussi avaient-ils peu de mots à s’échanger.
— Tu ne changes pas, Godfrey. Tu es comme le jour où nous nous sommes rencontrés.
— Idem, Leoncio, répondit Godfrey.
Leoncio eut un sourire ténu et secoua la tête.
— Non, j’ai changé. Et ces changements sont de ton fait.
C’était une vérité qu’il savait seul ; son ton frôlait la lamentation.
Traiter avec cet homme-là l’avait forcé à changer, et les années l’avaient enfin amené à s’en accommoder avec résignation. La colère se révéla insuffisante. Elle avait laissé place à la haine, qui s’était finalement muée en affection. Ce cheminement lui apparaissait limpide, et il n’éprouvait aucun remords quant à la direction de ses passions.
— Le moment est venu. Aujourd’hui, je boirai ton calice jusqu’à la lie, mon bien-aimé Purgatoire.
— Viens donc, Milord’or[1] !
Leoncio et Godfrey se vouèrent l’un à l’autre par leurs épithètes avant que leurs athamés ne leur sautent à la main. Ils ne purent attendre davantage. Theodore prononça ce que tous voulaient entendre.
— Commencez !
Les dix minutes suivantes entreraient dans la légende de Kimberly.
— IGNIS !
— SOLIS LUX !
Les incantations claquèrent aussitôt. Des flammes rouges et d’or jaillirent de leurs athamés et s’entrechoquèrent. Aucun des deux ne prit la peine d’user d’éléments opposés ; toute l’attention fut consacrée à la vitesse et à la puissance. Les brasiers en furie s’entrechoquèrent et gonflèrent au-dessus de la scène, formant bientôt un soleil. Chacun recula en dehors de cette sphère d’influence, enchaînant la formule suivante avec un minimum de latence.
— SOLIS LUX !
— IGNIS !
Ils continuèrent d’alimenter le soleil ; il doubla de volume. Sa lumière aveuglante effaça toutes les ombres de l’arène.
— Oh !
— Urgh… !
— Gah !
La luminosité fut telle qu’elle brûla les yeux de Guy, Katie et Pete.
Oliver et Chela agirent aussitôt, posant un voile protecteur pour atténuer l’éblouissement. Chela, les yeux rivés sur le spectacle, la voix tremblante, souffla :
— …C’est juste…
— …C’est de la mythologie à ce niveau, conclut Nanao.
Elle parlait non seulement pour la Rose des Lames, mais pour tout le public présent. Les duels de mages étaient quotidiens à Kimberly, et pourtant ce combat dépassait tout ce qu’ils connaissaient ; il appartenait au registre du fantastique. Tel un instant venu d’un âge ancien, une singularité surgissant pour un bref moment aveuglant.
— …
En ôtant sélectivement leur protection, Oliver regarda la scène à visage découvert.
— Oliver, tes yeux, s’inquiéta Chela.
— Il faut que je regarde, même si ça les abîme, répondit-il.
Il délégua cependant une portion de sa conscience à l’ajustement de sa pupille. Nanao, sur le siège derrière, fit de même. Des yeux cramés étaient un maigre tribut pour assister à un tel duel. Aucun quartier, aucune retraite, sans même de variation d’élément. Chaque combattant lançait la même formule encore et encore : les ondes de choc érodaient rapidement le centre du plateau.
— Huff !
— Haaah… !
Deux minutes après l’ouverture du combat, chacun avait lancé plus d’une vingtaine d’incantations. Leur joute fut interrompue par une force étrangère à la supériorité technique.
— Arbitre, le plateau n’existe plus. Et maintenant ? demanda Godfrey, athamé pointé vers l’ennemi, en s’adressant à Garland. Ses mots n’étaient ni exagérés ni métaphoriques. À l’exception d’un petit fragment de cercle sur lequel ils se tenaient, la majeure partie du plateau avait été vaporisée. Aucune trace de la structure initiale ne demeurait.
Même Garland grimaça à cette vision.
On avait insisté sur la solidité du plateau après les dégâts du premier match, pour obtenir la surface la plus indestructible à ce jour. Pourtant, elle n’avait pas résisté aux trois premières minutes.
Admettant leur échec, il jeta un coup d’œil à Gilchrist puis à Theodore. Les deux acquiescèrent, et la ligue parvint à un consensus. Garland n’eut qu’à l’annoncer.
— …Très bien. Pour ce match seulement, nous allons considérer tout le périmètre comme zone de combat. Rien à redire, Mr. Echevalria ?
— Naturellement.
— Merci, Maître.
Leoncio hocha la tête, et Godfrey exprima brièvement sa reconnaissance. Par consentement mutuel, la zone en jeu fut élargie, ce qui obligea leurs coéquipiers en attente à se retirer dans leurs entrées respectives vu que toute l’arène était devenue zone de combat.
Quand les nouvelles conditions furent acceptées, la bataille suspendue put reprendre. Mais la même pensée traversa les deux adversaires ; aucun des deux ne bougea. Un court instant, et ils atteindraient la marque des trois minutes. Ils devraient de toute façon se regrouper alors autant le faire à l’arrivée de nouveaux visages.
— J’aime cette lueur dans ton regard, Lesedi. Tant de choses nous ont entravés lors de l’épisode avec Rivermoore. N’est-ce pas agréable d’être enfin libres de pouvoir m’écraser ? plaisanta Leoncio.
Le second round s’engagea. La première à se présenter fut Khiirgi Albschuch, une elfe au sourire toujours sinistre, pour l’équipe Leoncio. En face, Lesedi Ingwe lança un regard noir.
— Laisse-moi lever un malentendu, Khiirgi.
— Mm ?
— J’ai la haine. Mais pas parce que tu as volé mes meufs.
En disant cela, elle ôta ses bottes une à une. Garnies d’adamant, elles tombèrent sur le sol avec un bruit sourd. Maintenant pieds nus, elle fléchit les orteils sur le gazon et la jambe droite de Lesedi disparut, des brins d’herbe tranchés voletant dans l’air, comme si ce balayage eût été la lame d’une faux.
Tout le monde avait supposé qu’elle portât ces bottes pour accroître la puissance de ses coups. C’était une erreur. Ces poids étaient protecteurs : ils la préservaient de la force brute de ses propres coups.
— La raison pour laquelle je ne peux laisser ça passer, c’est parce que tu les as fait chialer ! cria-t-elle, se penchant en avant dans une posture très basse tirée des arts martiaux d’un autre continent.
Son cri fit frissonner Khiirgi.
— Oh… c’est ça, Lesedi, souffla-t-elle, la main sur le front, bouleversée.
À cet instant, elle envia Leoncio comme jamais. Si elle avait son engin entre ses cuisses, elle l’en aurait arboré fièrement son dressement.
— Ta fureur est magnifique. Quand tu t’énerves contre l’impardonnable, quand tes passions alimentent la lutte contre la réalité elle-même, tu brilles plus qu’un soleil couchant, à n’en pas douter.
Ses pieds avancèrent d’eux-mêmes, irrésistibles. Tel un papillon attiré par la flamme, sachant qu’il brûlera, mais incapable de reculer, elle devait voir la chose de près, la saisir, la même impulsion qui l’avait poussée à plonger tant de lumières dans des profondeurs assombries.
— Sache-le : j’ai besoin de te voir ainsi à jamais, alors j’ai répété le même mouvement.
Sans aucun signe de remords, Khiirgi offrit sa sombre dévotion, des émotions si tordues que leur acceptation ne pouvait que mener à la destruction.
Ce n’était pas la première fois qu’elle se montrait ainsi, et Lesedi avait depuis longtemps cessé d’en être troublée.

— Deux mots-clés n’existent plus dans ton dico : repentance et retenue.
— Haaa-ha ! Je m’en souviens maintenant ! Mes parents me rabâchaient sans cesse ces deux notions ad nauseam.
— Je vais te les graver dans la chair. Ce sera ma dernière leçon ici !
Le sol derrière Lesedi explosa, et elle disparut. Elle parcouru trente mètres en une seconde avant que son coup de pied ne s’abatte sur le visage de Khiirgi, déformé par l’exultation. L’elfe s’accroupit pour l’esquiver et Lesedi enchaîna par une Marche du Ciel et, de l’autre côté, lança un second coup. Celui-là encore évité de justesse, elle lança un sort en se repliant. Une ruée sans un souffle, que Khiirgi géra pourtant de A à Z avec aise :
— Ah, comment est-ce possible ? Tu n’as jamais été aussi sublime.
— Miss Ingwe et Miss Albschuch entrent dans la danse ! Ça tape fort d’emblée !
— Magnifique. Il y a bien trop longtemps que je n’avais pas vu Miss Ingwe pieds nus.
Dans la cabine, Theodore souriait en hochant la tête. Glenda se limitait à l’essentiel. Il l’imita et parla peu. Mais ce qu’il voyait le touchait. Coupant le sort d’amplification de sa baguette, il se murmura à lui-même :
— Miss Albschuch était déjà dans l’excès quand elle s’est échouée à Kimberly. Elle savait déjà très exactement qui elle était. J’étais persuadé que le Sort la Consumerait en deux ans. Je l’ai fait venir ici à condition de gérer moi-même les retombées quand ça arriverait.
À ces mots, Glenda lui jeta un bref regard. Kimberly attirait l’élite, mais il était rarissime qu’une elfe comme Khiirgi s’y inscrive. Quand cela arrivait, quelqu’un avait forcément œuvré pour. En cela, elle avait un point commun avec Nanao Hibiya : un instructeur avait arrangé son admission. Theodore comptait parmi les rares mages à avoir épousé une elfe. Peut-être cela avait-il joué.
— Mes craintes se sont évanouies grâce aux personnes qu’elle a rencontrées ici. Toutes deux bien trop exceptionnelles. Mr. Echevalria, pour l’avoir mise dans sa poche et Miss Ingwe, pour avoir tenu bon à travers tous leurs heurts. Qu’elle ait trouvé l’un et l’autre tient du miracle.
Fort de cette histoire, il regardait ce duel avec un soupçon de gratitude au fond des yeux. Il s’était cru en train de tenter un pari aux chances déclinantes. Cela aurait pu même semer le chaos dans l’école. Et c’est précisément pourquoi le mérite en revenait aux élèves seuls.
— Les elfes n’ont pas su la gérer. Ici, elle n’a jamais été seule. Et ça, c’est une fierté.
La voix de Theodore se fit rauque. La retenue que trahissait son profil en disait long : parfois, un pari insensé finit par payer. Et c’est pour cela qu’il ne renoncerait jamais à en tenter d’autres. Sans surprise, le passage en deux contre deux rendit l’affrontement plus acharné encore.
— IGNIS !
— SOLIS LUX !
On avait cessé de compter les sorts. La zone herbeuse s’était élargie, et rien n’entravait plus la joute. Tandis que les grosses pièces s’entrechoquaient, les seconds combattants multipliaient les embuscades.
— Haaa-ha !
Riant, Khiirgi effectua une Marche Murale le long du mur juste sous les gradins. Le décor ayant brûlé, ce mur faisait désormais partie du cercle de combat. Lesedi y vit tout de suite l’intention, mais tirer sur Khiirgi à cet endroit frôlerait les gradins. Peut-être Lesedi ne s’y risquerait-elle pas, mais les sorts de Godfrey pouvaient percer la barrière. Il ne pouvait se permettre de viser par là. Il fallait protéger les élèves et cet impératif était retourné contre eux.
— Hah !
Mais elle savait depuis toujours qu’ils étaient vicieux. Lesedi frappa le sol du pied et fonça droit sur son adversaire. Perchée, Khiirgi jeta des sorts à la verticale. Au lieu de détourner du mana pour intercepter, Lesedi versa tout dans ses jambes. Sa vitesse fulgurante lui permit de raser sous les sorts et de courir au mur. La voyant monter, Khiirgi dressa entre elles un nouveau mur, perpendiculaire au sol. Le briser avec un sort ou le contourner, deux manœuvres désavantageuses : Lesedi n’en choisit aucune.
— Shaaaa !
Parvenue à portée, elle prit appui sur les gradins et décocha un coup de pied vertical.
Ses pieds ne se contentèrent pas de briser le mur : ils changèrent ses éclats en projectiles lancés sur l’ennemie perchée. Khiirgi déglutit et esquiva, les yeux brillants. Fracasser un mur pieds nus relevait de la folie, convertir d’un même geste ses débris en salve ? Aussi risible que la puissance de Godfrey. Lesedi pouvait sans doute tuer un garuda à coups de pied sans même lancer un sort.
— Haaa-ha !
Avant d’être chassée plus haut, Khiirgi bondit et voltigea jusqu’au sol. Lesedi la poursuivit aussitôt en Marche du Ciel et coup de talon plongeant. Voyant cela, Leoncio quitta un petit moment le duel de sorts pour faire barrage à Lesedi et offrir à Khiirgi le temps de se reprendre.
— …À chaque fois ! cria l’Alpe, la voix tremblante de joie.
Lesedi redéfinissait à elle seule le sens du combat tel que les mages l’entendaient. Son corps servait d’axe, fougueux, implacable, animé d’une force brute. Sa manière de lutter rappelait à Khiirgi les héros des légendes et embrasait en elle un désir d’enfant. Alors naquit un vœu : devenir une Alp[2] digne d’elle. Offrir une minable version de soi eût été une insulte à son héroïne.
— PROGRESSIO !
Alors elle devint cela. Des graines venues de sa terre d’origine, sélectionnées des années durant, implantées partout dans son corps. À l’ordre de germer, elles enfoncèrent aussitôt leurs racines, fusionnant avec chair et os, dilatant de force le flux de mana. La métamorphose n’était pas qu’interne. Des lianes jaillirent de son bras gauche, s’enroulant jusqu’à former une seconde baguette, un tentacule.
— …Ghiiiii—hi-han—gurghhh— !
Des ondes coururent le long de son dos, des nœuds gorgés de mana se tordant vers l’extérieur. Elles apportaient des douleurs atroces et un sentiment d’omnipotence délirante. Plus rien en elle ne correspondait à l’image d’une elfe. Sa silhouette grotesque, tel un arbre ratatiné qu’aurait frappé une malédiction. Khiirgi Albschuch devint l’être qu’on imagine tapi dans les ténèbres des forêts profondes.
— IMPETUS !
Le flux de mana élargi permit au tentacule d’agir comme une seconde baguette, et la large corolle qui s’épanouit à son extrémité déchaîna un ouragan furieux. Lesedi bondit par-dessus, observa la métamorphose et se mit à renifler, impassible. Rien d’étonnant. À force de combattre aux côtés de la Garde, on finit par s’habituer à ce genre d’horreurs.
— Tu piétines tous les tabous. Tes parents doivent en pleurer !
Une pique lancée au passage, aussitôt suivie d’une nouvelle offensive. Mais alors que Khiirgi poussait plus loin encore les secrets inscrits dans son corps déformé, les mots se figèrent dans sa gorge.
« Ne veille pas trop tard ; ne joue pas avec le feu. Sous la lune, tu attireras sa colère. »
Une vieille comptine résonna. Celle qui, jadis, avait tracé sa route.
« L’Alp au visage sombre te guette. Il attend pour t’emporter. Ta mère ne verra pas qu’à ta place, un changelin[3] est venu jouer. »
D’où cela provenait-il ? Khiirgi s’était posé la question mille fois. Les histoires d’Alps ravisseurs d’enfants tournaient toujours autour du même motif : le changelin. En lieu et place de l’enfant humain, un monstre à la beauté troublante, cerné d’un cercle de champignons éclatants. À première vue, jamais les elfes ne se seraient abaissés à de telles pratiques : ils étaient obsédés par la pureté de leur sang. Mais en réfléchissant autrement, d’autres idées surgissaient. Toutes les menaces pesant sur leur lignée venaient-elles forcément de l’extérieur ?
Sans doute pas. Leur longue histoire avait vu naître quantité de dissidents, sans qu’il soit besoin de sang étranger ni d’influences venues d’ailleurs. Tel un cauchemar incarné, deux parents irréprochables pouvaient se retrouver à élever un enfant dont la nature même n’était qu’un mal absolu. Comme les monstres des contes. Et les changelins ne faisaient qu’empirer avec l’âge : ils apprenaient à parler, à manier les sorts, à troubler et irriter les bons elfes qui les entouraient. Une telle menace pouvait suffire à ébranler une petite communauté recluse comme un village elfique. Au fil des siècles, il était inévitable qu’ils aient eu à affronter de tels fléaux parmi les leurs.
Et Khiirgi s’interrogea : si elle avait été une elfe convenable, comment aurait-elle agi ? Elle n’aurait pas voulu garder le monstre tout près d’elle. Mais l’expulser du village ? Impossible : cela reviendrait à laisser du sang elfique s’échapper au-dehors. Tuer le changelin serait simple, mais tuer l’un des siens était aussi tabou que d’être de sang-mêlé. Dans ces villages clairsemés de races longévives, on redoutait plus que tout les conflits internes : ils pouvaient suffire à faire s’effondrer la communauté entière, voire fissurer la race tout entière.
S’il fallait agir, mieux valait que ce fussent les parents du changelin qui le « choisissent ». Ainsi, la responsabilité et le ressentiment resteraient contenus dans le cercle familial. Les autres habitants pouvaient alors rester des voisins compatissants, des tiers qui déploraient la tragédie, versaient des larmes, apportaient leur consolation… tout en poussant intérieurement un soupir de soulagement de ne pas être impliqué. Mais tous les parents n’empruntaient pas cette voie. Les elfes vivaient longtemps et procréaient peu : un couple n’espérait guère plus qu’un ou deux enfants. Cela exaltait leur attachement viscéral à leur chair et à leur sang.
Comment tuer son propre enfant ? Ils voulaient qu’elle vive, même s’ils ne pouvaient la garder près d’eux. Même si cette vie devait être triste et tordue.
En rapprochant ce dilemme de sa propre existence, Khiirgi exhuma un souvenir embrumé.
Mes paupières battirent. J’étais allongée, mes parents de chaque côté. Ils pleuraient.
« Tiens », pensai-je. Qu’ai-je encore fait ? Le mois dernier, j’ai voulu savoir quel goût avait le lézard sur le pas de la porte et j’en ai croqué un bout. La semaine dernière, j’ai voulu savoir ce qu’il y avait dans l’estomac de la fée que nous gardions, et je l’ai ouverte. Avant-hier, j’ai emprunté les jolis yeux d’une amie pour faire une bague, je ne me souviens plus de la suite. Mais j’ai sans doute fait quelque chose. Quand mes parents se fâchent ou pleurent, c’est toujours à cause de moi.
Ma mère s’excusa en me serrant contre elle. Mon père murmura sa peine et me caressa la joue. Je ne compris pas pourquoi. En général, c’était moi qui demandais pardon. Cette fois, c’était l’inverse. Pourquoi mes parents éprouvaient-ils le besoin de s’excuser auprès de leur fille monstrueuse ?
Leur fille qui préférait voir sa mère en larmes qu’aux anges.
Leur fille qui aimait mieux contempler son père tenaillé par l’angoisse que souriant. Quoi qu’ils me reprochent, mon cœur en redemandait.
Je voulus demander pourquoi, mais mes lèvres restèrent closes. Mon corps pesait une tonne, engourdi. Mon esprit était noyé de brume. Une douleur sourde battait sous mon nombril. Ah… je rêve peut-être. Tant mieux. Ainsi mes parents n’auront pas à s’excuser. Soulagée, je refermai les yeux. Bonne nuit, Mère. Bonne nuit, Père. Votre Khiirgi vous aimera toujours, tous les deux.
— Haaa… ha…
Il s’était écoulé tant de temps depuis cette nuit-là, depuis son départ.
Le monde décadent des humains était infiniment plus dense que son village morne. Elle s’y était sentie comme un poisson dans l’eau, alors qu’un souffle à peine perceptible pour une elfe moyenne lui paraissait durer une éternité.
Elle avait fui avant l’exil, sans savoir si cela aiderait ses parents. Aux yeux du village, c’était une erreur manifeste. Même si ses parents hésitaient, les autres auraient dû la chasser bien plus tôt. Qu’ils la traitent de changelin s’il leur plaisait, mais ils auraient dû agir avant qu’elle n’engloutisse toute sorte de magie elfique pour l’emporter hors des bois.
Avec le recul, il y avait peut-être une raison à cet échec. Pourquoi s’étaient-ils montrés si négligents ? S’ils tenaient tant à la garder au village, pourquoi ne pas l’avoir simplement enchaînée dans leur antre ? Le sang est un prérequis de la plupart des magies elfiques. Elle pouvait en transmettre le savoir, mais peu de ces secrets étaient reproductibles par des humains. C’était donc le sang qu’ils protégeaient. Que ce sang s’échappe, se mêle aux humains, c’était le pire scénario, le seul qu’ils redoutaient vraiment. Alors… alors quoi ? Et s’ils avaient déjà pris des mesures radicales pour l’empêcher ?
— …Ha… ha…
Dans le monde humain, elle avait trempé ses doigts dans toutes les immoralités. S’était noyée dans tous les plaisirs imaginables. Traité son premier village comme un buffet, se mêlant aux vieux, aux jeunes, hommes ou femmes, selon l’humeur. Sans jamais songer à se protéger, s’empressant au contraire de disséminer son sang, comme si c’était un serment. Elle n’avait pas infléchi cette ligne même après son arrivée à Kimberly.
Et pourtant, si les elfes sont voués à une faible natalité, après tant d’essais l’infécondité tenace de son ventre commença à la travailler, au point qu’elle en fit des plaisanteries sur la chance que c’était. Pour en connaître la cause, il lui suffisait de s’ouvrir le ventre, de révéler la preuve irréfutable de son infertilité. Pourquoi n’y parvenait-elle pas ?
— Rahhhhhh !
Un pied d’acier fendit l’air. Les orteils griffèrent sa joue et ses yeux les suivirent avec tristesse.
Ah, esquiver est un gâchis. Comme je languis le moment où ce coup pulvérisera mon crâne et éparpillera ma cervelle. Te voir debout dans le triomphe, au-dessus de mon corps laminé, entendre les clameurs de la foule. Tu comprends, Lesedi ? Les histoires de champions partis abattre l’Alp finissent toujours par une victoire. Voilà pourquoi, Lesedi… tu es mon héroïne adorée à moi seule. Si je peux formuler un vœu, en tant que monstre que tu combats, je n’en ai qu’un. Avant d’écraser mon crâne, je t’en prie, frappe-moi au ventre. Là, juste sous le nombril. Réduis mes entrailles en pulpe au point qu’on ne distingue plus intestins de quoi que ce soit. Ainsi, à l’autopsie, même les meilleurs mages guérisseurs n’y verront que de la viande hachée et du sang, quoi qu’ils examinent. Enterre à jamais cette preuve irréfutable.
— …Haaa-ha… ha-ha-ha… ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha-haaaaa !
À la sixième minute, Gino Beltrami entra dans le ring et se posta aux côtés de Leoncio, qui ne leva pas les yeux de son duel avec Godfrey. Là, Gino découvrit sa coéquipière méconnaissable, riant et pleurant à la fois.
— T’es un peu trop pompette, Khiirgi.
— Va te faire voir, Barman ! Je ne peux pas faire ça à jeun !
Sa remontrance n’obtint qu’un hurlement. Il soupira et choisit de s’en accommoder. Ses mots atteignaient encore leur cible. Elle était loin, mais pas tout à fait perdue.
— Ivre, mais pas ivre-morte, je vois. Bref. Je vais servir de mon côté.
Il reporta son attention sur sa propre tâche. Du couloir opposé surgit le bel Empoisonneur travesti. Tandis que les joutes faisaient rage de part et d’autre, le Barman s’inclina profondément.
— Bienvenue. Qu’est-ce que je te sers ?
— Un Red Eye. Qui déborde du verre avec ton sang.
Tim cracha son fiel comme il respirait. Tirant son athamé, Gino haussa les épaules.
— Je crains que ce ne soit pas sur notre carte. Mais j’ai un cocktail spécial rien que pour toi.
— Parfait. Sauf qu’aujourd’hui, c’est toi qui bois, répondit Tim, la pointe de la lame sur Gino, qui plissa les yeux.
— Tu comptes me rendre ivre ? Essaie donc, mais la tâche est rude.
— Pas du tout foutu Barman. Toujours planqué derrière ton faux comptoir impec à ce que je vois…
Tout en parlant, Tim fondit sur lui, réduisit la distance et porta un coup d’estoc. Gino dévia sans effort, tandis que Tim poursuivait :
— … je vais te traîner par terre et te regarder gerber tes tripes !
— Ah… toujours un grand moment d’ambition, fit le Barman en souriant, en croisant sa lame avec la sienne.
Le duel d’arts de l’épée empoisonnés ne faisait que commencer.
— Les deux équipes ajoutent un troisième ! Mr. Linton et Mr. Beltrami, l’Empoisonneur contre le Barman ! Un duel d’alchimistes ! cria Glenda, braquant l’attention du public sur ce nouveau front.
— Encore un duo au passé sordide. Mais on les voit rarement s’affronter sans outils magiques. Mr. Linton devra composer autrement pour appuyer ses poisons…
Theodore coupa son amplification et observa un instant, esquissant un sourire.
— …on dirait qu’il ne joue pas la subtilité. Ce gamin est là pour faire mordre la poussière à son adversaire.
— Pffiou…
Entre deux taillades, Gino expira doucement. Mêlé d’un parfum capiteux et trompeur, avec une pointe de douceur, son souffle imprégna l’air et empêtra l’Empoisonneur dans un charme invisible. Le règlement de la finale interdisait tout outil : aucun des deux ne pouvait donc puiser dans ses flacons.
Mais ils étaient alchimistes l’un comme l’autre. Sorts aux effets trompeurs, production et stockage de substances dans le corps, application par la respiration : c’était leur pain quotidien. Créer une zone de trouble pour servir son Lanoff faisait partie des raisons pour lesquelles le Barman avait gagné la réputation d’une des lames les plus retorses du campus.
— Ha, ta lame de piquette encore ? Faible degré, ça, je reconnais. Je pourrais l’inspirer toute la nuit sans sentir la moindre ivresse !
Tim était rompu à ces tromperies. Avec ses résistances, les charmes faisaient peu d’effet ; Gino pouvait tout aussi bien diffuser un désodorisant. Les sens pleinement alertes, la lame de Tim fusa vers la gorge adverse.
— Je crains qu’aujourd’hui ma carte soit limitée, répondit le Barman en déviant la pointe.
Avec ces règles, il ne pouvait enivrer qui que ce soit d’un seul coup. Cela valait aussi pour Tim : inévitablement, leur duel culminerait plus tard, quand chacun aurait accumulé assez de charges. Pour cette raison, Gino comptait poser le plus de fondations possible. Il s’était mis à « servir » avec cette idée en tête… jusqu’à ce qu’une vapeur d’une toxicité choquante l’accroche.
— ?!
— Pas un souci de mon côté.
La main gauche de Tim jaillit entre les lames. Sentant un vrai danger, Gino recula et sa manche se putréfia. Les doigts de son adversaire ne l’avaient presque qu’effleuré. C’était pourtant un uniforme de Kimberly, abondamment enchanté par défaut, et le Barman l’avait personnalisé selon sa profession. Aucun poison ordinaire n’aurait pu l’atteindre.
— …Oh.
Au picotement de sa peau, il devina une forte paralytoxine. Les yeux plissés, Gino fixa la main gauche de son adversaire. Une légère brume l’auréolait. Il comprit vite.
— …Main Empoisonnée, hein ? Tu as toujours été imprudent.
— Quoi, amener ma propre bouteille viole le règlement ? Écris-le sur l’enseigne !
D’un rictus mauvais, Tim s’ouvrit la paume et éparpilla des gouttes à la figure de l’adversaire. Les perles hautement toxiques furent déviées en éventail par les vents de magie spatiale de Gino. La Main Empoisonnée tirait ses racines de l’art de l’assassinat azian. Des toxines contrôlées, dosées et enduites sur une longue durée transformaient la main elle-même en un organe secret en interne. Comme l’Œil Enchanté de Miligan, tout était biologique, ce qui contournait la restriction sur les outils magiques. Mais la technique infligeait douleurs et effets secondaires graves à son porteur.
La plupart abandonnaient tôt dans le processus ; ceux qui persévéraient y laissaient souvent leur santé. Pire encore : cela prenait d’ordinaire des années. Mais Tim avait bouclé le traitement en moins d’un mois. Fonctionnel, oui, mais au regard de sa santé, il était clair qu’il n’avait jamais eu l’intention de garder sa main. Un pari conçu dès le départ pour être largué sitôt l’affaire terminée. Comme les mages se faisaient régulièrement repousser les mains, on pouvait dire que ce n’était pas si fou comme idée, mais cette agressivité téméraire poussa Gino à ravaler un soupir.
— En effet, ce n’est pas ma politique. Surtout quand la bouteille, c’est de la gnôle de contrebande.
Il força sa voix à rester posée, comme avec un ivrogne au comportement difficile. Ou un élève irrécupérable. Combien de fois en avaient-ils parlé ? Il savait que ça entrait par une oreille et sortait par l’autre. Et pourtant, il n’arrivait pas tout à fait à renoncer.
— L’alcool a des racines médicinales. Et tout remède devient poison à mauvaise dose. Quand l’apprendras-tu, Tim ? Voilà la nature même de ce que tu répands si fièrement.
Il planta ses yeux dans les siens, reposant une fois encore les fondements du rôle d’un alchimiste. Gino s’attendait à l’habituelle vulgarité de Tim. Pas cette fois. Tout en le harcelant avec son athamé et sa Main Empoisonnée, Tim parla avec un calme inédit.
— Hé, Barman. Qu’est-ce qui arrive quand tu rates un de tes précieux cocktails ?
— Je le jette. Je regrette mon échec et j’aiguise mon art pour ne plus jamais le répéter.
— Ha-ha, je m’en doutais. Seulement…
Les yeux de l’Empoisonneur vacillèrent ; sa grimace suffisait à tout dire à Gino. C’est tout ce que Tim Linton avait gagné en rencontrant Alvin Godfrey. Cette seule grâce l’avait maintenu en vie jusqu’à ce jour.
— …lui, il l’avait avalé sans s’en plaindre.
— Argh !
L’expression anodine résonna au plus profond de Gino. Lui-même ne parvenait pas à nommer l’émotion, mais elle le traversa. La lie des souvenirs remontés du fond de sa bouteille. Il avait préparé un verre parfait. Aujourd’hui encore, il en était convaincu.
— Oh, Gino. Mon cher Gino.
Elle prit le verre et l’engloutit en deux gorgées. Il connaissait ce geste : c’était le signe qu’il avait visé juste. S’il s’était trompé, elle aurait reniflé, joué avec le verre, siroté, déploré la saveur, fustigé ses défauts pendant des heures. Elle se délectait à le torturer.
— Tes boissons sont impeccables. S’il te manque encore quelque chose…
Elle reposa le verre vide avec un sourire triste. Gino en fut ébranlé. Il était bien trop jeune pour jauger son humeur.
— …Tu ne sais pas encore ce que ressent un ivrogne. Voilà tout.
Le lendemain matin, Gino se rendit à son atelier et le trouva noyé sous une mer de liqueur odorante. Il sut d’un coup d’œil : c’était ainsi qu’elle avait fini. C’était déjà fini la veille au soir. Plus jamais il n’aurait à subir son cirque d’ivrogne. Il s’agenouilla dans cette nappe ambrée, en écopa une poignée, en prit une lampée. C’était trop pour lui. Incapable de dire si c’était bon ou infâme. Comme un enfant goûtant l’alcool pour la première fois. Comment le savourer ? Qu’en faire ? Il n’en savait rien. Alors il se mit à sangloter.
…Maître, dites-moi. J’y pense depuis. Ce jour-là, si je vous avais servi un autre verre ? Peut-être un verre moins que parfait ? Un qui vous aurait fait écarquiller les yeux de dégoût au point de dire « Comment oses-tu faire passer ça sur les lèvres de ton maître. Tu viens de retarder de beaucoup ton diplôme ! J’ai tant à t’apprendre encore ». Je n’aurais pas présenté d’excuses, j’aurais juste écouté votre leçon, rouge de honte, toute la nuit.
Alors… seriez-vous restée en ce monde un peu plus longtemps ?
— Hurgh.
Tim émit un gargouillis. La main de son adversaire était là : la gauche de Gino, doigts emmêlés à la Main Empoisonnée de Tim.
— Alors laisse-moi faire pareil.
Un grésillement : sa peau s’ulcérait. Une douleur à tourner de l’œil, tout le bras engourdi. Résistant de toutes ses forces, il força encore des mots :
— Fais-moi boire. J’analyserai. Je te dirai où tu t’es trompé, ce que tu peux corriger pour l’améliorer. On verra si ce processus te transforme en boisson marquante.
Sans aucun mixer, rien que l’alcool brut dans le verre. Pourtant Gino y croyait. Il avait servi tant de verres depuis la perte de sa maîtresse. Affronté tant de clients, dont peu étaient faciles. Incapable de leur donner l’ivresse qu’il visait, il avait tout essayé, et leur ténacité ne lui avait valu que frustration.
Et à force, il avait appris la soif que la perfection ne sait pas étancher.
Il avait appris que, faire face à quelqu’un, parfois, exigeait d’abandonner son credo.
Et maintenant, oui, ce dernier verre, aujourd’hui, il l’aurait compris.
— Verse tout. Tout de toi. Je viderai le verre, peu importe à quel point ça me rend ivre mort !
— Arrête, tu vas me faire rougir ! C’est quoi, ce virage romantique ?!
La langue de Tim avait perdu sa toxicité verbale habituelle. De ça, il ne savait que faire. Pas de fiel, pas de sarcasme : juste un homme qui cherchait à rejoindre l’autre sans plus aucune défense.
Tandis que les deux alchimistes croisaient le fer, une autre lutte, sur ce même terrain, approchait de son paroxysme.

— Gah… ah… !
Un puissant coup de pied brisa le genou gauche de Khiirgi qui s’effondra. Lesedi n’en resta pas là, bondissant dans les airs grâce à la Marche du Ciel pour asséner un nouvel impact. Le tentacule de Khiirgi jaillit pour la protéger, mais le choc fut si violent qu’il se replia sur lui-même. L’élan restant la frappa en pleine poitrine.
— Kahhh… !
— Haa… !
Des éclats de bois volèrent. Lesedi retomba sans un bruit. Un peu plus loin, Khiirgi s’écrasa au sol en recrachant du sang. Ses poumons s’étaient à moitié affaissés et sa jambe gauche se pliait dans le mauvais sens au niveau du genou. Incapable de se relever, elle recula en rampant, l’athamé toujours pointé vers son adversaire.
— Je… je n’ai pas fini, Lesedi ! cria Khiirgi. — J’en veux encore… c’est trop amusant !
Sa voix sonnait presque comme une supplique. Les racines en elle reformaient son membre brisé, s’étiraient à travers le tentacule fracassé pour l’aider à se remettre debout. Elle toussait du sang, luttant jusqu’au dernier souffle contre une fin inévitable. Comme si c’était son devoir sacré.
— « L’elfe maléfique est là ! Abattez-le ! Sauvez ces précieux enfants ! Tuez l’Alp »… comme dans les récits des héros…
Puisant dans ses dernières forces, Khiirgi lança un ultime projectile. Alors qu’il s’abattait sur elle, Lesedi se projeta en avant, paumes frappant le vide, basculant en un saut périlleux. Elle passa par-dessus l’attaque et retomba en plein flip, son talon frappant l’athamé de Khiirgi. Elle en cloua la garde sous son pied.
— Le mal périt, la paix revient, et les gens vivent heureux à jamais ? dit-Lesedi. — Non merci. Ces histoires ne m’ont jamais intéressée. Et ne t’avise pas de me donner ce rôle.
Tout en parlant, elle serra son autre main en poing. Son adversaire, incapable de riposter, leva vers elle des yeux implorants. Lesedi soutint ce regard.
— Je ne me suis jamais prise pour une héroïne Je ne t’aime pas et je suis venue pour te dégommer. Ça ne changera jamais. Jusqu’à ce que tu reconnaisses tes erreurs, je reviendrai pour recommencer.
Son poing effleura légèrement le front de Khiirgi avant de l’attirer brutalement contre elle.
— Détends-toi. J’ai encore des raclées en réserve pour toi. Mais pas aujourd’hui, grogna Lesedi. — Dors. Rien que ça, nous y avons tous droit. Le repos vient aussi bien pour les héros que pour l’elfe maléfique.
— Haaa… ha…
Un souffle de soulagement passa ses lèvres et Khiirgi perdit connaissance. Lesedi tomba à genoux à côté d’elle. Ce salto en Marche du Ciel à deux mains n’avait rien eu d’un geste de panache. C’était son unique chance. Ses bottes de protection ôtées, elle avait frappé de toutes ses forces, et ses jambes n’étaient plus qu’un amas de blessures aussi graves que celles de Khiirgi.
Quand le projectile avait foncé sur elle, elle n’avait plus eu la force de bondir, ni même d’esquiver. Si elle avait reculé, elle aurait perdu tout élan et la victoire lui aurait échappé. Elle n’avait eu d’autre choix que de se lancer en avant, propulsée par ses bras. C’était la seule voie possible. Elle l’avait saisie, et maintenant elle avait atteint sa limite.
— Je vous laisse la suite les andouilles.
Ses yeux se fermèrent en appelant ses camarades. Garland accourut et empoigna les deux combattantes, les emportant hors de danger. Dans les gradins, ce n’était plus qu’un tumulte. La scène, pulvérisée par les sorts, avait élargi l’aire de combat et ouvert des angles morts. Des élèves tentaient de se ruer aux premiers rangs pour mieux voir.
— Hé, ne vous approchez pas !
— Calmez-vous !
— Les escaliers bloquent le passage !
— Laissez-nous ! Ça vaut la peine d’y laisser la vie !
Les surveillants repoussaient, mais les élèves poussaient plus fort. Un groupe de première année perça la ligne et d’autres, derrière eux, les poussèrent encore plus loin.
— Ugh…
— Augh ?!
Pire encore, les tirs de sorts répétés avaient creusé une brèche dans la barrière protectrice. Les enfants furent projetés à travers et basculèrent dans l’arène. Cela se produisit à proximité du combat entre Tim et Gino, dans le coin de l’œil de Tim.
— Ah !
Il pâlit. Un projectile s’était échappé de l’affrontement entre Godfrey et Leoncio, filant droit sur eux. Leur duel était trop rapproché pour qu’ils prennent garde à la direction de leurs déflexions. Et tout cela alors que Garland avait les bras occupés par Lesedi et Khiirgi, et que Gilchrist se trouvait du mauvais côté du champ de bataille.
Gino n’y prêta aucune attention. Il avait l’Empoisonneur en face, impossible de penser à autre chose. Tim savait qu’il devait en faire autant. Trop de choses dépendaient de leur victoire. Il ne pouvait se permettre de se soucier d’élèves assez stupides pour s’introduire aussi près dans l’arène. Il pensa tout cela, et il y a peu, il aurait agi en conséquence. Le Tim d’autrefois n’aurait ressenti aucun scrupule. Rien n’avait compté pour lui en dehors de Godfrey et de la Garde.
— Tu es un homme bien, Mr. Linton.
Et pourtant… Ces gamins tombant dans l’arène lui évoquèrent un autre visage.
— Merde !
Il rompit le duel et s’élança. Il se posta devant les élèves paniqués, incantant un sort opposé contre les flammes qui fondaient sur eux. Mais c’était une salve perdue, issue d’un duel. La puissance dépassait de loin ce qu’il pouvait contrer. Il devrait se jeter en travers et s’y résolut. Le rouge et l’or emplirent sa vision.
Un instant plus tard, il n’était pas réduit en cendres. Ce qui le stupéfia. Et l’instant suivant, il comprit que l’homme même contre qui il se battait venait d’encaisser l’impact à sa place.
— Qu’est-ce que… tu fais ? murmura-t-il.
Gino s’était interposé au moment où le sort d’opposé avait échoué. Quand les flammes l’avaient submergé, il les avait prises de plein fouet sur son dos. À l’agonie, il trouva la force de répondre d’une voix faible.
— Ton départ soudain m’a surpris, patron. Je ne t’avais pas encore enivré.
Tim voulut répliquer, mais Gino scella ses paroles d’un baiser.
— …?!
Ce fut la goutte de trop. L’Empoisonneur resta figé, incapable de trouver la moindre riposte. La salive qui coulait dans sa bouche contenait un puissant paralysant qui se propagea dans tout son corps. Ayant mené sa tâche à bien de justesse, Gino rompit le contact.
— Il semble… que j’aie un peu trop bu. Voilà qui ne me ressemble guère…
Sur ce murmure d’autodérision, il s’écroula, les bras toujours serrés autour de Tim. Les jambes de ce dernier cédèrent à leur tour. Il contempla le visage inconscient de son rival, tout proche, et jura.
— Merde. Même évanoui, t’as encore belle allure.
Il eut envie de le frapper, mais ses forces l’abandonnaient. Même avec ses résistances, il ne pouvait contrer l’effet d’une injection directe administrée par quelqu’un du calibre de Gino. Ses mains et ses pieds n’étaient plus que chair morte, sa vue se rétrécissait.
L’homme qu’il aimait se battait encore là-haut. Il eut le temps de lui adresser un dernier regard et souffla d’une voix mourante :
— Désolé, Prez… Je… sors du jeu…
— Avec cette paire éliminée, Mr. Linton et Mr. Beltrami quittent aussi l’arène ! Le chaos dans le public a impacté le combat, mais… ça, cette action n’était en rien prévisible.
La surprise vibrait dans la voix de Glenda. Voyant Gilchrist repousser hors de l’arène les étudiants égarés, Theodore esquissa un sourire. Même si Tim n’était pas intervenu, les professeurs auraient géré la situation. Néanmoins, il n’était pas enclin à mépriser le choix de ses élèves.
— En effet, dit Theodore. — Mr. Linton a changé. À tel point qu’un élan pareil n’a plus rien d’étonnant venant de lui
Il leva les yeux vers les gradins, et sa voix s’arma d’un éclat rare.
— Les première année concernés par le tumulte, reculez maintenant, avant que je me fâche. Vous lui devez tous une dette. Mr. Linton aurait fait la même chose pour n’importe qui. Et vous le savez déjà, à Kimberly, un homme comme lui c’est rare.
Les élèves cessèrent de pousser. Après un instant d’hésitation, ils refluaient vers l’arrière dans un calme inattendu. Pas seulement à cause des regards sévères des professeurs. Beaucoup fixaient Tim, que Garland portait hors de danger.
Les équipes tombaient les unes après les autres. Voyant cela du coin de l’œil, Godfrey et Leoncio mirent fin à leur duel de sorts. Aucun des deux ne l’avait proposé, mais leur état l’imposait. Cette tempête sans retenue avait atteint une intensité qu’aucun autre élève n’aurait pu suivre. Les deux étaient vidés.
Toujours à distance, ils se fixèrent par-dessus leurs athamés. Leoncio reprit son souffle et lança une question.
— Dis-moi, Godfrey. Que penses-tu de la perfection ?
Godfrey resta perplexe. Mais il était appliqué de nature et fit de son mieux.
— Difficile à dire. Ce n’est pas une notion que j’ai approchée.
Leoncio esquissa un sourire, comme s’il avait prévu cette réponse. Il porta la main à sa poitrine.
— Je suis plus proche de la perfection que quiconque ici. On m’a fait naître pour incarner ce concept.
Un soupir s’échappa de ses lèvres, ses yeux se perdirent vers le plafond. Son beau sourire se teinta d’amertume.
— Mais aujourd’hui, je crois qu’il n’existe pas de malédiction plus absurde.
Ses poings se crispèrent, ses os craquèrent. Pour la première fois, il donnait voix à son rejet de la mission des Echevalria. Sa fureur primordiale.
— Qu’est-ce que la perfection ? Où s’en trouve la mesure ? Qui l’a défini, et quand ? Si quelqu’un en a décidé avant ma naissance, alors était-il plus parfait que moi ?
Il se souvint d’un an plus tôt, quand il avait invité Percival Whalley à rejoindre ses partisans. Le garçon, acculé, avait commencé ainsi :
— J’envisage d’abandonner.
— Puis-je en demander la raison ? avait répliqué Leoncio.
— Je n’en peux plus. Je n’ai aucun talent. Tu le sais mieux que moi.
La tête baissée, les poings serrés, Whalley s’était dit vaincu. À Kimberly, les étudiants étaient perpétuellement en lutte. Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’un élève se retrouvait dans cette impasse, incapable de trouver sa force, incapable de surmonter ses manques, poussant ses pas jusqu’à la sortie. Mais pour Leoncio, cela équivalait à une provocation.
— Te moques-tu de moi ? Tu rejettes ainsi ton potentiel ?
Whalley se mordit la lèvre sans répondre. Leoncio se leva du canapé.
— Qui t’a mis ces idées en tête ? Un camarade, sûrement. Dis-moi son nom.
— Je…
— Ne t’avance pas. Je ne parle pas de représailles mesquines. Je veux juger leurs aptitudes et t’offrir une stratégie pour les vaincre toi-même. Pour que tu prouves que tes mots étaient faux.
Il lui agrippa les épaules avec force, comme pour ramener son cœur au combat. Sa voix vibrait de colère.
— Tu es mon successeur, Percy. J’ai vu le potentiel en toi et je t’ai choisi. Pourquoi ne m’accordes-tu pas ta foi ? Pourquoi céder à la négativité alors que tu devrais en tirer fierté ? Comment oses-tu abandonner !
Son rugissement fit trembler l’arène. Il tourna son regard vers la foule pétrifiée et laissa éclater toute sa rage.
— Quelle arrogance ! Que savez-vous, bande de médiocres ?! Vous dites n’avoir aucune valeur ? Vous croyez avoir atteint le sommet et que tout est fini ? Balivernes ! Aucun de vous n’a conscience de ce qu’il vaut, alors comment pouvez-vous décider que vous ne valez rien ?!
Cette colère, Leoncio Echevalria la portait depuis l’enfance, quand il n’avait pas encore les mots pour l’exprimer. Ces paroles, il les avait toujours voulu crier à tous ceux qui l’avaient quitté.
— Sachez que vous ne savez rien ! Ayez foi en moi à la place ! C’est moi qui déciderai de votre valeur ! Je trouverai une place pour chacun de vous, une manière de faire briller vos talents ! Assez de ce désespoir insensé ! Assez de cette autodestruction ridicule ! Vous n’en êtes qu’au commencement !
Alors qu’il rugissait, un visage de sorcière lui revint. Diana Ashbury. La plus rapide cavalière de balai au monde. Elle avait vécu plus vite que quiconque. Personne ne doutait de sa grandeur. Mais Leoncio avait attendu. Attendu le jour où elle échouerait. Pour, ce jour-là, la relever et lui montrer un autre chemin. Lui prouver qu’une vie restait à vivre au-delà du record.
Si elle échouait à battre un temps, alors sa vie était un échec. Ashbury ne l’avait jamais dit clairement, mais il l’avait senti. Et cela l’insupportait. « Pourquoi te limites-tu ? Pourquoi n’acceptes-tu pas que tu puisses être tout ? Même si tu abandonnes le balai, tu restes un être humain aux possibilités infinies. Il y a toujours un lendemain. Si une voie se ferme, tant que tu respires, une autre s’ouvrira ».
— Et si malgré tout ça, vous ne trouvez pas de sens à votre vie ? cria Leoncio. — Dans ce cas, je vous accorderai une belle fin dans une splendide boule de feu doré.
La voix brisée, il leva sa baguette enflammée devant ses yeux, comme un rite funèbre. Dans ce geste, il pleurait toutes les vies perdues.
— Alors croyez ceci. Avec le temps, le sens viendra ! Vos vies ou vos morts, je les porterai en moi !
Sa déclaration résonna comme une prière. Les élèves se turent. Ils savaient qu’il s’adressait à tous, vivants comme morts. Jamais l’ancien chef du Conseil ne s’était montré ainsi. Ces mots venaient du cœur. Godfrey n’avait jamais vu ce visage de son rival, et il en fut soulagé.
— Pour la première fois, dit-il en souriant, — je ne verrais pas d’inconvénient à ce que tu gagnes, Leoncio.
Il releva son athamé, droit comme un pieu, chassant la fatigue, rassemblant ses forces. Il fallait cela pour affronter un homme pareil.
— Le reste n’est qu’entêtement de ma part.
Quelle meilleure perspective que la chose ? Leoncio sourit. Ils oublièrent la magie et plongèrent l’un contre l’autre, lames croisées, pieds plantés au sol. Plus de sorts, plus même de technique d’art de l’épée. C’était une lutte brute ou seule la volonté primait, comme une querelle d’enfants.
— Rahhhhhhh !!!
Leurs hurlements se chevauchèrent. D’un même mouvement, leurs poings gauches s’abattirent, chacun frappant la joue de l’autre. L’impact les sépara, mais ils se ruèrent à nouveau, frappant encore, de toutes leurs forces. Plus de réflexion. Juste des coups, assez violents pour écarter toute pensée. Cela leur paraissait juste, terriblement juste, et ils en redemandaient. Chaque coup les ramenait à la conscience pour replonger aussitôt.
Les dents volaient, le sang jaillissait, les pommettes cédaient. Leurs visages s’abîmaient, mais arboraient le même sourire. Comme s’ils venaient de découvrir enfin ce qu’ils avaient toujours voulu faire. Et plutôt que de s’excuser d’avoir mis si longtemps à s’en rendre compte, ils laissaient parler leurs poings.
La Rose des Lames, médusée, comprenait. Ce n’était plus un duel de légende. Ces deux hommes étaient dorénavant au-dessus. Ils n’agissaient plus comme des mages, mais comme des mortels, et c’était cela qui leur donnait sens. Ici seulement, ils pouvaient se permettre cet abandon.
Oliver croyait à la valeur absolue de ce moment. Il fixait la scène sans cligner des yeux, gravant chaque image dans sa mémoire.
— Ahhh…
Nanao, à la vue de ce spectacle, esquissa un sourire, le même qu’en observant Oliver et Andrews se battre. Un mélange d’admiration et d’envie.
— Voilà ce que j’appelle un vrai combat, murmura-t-elle.
Godfrey ne savait combien de coups il avait donnés. Mais quand le dernier heurta la joue de Leoncio, la vue de ce dernier se noircit.
— Oh…
Le sol disparut. Ses genoux plièrent. Ses sens s’éteignirent.
— Ne tombe pas ! C’est tout ce que tu as, Leoncio ?!
Une voix jaillit des gradins. La lumière revint et Leoncio vit Percival Whalley, debout, fier, méconnaissable depuis leur première rencontre.
— Bien sûr que non, Percy, dit-il dans un souffle amusé.
Ses jambes bougèrent, il bloqua une estocade et agrippa le col de Godfrey. Leurs fronts se heurtèrent, leurs yeux s’ancrèrent à quelques centimètres.
— Je suis là… pour gagner, Godfrey. Tu l’as entendu, n’est-ce pas ? J’ai un digne successeur…
— Oui…
La main libre de Godfrey saisit l’arrière de sa tête, le maintenant. Ses yeux se tournèrent eux aussi vers un plus jeune : son camarade, escorté par les élèves qu’il avait sauvés, recevant des soins. Jamais il n’aurait imaginé cela de Tim Linton.
— C’est vrai pour nous deux.
Ces mots lui donnèrent la dernière étincelle de force. Son adversaire poussait, il accompagna le mouvement et l’entraîna dans un mouvement de clé. Leurs lames restèrent entre eux, et la pointe de Godfrey transperça la poitrine de Leoncio.
— Kah…
Un souffle s’échappa. Ses mains lâchèrent, l’athamé glissa.
— …Enfoiré…
Il cracha sang et mots. Ses doigts tremblants se posèrent sur la joue de Godfrey, ses yeux cherchant les siens.
— Promets-moi… ça. Ne laisse… jamais personne te surpasser.
Godfrey n’hésita pas. Il hocha la tête. Un éclat lumineux. Les yeux de Leoncio tremblèrent puis se fermèrent.
— Je n’ai jamais pu te faire mien… mon bien-aimé… Purgatoire.
Sa dernière force l’abandonna. Il s’effondra, mais son corps ne toucha jamais terre. Godfrey laissa tomber son athamé et le recueillit dans ses bras.
Tout était dit. Chacun comprit que c’était fini.
Il n’y eut plus de combats. Plus aucune raison d’en tenir. Personne ne voulait souiller ce dénouement. Toutes les équipes, sauf celle de Godfrey, déclarèrent forfait.
Ainsi prirent fin les festivités. Un spectacle inoubliable, gravé dans la mémoire des étudiants, tandis que tombait le rideau sur la passion et la fureur de la ligue de combat de Kimberly.

[1] En anglais Golden Lord. On a opté pour un jeu de mot entre Milord et d’Or au lieu de Seigneur doré.
[2] Son surnom. Il provient d’une créature fantastique des croyances germaniques. Vraisemblablement de l’elfe, mais dans un syncrétisme avec les créatures du cauchemar.
[3] Dans le folklore européen, un changelin est un leurre laissé par les fées, trolls, elfes ou autres créatures du Petit peuple à la place d’un nouveau-né humain qu’elles enlèvent.