RoTSS T10 - chapitre 1
Les Lois de la Nature
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Traduction : Raitei
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Un jour s’était écoulé depuis la migration et leur rencontre avec la menace des Tír. Nous étions la veille de la finale de la ligue supérieure, là où allait se jouer l’avenir de Kimberly. Personne ne l’avait proposé, mais tous en avaient ressenti le besoin : la Rose des Lames s’était réunie dans le salon de leur base secrète.
— …Nous sommes tous là, dit Oliver, rompant le silence.
Une tasse de thé était posée devant chacun d’eux, et trois théières, encore pleines, occupaient la table. Signe évident que tous s’attendaient à une longue discussion. Mais aucun gâteau n’accompagnait le thé. Ce n’était pas un sujet à aborder avec un goût sucré dans la bouche. Peu importait l’amertume des mots qui viendraient, ils étaient nécessaires.
— Prends ton temps. Mais dis-nous, Katie : qu’est-ce qui t’a poussée vers ce truc ? Et qu’espérais-tu en tirer ?
— …Bon ok.
Katie hocha gravement la tête et prit une profonde inspiration. Son regard balaya les visages tour à tour. Une fois qu’elle eut croisé les yeux de chacun, elle abaissa les siens vers ses mains.
— Tout d’abord… je vous présente mes excuses pour vous avoir fait peur. Je sais que ce n’est pas quelque chose qu’on efface d’un simple « désolé », mais laissez-moi commencer par là.
Le poids de ses mots transparaissait dans son ton. Tous sentirent la sincérité de son excuse, mais restèrent silencieux. Comme il aurait été simple de s’en contenter, de la prendre dans leurs bras, et de clore là cette intervention.
— Katie, personne ici ne t’en veut encore, intervint doucement Chela. — Ce que nous voulons, c’est discuter de l’avenir. Comment pourrons-nous te protéger, la prochaine fois ? Pour trouver une réponse, nous aimerions d’abord comprendre exactement ton état d’esprit.
Katie acquiesça, puis reprit la parole, choisissant ses mots avec soin.
— …J’ai toujours eu tendance à céder à ce genre… d’impulsions.
Les mages, en règle générale, avaient besoin de bien plus de nourriture que les humains ordinaires. C’était une nécessité biologique : produire du mana de manière interne requiert une grande quantité de carburant. Plus le mana d’un mage est abondant, plus ce besoin s’intensifie. À cela s’ajoutent des périodes durant lesquelles le corps d’un mage réclame davantage de nutrition. L’adolescence, par exemple est la période où la capacité du futur mage prend forme, et ce processus ne peut se faire sans un apport suffisant. Les élèves des classes inférieures de Kimberly se trouvaient encore dans cette phase, et c’est pour cela que la cafétéria leur fournissait des rations presque infinies, pensées pour répondre à cette demande urgente.
Le même principe s’applique durant la petite enfance. Les enfants qui commençaient à apprendre la magie avaient généralement bon appétit. Et si ce n’était pas le cas… certains allaient jusqu’à conseiller d’utiliser un entonnoir et de les nourrir de force. L’important n’est pas seulement la quantité, mais aussi la qualité de la nutrition. La valeur de la viande en particulier était reconnue comme essentielle. Il existait cependant quelques exceptions comme les elfes, mais dans l’ensemble, on ne pouvait élever un mage d’exception avec uniquement des légumes, des légumineuses et de l’eau.
Et pourtant, au sein du mouvement des droits civiques, beaucoup défendaient le végétarisme. Certes, ce choix s’ancrait dans l’amour des animaux, mais plus fondamentalement, il représentait l’antithèse de la croyance centrale des mages : que la poursuite de la sorcellerie doive se faire au prix d’autres vies. Ce courant cherchait à changer les mentalités non seulement à l’égard des humains et des demi-humains, mais aussi face à l’exploitation de toute forme de vie.
Naturellement, ceux qui adhéraient à cette philosophie faisait preuve à la fois de dévouement et d’un certain désespoir. Mais pour autant, aucun mage n’allait jusqu’à imposer le végétarisme à ses propres enfants. Si changer les mentalités était vital, ruiner l’avenir de ses descendants ne l’était pas moins. Un mage grandissant faible avait peu de potentiel, et ses paroles ne toucheraient qu’un nombre infime d’oreilles.
— Ouh ! Des lihapulla[1] ! Trop bon !
Les parents de Katie Aalto ne firent pas exception. Quand il s’agissait d’élever leur propre enfant, ils suivirent le même chemin que les autres.
Ils passaient leurs jours et leurs nuits à se plonger dans la recherche et le militantisme en faveur de cet idéal ne consommant aucune vie, jusqu’à en devenir téméraires, mais il ne leur fallut pas longtemps pour conclure qu’ils ne pouvaient pas l’imposer à leur fille. Non seulement à cause des carences nutritionnelles, mais aussi parce que les échos de leurs propres échecs et rêves brisés résonnaient encore profondément en eux. Mais surtout, ils respectaient les droits de chaque individu à faire ses propres choix, comme de vrais défenseurs des libertés civiles.
Les revers de la vie d’un mage peuvent, ironiquement, ouvrir la voie à une plus grande liberté pour ceux qui suivent. Tel fut le cas pour Katie. La carrière magique de ses parents avait pris fin abruptement, ce qui signifiait que Katie avait bien moins d’obligations à hériter d’eux. Ils avaient évidemment leurs opinions sur le sujet, mais choisirent de le voir comme une bonne chose. Ils espéraient qu’en la libérant de leurs fardeaux, leur fille trouverait elle-même son chemin, à son rythme.
C’étaient de bons parents. Presque idéaux, pour des mages.
C’est leur fille qui dévia.
— Papa ! Maman ! Réparez ça !
Katie venait tout juste de fêter ses cinq ans. Accompagnée de son meilleur ami, le troll Patro, elle accourut les mains couvertes de sang. Le spectacle fit bondir ses parents.
— Q-que s’est-il passé, Katie ?!
— Où t’es-tu fait mal ?!
Katie retenait difficilement ses larmes, alors ils se hâtèrent de la soigner. En quête d’explications, leurs regards se tournèrent vers Patro, mais celui-ci ne savait pas parler. Ce fut donc la fillette elle-même qui lança un récit maladroit.
— Ils embêtaient Teppo. Je l’ai défendu ! Mais Hely s’est fâché.
Cela suffit à ses parents pour comprendre. Teppo et Hely étaient deux wargs que les Aalto élevaient sur leur vaste domaine. Les processus d’élevage des mages produisaient souvent des wargs invendables, et les Aalto avaient pris l’habitude de recueillir et protéger ces créatures.
D’ordinaire, les wargs s’entendaient très bien avec Katie. Mais, de par leur nature, ils vivaient dans une hiérarchie de meute. Ceux considérés en bas de l’échelle étaient souvent maltraités. Ne supportant plus la chose, Katie était intervenue… et en avait payé le prix. Heureusement, de simples morsures se soignaient facilement. Katie contempla le résultat des soins de ses parents, sourit, puis repartit en courant.
— Merci, maman ! Je dois aller voir Hely ! On doit se réconcilier !
— Hein ?
— Attends, Katie, où… ?!
Mais la fillette avait déjà disparu. Ses parents et Patro se précipitèrent à sa suite. Elle avait complètement oublié les morsures et le sang. De tels incidents se reproduisaient trop souvent pour être comptés. Parfois, ils s’enracinaient profondément dans son cœur, là où la magie ne pouvait rien.
— Papa ! Maman ! Regardez !
Ses parents écrivaient des lettres dans le salon lorsque Katie surgit, tenant quelque chose dans ses petites mains. Ses boucles étaient couvertes de plumes, et d’innombrables égratignures marquaient son visage et ses épaules, laissées par de minuscules serres. Ses parents bondirent sur leurs pieds, baguettes en main.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Katie ?!
— Du calme, on va te…
— Pas moi ! Ce petit oiseau ! dit-elle en les interrompant. — Il est tombé d’un nid ! Il ne bougeait plus et un serpent allait le manger !
Mais dès que ses parents virent l’oisillon apathique dans ses mains, leurs sourcils se froncèrent.
— …Un oisillon mimiqueur, murmura son père.
Sa mère s’accroupit pour croiser le regard de sa fille. Elle pesa ses mots avec soin.
— Katie, je crains que nous ne puissions soigner cet oisillon. Nous devons le regarder s’éteindre, ensemble.
— ?! Pourquoi ?! Ce n’est qu’un bébé !
— Écoute bien, Katie. Tu ne l’as pas trouvé dans notre jardin, mais sous un nid de colombes huppées, dehors. Or, ce n’était pas leur petit. Les mimiqueurs pratiquent ce qu’on appelle le parasitisme de couvée : ils trompent d’autres espèces pour qu’elles élèvent leurs enfants. Ce petit n’est pas une colombe.
— …Parasit…isme ?
— Ils déposent leurs œufs dans le nid d’un autre oiseau, et quand il éclot, il fait semblant d’être son petit, expliqua son père en prenant le relais. — Si la supercherie fonctionne, il survit et grandit. Mais parfois, la mère comprend. C’est ce qui est arrivé ici.
En effet, la colombe avait reconnu l’imposture et rejeté l’oisillon du nid. Si elle ne l’avait pas fait, ce dernier aurait expulsé les véritables oisillons pour accaparer la nourriture.
— Nous pourrions lui donner à manger et le sauver. Mais ce n’est pas l’ordre naturel des choses, et ce n’est pas une décision à prendre à la légère. Difficile d’expliquer pourquoi… Par exemple, si ce petit grandit, il ira pondre ses œufs dans le nid d’un autre oiseau qui délogera à leur tour les vrais oisillons.
Katie écouta, pétrifiée. Dans sa courte vie, elle n’avait jamais affronté ce fait : tous les êtres vivants survivent aux dépens des autres.
Elle ne pouvait s’y résoudre.
Ses parents disaient qu’il fallait laisser mourir cette petite vie tremblante dans ses mains. Que la sauver était une erreur.
La logique lui échappait, et elle secoua la tête.
Elle chercha frénétiquement une solution et l’énonça.

— J-je vais lui apprendre ! Qu’on lui dise d’arrêter d’agir comme ça ! Qu’on doit aider à élever ses propres petits !
— Ce n’est pas possible, Katie. Le mimiqueur n’est pas dans l’erreur. C’est ainsi que son espèce survit, expliqua son père. — C’est la même chose pour le serpent qui a essayé de le manger. Comme tu lui as retiré sa proie, il n’a rien eu à se mettre sous la dent. Peut-être qu’il avait vraiment faim ! Et parce que tu as sauvé l’oisillon, peut-être que le serpent va mourir de faim.
Les épaules de la fillette se mirent à trembler. Elle avait tenté de sauver une vie… mais en avait mis une autre en péril. Désormais consciente que cela pouvait arriver, elle ne pouvait plus détourner les yeux. Katie aimait toutes les créatures. Elle aimait autant les serpents que les oiseaux.
— Et… il est déjà…
Ayant dit cela, son père baissa les yeux vers les mains de la fillette. Katie eut le souffle coupé. L’oisillon ne respirait plus. Elle ne sentait plus la moindre pulsation de vie dans sa paume.
— Attendez… Non… S’il vous plaît… balbutia-t-elle, les yeux humides.
Ses parents passèrent leurs bras autour de ses épaules et la serrèrent contre eux, impuissants.
— …Tu… ne manges toujours pas, Katie ? demanda son père.
Du pain chaud et une soupe fumante sur la table. Sa fille, figée devant, la cuillère à la main. Elle mangeait de moins en moins depuis l’incident de l’oisillon. Hier, elle n’avait bu que de l’eau.
— …Je comprends, dit sa mère. — Tu le sais bien. Cette nourriture aussi… était une vie.
Elle savait par expérience ce que cela signifiait. Katie traversait la même crise qu’eux jadis. Manger et par extension vivre n’était possible qu’en prenant des vies. Une réalisation brutale.
— Mais tu ne peux pas continuer ainsi. Tu peux fermer les yeux et repousser le problème, mais il faut que tu manges. Ton corps grandit. Sans une nutrition suffisante, tu ne pourras pas grandir correctement. Si tu continues à refuser de t’alimenter… tu pourrais même mourir.
Parce qu’elle connaissait l’ampleur de ce combat intérieur, elle s’exprimait avec une fermeté accrue.
— Tu peux te tourmenter tant que tu veux, mais seulement tant que tu es en vie. Mets de côté les questions sans réponse, concentre-toi sur ce dont tu as besoin maintenant.
Transmettre cela relevait de sa responsabilité de mère. Elle prit la cuillère, puisa dans la soupe et la porta aux lèvres de sa fille.
— Mange, Katie. Tu adores le lihakeitto[2]. Hmm, ça sent bon, non ?
Une lueur d’effroi traversa les yeux de la fillette. Sa mère avait préparé l’un de ses plats préférés, un repas qui lui apportait toujours de la joie. Et après une journée sans nourriture, elle mourait de faim, mais ne voulait pas inquiéter ses parents. Elle savait qu’elle devait manger. Elle avait toutes les raisons de le faire.
Prenant sa décision, elle laissa entrer la cuillerée dans sa bouche. La saveur riche, la douceur, la chaleur sur sa langue… et soudain des visions de tous les animaux morts l’assaillirent. Tous ces êtres sacrifiés pour qu’elle vive. D’innombrables vies perdues pour elle. Elle sentait leurs regards dans l’obscurité.
— …Urk… !
Sa gorge refusa d’avaler. La main sur la bouche, elle se plia en deux, recrachant le tout. Sa mère fit le tour de la table pour lui frotter le dos, et son père saisit une serviette pour lui essuyer les lèvres. Katie s’excusa en boucle, « pardon », « pardon », sans même savoir à qui ou à quoi elle s’adressait.
Quand un enfant refuse de s’alimenter, plusieurs traitements existent. La perfusion, par exemple. Nettement moins brutale que l’entonnoir, mais y recourir restait un déchirement pour ses parents.
Ils essayèrent tout le reste avant : en discuter longuement, dépouiller les ouvrages sur le sujet, changer ses repas pour éviter toute réaction, solliciter l’aide de chaque médecin mage qu’ils connaissaient, mais dès le départ, ils avaient pressenti qu’ils en arriveraient là. Le dilemme de leur enfant était bien plus profond que le leur. Et tant que la fillette n’avançait pas d’elle-même, ils ne pouvaient qu’attendre.
La perfusion la maintenait en vie, mais elle n’avait plus l’énergie d’avant. Ajoutée au poids de sa détresse, Katie dépérissait visiblement. Pourtant, la fillette refusait de rester cloîtrée dans sa chambre. Avec Patro pour soutenir ses pas hésitants, elle cherchait encore plus de contact avec les créatures, comme si affronter le problème en face pouvait débloquer ses pensées.
C’était son combat, sa tentative d’avancer. Deux mois après le début du jeûne de Katie, le moment arriva, d’une façon que ses parents n’auraient jamais pu prévoir.
Patro vint d’abord les chercher, clairement affolé. Épuisés, ils s’étaient assoupis dans le salon, mais tous deux sentirent aussitôt que quelque chose de grave s’était produit et accoururent, baguettes en main. Ils regrettèrent de n’avoir confié à Katie pour seule protection que Patro ; ils n’avaient pas encore trouvé où tracer la frontière entre protection et surveillance. Patro, lui, était dans la même impasse : ami de la fillette, il ne pouvait refuser quand elle demandait à rester seule.
— …Papa… Maman…
Ils arrivèrent sur les lieux et trouvèrent Katie allongée sur le dos. Ses bras étaient sectionnés jusqu’aux coudes.
— « « ~~~~~~ !!!! » »
Ils n’eurent pas le temps de crier. Ironie du sort, ils étaient habitués. Leur maison aurait dû être sûre, et pourtant leur fille s’était blessée d’innombrables fois. Cela les avait forcés à s’adapter, à agir malgré le choc. C’était certes sa blessure la plus grave, mais une extension de ce qui s’était déjà produit. Alors ils gérèrent la situation.
— …Que s’est-il passé ? Dis-le-nous, Katie, parvint enfin à demander sa mère, au bord de la crise.
Ils avaient ramené Katie et lui avaient prodigué les soins nécessaires. Nulle trace de ses bras. Seuls quelques lambeaux de chair subsistaient, grignotés par de très petites dents.
Cela n’expliquait rien. Le jardin des Aalto était bien plus qu’un passe-temps. C’était un biotope pour la recherche magique, où chaque créature vivait dans un enclos strictement adapté à sa nature.
Katie n’avait évidemment pas accès aux espèces dangereuses, et depuis qu’elle refusait de manger, ses parents ne la laissaient même plus entrer seule dans l’enclos des wargs. Il n’aurait dû y avoir là rien qui puisse blesser, encore moins dévorer un humain.
— Elle… euh…, commença Katie, les yeux fixés sur un coin de la pièce.
Sur une autre table d’opération reposait une petite créature magique. Une femelle blaireuf[3] adulte, une espèce capable d’alterner entre gestation et ponte selon l’environnement. Les parents de Katie l’avaient trouvée couchée juste à côté de leur fille, blessée elle aussi, et l’avaient soignée. Elle dormait à présent.
— …Il y a peu, elle a pondu. Elle s’occupait très, très bien de ses petits. Et les œufs ont fini par éclore…
La gorge serrée, Katie mit longtemps à poursuivre.
— …Les nouveau-nés se sont mis tout autour d’elle… et l’ont mangée.
Sa voix tremblante décrivait la scène.
Cela suffit à éclairer ses parents. Le premier acte des nouveau-nés : se nourrir de leur mère. Un comportement observé surtout chez les araignées, mais aussi chez bien d’autres espèces. Une stratégie de survie instinctive, permettant à de frêles organismes de subsister un peu plus longtemps dans un monde hostile.
Les blaireufs étaient en majorité herbivores, mais ce comportement avait déjà été observé chez eux. Deux facteurs essentiels l’encourageaient : des conditions de naissance hostiles et un affaiblissement extrême de la mère. Le jardin des Aalto, bien entretenu, excluait le premier facteur. Mais le second suffisait parfois. Une mère qui pondait tard dans sa vie et épuisait ses dernières forces pouvait choisir de se donner en nourriture. Dans la nature, cela augmentait les chances de survie de sa progéniture.
— J’ai voulu les arrêter. Mais ils avaient si faim qu’ils n’écoutaient pas.
— Alors j’ai pensé que si je leur donnais autre chose à manger…
Katie se tut. Si elle avait couru chercher ses parents, les petits auraient continué à dévorer leur mère. Leur instinct de survie exigeait de la chair nourrissante, et il n’y en avait pas d’autres à proximité.
Alors elle avait donné ce qu’elle seule pouvait offrir. Non dans un accès de folie, mais par une décision claire et logique. La vérité les laissa sans voix. Le souffle coupé, ses parents fixèrent leur fille. Ses yeux se tournèrent vers eux.
— …Papa… j’ai faim. Est-ce que je peux… manger quelque chose ?
— …Tu peux manger ?
Il paraissait sous le choc. Elle refusait toute nourriture depuis si longtemps.
Katie hocha la tête et murmura :
— Je crois… que j’ai compris. Maintenant que j’ai été mangée, moi aussi.
Une fois ses bras régénérés et ses doigts de nouveau mobiles, ses parents la firent asseoir face à eux dans le salon. Il leur fallait remplir ce devoir parental.
— Nous devons parler, Katie, commença sa mère. — C’est une conversation importante, sur la façon de te protéger.
Katie hocha la tête, pleinement consciente de la gravité.
— La nature obéit à ses propres lois. Ces lois ne coïncident pas avec la morale humaine, et parfois elles paraissent d’une cruauté insondable. Tu sais déjà tout cela, n’est-ce pas ?
— Oui.
Elle l’affirma d’une voix claire. Katie ne comprenait pas seulement la logique, ses yeux montraient qu’elle avait saisi la vérité dans sa chair. Cette conviction effrayait sa mère plus que tout.
— Et pourtant tu te jettes toujours dedans, en voulant la changer. Peu importe si cela te blesse. Tu es même allée jusqu’à leur donner une part de toi. Tu fais ça quoi que nous disions, quoi que nous fassions. Même quand nous pleurons et te supplions de ne pas aller si loin.
Sa mère lui posa alors la question essentielle :
— Pourquoi ?
Sa voix tremblait. C’était le cœur du problème. Katie baissa la tête. Un long silence passa avant qu’elle ne réponde.
— …Les lois de la nature.
Chaque repas qu’elle avait mangé lui revint en mémoire. Des plats fumants posés sur la table, une famille heureuse réunie autour d’eux, le tout reposant sur un socle d’innombrables vies et morts.
— …On ne peut vraiment pas les changer… ? demanda-t-elle.
Elle se rappela la tiédeur de l’oisillon expirant son dernier souffle dans ses mains. Chassé du nid, promis à mourir avant même d’avoir connu une autre forme d’existence, et cela suffisait à résumer toute sa vie.
— …On ne peut pas arrêter la douleur, la souffrance ? Elles font partie du tout ?
Elle revit le blaireuf dévoré par ses petits, puis se souvint de l’étrange plénitude qui l’avait envahie lorsque leurs petites dents avaient mordu les bras qu’elle leur offrait.
— Alors moi…
Katie releva la tête. Un sourire éblouissant, qui n’avait rien d’humain, fleurit sur ses lèvres.
— …Je veux tout porter sur mes épaules.
À son expression, ses parents comprirent enfin qu’ils avaient définitivement perdu ce combat. Ils ne pouvaient plus se voiler la face. Leur fille était d’une nature qui n’avait rien à voir avec la leur, et le fardeau de son âme dépassait ce qu’ils étaient capables d’assumer. Lorsque Katie eut terminé, un silence de plomb tomba sur la table. Ces récits avaient dévoilé sa nature à ses amis, et chacun avait besoin de temps pour les digérer. Ils assimilaient tout cela, en quête des mots suivants.
— Qu’est-ce que tu veux faire ? dit Pete, rompant le silence.
Katie porta une main à sa poitrine et secoua la tête.
— Je tâtonne encore, j’essaie d’en cerner la forme. Je sais qu’il y a en moi un souhait d’une ampleur démesurée. Mais je ne sais pas comment l’exprimer. Peut-être qu’il n’existe pas encore de mot pour ça, dans notre monde.
— Donc tu as voulu le demander à un dieu Tír ? C’est du grand n’importe quoi, cracha Guy.
Percevant la bienveillance derrière la pique, Katie tressaillit et acquiesça.
— Tu as raison. Je suis irréfléchie, imprudente, mue par des impulsions bien plus fortes que chez les autres… Pourquoi suis-je comme ça… ?
Elle poussa un long soupir, tournée vers son for intérieur.
— Ne te déprécie pas pour cela, dit Nanao. — À mes yeux, ce n’est qu’un reflet du récipient avec lequel tu es née. Tous ceux qui portent un grand dessein doivent abriter un tel feu.
— Ne lui passe pas ça sous le nez, Nanao ! Désolé, mais je n’y vois rien de louable, répliqua Guy d’un ton sévère. — Si on ne l’arrête pas, elle va finir par se faire tuer. Et son grand dessein, on pourra lui dire adieu.
Cet argument arracha un signe de tête à Nanao.
— Guy a raison. Mais tout grand dessein s’accompagne toujours d’un parfum de folie avant de porter ses fruits. Je n’oserais prétendre avoir la sagesse pour séparer ce qui tient de l’espérance et ce qui relève de la démence. Peut-être qu’une telle frontière n’existe pas.
« Mais tout grand dessein s’accompagne toujours d’un parfum de folie avant de porter ses fruits ». Cette idée fit tourner Chela vers la jeune aziane.
— Nanao, es-tu en train de dire que Katie doit persévérer ?
— Pas du tout. Je manque seulement de mots pour l’arrêter. Un samouraï qui a juré de donner sa vie au combat ne se rendra pas au jugement d’autrui.
Elle parlait de manière dépassionnée, avec cette résignation singulière qui la caractérisait si bien, arrivée à Kimberly après des années de guerres dans sa région. Oliver voulait clairement intervenir, mais n’osa pas. Ses paroles résonnaient trop profondément en lui.
— On n’a pas le temps pour ça, trancha Pete, fusillant le silence du regard.
Sa voix s’était durcie comme la pierre.
— Je vais faire simple. Les sentiments de Katie n’entrent pas en ligne de compte. La seule question, c’est : comment on l’empêche de faire une connerie ? Comment on la garde en vie ? Et s’il le faut… on l’enchaîne à un mur.
Un frisson parcourut la pièce. Le regard que Pete planta dans celui de Katie ne laissait aucun doute : il ne plaisantait pas. Oliver fut aussitôt debout. Il se glissa derrière Pete et passa ses bras autour de ses épaules, le serrant contre lui.
— Calme-toi, Pete, chuchota-t-il. — On t’entend. Tu es plus en colère que n’importe lequel d’entre nous.
Les mots de Pete avaient touché tout le monde. Tous comprenaient qu’il refusait de laisser la discussion s’étioler, quitte à endosser le mauvais rôle. Sa déclaration glaciale disait l’urgence qui le travaillait : Pete était prêt à se mettre ses propres amis à dos si cela pouvait les protéger.
— …Pardon, souffla Pete en serrant les mains d’Oliver. — Tu peux… rester comme ça un moment ? Sinon… je risque de déraper encore.
Oliver exauça la demande sans hésiter, le serrant plus fort. Sous l’œil vigilant de Chela, qui guettait la moindre étincelle, celle-ci entreprit de résumer ce qui avait été dit.
— Nous avons tous un avis, et chacun a sa part de vérité. En respectant cela, je dirais que notre consensus est le suivant : la nature de Katie ne se laisse pas aisément infléchir. Nous devons donc trouver des moyens de la protéger malgré cela.
Katie gardait la tête baissée, mais les autres acquiesçaient. Ils le savaient depuis le début. Si tout se réduisait à la faire réfléchir à ses choix, la situation n’aurait pas pris cette sombre tournure. Voilà pourquoi la proposition de Pete, quoique extrême, était fondée. En définitive, il signifiait que si elle ne pouvait changer, il leur faudrait changer les choses autour d’elle. Mais Oliver avait encore une carte à jouer avant d’en arriver là. Conscient de se raccrocher à peu, il la posa sur la table.
— Il y a juste un point qui me travaille depuis le début. On oublie quelqu’un dans cette discussion.
— Comment ça ?
— De là où nous sommes, nous ne pouvons pas arrêter Katie. Dans ce cas, demandons à quelqu’un qui la connaît sous un autre angle. Par exemple… quelqu’un dans la pièce d’à côté.
Oliver tendit le doigt vers la porte de la salle principale de leur QG, rappelant à tous six qu’ils n’étaient pas les seuls ici capables de parler.
— Hm. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ces têtes d’enterrement ? Il s’est passé quelque chose ?
Marco leva les yeux de son livre, balayant leurs mines sombres. Son timbre grave et posé fit cligner Guy des yeux.
— Euh, Marco… tu deviens drôlement plus à l’aise à l’oral, non ?
— Vraiment ? Ravi de l’entendre. Je m’exerce.
— …Pas seulement parler. Tu lis pas mal, aussi. Histoire de la magie ?
— Hm. Si je ne connais pas un mot, je demande. Les livres sont trop petits, et les pages difficiles à tourner… Mais je commence à comprendre ce qu’il y a dedans.
Marco leur montra fièrement comment il parvenait à tourner les pages avec ses gros doigts. Tout le monde s’émerveilla, et Katie, hilare, observait la scène.
— Il est formidable, non ? Mais ce n’est pas si surprenant. Le cerveau de Marco, enfin les cerveaux des trolls, ont toujours eu ce potentiel. Leur intelligence brute n’a rien à envier à celle d’un humain. Ils ont simplement choisi d’évoluer autrement.
C’était un fait qu’elle et Marco s’étaient acharnés à démontrer. Et cela confirma à Oliver que son idée faisait mouche. Il s’avança d’un pas et s’adressa à leur grand ami.
— Dans ce cas, on a besoin de ton avis. Que penses-tu de Katie ?
— Hmm… Que veux-tu dire ?
— J’imagine que tu vois de quoi je parle. Quand elle se met à courir vers un objectif, elle oublie tout le mal que ça pourrait lui causer. Ça nous fait peur, et on cherchait quoi faire. Comment la forcer à faire attention à elle ?
Il choisissait volontairement des mots plus simples, mais ne ménagea rien du fond, posant la question sans tourner autour du pot. Ils avaient passé assez de temps avec Marco pour savoir qu’il saisirait l’implicite. Et cette confiance fut justifiée. Marco referma le livre et se tourna vers eux.
— …Quand nos villages sont attaqués, les premiers à se battre sont ceux qui n’ont pas d’enfants.
Une phrase lourde de sens. Ses expériences et ses valeurs l’avaient mené à cette réponse. Et il savait que c’était là ce qu’Oliver attendait.
— Ceux qui ont des enfants les prennent et fuient. C’est logique. On n’élève pas un enfant mort. Ça vaut pour les hommes comme pour les femmes.
En écoutant l’explication directe de Marco, Guy pencha la tête.
— Hum… donc vous n’envoyez pas seulement les mères ?
— On l’a vu en cours, intervint Katie. — Les trolls mâles produisent aussi du lait. Selon les communautés, l’un ou l’autre prend la tête de l’éducation. Même dans une même région, il y a des variantes, c’est passionnant !
Katie était dans son élément, toute à sa ferveur. Puis elle se renfrogna et se tourna vers Marco.
— …Mais où veux-tu en venir ? Ça n’a rien à voir avec moi !
— Si. Si tu avais un enfant, Katie, je sais que tu changerais. Un enfant avec quelqu’un que tu chéris.
Cette réponse la pétrifia net. Guy, tout aussi stupéfait, lui donna un coup de coude discret.
— …Wow, sacrée idée.
— …Euh. Je… euh…
Ses lèvres remuèrent sans produire de véritables mots. Un œil sur elle, Pete déroula sa réflexion, puis ricana.
— Hmm, je ne suis pas convaincu que des enfants changent qui que ce soit. Mais avec Katie, ça se tente. Avoir quelque chose à protéger, autre chose qu’un demi-humain ou un animal, pourrait l’empêcher de s’autodétruire.
— Euh, heu… ?
L’analyse froide de Pete ne fit qu’accélérer le vertige de Katie. Oliver et Chela ouvrirent la bouche pour tenter de la calmer, mais Pete fut plus prompt.
— …Alors, qui s’y colle ? demanda-t-il.
— Hein ?!
— Je peux aider. Ça ne me dérange pas de tomber enceinte… ou de mettre quelqu’un enceinte une ou deux fois tant que je suis encore à l’école. Vous avez peut-être des lignées à perpétuer, mais la mienne commence avec moi. Et il y a des avantages à partager du sang de reversi avec des personnes en qui j’ai confiance.
— Wow, wow, wow, du calme, Pete…
— Ralentis, Pete. Ce n’est pas un truc qu’on fait comme ça en claquant des doigts ! Tu es bien trop enthousiaste, aujourd’hui.
Oliver posa ses mains sur ses épaules pour tempérer l’ardeur, mais cette fois Pete s’en dégagea et pivota pour leur faire face à tous.
— Vous ne comprenez pas ? C’est une question de vie ou de mort ! Ça ne me pose aucun problème de mettre mon corps en jeu pour ça. Et pas seulement pour Katie ! Je ferais pareil pour Oliver, Nanao, Chela ou Guy.
Il débita cela avec une telle fougue que tous se turent une fois encore. Son regard disait clairement qu’il ne lésinerait pas sur les moyens. Et que les problèmes de Katie étaient si profonds qu’aucune mesure raisonnable n’y suffirait. Tandis qu’Oliver hésitait, Chela s’avança et encadra les joues de Pete de ses mains. Elle ne réprimandait pas son éclat ; c’était un geste d’affection.
— Ça me touche, Pete. Mais il faut garder la tête froide. Être imprudent pour empêcher Katie de l’être ne peut pas être la solution. Et, peut-être que tu ne l’imagines pas encore, mais la charge est considérable, que tu portes un enfant toi-même ou que tu le confies à quelqu’un.
Sa douceur fit peu à peu retomber la tension dans les épaules de Pete et lui laissa l’espace de réfléchir à ses propres paroles.
— …Ouais, d’accord. Même si j’avais un enfant, je ne pourrais pas exactement rentrer chez moi pour demander de l’aide. Ce qui rend ma proposition un peu douteuse. Désolé.
Il écarta doucement les mains de Chela et adressa ses excuses à tous. Mais avant que quiconque ne réponde, il enchaîna :
— Cela dit, la piste reste intéressante. Si ce n’est pas moi, demandez peut-être à Oliver ou à Guy. On sera tous en quatrième année bientôt, ce n’est pas trop tôt pour y penser. Au moins, mettons ça dans la liste des options.
Sur ce, il se tut. Les deux noms cités ne firent qu’accentuer le rouge aux joues de Katie, et Guy comme Nanao se placèrent de part et d’autre d’elle pour la calmer. Oliver décida qu’il était temps de conclure.
— …Peu importe l’approche, je comprends les inquiétudes de Pete et je sais qu’elles motivent ses propos. Mais c’est un pas un peu trop grand à franchir. Katie a la tête qui tourne, et je doute que nous nous calmions assez pour avancer vraiment. Mettons ça de côté pour aujourd’hui.
Tous acquiescèrent. Personne ne s’attendait à régler la question ce soir. Qu’ils aient réussi à s’accorder sur une base commune constituait déjà un progrès. Avant toute autre chose, il faudrait que Katie démêle ses propres sentiments.
— Couchons-nous tôt et préparons-nous pour demain, proposa Oliver. — Ce sera peut-être dur de dormir après une telle discussion, mais faites de votre mieux pour vous reposer. Ce serait irrespectueux d’assister aux matchs de nos aînés à moitié endormis.
Le lendemain, peu après midi. L’arène était de nouveau noire de monde. Cinq matchs s’étaient déjà joués, et la finale de la ligue de combat des quatrième et cinquième année battait son plein.
— …Haa, haa…
— …Merde…
Dix minutes après le début, tout le monde savait déjà de quel côté penchait le vent. Les assaillants jusque-là s’étaient retrouvés à l’arrêt. Ils n’avaient perdu personne et ne semblaient pas à court de mana. Pourtant, tous leurs plans d’attaque avaient échoué.
— …Ils tombent pas… !
Les membres de la Garde grinçaient des dents, mis en échec par la ténacité de leurs adversaires. Voyant cela, le chef et candidat à la présidence du Conseil, Percival Whalley, leva son athamé et déclama :
— C’est tout ce que vous avez dans le ventre, la Garde ? Il est temps de vous écraser.
— …Il est bon, grommela Oliver, bras croisés, depuis les gradins.
À ses côtés, Chela acquiesça.
- Il est polyvalent et n’a pas d’angle mort. Il garde l’avantage tactique dans les échanges de sorts, tout en soutenant ses camarades et en tirant parti de leurs forces. Son style rappelle le tien, Oliver.
— Oui, mais Whalley est beaucoup plus méthodique. Chacun de ses gestes vise à maximiser le potentiel de toute son équipe, et il ne se met jamais au premier plan. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il évite soigneusement la portée d’un pas d’un sort. Il est clairement plus pragmatique que moi comme meneur.
Oliver sentait qu’il avait beaucoup à apprendre ici.
— …Mais est-ce vraiment une qualité ? s’interrogea Pete. — En tant qu’élève, oui, c’est un atout, mais il vise la présidence. Abandonner la lumière ne le met pas en valeur. Ses coéquipiers marquent davantage les esprits.
— C’est vrai, concéda Oliver, mais c’est assez rare à Kimberly. Il propose une rupture nette avec ce qu’ont apporté le président Godfrey ou Echevalria. Ce jeu d’équipe, c’est un programme, une démonstration du type de leader qu’il entend êtr…
— Gah… !
Un sort atteignit un cinquième année de plein fouet ; il s’effondra, inconscient. Ils venaient de perdre un membre, et le match avait pris une tournure fatale.
— Le président Godfrey était un leader d’exception, déclara Whalley. — Indépendamment de nos divergences d’idéaux, je respecte ses capacités et son charisme qui a su rassembler les foules.
Agissant d’un seul bloc avec ses coéquipiers et acculant leurs adversaires, Whalley utilisa un sort d’amplification pour projeter sa voix. Ce n’était pas qu’une expression d’assurance, mais une mise en scène visant à mettre en lumière sa victoire et à la lier à l’élection.
— Mais sa lueur n’a duré qu’un mandat. Qui pourrait marcher dans ses pas ? Quelqu’un d’autre peut-il faire ce qu’il a fait ? Bien sûr que non. Ce match en apporte la preuve.
— !!!
— …Ngh…
Ses mots frappèrent le cœur de ses adversaires comme une lame. À un souffle de la défaite, ils ne pouvaient même pas répliquer. Whalley avait choisi l’instant où ses paroles feraient le plus de ravages. La main gauche sur la poitrine, il exprima la vision qui l’animait.
— Je ne suis pas lui. Durant mon mandat, je façonnerai un successeur meilleur que moi. Comme Leoncio m’a formé à partir du simple touche-à-tout que j’étais.
— …Garde tes discours pour après la victoire avec ta grande gueule !
Le camp adverse se raidit et repartit à l’assaut. La fille ouvrit la voie ; l’équipe Whalley tira deux sorts dans sa direction, mais son partenaire fit un tir de barrage à ses pieds. Elle prit appui sur les parois, évita les projectiles et survola les deux ennemis, fonçant sur leur meneur par-derrière. Elle s’engagea dans une estocade qui pouvait bien les emporter tous deux. Ne serait-ce que pour ternir l’impact de son discours, ils voulaient au moins faire tomber Whalley ici.
— Heh.
Whalley garda son calme. Athamé en posture intermédiaire, il l’attendit, déviant chaque coup avec une orthodoxie implacable. Nulle compétition, nulle tentative de contre. Il n’avait pas besoin de prendre le moindre risque.
— Kah… !
Des sorts tirés de l’arrière frappèrent la ligne arrière de la Garde dans le dos qui s’effondra. Tandis qu’elle fonçait sur Whalley, les coéquipiers de ce dernier avaient achevé ses partenaires. Son rôle à lui n’avait été que d’absorber la charge jusqu’à ce son équipe le rejoigne. Une victoire tirée des manuels. Leurs adversaires n’avaient jamais eu la moindre chance. Rengainant son athamé, satisfait du travail accompli, Whalley ajouta une dernière phrase :
— Je savais que j’avais gagné, voilà pourquoi je me suis permis de l’ouvrir. C’est ainsi que je combats.
— Et c’est terminé ! cria Glenda, la commentatrice. — Trois victoires d’affilée pour l’équipe Whalley, qui devient championne de la division des quatrième et cinquième année ! On avait envisagé des surprises, mais rétrospectivement, ils ont roulé sur le tournoi ! Et Whalley prouve qu’il a l’étoffe du prochain président !
— Impressionnant, renchérit Garland à ses côtés, entamant son évaluation. — Je le surveille depuis sa première année, mais je n’aurais pas parié qu’il deviendrait un meneur aussi accompli. À aucun moment les équipes d’en face ni les compétences individuelles n’ont été inférieures. Leur force a résidé dans la mise en valeur des talents de l’équipe et dans la profondeur de leur préparation d’avant-match.
Le jeu collectif granitique de l’équipe Whalley ne lui avait pas échappé. Un avantage qu’aucune autre équipe ne partageait.
— …Il a sans doute fait ses devoirs, non seulement sur ses partenaires et ses adversaires, mais sur tout le corps étudiant. De bout en bout, l’équipe Whalley a agi sans douter. On peut soutenir que leur victoire s’est jouée sur le renseignement accumulé et la dissimulation de leurs points forts. La Garde se bat chaque jour en public, et cela a peut-être joué contre eux aujourd’hui.
— Le résultat était scellé avant même le début de la ligue ! Le travail de fond de Mr. Whalley saute aux yeux. Quant à l’élection, rien n’est joué !
— …Désolé, Prez !
— On s’est foirés…
La défaite amère avait mis l’équipe perdante au bord des larmes. Retirés dans la salle d’attente pour faire leur rapport à Godfrey, ils le trouvèrent souriant, ce dernier leur tapant l’épaule.
— Bon boulot. Cette défaite, c’est pour nous. Vous obliger à poursuivre vos fonctions à la Garde vous a empêchés de vous concentrer sur la stratégie pour la ligue de combat. Désolé.
— Ce n’est pas vrai… ! Nous n’étions juste pas assez forts !
De grosses larmes éclaboussèrent le sol. Ils sentaient le poids de cette victoire manquée. Ils allaient hériter de la responsabilité de Kimberly après le départ de Godfrey, et le voilà qui devait encore réparer leurs erreurs. Honte à eux.
Une fois les rapports et excuses terminés, les membres de la Garde quittèrent la pièce, la tête basse. Lesedi Ingwe, septième année au visage fermé, les suivit du regard, bras croisés, la mâchoire serrée.
— Ils ont gagné la ligue intermédiaire. À nous de jouer.
— Qu’ils viennent. On n’a qu’à gagner ! lança Tim Linton, en robe, faisant craquer ses jointures. La motivation se lisait sur tout le corps.
La dernière présente grogna : Vera Miligan, la candidate qui coordonnait l’ultime poussée.
— Pour moi, c’est un peu plus rude, dit-elle. — Je ferai de mon mieux, je suppose.
Alors que la scène se mettait en place pour les matchs de l’après-midi, la Rose des Lames déjeunaient à la Confrérie. Une fois chacun pourvu de nourriture et de thé, Oliver demanda d’une voix feutrée :
— Personne n’a vu Yuri ?
Tous les gestes cessèrent. Cinq têtes se secouèrent. Oliver soupira et reposa sa tasse.
— Ah. J’espérais qu’il serait là pour ces matchs…
Leur ami avait disparu depuis un moment, et l’inquiétude montait. Une voix inattendue appela alors le nom d’Oliver.
— Te voilà, Mr. Horn.
Oliver se retourna. De toutes les personnes possibles, se tenait là le candidat de Leoncio, l’élève de cinquième année Percival Whalley. Ils venaient de le voir combattre, et sa présence ici surprit tout le monde. Oliver se leva pour le saluer.
— Mr. Whalley ? Oh… Félicitations pour ta victoire en ligue.
— Épargne-moi ces formalités. Je sais que tu soutiens la direction actuelle.
Whalley coupa court aux politesses et attaqua le vif du sujet.
— Je viens pour te recruter malgré tout. Si je gagne l’élection, j’aimerais te nommer comme membre éminent du prochain Conseil. Avec l’idée de me succéder si cela te tente, bien sûr.
— !!!
— Euh, tu veux dire que… ?
— Oliver deviendrait président ?
Guy et Katie en restèrent bouche bée. Des élèves aux tables voisines, qui avaient entendu, commencèrent à chuchoter. Conscient des regards, Oliver pesa soigneusement l’offre.
— …C’est un honneur, bien sûr. Mais tu me prends de court. Même en partant du principe que cette décision se base sur ce que j’ai pu montrer en ligue de combat, ton camp doit compter suffisamment de candidats. Pourquoi m’intégrer, moi ?
— Tu me demandes ça, vraiment ? Après avoir vu comment je me bats ?
Whalley planta son regard dans celui de son cadet, posant une main sur sa poitrine.
— En tant que mages, nous sommes du même type. Nous avons sans doute commencé de façon presque identique. Aucun talent évident, moqués comme des êtres bons en tout, mais spécialistes de rien, contraints de renverser cette réputation en travaillant bien plus que les autres. Dans mon cas, j’ai abandonné très vite l’idée de lutter sur leur terrain. J’ai choisi de traiter des mages notoirement individualistes comme un groupe, en maximisant leurs capacités. Voilà la force que j’ai poursuivie. Et le type de leadership que j’apporterai à la présidence.
— …Tu es beaucoup trop modeste. Tu es déjà assez fort, et tu t’en es très bien tiré lors du tournoi de balais.
— Certes, mais j’ai atteint mes limites. Comme cavalier de balai et comme bretteur, je n’ai plus de marge de progression. Je l’ai compris quand ta chère Miss Hibiya m’a fait chuter. L’époque où l’expérience et la tactique pouvaient faire la différence est révolue.
Son regard croisa brièvement celui de Nanao, et un soupir lui échappa. Cela avait dû être un sévère revers, mais il n’en montrait aucun regret. Son ton se raffermit bien vite.
— Mais je ne suis pas enclin à m’apitoyer sur mon sort. J’ai démontré la force dont Kimberly a besoin. Il ne me reste qu’à me concentrer sur la tâche. Tu veux entendre mon slogan ?
— …Je vous écoute.
Ce recrutement n’avait manifestement rien d’une lubie. Oliver sentait ce qui animait l’homme et attendit avec le sérieux requis.
— « Diriger les mages en tant que mages », déclama Whalley. — Avec la conviction que les polyvalents comme nous en seront la clé.
Sur ces mots, il tira sa baguette blanche et jeta autour d’eux un sort d’étouffement sonore pour que sa voix ne parvienne qu’à Oliver.
— Tu te souviens de la façon dont l’équipe Valois combattait ? Voilà jusqu’où ça peut mal tourner. Un individu à la force excessive écrasant ceux qui l’entourent, même sans recourir au contrôle mental, un leadership de bas niveau tombe trop facilement dans ce travers. C’est peut-être l’issue naturelle d’ego s’entrechoquant, mais le résultat n’est qu’une reproduction en série de l’initiateur, n’autorisant aucun progrès.
Sur ces mots, il leva le sort.
Oliver n’avait pas saisi toute la portée du monologue secret, mais il comprit qu’il s’agissait d’une forme d’égard envers l’équipe Valois. Qu’un candidat à la présidence critique ouvertement leur approche aurait eu de lourdes répercussions. Cela surprit Oliver ; jusqu’ici, Whalley ne lui avait pas semblé homme à se soucier de tels détails.
— Mais la tiédeur du travail d’équipe prisé chez les non-mages nous sied encore moins, poursuivit Whalley. — Réprimer l’ego au nom du bien commun ne fait que rendre les mages faibles. Nous laissons l’individu tel qu’il est, en cherchant des moyens d’harmoniser. Inutile de préciser que cela exige une gestion habile. Le résultat est avéré, on le voit régulièrement aux plus hauts niveaux, mais la méthode pour y parvenir nous échappe. En pratique, cela reste le domaine de l’exception.
Oliver acquiesça à cette analyse. Les mages débattaient depuis toujours avec la notion de travail d’équipe : sans ordre, des problèmes surgissaient, mais en imposer trop faisait perdre les forces. Ils n’avaient cessé d’osciller entre ces deux cornes du dilemme.
— En somme, les collectifs de mages supérieurs sont inévitablement lâches. On leur donne une directive générale, ils se battent comme ils l’entendent, et la coordination se décide à la volée. Même dans les escouades les plus exigeantes des chasseurs de Gnostiques, on n’échappe pas à la règle. Dans l’état actuel, seuls ceux qui ont un talent naturel pour ces conditions les maîtrisent et survivent. Mais je répugne à fermer les yeux sur les sacrifices consentis en chemin.
Cette préoccupation trouvait un écho chez Oliver. Nanao et Yuri avaient les compétences, et leur confiance mutuelle allait de soi, mais ils avaient pris la tête avec des consignes très libres. Une telle approche ne fonctionnerait pas avec tout le monde. Parfois, des gens ne s’aiment pas, ou se retrouvent en binôme avec quelqu’un à qui ils ont à peine adressé la parole.
— C’est là que brillent les polyvalents. Par nature, ils s’investissent dans les autres ; non confinés à une seule passion, leur intérêt les porte en tout sens. Avec un mage de ce type aux commandes, Kimberly, en tant que collectif de mages, peut franchir un cap. Tu me suis ? Je te crois capable de cela.
Ni fanfaron ni faussement modeste, il décrivait simplement la force qu’il avait trouvée en lui-même. Et cela touchait juste chez Oliver. Chaque mot trahissait le temps passé par Whalley à scruter son intériorité et beaucoup de ces découvertes, ils les avaient en partage.
— Je sais que tu en saisis l’importance. Sous tes ordres, Miss Hibiya et Mr. Leik ont donné leur pleine mesure. Ni brimés ni asservis ; l’idéal en matière de commandement. Mon désir est de voir cette approche se diffuser. Cela exigera d’ajuster les relations entre élèves et une tentative de créer un nouvel ordre sur le campus. Imagine ce que Kimberly pourrait devenir. Voilà un avenir dont aucun de vous ne se plaindrait.
Ses mots ne s’adressaient plus seulement à Oliver ; ils s’étaient étendus aux cinq autres membres de la Rose des Lames et à toute la Confrérie. Whalley ne décrivait rien de moins que l’idéal qu’il ambitionnait d’insuffler à Kimberly en la dirigeant. Alors qu’Oliver cherchait une réponse, Whalley le devança.
— Nulle hâte. Décide-toi une fois l’élection tranchée. Personne à Kimberly n’en voudra à qui joue les difficiles. Et cela sert le président Godfrey : si son camp perd, il pourra aiguiller ses soutiens vers le prochain Conseil.
Offrant un prétexte à ce « reniement » de façade, Whalley tourna les talons. Il avait dit ce qu’il avait à dire et savait pertinemment qu’insister en diminuerait la portée. Et il ajouta une dernière salve sur le départ.
— J’aime ta façon de combattre, Mr. Horn. Quoi qu’il advienne de Kimberly, j’espère que nous pourrons nous battre côte à côte. Du fond du cœur.
Un éloge sans artifice, et sa demande de recrutement prit fin. Oliver sentit sa gorge se serrer. Il savait que tout ce discours tenait de la stratégie, mais, en son cœur, quelque chose sonnait sincère. Cet échange lui avait lancé à la figure une réalité douloureuse : ses aptitudes avaient été évaluées et jugées désirables. Sa mission accomplie, Whalley quitta la Confrérie d’un pas souverain. Ses épaules lui paraissaient bien plus larges que la veille.
— …Il chante tes louanges, fit Guy avec un large sourire. — Ça me rend fier indirectement.
— Une appréciation tout à fait exacte avec matière à réflexion, Oliver.
Chela souriait, visiblement ravie d’entendre leur ami loué. Remettant de l’ordre dans ses propres sentiments, Oliver esquissa à son tour un petit sourire.
— Oui. Honnêtement, une partie de ce qu’il a dit me parle. Manœuvrer des troupes de mages en tant que meneur polyvalent… je ne pensais pas entendre un jour quelqu’un dire ça ici. Encore moins y voir un avenir.
Ce seul concept valait qu’on s’en réjouisse. À Kimberly, on avait longtemps sacralisé le talent pur ; il était agréable de voir des aînés capables d’une autre vision des choses. Une part de lui avait envie de soutenir cela. Une part de lui était reconnaissante des éloges et de son approche honnête. Néanmoins…
— Mais je ne perdrais pas plus de temps en réflexion. Je suis convaincu que la Garde l’emportera. Nous avons fait notre part pour les soutenir, notamment avec le discours en leur faveur lors de la remise des prix. À présent, attendons le verdict.
Il parla avec conviction. Bien avant cette tentative de recrutement, le camp de Godfrey les avait soutenus, encore et encore. La ligue de combat en division intermédiaire terminée, les matchs de l’après-midi reprirent. Tous sentaient la fête toucher à sa fin, mais tous savaient que le vrai festin restait à venir. Glenda n’échappait pas à la règle. Elle avait crié toute la matinée et avalé une potion pour soigner sa gorge avant de se jeter à nouveau dans son rôle.
— Et la ligue entre dans son dernier tour de piste ! Après les divisions inférieures et intermédiaires, place maintenant à la finale de la division supérieure ! La crème de la crème, les plus âgés, les mieux entraînés ! Ils vont montrer tout ce à quoi un élève de Kimberly doit aspirer. Mais tout le monde n’a qu’une question : comment se porte le président Godfrey ?!
— Le Dr Zonneveld lui a donné son aval. Rassurez-vous : il est au sommet de sa forme.
La déclaration de Garland déclencha un rugissement dans les tribunes. Dans cette ferveur, les équipes du premier match, appelées par Glenda, firent leur entrée. Le maître d’armes tourna son attention vers elles.
— Mais d’abord, regardez bien ce match. L’équipe Miligan contre l’équipe Deschamps, un duel crucial en soi. L’équipe Godfrey et l’équipe Echevalria restent en lice pour la victoire et seront difficiles à battre. Il faut donc que ces deux équipes gagnent ici.
— Exact ! L’équipe Miligan soutient la Garde, et l’équipe Deschamps appuie l’ancienne faction du Conseil. Dans les deux cas, la victoire est indispensable ! L’issue de ce match pourrait bien servir d’oracle quant à l’avenir des deux camps et décider si Miss Miligan elle-même sera élue.
Glenda rappela la pression externe qui pesait sur l’affrontement. Garland acquiesça, mais reporta son attention sur les formations.
— Nous l’avons dit lors de la phase principale, mais l’équipe Miligan a une composition pour le moins curieuse. Miss Miligan en tête, épaulée par Miss Lynette et Miss Zoe. Trois élèves excellant dans leur domaine, certes, mais que l’on n’attendait pas en ligue de combat. Toutes trois connues avant tout pour leurs travaux de recherche.
— Alors que, côté équipe Deschamps, on n’a que des mages bien rôdés pour le combat ! Par curiosité, j’ai demandé à Miss Miligan sur quels critères elle avait composé son équipe, et elle m’a répondu : « Tout le monde sait qu’on peut faire une équipe forte en rassemblant des élèves forts. Je veux montrer ce qu’il y a au-delà. » J’y ai vu l’indice d’une intention plus profonde.
Pendant ce temps, sur le bord de l’arène, seule leur cheffe montrait de l’entrain.
— …Ugh, j’ai horreur de cette ambiance. C’est trop bruyant ! Trop de surexcitation !
— Je peux retourner à mon atelier ?
Lynette Cornwallis et une autre élève grommelaient de concert. Pas exactement l’attitude attendue avant un grand match.
— Allons, allons, fit Miligan en grimaçant. — Ça ne durera que quelques tours. Et je ne vous demande pas d’arracher vos tripes sous une pluie de lames non plus.
— Je ne pourrais pas, même si tu le voulais. Pour être claire, je ne tiendrais pas une minute en duel d’épée contre l’un d’eux. S’ils forcent l’approche…
— On se fera balayer en un rien de temps, acheva Zoe Colonna, sa silhouette potelée se balançant, les yeux cernés.
— Je le sais très bien, répondit Miligan avec un sourire carnassier. — Mais gagner avec cette équipe a de l’importance.
Quelques instants plus tard, Garland donna ses instructions. Chaque camp envoya son premier entrant dans le cercle. Miligan s’avança elle-même, et l’équipe Deschamps dépêcha un septième année bien massif : Gwenaël Deschamps, le crâne rasé si court qu’on eût dit qu’on lui avait ôté une fine pellicule de peau. C’était un champion de sa promotion, qui avait combattu d’innombrables fois contre les compagnons de Godfrey.
— Quelle équipe bien fade, Œil-de-Serpent. Tu cèdes déjà la victoire ?
— J’accorde de l’importance à la manière de gagner. Ça va avec la campagne.
— Ton œil enchanté a merdé ? Il te montre des futurs qui n’arriveront jamais.
Deschamps se tapota le front pour la provoquer ; Miligan dévia l’estocade d’un sourire entendu. La voix de Garland retentit :
— Commencez !
Les baguettes jaillirent dans leurs mains, et leurs lèvres incantèrent des sorts.
— TONITRUS !
— TENEBRIS !
Les deux sorts se heurtèrent au centre et s’annulèrent. Miligan avança. Deschamps s’attendait à poursuivre une adversaire qui fuirait et fut pris de court, mais son expérience l’empêcha d’en être exposé. Son athamé se leva à temps, coup pour coup.
— Tu viens chercher le corps à corps ?
— Tu pensais que j’allais temporiser en échangeant des sorts ? Je ne suis pas mauvaise à l’épée.
Des étincelles jaillirent de leurs lames qui s’entrechoquaient. Deschamps encaissa sans céder d’un pas, en soufflant du nez.
— Tu n’es pas mauvaise, en effet, dit-il. — Mais ton Lanoff ne fait pas vraiment peur.
Sa lame crocheta la sienne et la chassa. Elle bondit en arrière pour se rétablir, mais Deschamps fondit déjà sur elle, une estocade lancée. Incapable d’en bloquer l’élan, Miligan s’esquiva de côté, et alors que son axe n’était pas encore recentré, Deschamps accentua la pression.
— …Ngh…
La Rose des Lames observaient ces deux vétérans, le souffle suspendu.
— …Il domine.
— Pourquoi elle n’utilise pas l’œil de serpent ?
— Elle ne peut pas, répondit Oliver à la question qui flottait dans l’esprit de Pete et de Guy.
— Elle doit focaliser son mana sur l’œil enchanté pour l’activer, expliqua Chela. — Cela détourne du mana d’ailleurs et rend son emploi délicat face à un égal ou à plus fort. Elle se ferait trancher avant que l’effet ne se déclenche. S’il ignorait son existence, elle pourrait le surprendre, mais même Miss Miligan n’a pas pu passer six ans ici en dissimulant un œil.
Oliver hocha la tête.
D’autant que Deschamps était maître en Rizett. Des trois écoles majeures, le Rizett offrait les avancées et reculs les plus rapides, et compter sur une réponse lente, même à moyenne distance, aurait été suicidaire. Et c’était un mage à pleine maturité : sa résistance à la pétrification serait bien supérieure à celle d’Oliver et de Nanao en première année. L’œil avait peu de chances de l’achever.
— Son autre œil aurait pu aider, mais elle l’a donné à Milimain, nota Guy.
— À ce propos, où est passée Milimain ?
— Oh, euh… fit Katie, mal à l’aise. — Vous verrez bien.
Oliver fronça les sourcils, mais la réponse allait se révéler bientôt.
— Gah !
Miligan leva la main gauche pour une parade désespérée. Deschamps la vit venir et sa lame trancha au niveau du poignet. La main sectionnée tomba sur le sol et il plissa les yeux.
— Pourquoi ?
Avec un sort d’atténuation à moitié efficace, on ne sectionnait pas un membre de façon aussi nette. Cette bizarrerie retarda son enchaînement juste assez pour que l’œil posé au sol ne s’ouvre.
— !!!
Deschamps bondit en arrière. Les doigts de sa main rampèrent, escaladant Miligan. Il lança un sort, mais cette dernière l’annula par le feu, puis plaqua l’athamé chauffé sur la plaie pour la cautériser. La sorcière eut un rictus fou.
— De beaux réflexes. J’espérais te clouer sur place.
— …Foutu serp…
Ce contretemps ralentit l’offensive de Deschamps, mais ses coéquipiers n’allaient pas laisser passer. Choqués par le principe même, ils se mirent à hurler depuis la touche.
— Hé, l’arbitrage ! C’est contre le règlement !
— Pas de familiers autorisés !
Naturellement, Garland avait repéré l’affaire avant même que leurs cris ne lui parviennent.
— Intéressante manœuvre. Suspension du match pour concertation !
Il interrompit le match et fit descendre Theodore de son perchoir au plafond pour discuter de ce tournant. Le consensus tomba vite. Theodore hocha la tête, ajouta des remarques, et Garland transmit au public.
— Notre jugement est rendu. Miss Miligan reste dans son droit. Les familiers sont définis par les règles comme « des êtres serviteurs distincts du mage ». On ne peut décemment lui interdire d’amener sa propre main gauche sur le terrain.
Ce verdict sidéra non seulement l’équipe adverse, mais tout le public. La logique relevait, dirait-on, d’un ciselage malicieux du texte, et l’équipe Deschamps n’était pas prête à lâcher l’os.
— C’est insensé ! Si ça bouge une fois coupé, ça devient un familier !
— Il existe un précédent, répliqua Garland. — Un élève contrôlait des mèches de cheveux coupées ; cela n’avait pas été jugé contraire aux règles. La stratégie de Miss Miligan répond aux mêmes conditions, et il serait injuste qu’elle seule soit déclarée en infraction.
Garland fut clair : il ne s’agissait pas uniquement de sémantique, mais d’une décision éclairée. Cela ne suffisait toujours pas à l’équipe Deschamps.
— Sauf que là, les cheveux ont été transformés en familier dans l’arène, non ? Miligan a clairement fait entrer un familier tout prêt ! On l’a tous vue l’utiliser sur le campus !
— C’est faux ! protesta Miligan. — Antécédents d’usage mis à part, aujourd’hui, et aujourd’hui seulement, Milimain a été exclusivement ma main gauche. Elle n’a acquis un mouvement autonome qu’après section. Je respecte la condition de création d’un familier en arène.
L’équipe Deschamps grimaça. Ils savaient qu’elle avait l’avantage sur ce terrain, mais ne pouvaient pas lâcher.
— C’est du baratin, et tu le sais ! Même si on t’accorde ce point, une main ne se met pas en marche sans préparation !
— Mais non. Tripatouiller son propre corps, c’est le métier des mages. Même le manipulateur de cheveux a dû les traiter à l’avance. C’est précisément pour cela que les conventions de la ligue de combat ne considèrent pas les parties du corps encore rattachées comme des outils externes. Si c’était le cas, cet œil enchanté serait déjà une violation.
— Gah… !
— Et j’ajoute qu’il n’y a pas la moindre pièce non biologique dans Milimain. Je n’ai fait que bidouiller les nerfs pour lui conférer des fonctions analogues à un cerveau. Œil enchanté à part, les matériaux sont à cent pour cent issus de mon propre corps. Si vous doutez de ma parole, je consens sans problème à ce que l’administration l’examine.
Miligan affichait le désinvolte aplomb typique d’une personne qui n’avait rien à cacher. Secouant la tête devant son sourire fanfaron, Garland conclut :
— Si elle avait dissimulé un outil magique en elle ou tenté de s’ajouter un troisième bras, je m’y serais opposé. Mais c’était sa véritable main, rattachée à elle il y a un instant. Au vu du précédent des mèches de cheveux contrôlées, nous pensons que l’usage d’une partie de son propre corps sectionnée reste dans les règles. C’est le fondement de notre jugement. Équipes, reprenez le match.
Fronçant les sourcils, Deschamps leva son athamé. Les arbitres avaient tranché et n’avaient manifestement aucune intention de revenir dessus. Tandis que les échanges de sorts reprenaient, Glenda se remit à parler, difficile de dire si elle s’amusait ou s’indignait.
— N-nous avons au minimum exploité une faille, c’est certain. Mais si ce n’est pas un familier, qu’est-ce que c’est ?! Y a-t-il une autre définition possible ?!
— Je sais que ça sonne tiré par les cheveux, mais nous appellerons ça « une main qui se meut de façon autonome une fois séparée de son corps ». Ceux qui contestent cet arbitrage peuvent venir me voir.
Mais même en disant cela, il savait que la majorité des élèves s’y plieraient. Ainsi allait Kimberly : les professeurs établissaient des règles criblées de failles, et les élèves s’échinaient à les exploiter.
— Tu as du mal à attaquer ? Navrée… Ma main est tout simplement plus vive.
À la reprise, Miligan en rajouta une couche.
— T’ouvre toujours bien ta grande gueule pour un tour qui a raté, grogna Deschamps. — Même toi, tu ne peux pas rendre ta main autonome. Ton œil, que vaut-il une fois détaché ? Même avec une réserve de mana isolée, il tiendra deux activations au mieux.
— Exact ! Mais c’est amplement suffisant.
Un sourire ourla les lèvres de la sorcière. Voulant faire sauter son bluff, Deschamps prononça une incantation et s’engagea à l’approche du corps à corps. Cependant, à l’orée de la portée d’un pas, d’un sort, Milimain pointa de la manche du col de sa maîtresse.
— …Tch… !
Deschamps dut bondir en arrière. Pris isolément, ce familier ne représentait pas une menace pour lui. Mais combiné aux manœuvres de Miligan, il devenait un excellent moyen de dissuasion. À son grand dépit, il lui faudrait un meilleur plan.
— Le plan a toujours été de se faire couper la main… ! marmonna Oliver en se frottant les tempes.
Plus il y réfléchissait, plus la tête lui tournait. Pour commencer, afin de d’attacher de nouveau Milimain, elle avait dû se recouper la main. La chirurgie d’avant-match l’avait amenée à ce stade, mais, en plein match, il lui fallait que l’adversaire la lui tranche à nouveau. Tout cela pour se faufiler dans un interstice du règlement et introduire un familier en jurant que ce n’était « que sa main ».
— Mr. Deschamps a nettement ralenti, dit Chela. — Milimain se révèle un bon moyen de pression.
— Un œil enchanté capable de s’activer indépendamment de sa manipulation de mana… Ce serait affreusement pénible à affronter…, ajouta Pete.
Les bras croisés, Guy grogna :
— Je ne sais pas si c’est malin ou fourbe, mais… c’est tout elle.
— …Oh, elle ne fait que commencer, murmura Katie.
Oliver acquiesça sans un mot. L’astuce était retorse, mais Milimain ne gagnerait pas la partie à elle seule. C’était donc un pilier et la Sorcière à l’œil de serpent savait comment s’en servir jusqu’à la victoire.
— Pff, c’est déjà fini.
À la troisième minute, chaque équipe ajouta un combattant. L’équipe Miligan envoya Lynette, et l’équipe Deschamps une septième année, Hildegard Krusch. Comme les deux chefs échangeaient leurs sorts à distance, le passage au deux contre deux se fit sans accroc. Chacun se replia pour ajuster ses plans.
— S’il te plaît, Lynette. Cette phase est pour toi.
— Oui, oui. Je suis là, je fais ma part. TONITRUS !
Dos à dos avec Miligan, Lynette lança un sort, comme pour expédier une corvée. L’équipe Deschamps supposa que le duel d’incantations reprenait et riposta, mais l’incantation de Lynette ne les visait pas du tout. Des lettres lumineuses s’assemblèrent à la pointe de son athamé, formant une boule de lumière qui s’éleva en diagonale et resta suspendue derrière elle. Puis elle se mit à orbiter autour de l’arène, à hauteur constante.
— ?
— Qu… ?
Leurs sorts de contre ne frappèrent que le vide, et ils restèrent à observer la magie de Lynette à l’œuvre. Incapables de comprendre son intention, ils constatèrent aussi que l’orbe distant ne constituait pas une menace immédiate. D’un commun accord tacite, ils la laissèrent là pour l’instant et reprirent l’assaut.
— FRIGUS !
— IMPETUS !
La jugeant plus vulnérable, et non Milimain, ils visèrent tous deux Lynette. L’équipe Miligan répondit par ses propres sorts, et un temps s’écoula à échanges et repositionnements.
— TONITRUS !
Au milieu de tout cela, Miligan fit une incantation. Deschamps pensa à un élémentaire opposé destiné à contrer son sort, mais le sort s’éleva. Il se demanda si elle avait raté sa visée quand le sort de Miligan finit par être absorbé par l’orbe lumineux de Lynette. Celui-ci gonfla, s’illuminant davantage. Deschamps marmonna un juron.
— Miss Lynette entra dans le cercle et plaça une boule de lumière en orbite ! Et le sort de Miss Miligan l’a fait grossir !
— Un satellisort[4]. Une forme de sigille tridimensionnel suite à l’incantation transformée en symboles écrit. Et celui-ci accepte des apports ultérieurs qui le développent. Plutôt astucieux.
Garland paraissait dûment impressionné en analysant la scène. Glenda, qui flairait un procédé très technique, tenta de cerner l’objectif derrière tout ça.
— En général, on le garde près de soi, non ?! Quel intérêt de le placer si haut ?
— Probablement plusieurs, mais pour n’en citer qu’un : il est plus difficile à abattre. Les sigilles formés de lettres de lumière en suspension sont extrêmement fragiles et s’effondrent facilement sous les ondes de choc d’autres sorts. Quand ça arrive, le sort peut devenir incontrôlable et blesser le lanceur. Il faut être très prudent dans un duel. Partant de là, une approche consiste à le positionner d’emblée à distance.
Garland avançait les rares hypothèses qu’on pouvait se permettre à ce stade. La plupart des sorts ne sont que des effets éphémères, difficiles à maintenir sans support. Convertir le sort en lettres est un classique pour contourner ce problème, mais le temps requis le rend rare en combat actif. Certes, elle les avait surpris au départ, mais Lynette avait aussi minimisé ce délai par une vitesse de manascription[5] remarquable. Par-dessus le marché, charger l’orbe avec la magie de Miligan après lancement témoignait d’un contrôle de sort très minutieux : comme laisser tomber une pierre dans une coupe de cristal, sans précision, le satellite se serait brisé avant d’absorber quoi que ce soit.
— À cette distance, les sorts de soutien partis du sigille orbital arriveront avec retard. Mais, par le même raisonnement, leurs adversaires auront du mal à le descendre. Ce n’est pas une menace immédiate, mais c’est assurément une distraction.
— Reste qu’un sigille suspendu à cette distance est coupé de la réserve de mana de la lanceuse ! Isolé, il ne tiendra pas ! Rien que se maintenir en l’air consomme ; à ce rythme, il s’éteindra en quelques minutes ! L’équipe Miligan compte l’alimenter en lui infusant des sorts ?
— Ce sera ardu, surtout face à l’équipe Deschamps. Néanmoins…
Avec la puissance supplémentaire fournie par Miligan, le satellite continuait de flotter. Un œil dessus, Deschamps grommela :
— D’accord, c’est surtout un leurre.
— Ça sent la vieille strat d’intellos, ouais. Ils admettent en gros qu’ils ne peuvent pas nous prendre à la régulière, lâcha Hildegard avec un reniflement.
Les pointes de ses cheveux, évasées, étaient teintes en orange. Il était difficile de ne pas les remarquer. Miligan évoluait au plus près, Milimain dissimulé dans ses vêtements. Le sigille tournait au-dessus, hors de portée immédiate. Dans les deux cas, l’équipe Deschamps devait surveiller autre chose que les seuls mouvements adverses. C’était usant, certes, mais aux yeux de Deschamps, cela n’était qu’un palliatif à leurs faiblesses.
— IMPETUS !
Ils n’allaient pas attendre la prochaine surprise. Hildegard choisit de lancer quand le satellite sigillique était hors de sa ligne de mire. Elle prédit sa trajectoire et se mit en joue pour l’abattre. Lynette s’en rendit compte et fit un pas de côté, faisant dévier le satellite avec elle. Le sort vint frapper le vide, et Hildegard claqua sa langue.
— Tch, elles avaient prévu le coup. Il orbite autour de Lynette. Ça ne va pas être simple à détruire.
— Mais il n’a encaissé que deux sorts. Si on les empêche de le charger davantage alors…
tandis qu’il parlait, la foudre jaillit du satellite et fila droit sur Hildegard. Elle se racla la gorge avant d’esquiver en jurant.
— Qu’est-ce que…?! Ce truc m’a tiré dessus !
— Comment ?! Après une telle décharge, ils ne peuvent pas le maintenir comme ça !
Toute sa logique venait de voler en éclats, et cela le mit en rage. La première incantation aurait dû être épuisée. Après une attaque, le satellite aurait dû se dissiper. Pourtant, il flottait encore. Le calcul ne tenait pas. Cherchant une explication, Deschamps se tourna vers la lanceuse. Lynette se mit à renifler.
— Je n’utiliserais pas un truc aussi fragile en combat. Tu crois que je n’ai pas déjà des années d’étude de la magie spatiale derrière moi ?
— Wow, fit Pete. — Ce sigille aspire le mana autour de lui.
La Rose des Lames se posait les mêmes questions, et le garçon à lunettes fut le premier à mettre le doigt dessus.
Oliver et Chela sourcillèrent.
— …Oh, fit Oliver. — Elle tire parti des conditions ? Des centaines de mages sont rassemblés ici. La densité de particules magiques est forcément démente, mais il y a eu un équilibrage des gradins, non ?
— Certes, mais le sigille flotte au-dessus, compléta Chela. — L’air y est comme dans les gradins. Gorgé de particules à absorber.
C’était l’atout de Lynette. Guy pencha la tête, bras croisés.
— C’est autorisé ? C’est presque comme laisser traîner un familier hors de l’arène.
— Vrai, mais… les mages ne considèrent pas en général les sigilles, seuls, comme des familiers, répondit Oliver. — Les matchs précédents autorisaient l’usage de l’espace aérien autour de l’arène. Ils auront veillé à respecter à la lettre du règlement. Maintenir un sigille pareil sans outil au préalable est trop complexe. Peu pourraient l’imiter.
Tout en parlant, il entrevoyait petit à petit l’approche Miligan : son groupe n’exploitait pas que des failles du règlement. À cela seul, l’adversaire s’adapte. Ces stratégies fonctionnaient parce qu’elles reposaient aussi sur des techniques de haut niveau que l’opposition n’avait jamais vues. C’était sans doute pour cela aussi que Garland les laissait faire. Certains crieraient à la triche, mais cela n’en faisait pas une voie aisée.
Chela en était manifestement arrivée à la même conclusion. Miligan avait sciemment réuni des non-combattants pour s’attaquer à la ligue, et de là, elle prédit la suite logique.
— Face à des aînés aguerris, elles ne peuvent pas étoffer le sigille tout en effectuant une bataille de sorts. Mais le satellite s’autoalimente et grossit. Plus elles gagnent du temps, meilleure sera la position de l’équipe Miligan.
— FLAMMA ! Aïe, va te faire voir !
Hildegard échappa de peu à un tir venu d’en haut. Les attaques irrégulières du satellite les acculaient peu à peu. Garder un œil dessus les laissait en retard d’un temps dans les coups qu’ils portaient, exactement la frustration redoutée. Pourtant, elles n’avaient pas l’intention de danser au creux de la main adverse. Il était clair que Lynette était le noyau de la stratégie Miligan, et donc son goulot : si l’équipe Deschamps poussait fort et la fauchait, le vent tournerait.
— IMPETUS !
Un puissant vent, bien timé. L’esquive sépara Miligan et Lynette, cette dernière se retrouvant plus proche d’Hildegard. Celle-ci se rua au corps à corps, rapide comme son sort, convaincue de pouvoir mettre hors-jeu Lynette d’un coup de lame. Mais l’attaque avait été prévue. Milimain jaillit de la poche du manteau de Lynette.
— ?!
— FLAMMA !
Hildegard bondit en arrière et Lynette en profita pour la poursuivre d’un sort. Elle parvint à contrer et à se remettre en position, mais fit grincer ses dents.
— …Depuis quand… ?!
Elle avait frôlé la pétrification. Ils avaient supposé que ce familier se cachait dans les vêtements de Miligan, mais à un moment, il avait changé d’hôte. Un piège tendu en sachant parfaitement qui serait ciblée en premier à cette phase.
— Quand elles étaient dos à dos ? proposa Deschamps. — Comme une paire d’illusionnistes.
— C’est une petite vilaine ! Elle ne reste jamais longtemps au même endroit, répondit Miligan en riant.
Deschamps était collé à elle, calquant ses mouvements sur ceux de sa coéquipière. Cette pression leur avait permis de scinder brièvement le duo. Leur premier assaut avait manqué, mais leur tour n’était pas fini.
— Une combine bon marché. On force.
— D’accord.
La directive du chef fit entrevoir un sourire mauvais sur les lèvres d’Hildegard. Un œil enchanté dans la poche ? Peu importait. Elle n’avait reculé que par surprise. Maintenant qu’elle savait, rien ne l’empêcherait de trancher Lynette. Sûre de l’emporter, Hildegard s’élança. Lynette répondait déjà.
— IMPETUS !
— PROHIBERE !
Hildegard fit voltiger sa lame vent avec l’élément opposé et jaillit à pleine vitesse, celle qu’elle gardait en réserve. Lynette n’en avait pas fini pour autant.
Hildegard sentit que le satellite tira un projectile en direction de son dos, mais elle ne se retourna même pas.
— TENEBRIS !
À la place, elle lança un sort au moment de l’impact. Un voile de ténèbres déployé dans son espace personnel pour intercepter le projectile venu de l’arrière tout en se jetant sur Lynette à pleine puissance. L’électricité, résidu de l’annulation au dernier instant des sorts, brûla son dos, mais cela ne comptait plus.
— …Tch ! Quelle brute ! cracha Lynette.
— Je prends ça pour un compliment. Passons aux arts de l’épée milady.
Hildegard attaqua d’un air guilleret : elle était enfin dans son élément. La présence de Milimain ne changerait plus grand-chose, l’écart de niveau à l’épée était tel que Lynette ne tiendrait pas deux ripostes.
— E-elle a encaissé ?
— Sur son dos. Comment a-t-elle… ?
Devant la stupeur de Guy et Pete, Oliver expliqua :
— Annulation à bout portant. Utiliser un sort opposé dans ton espace personnel à l’instant de l’impact, ce n’est pas franchement recommandé.
Le front plissé, il comprenait leur choc. Même en classes supérieures, on voyait rarement cette technique. Avec des bretteurs très expérimentés des deux côtés, c’était même plus difficile à exécuter.
Chela, tout aussi saisie, compléta :
— Le timing est d’une exigence extrême, et même réussie, elle laisse souvent des blessures. Mais ça évite de perdre du temps sur le contre du sort, ce qui accélère l’offensive suivante.
— Miss Lynette avait sans doute anticipé cet usage, hasarda Nanao. — Elle a donc tenté de coordonner des attaques depuis l’arrière et l’avant et le pied vif de son adversaire avait pour but de brouiller le timing de la tenaille, lui permettant de gérer chaque attaque à tour de rôle. Impressionnant.
L’admiration teintait sa voix. Oliver hocha la tête, voyant le vent tourner contre l’équipe Miligan.
— À cette portée, le sigille satellite aide peu. Lynette voulait éviter le duel d’épée et c’est mal engagé. Milimain peut retarder l’inévitable, mais pour combien de temps encore ?
L’analyse d’Oliver était juste : à courte distance, l’aversion de Lynette pour l’épée rendait l’échange entièrement à sens unique.
— Ouais, ouais, t’as rien dans le sac ! Où tu caches ce familier ? Dans ta manche ? Dans ta poche ? Ou il est collé dans ton dos ?
— …Ngh… !
La lame qui martelait la sienne repoussait Lynette pas à pas, qui se maintenait in extremis. Elle n’avait plus la force de parler. Si ç’avait été Miligan, elle aurait pu jouer avec son œil enchanté pour provoquer une hésitation chez l’adversaire et avoir un peu répit, mais Lynette n’avait pas ces cartes-là. Très tôt, elle avait fait le choix d’abandonner l’entraînement à l’épée pour faire avancer ses recherches. Hildegard, elle, était une combattante aguerrie, toujours en première ligne. Ainsi, Lynette avait un œil enchanté mobile dont elle n’était pas la maitresse en plus d’avoir bien des lacunes dans son art de l’épée. L’écart de niveau était indéniable.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Sors-le ! Je m’en occupe ! Ou tu préfères tomber avec lui ?
Lynette aurait adoré relever le défi, mais elle savait parfaitement l’inverse : si elle utilisait l’œil, elle était finie. La seule raison pour laquelle Hildegard avait du mal à conclure, c’était qu’elle savait que Milimain se cachait quelque part sur elle. Dès l’instant où elle la localiserait, elle serait totalement libre de ses mouvements et le combat se terminerait en une seconde.
— Ah !
Mais retenir son coup n’allait pas changer l’issue. Le balayage de jambe d’Hildegard faucha les chevilles de Lynette, achevant de briser un équilibre déjà vacillant. Reculant, incapable de feinter vers l’un ou l’autre côté, elle lut dans les yeux d’Hildegard un message limpide : « Je te tiens. »
— IMPETUS !
Un sort implacable, qui scella le destin de son adversaire. Frappée en pleine poitrine, Lynette fut projetée hors du cercle, inconsciente avant même de quitter le sol. Hildegard n’avait pas besoin de regarder la suite.
« Bye-bye, Lynette », pensa-t-elle, déjà tournée vers l’arrière du champ de bataille. Il ne fallait pas surveiller une ennemie à terre, mais le satellisort qu’elle laissait derrière. Difficile d’imaginer qu’il tienne longtemps avec sa créatrice hors-jeu, mais il avait de fortes chances de lâcher encore une attaque.
— Hein ?
Elle s’arrêta net. L’idée de se retourner l’avait traversée, et son corps avait commencé à lui obéir, mais le mouvement se figea à mi-chemin. Comme si ses membres s’étaient changés en pierre.
— Beau travail, Lynette, murmura Miligan avec un sourire, tout en échangeant des sorts avec Deschamps.
À la lisière de son champ de vision, un projectile tomba du ciel. Conçu pour libérer toute sa réserve au moment où la lanceuse perdrait connaissance, il décocha ce cadeau d’adieu à l’endroit que Lynette avait désigné l’instant précédant son élimination.
Rien d’étonnant. Hildegard s’y attendait. C’était pour cela qu’elle avait porté son attention dessus dès qu’elle avait sorti Lynette. Éviter une attaque connue d’avance était trivial. Une ultime tentative désespérée ne pouvait guère réussir à ce stade. Sauf que Milimain était enterrée dans le sol derrière elle et l’avait prise dans le regard de son œil enchanté.
— !
Pas même le temps de jurer, le cadeau d’adieu frappa Hildegard de toute la puissance accumulée par le satellite, un impact si violent qu’elle perdit toute sensation.
— …Gah…
— Hilda !
Du coin de l’œil, Deschamps vit sa coéquipière éliminée et, une pulsation plus tard, il repéra Milimain à demi enfouie dans la terre. Avant qu’il n’agisse, Miligan tourna son athamé, lui brûlant la priorité.
— DUCERE !
— IMPETUS !
Le sort d’attraction de la sorcière arracha Milimain du sol une seconde avant que les projectiles venteux de Deschamps ne labourent la zone. Le familier fit une cabriole en l’air et se posa avec agilité sur son épaule. Miligan décocha à son adversaire un sourire morbide.
— Un piège aussi basique ! Même en classes supérieures, rares sont ceux qui rivalisent avec Lynette en magie spatiale furtive. On ne baisse pas sa garde sous prétexte qu’on l’a éliminée.
— …Elle visait le double K.O depuis le début ? Une bonne escroquerie !
Deschamps avait compris et ne put qu’en jurer. Tandis qu’Hildegard la bousculait, Lynette avait liquéfié une plaque du sol sous ses pas grâce à la magie spatiale. Milimain avait filé le long de sa jambe, dissimulée par la jupe, pour se terrer dans le sol. Plutôt que de tenter un coup sur le terrain de l’adversaire, Lynette avait tendu un piège pour happer Hildegard après sa propre chute. Sa victoire importait moins que d’emporter une pièce majeure avec elle.
— Ugh, va falloir que j’entre, maintenant.
À six minutes, deux combattantes éliminées plus tard, le dernier membre de l’équipe Miligan, Zoe Colonna, entra sans enthousiasme dans la zone de combat.
— Les deux équipes perdent une pièce et en gagnent une autre ! Chapeau ! Hildegard surveillait cette main tout le duel et n’a jamais vu le tour venir. A posteriori, le satellisort n’était qu’un montage pour achever l’adversaire après sa propre élimination. Très fin.
Garland se montrait franchement dithyrambique. Comment ne pas saluer l’inventivité qu’il faut pour intégrer sa propre chute à une stratégie ?
— Vu que Miss Lynette avait peu de chances d’emporter un duel direct, viser l’élimination mutuelle était la meilleure chose pour l’équipe Miligan. Ah, au fait, je suis sûr qu’Hildegard y pensait aussi, mais si cette main était sortie de la zone de combat, Miligan aurait été disqualifiée. C’était donc moins une.
— Alors Miss Hildegard comptait retourner leur plan contre elles ! Son annulation à bout portant valait le détour. On a un peu l’impression qu’elle n’a pas pu dérouler son vrai jeu !
— On peut le dire, mais on peut aussi y voir la réussite de l’approche Miligan. Elles maximisent le potentiel d’une équipe de non-combattantes tout en neutralisant les atouts adverses. En tant que candidate à la présidence du Conseil, c’est sans doute le type de leadership que Miligan veut démontrer.
Après l’arrivée des troisièmes combattants, un long silence pesa, les deux camps se jaugeant du regard.
— Oh, vous n’attaquez pas ? Vous réalisez enfin que la force brute ne suffira pas ? lança Miligan, sentant leur prudence.
L’équipe Deschamps avait espéré une résolution expresse, mais le combat s’était révélé truffé de rebondissements qui imposaient la prudence. Et avec la troisième venue au talent inconnu, impossible de foncer tête baissée.
— Évitez-moi les précautions. Plus vite ce sera plié, mieux je me porterai.
Miligan jeta un coup d’œil à Zoe, et Zoe posa les genoux au sol, les mains à plat. Elle poussa un long soupir, puis fit une incantation. — …LUTUOM LIMUS…
— TONITRUS !
— IMPETUS !
L’équipe Deschamps avait beau se montrer patiente, elle n’allait pas laisser une brèche impunie. Foudre et vent se mêlèrent en un rush. Sans chercher à contrer, Miligan resta plantée là, contre sa coéquipière. Et juste avant l’impact, le sol se souleva, bloquant complètement leurs sorts.
— ?!
— Qu’est-ce que… ?!
L’équipe Deschamps n’en crut pas ses yeux. Le sol du cercle de combat, autour de Zoe, avait pris une consistance d’argile et se ridait comme une mer agitée. La zone affectée était assez large pour couvrir Miligan et elle, et donnait presque l’impression d’être vivante.
— Rien d’extraordinaire. Je joue juste dans la terre, déclama Zoe avant que son corps ne soit avalé par le sol, tête comprise.
Même des yeux de mages trouvèrent le spectacle dérangeant, et leurs adversaires se raidirent.
— Elle… s’est fondue dans le sol ? Qu’est-ce que c’est que ça ?! s’écria Glenda.
— Une application des techniques classiques de golem… en se faisant cœur du système, avec un réglage élémentaire d’une finesse extrême. C’est moins du contrôle du sol que de la synchronisation…
Garland, la main au menton, paraissait moins fasciné ou impressionné qu’alarmé. Qu’un finaliste ait ses secrets en réserve, rien de plus normal ; mais lui était instructeur, il y avait des lignes à tracer.
— Avec un terrain ordinaire, passe encore ; mais le sol de l’arène est lié à un sort auto régénérant. Personne d’autre ne pourrait le faire. Elle est probablement entrée dans ce sort et l’a réécrit, de quoi m’inquiéter pour la sécurité de Kimberly. Non, avant même d’en arriver là…
Quelques secondes après la disparition de Zoe, ce ne fut plus le même match. Des rides parcoururent la surface du cercle, les parties planes devinrent minoritaires. Là où s’étendait la piste, une colline se creusait soudain en cuvette. Miligan dansait légèrement sur ces reliefs ; l’équipe Deschamps peinait à rester debout.
— …Tu veux bien arrêter de cavaler ? J’ai trop sommeil…dit Zoe dans un ronronnement verbal.
Elle avait beau être invisible, sa voix faisait vibrer la surface argileuse. On aurait dit qu’elle parlait en dormant.
— En transe ? grommela Deschamps, qui gardait la tête froide. — Ne te laisse pas emporter par cette situation malsaine. Elle ne peut pas faire tenir son petit numéro longtemps.
— Ça, je vois bien ! Faire fondre le sol et le manipuler, c’est une chose, mais se faire fondre soi-même dedans ?! C’est à la limite de la Consumation par le Sort !
Le troisième membre de l’équipe Deschamps était Kenneth Hayward, sixième année, cheveux noirs disciplinés en une raie impeccable. Ce qu’ils voyaient n’avait rien d’une combine ou d’un tour : c’était proprement contre nature, absolument pas quelque chose qu’on devrait croiser en ligue. Plutôt un cauchemar du genre de ceux que Godfrey affrontait régulièrement à la Garde.
— Ne t’endors pas, Zoe. Je ne veux pas te perdre maintenant.
— …Je ferai ce que je peux… Mais si je ne réponds plus… un réveil ne serait pas de refus.
Miligan s’adressait au sol ondoyant ; et même si la scène avait de quoi troubler, le sol lui répondait bel et bien. C’était la preuve que Zoe n’était pas encore Consumée par le Sort. L’équipe Deschamps n’avait pas l’ombre d’une idée de la durée pendant laquelle elle pourrait tenir sur ce fil très mince.
Ils échangeaient des sorts avec Miligan en tentant de garder l’équilibre sur le terrain et les ondulations montaient. Leur position se retrouvait désormais toujours plus haute que celle du début du match. Un constat qui appelait une hypothèse. Kenneth se racla la gorge.
— …Euh, si elle modifie tout…
— Elle peut nous forcer à sortir du cercle de combat. Tu peux empêcher ça avec un sort d’interférence ?
Deschamps formula une stratégie précise ; Kenneth réfléchit quelques secondes, puis hocha la tête. Quelles que soient ses intentions, la laisser faire était mauvais signe.
— Si je ne m’occupe que de ça, probablement…
— Alors vas-y. Je m’occupe d’Œil-de-Serpent.
Rôles répartis, l’équipe Deschamps serra les dents et se remit à l’ouvrage. Deschamps chassa Miligan d’un monticule où elle se couvrait en lui envoyant un sort.
— Oh, tu m’as vue ?
— Je te pensais meilleure que ça, Miligan ! Je n’imaginais pas que tu étais assez folle pour employer un procédé aussi dangereux !
Sa colère était réelle, et les sorts qui suivirent eurent valeur de réprimande. Les évitant avec adresse grâce aux remous du terrain, la sorcière prit la parole.
— J’ai mérité ton ire, permets que je parle sérieusement un instant ?
— ?
Deschamps hésita. Parler figerait le combat, lui faisant gagner du temps, mais dans ces circonstances, qui en profiterait le plus ?
— PROHIBERE — PROHIBERE — FORTIS PROHIBERE !
La résistance de Kenneth empêcha l’altération d’engloutir tout le cercle. Cet équilibre ne durerait que le temps de sa réserve de mana, mais durerait-il plus longtemps que la fille enterrée dans le sol ? Peu probable. À l’échelle de son sort, Zoe brûlait manifestement son mana à vive allure. Si elle brisait ce plafond, cela prouverait qu’elle avait été Consumée par le Sort, et Garland déclarerait la défaite de l’équipe Miligan avant que cela n’arrive. Tout du moins, Deschamps pouvait faire confiance au maître d’armes pour savoir quand un mage avait dépassé le point de non-retour.
— …Vas-y, je t’écoute.
Le temps jouait pour lui. Cette réflexion achevée, Deschamps laissa parler Miligan. Elle acquiesça.
— J’ai trouvé Zoe à la fin de l’an dernier. Dans un atelier de la troisième couche, fondue dans sa propre création.
— ……
— Si je ne l’avais pas remarquée, elle aurait depuis longtemps été Consumée. Ça arrive tout le temps. Kimberly le tolère tacitement, et autrefois, j’aurais volontiers laissé faire.
— …Je ne comprends pas. Pourquoi amener ça en ligue de combat ? Tu veux la rendre utile avant que le sort ne la dévore inévitablement ?
La question servait en partie à gagner du temps, mais elle était sincère. Il ne voyait aucune bonne raison d’utiliser quelqu’un ainsi. Vu l’ingéniosité des combines précédentes de Miligan, une stratégie plus viable aurait accru ses chances. Il ne comprenait pas pourquoi elle avait ignoré cela pour tenter ce coup hasardeux.
Miligan sourit, consciente de la source de sa perplexité.
— J’ai connu une autre mage comme elle ayant été Consumée. Nous n’étions pas vraiment amies, mais… les derniers mots que nous avons échangés me sont restés gravés dans la tête.
— C’est tout ? Un sentiment vain ? Tu crois que tu aurais pu lui dire quelque chose pour l’arrêter ?
— Ha ha, bien sûr que non. Le destin d’un mage ne se renverse pas si aisément. Mais… peut-être aurais-je pu repousser l’échéance de quelques jours. Et peut-être qu’en ces jours gagnés, nous aurions pu échanger d’autres paroles, meilleures que celles d’alors. Peut-être alors que le poids serait moindre. C’était mon impression.
Les doigts crispés sur son athamé, elle le leva contre sa poitrine. Son regard intérieur s’arrêta sur le visage d’une sorcière perpétuellement seule. Elle n’était pas encline à s’excuser. Elles étaient restées ennemies jusqu’au bout et leurs ultimes paroles avaient été faites pour blesser. Les raisons de cela demeuraient aussi valables qu’alors. Et pourtant, s’il y avait une prochaine fois, elle voudrait une meilleure fin.
— C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai amené Zoe ici. La plupart des mages sont seuls quand ils se font Consumer. Et il m’est venu que s’ils ne le sont pas, ils tiendront peut-être un peu plus. La ligue, c’est une sacrée fête. De quoi te faire oublier combien tu étais isolé.
— …… Et à quoi bon ? Un sursis tout au plus ?
Le front de Deschamps se plissa. Miligan aurait autrefois dit la même chose, aussi haussa-t-elle seulement les épaules.
— Difficile à dire. Je crois simplement que le temps passé vivant a du sens. N’est-ce pas le principe fondamental qui sous-tend le mouvement des droits civiques ?
Elle-même fut surprise de la facilité de la réponse. Elle n’eut pas à choisir ses mots, ils sortirent d’eux-mêmes. Comme si l’étiquette qu’elle s’était collée finissait par lui aller. Cette idée la fit rougir, et elle jeta un coup d’œil au sol.
— C’est la limite. Réveille-toi, Zoe !
À ces mots, un craquement retentit. La moitié du ring glissa.
— …Hein ? fit Kenneth en relevant la tête de son interférence.
Là où il se tenait, tout le côté ouest du cercle s’était fendu en diagonale et s’éloignait. Ses pieds étaient encore dans le cercle, mais son corps, déjà, franchissait les délimitations de la zone de combat.
— Une coupe magnifique, souffla Miligan. Beau travail, Zoe. Tu peux dormir, maintenant.
Recroquevillée dans la coupe comme si la scène avait été sa chrysalide, Zoe ferma lentement les yeux.
— …Je vais faire ça, alors, répondit-elle.
Dès lors, il n’y eut plus que le doux rythme de sa respiration. Le silence était tel dans les tribunes que tous l’entendaient. Après un long silence, Glenda se reprit assez pour lancer un regard à Garland.
— C’était… une sortie de cercle, non ?
— …Je le crois bien. Les portions du ring qui tombent hors limites ne sont plus considérées comme faisant partie de la scène. Indépendamment de la taille du fragment.
C’était la lettre des règles. Le combat avait été d’un chaos extrême, mais il y avait eu une stratégie limpide.
L’entrée de Zoe avait pu sembler n’être que chaos, mais son travail était resté sous le contrôle attentif de Miligan. Plus précisément, elles savaient que l’ennemi se battrait contre elles et elles s’en étaient servies pour briser le cercle de combat lui-même. Se contenter de contrer l’interférence ne menait pas à une élimination. D’où l’offensive puis la retenue. Zoe avait concentré tous ses efforts à garder fluide la surface opposée, laissant l’interférence de Kenneth durcir le reste.
Et voici le résultat : la scène avait craqué, une partie avait glissé, et comme c’était le produit de deux sorts distincts, l’effet dépassait de loin ce que Zoe obtenait seule. Cette ampleur même expliquait pourquoi Kenneth n’avait pas perçu la chose comme une attaque. En toutes les années de ligue, rares furent les cas où l’on força quelqu’un hors limites alors qu’il se tenait dans le cercle.
— Nous ne sommes plus que tous les deux. Il est peut-être temps d’en finir, Mr. Deschamps.
La moitié ouest du plateau avait disparu, et l’est n’était plus qu’un relief cabossé. Rien ne rappelait la zone originelle. Miligan se campa en silence ; Deschamps se contenta de la fusiller du regard.
— …Tu m’as embarqué dans cette conversation…
— Évidemment. J’ai toujours excellé lorsqu’il s’agissait de parler avec le cœur. T’ai-je fait couler une larme ?
Miligan arborait cette fierté sans la moindre ombre de remords. Deschamps renonça à réfléchir. Inutile de spéculer sur la part de sincérité. Plus vain encore de se mettre en colère. Ce serpent ne se tairait que lorsqu’il aurait cessé de respirer.
— …J’admets t’avoir sous-estimée, dit Deschamps. — Mais l’issue n’en change pas.
— Oh, mon Dieu. Ce ne serait guère brillant si je perdais maintenant !
Fin des palabres. Les deux survivants se jaugèrent. Tous savaient que c’était la fin, quelle qu’elle soit, elle ne tarderait pas.
— IMPETUS !
— PROHIBERE !
Les sorts s’entrechoquèrent, et les deux combattants coururent vers l’issue de l’un des matchs les plus étranges de l’histoire de la ligue.
— …Ma mâchoire ne se refermera peut-être jamais, souffla Chela, aussi ahurie que bien des élèves dans les gradins.
Elle ne trouvait ni louange ni analyse pour ces stratagèmes retors. Si elle devait mettre des mots sur son sentiment, la formule la plus proche serait qu’elle ne saurait même pas par où commencer. Partageant ce trouble, Oliver força son esprit à avancer. Quoi qu’il se passe, l’issue restait ouverte. Il ne devait se concentrer que là-dessus ; en retranchant tout le reste, il remit sa pensée en marche.
— …Quoi qu’il en soit, dit-il, à présent c’est du un contre un. Et avec la moitié du décor manquant, les déplacements sont limités des deux côtés.
— …Ce qui facilite l’approche à l’épée, ajouta Pete. — Avec une main en moins, Miligan est désavantagée…
— Je n’en suis pas si sûr, objecta Guy. — Milimain est encore dans le coup, quelque part.
Pesant ces deux points, Oliver observa un instant et il apparut clairement que la petite taille de la scène jouait contre Miligan. En somme, à moins d’un atout compensatoire, elle ne gagnerait pas.
— Katie, ton avis ? demanda Pete.
La fille aux cheveux bouclés observait le déroulement du combat, de plus en plus tendue.
— Elle a un plan. Est-ce que ça va marcher ? Ça… ça pourrait dépendre de mes compétences.
— Hein ?
Derrière ses lunettes, Pete cligna des yeux, sans comprendre ce qu’elle voulait dire. La tournure dérangeait Oliver aussi, mais il choisit de se concentrer sur le combat.
— …Gah… !
La chaleur lui brûla la peau, et Miligan étouffa un cri. Elle avait reculé d’un duel d’épées désavantageux, poursuivie par ce sort. Incapable de l’annuler complètement, les flammes agrippèrent sa robe, et elle fut forcée de s’en débarrasser tout en continuant de reculer.
— …Hmph.
Zoe avait peut-être complètement transformé le terrain, mais Deschamps s’y était déjà adapté. Il l’empêchait de tirer profit de ce terrain tout en en tirant parti lui-même, la repoussant régulièrement vers le bord.
— Tu es à sec. Désolé, mais ce combat est le mien désormais.
Sa conviction était inébranlable, mais alors que son adversaire se débarrassait de sa robe, il inspecta chaque centimètre d’elle. Coincée comme elle l’était, l’œil enchanté de ce familier allait forcément faire son apparition.
— On dirait qu’il n’est pas dans tes vêtements. Enterré quelque part sur la scène ? Mon sens spatial couvre plus large que la portée de cet œil. Essaie n’importe quel angle. Je le repérerai.
Il réduisait régulièrement l’écart, ses yeux acérés comme des dagues scrutant la main désincarnée, augmentant la pression sur Miligan—puis il s’arrêta.
— …Je l’ai trouvé. FLAMMA !
Deschamps lança un sort pour l’immobiliser et bondit de côté. Il frappa une section précise du sol, durcissant le terrain par magie spatiale et scellant Milimain à l’intérieur, tout en utilisant cet appui pour foncer sur son adversaire.
— Je t’ai eue, Miligan !
— Tch… !
Son piège éventé, Miligan pivota, révélant son dos. Normalement impensable, mais Deschamps y vit un vulgaire bluff, un moyen de lui faire croire que Milimain s’y cachait. Il n’était pas dupe. Ses sens avaient clairement capté Milimain dans le sol derrière lui. Son ennemie n’avait plus de tours en réserve.
— ?!
Il en était si certain qu’il ne comprit pas pourquoi son corps se figea.
— Merci d’avoir enflammé ma robe. Ça m’a permis de rendre son retrait naturel.
La sorcière lui tournait toujours le dos. Sans la robe, il pouvait voir le dos de son chemisier et, entre les omoplates, une entaille bizarre. Avec un œil qui le fixait. Rouge et vert, inhumain, un globe étincelant là où nul œil ne devrait être.
— …Tu… l’as mis… sur ton… dos ?
— Mon œil gauche est un faux ! Pas que j’aie envie de te le montrer.
Miligan écarta sa frange. Deschamps ne pouvait voir depuis derrière, mais comme elle le disait, dans son orbite gauche brillait un œil de verre savamment façonné. Aucune capacité cachée, pas un artefact magique, donc pas une violation des règles. Mais si ses adversaires croyaient que c’était là que se trouvait son œil enchanté, alors, seuls le visage et le familier étaient à surveiller.
— Ton équipe était très bonne. Mais la mienne l’emporte en supercherie. TONITRUS !
Visant par-dessus son épaule, la sorcière lança un sort. Dans l’ultime instant de conscience qui lui restait, la seule pensée qui traversa l’esprit de Deschamps fut une invective qu’il n’avait jamais osé prononcer jusque-là :
— Quelle garce…
Le sort final le frappa, et Deschamps s’écroula. Le public, sorti de sa stupeur, bondit sur ses pieds dans un rugissement.
— C’est terminé ! L’équipe Miligan les a fait danser dans ses filets à chaque instant, et elle sort victorieuse ! Une vraie bataille livrée sur une corde raide. Un jeu avec les règles et des nerfs d’acier. Maître Garland, le verdict final ?
— Eh bien, pas un combat dont j’aimerais voir les plus jeunes s’inspirer. Mais c’est aussi un fait : il faut aller jusque-là pour arracher une victoire aux meilleurs combattants des classes supérieures. Et je dois reconnaître le mérite d’avoir mis en avant des étudiants dont les compétences ne sont pas vraiment axées sur le combat. Bien jouées, les cartes peuvent se révéler comme ça et cette connaissance élargira la palette des tactiques employées. De plus…
Le personnel de la ligue avait extirpé Zoe de la faille et l’avait emportée. Elle dormait encore profondément. Garland lui adressa un sourire, murmurant :
— Miss Miligan prétendra peut-être que tout faisait partie de son plan, mais je lui suis reconnaissant d’avoir tiré Miss Zoe d’ici avant que le sort ne la Consume. Pas en tant que juge, mais en tant qu’enseignant.
— …Katie, c’était toi, l’œil ?
Alors que les tribunes étaient en ébullition de ce combat unique en son genre, Oliver se tourna vers la fille aux cheveux bouclés. Tous les regards se braquèrent silencieusement sur elle.
Oliver en était sûr. Miligan avait scellé sa victoire grâce à un œil enchanté sur son dos, ce qui lui avait permis d’éliminer son angle mort et de surprendre ses adversaires. Mais, vu son emplacement, elle n’aurait pas pu le faire elle-même. Vu ce que Katie avait dit plus tôt, il avait dû se passer quelque chose avant le match.
Katie hocha la tête mollement. C’était son œuvre, et elle n’offrit aucune excuse.
— Je suis contente que ça ait fonctionné, dit-elle. Miss Miligan m’a demandé de faire la chose hier. Elle avait tout prévu, et je n’avais qu’à suivre les étapes.
Guy et Pete la fixaient, médusés. Elle avait pratiqué une chirurgie majeure la veille, avant leur grande discussion ?
Katie évita leurs regards, bredouillant :
— Déplacer le globe oculaire lui-même du visage au dos… c’était dégoûtant, mais pas si compliqué. Quand on sait manipuler les yeux enchantés, ce n’est pas si difficile. Mais prolonger et connecter les nerfs entre eux ? J’ai failli éclater en sanglots tellement de fois ! Pourquoi demander à une élève de troisième année de faire ça ?!
Elle enfouit son visage dans ses mains, gémissant. Personne ne trouva quoi dire. Mais la fille qui l’avait contrainte à cette opération folle lança depuis l’arène, athamé brandi bien haut, l’air extrêmement satisfaite :
— J’ai gagné, Katie ! Tu savoures mon triomphe là, non ?!
— Pas du tout ! Je te déteste !
Katie n’avait que rarement hurlé aussi fort.
Oliver et Chela échangèrent un regard et soupirèrent de concert.
[1] Boulettes de viande à la finlandaise.
[2] Soupe de viande traditionnelle finlandaise.
[3] Contraction de blaireau et œuf (egg badger).
[4] Sort Satellite
[5] Sort transcrit en lettre de mana.