RoTSS - sof T1 - prologue

Prologue

En moyenne, 20 % n’atteignent pas la remise des diplômes. Les raisons varient mais La mort, la folie et la disparition n’en sont que la partie émergée de l’iceberg. En effet, L’école de Magie de Kimberly est synonyme d’enfer sur Terre.

FORTIS IMPETUS !

De puissantes rafales, nées d’une baguette, convergèrent en une lance qui fusa vers leur ennemi. La baguette était brandie par une élève de troisième année, Michela McFarlane. Sa grande réserve de mana permettait cette double incantation. Un sort assez puissant pour forer la roche, et pourtant le mur d’eau dressé devant eux étouffa son élan. Il se dissipa.

— … Même une double incantation n’a pas suffi ?!

GLADIO !

Un tentacule d’eau jaillit pour riposter, tranché par le sort d’une autre élève de troisième année, Nanao Hibiya. La portion sectionnée perdit sa forme et redevint simple liquide, mais ils se trouvaient dans un marais. Il y avait là bien assez d’eau pour que la créature la convertît en de nouveaux tentacules.

— Hm, grommela Nanao. Les trancher ne sert à rien. — Une bête déroutante.

Le garçon à ses côtés, Oliver Horn, acquiesça. L’immense mur d’eau mouvant n’était qu’un manteau, contrôlé à l’aide d’élémentaires. À force de plisser les yeux, on devinait sous cette surface ondoyante un noyau. Un corps profilé couvert d’écailles luisantes, de larges membres évolués en nageoires, les dents acérées d’un carnivore bordant la gueule juchée au bout d’un cou svelte. Distinctif même parmi les wyrms aquatiques. Il connaissait le nom de la créature.

— Un mizuchi. Un familier de bête divine que l’on trouve dans les rivières azianes. J’avais entendu dire qu’il y en avait un qui sommeillait au sein de la troisième couche, mais…

Tout en parlant, le regard d’Oliver monta vers le sommet de l’armure d’eau. Un élève, enfoui jusqu’à la taille, riait de manière machiavélique.

— Hi ! Hihihi ! Kya-hihihihihihihi ! Excellent ! Bien mieux que prévu ! Déchaîne-toi ! Montre la puissance des divinités fluviales ! Je ferai de toi le seigneur de la troisième couche à nouveau !

Ivre de puissance comme si son propre esprit était sur le point d’être consumé. Oliver fronça les sourcils.

— …Il croit l’avoir dompté, mais c’est lui qui prend le contrôle. Il est à un cheveu d’être Consumé par le Sort.

— Quelle confiance excessive Mr. Seitz, dit Michela en s’avançant à côté d’Oliver, l’athamé en main. — Tu aurais dû savoir que cela dépassait la portée d’un élève de troisième année.

Trois élèves plus jeunes se tenaient derrière eux, sous leur protection, mais décidés à aider. Tous avaient été blessés durant l’affrontement, mais ils s’en souciaient peu. L’un de leurs amis avait été avalé par les eaux du mizuchi.

— … Dean…

— … On va te sortir de là…!

— On respire ! lança Guy Greenwood.

Un troisième année grand de taille, il fit signe à ses cadets de se calmer.

— C’est un sacré client. Si vous foncez, vous allez vous faire tuer. Toi aussi, Teresa.

Il avait repéré Teresa Carste, une deuxième année, sur le point de tenter une percée en solo. Les eaux du marécage clapotaient contre ses chevilles quand Pete Reston, un petit troisième année, plissa les yeux.

— … Ces ondes…

— Attention ! Ce que vous voyez n’est pas la seule menace ! Considérez que toute l’eau ici fait partie de lui !

L’avertissement venait de Katie Aalto, une troisième année rompue à la biologie magique. En réponse, tous canalisèrent une part de leur magie pour marcher sur l’eau au moment précis où le mizuchi transformait son réservoir en une vague de trente pieds de haut qui s’abattait sur eux. Impossible d’esquiver. Tous les troisième année se rangèrent devant leurs cadets, baguettes levées.

IMPETUS !

Un souffle passa au-dessus de leurs têtes et heurta l’eau.

Avant que la vague ne les atteigne, le vent la refoula, puis frappa de plein fouet l’armure aqueuse du mizuchi. Ce sort inattendu les fit tous se retourner et ils découvrirent un homme derrière eux, l’athamé levé.

— Je vous retrouve encore en train de combattre des monstres. Vous en prenez vraiment l’habitude.

— Président Godfrey…!

Un regard assuré sous des sourcils relevés. L’aîné en qui ils avaient le plus confiance. Il se plaça aussitôt entre eux et le mizuchi, le défia du regard et parla par-dessus ses solides épaules.

— Mr. Seitz est bel et bien en train d’être Consumé par le Sort. C’est évident, mais depuis quand une créature pareille se trouve-t-elle sur la troisième couche ?

— Il semble avoir réveillé un mizuchi en sommeil ! dit Oliver. — Il y avait eu plusieurs signalements…

— Un mizuchi…? Ah, le compagnon squelettique qu’emploie Rivermoore. Je vois Mr. Travers prisonnier à l’intérieur. Comment il s’en tire ?

— Il devrait encore aller bien ! cria Katie. — Les proies qui ont des réserves de mana ne sont pas dévorées tout de suite. Les mizuchi les gardent en vie dans l’eau, comme on suce un bonbon dur. Ils y gagnent davantage sur la durée.

Remis de ses émotions, Godfrey acquiesça. La capture d’un cadet constituait un véritable problème, certes, mais il y avait peu de chances qu’il soit utilisé comme otage : les mizuchi n’étaient que des bêtes, incapables de concevoir pareille idée. Quant à Erich Seitz, il était sans doute trop absorbé pour seulement y songer.

— Compris, dit Godfrey.

L’esprit fixé, il aboya un ordre.

— Sortez votre ami.

Eux aussi étaient des élèves de Kimberly. Inutile d’en dire plus. Le rôle de Godfrey ici était clair : occuper cette créature jusqu’à ce que les efforts des jeunes mages portent leurs fruits.

— Le sort en est jeté, déclara Godfrey. — Ils seront forcés d’avoir affaire à moi.

— Hah !

La visée était juste, mais Godfrey lui asséna un coup de pied d’une force supérieure à celle du lancement, renvoyant l’orbe d’eau sur la même trajectoire. Il s’écrasa contre l’armure du mizuchi. Ce n’était pas une manœuvre vraiment viable en situation réelle alors Pete en resta bouche bée.

— I-Il a donné un coup de pied dans l’eau ?!

— Une application de la Marche du Lac ! La force de ses jambes est sans égale !

DUCERE !

Le sort suivant de l’homme frappa l’armure aqueuse et en arracha de force un morceau. Les autres savaient très bien pourquoi il s’acharnait à entamer l’armure plutôt que de tenter quelque chose de plus puissant.

— Le président affaiblit l’armure ! C’est le moment de libérer Dean !

Les troisième année s’éparpillèrent autour du mizuchi, toutes baguettes braquées vers la même chose, le garçon prisonnier à l’intérieur.

SUPERNATET !

Leurs sorts se fondirent et filèrent vers le garçon. L’ingérence du mizuchi en affaiblit la puissance, mais leur force combinée appliqua une lévitation orientée dans la même direction. Et cette force tira le garçon vers le haut, hors des profondeurs de l’eau.

— Il a atteint la surface !

— Maintenant, Nanao !

GLADIO !

Le sort tranchant de Nanao coupa l’eau, et la portion qui retenait leur cadet fut soustraite au contrôle du mizuchi. Il tomba à l’écart, et Guy le rattrapa. Les amis du garçon accoururent.

— Dean !

— Mettez-le sur votre épaule et décampez ! Teresa, couvre-les ! cria Guy.

— Entendu.

Les amis de Dean le hissèrent et s’enfuirent, Teresa couvrant leur retraite. Sûr qu’ils étaient hors de danger, Godfrey sourit et leva les yeux vers Seitz.

— Plus de distractions. Voyons lequel de nous deux est le meilleur, Mr. Seitz.

— Hi-ha-ha-ha ! Quelle arrogance, Purgatoire !

Le défi capta l’attention de Seitz, et le mizuchi aspira toute l’eau des environs. Son armure enflait jusqu’à atteindre plusieurs fois sa taille initiale. Conscients de la puissance de l’attaque à venir, les troisième année se préparèrent à soutenir la manœuvre de Godfrey, mais il tint sa position, l’athamé prêt.

CALIDI IGNIS !

Un torrent capable d’entailler l’acier, et il lança son sort droit dedans. Les flammes cramoisies frappèrent l’eau et la vaporisèrent dans une explosion. La Rose des Lames bondit en arrière pour éviter le danger, tandis que Godfrey déversait encore plus de mana dans sa baguette.

— Rahhhhhhhhh !

L’équilibre bascula, ses flammes repoussant l’eau. Des colonnes de vapeur s’élevèrent, un spectacle si proprement absurde que ses cadets en oublièrent de penser. Le cramoisi perça l’armure aqueuse et atteignit la source du torrent, vaporisant le mizuchi trop vite pour qu’il ait même le temps de brûler. Le reste de l’eau éclata et s’écrasa au sol, et Seitz tomba dans les bras de Godfrey.

— Affaire classée, messieurs. C’est le lever de rideau.

Il dit cela comme si de rien n’était. Ses cadets abaissèrent leurs baguettes, la bouche grande ouverte.

Au cœur de l’enfer qu’était Kimberly se tenait un homme connu sous le nom de Purgatoire.

Alvin Godfrey, président du Conseil des élèves.

Armé d’une puissance magique extraordinaire et d’un cœur inébranlable, il rallia des élèves partageant ses idées et forma la Garde du Campus, les mages de ses rangs livrant bataille à tout ce qu’ils jugeaient injuste.

Les sorcières et sorciers qui arpentaient ces couloirs le redoutaient. Même ceux dont la voie magique les menaient aux limites de leur art n’auraient guère pu l’écarter d’un simple revers de main.

A-t-il toujours été ainsi ? Non, pas du tout.

Autrefois, lui aussi n’était qu’un élève. Méprisé pour son manque de talent, frustré par ce qu’il ne pouvait accomplir, ballotté par les horreurs des ténèbres tout autour. Sa souffrance dépassait celle de l’élève moyen. Mais même avant de découvrir sa force, il se tenait droit et tentait de protéger ceux qui l’entouraient.

Le Quartier général de la Garde conserve des récits de ces temps-là. Quiconque le souhaite peut les consulter.

On ignore qui, le premier, leur a donné ce nom, mais tous les membres de la Garde les appellent : Les Dossiers du Purgatoire

Prologue – Les Dossiers du Purgatoire.

C’était comme être enfermé dans une chambre forte. Cette impression se renouvelait chaque fois que le garçon y mettait les pieds.

Une pièce en sous-sol au bas d’un long escalier. L’air y était moins immobile qu’oppressant. Murs, sol et plafond portaient les cicatrices des entraînements intensifs qui s’y étaient succédé au fil des ans. Chaque fois que le garçon faisait face au visage de pierre de son père, la tension l’épuisait.

— … Hah…

Alvin Godfrey, quinze ans. Plus grand que la moyenne, des sourcils relevés et des yeux qui brillaient d’une lueur disant sa franchise et sa droiture jusqu’à la faute. Rien de la gravité ni de l’intensité qu’on trouvait si souvent chez les mages, même sa musculature naturelle était celle d’un simple garçon de la campagne.

— FLAMMA !

Il incanta un sort, et des flammes jaillirent de son athamé. La puissance était instable, roulant à gauche et à droite, se rétractant et enflant tour à tour.

— …Ngh…!

Plus il luttait pour reprendre le contrôle, plus le sang quittait son visage. Le verdict était déjà tombé. Pas différent de n’importe quelle autre tentative, et son père poussa un soupir.

— …Assez. Arrête, Alvin.

Une voix froide, balayant les efforts de son fils. À bout de souffle, le garçon abaissa son athamé et affronta la déception de son père.

— Je savais que tu étais défectueux, mais arriver à quinze ans sans aucun progrès…

— …Je m’excuse, Père.

La voix du garçon trahissait sa honte. Le père fit un pas vers lui et le gifla sans pitié.

— …!

— Ne t’excuse pas à la légère. Tu sais très bien que nous avons dépassé le stade où cela a le moindre sens. Quelles que soient tes insuffisances, tu devras fréquenter une école quelque part l’an prochain. Mais à ce rythme, je ne t’imagine pas réussir le moindre examen.

Sur cette lamentation, il se détourna et ajouta encore quelques mots par-dessus son épaule.

— Tu as établi la liste de toutes les écoles de l’Union, n’est-ce pas ?

— … Oui.

— Alors présente-toi partout où les dates ne se chevauchent pas. Les écoles réputées te renverront vraisemblablement, mais tu as peut-être une chance. Ce n’est qu’une faible consolation, mais au moins tu n’es pas un parfait imbécile. Tu grappilleras peut-être assez de points à l’écrit pour te faufiler quelque part.

Le dernier espoir auquel ils se cramponnaient. Au garde-à-vous, Godfrey acquiesça.

— Entendu. Je m’y mets tout de suite.

— J’espère de bonnes nouvelles. Ne me fais pas soupirer de nouveau.

Le garçon s’inclina devant son père et quitta la pièce. Il vola un dernier regard au visage de l’homme, sans y trouver la moindre expression. Son père n’affichait même plus de déception.

Loin du manoir où il vivait se dressaient de simples maisons de bois entre des champs de céréales. Une ville bâtie pour ceux qui n’avaient pas de magie, les non-mages.

La population était convenable pour un endroit aussi reculé, mais le réseau de voies navigables autour duquel s’articulait le transport moderne ne l’atteignait pas encore. Les Godfrey harcelaient sans cesse les autorités magiques pour y remédier. Hélas, ces efforts n’avaient rien donné. Leur clan n’avait qu’un peu plus de trois cents ans, point tout à fait nouveau, mais pas encore établi. Il n’avait tout simplement pas le poids politique des lignées dynastiques.

Godfrey, lui, aimait beaucoup la ville telle qu’elle était. Les voies navigables ne l’atteignaient peut-être pas, mais la rivière coulait claire, et les truites et carpes qu’on y pêchait étaient un de ses mets favoris. Il se joignait souvent aux pêcheurs locaux sur leurs barques et apercevait parfois, sous l’eau limpide, des nymphes de la rivière. Le développement mettrait un jour fin à tout cela. Quel dommage, pensait-il.

— Oh, Al !

— Tu es habillé pour voyager ? Tu vas où ?

Des enfants du coin aperçurent Godfrey à l’arrêt de tapis de la ville, un bagage dans le dos, et accoururent vers lui.

Souriant à ses jeunes amis, il hocha la tête aussi gaiement qu’il le put.

— Je pars en tournée d’examens d’écoles de magie. J’ai beaucoup à emporter, alors ça va prendre un moment. Je ne rentrerai pas avant le mois prochain.

— Ouah, c’est pour toujours !

— Reviens vite ! On a besoin de monde pour le kickball !

— T’es tellement grand, tu fais un super gardien, Al !

— Tu nous rapporteras des cadeaux ?!

Un concert de jérémiades et de supplications. Il secoua la tête, et une femme plus âgée, en tablier, arriva en courant.

— Je ne suis pas en retard ! Al, tu pars bientôt ?

— Madame ?

— Je t’ai apporté ton déjeuner ! La tourte dans le gros paquet ne se gardera pas, alors commence par ça. Tu as pris des vêtements de rechange ? Ne tombe pas du tapis, surtout ! Et vérifie toujours deux fois la destination quand tu transfères !

Elle se montrait bien plus inquiète que ses parents ne l’eussent été. Plutôt gêné, il leva les mains pour l’arrêter.

— Merci. Mais ça ira. J’ai moi-même planifié l’itinéraire, y compris des stratégies pour les problèmes que je pourrais rencontrer en route. Les examens en eux-mêmes me préoccupent bien davantage.

— Tant mieux. Je m’inquiète, tu sais ! Tu es un bon garçon, mais tu n’as jamais vraiment eu l’air d’un mage.

La remarque toucha un point sensible et laissa Godfrey sans voix. En vérité, la plupart des mages n’empruntaient pas de tapis. Ils utilisaient leurs propres balais. Il en avait bien un avec lui, mais pour les urgences, au cas où les tapis ne seraient pas une option. Il en était tombé et s’était blessé trop de fois. Son père lui interdisait de s’en servir pour de longues distances. Rien de ce qu’il dirait ne changerait son impression. Il orienta donc la conversation vers l’avenir.

— Si je fréquente une école de magie, je suis sûr que je changerai. Attendez-vous à de grandes choses ! dit-il. — Oh, pardon. C’est l’heure. Je vais me trouver une place sur le tapis.

Il vit le tapis amorcer son atterrissage, prit le déjeuner et se dirigea vers l’embarcadère. On lui lança quelques regards parce qu’il prenait un tapis avec un balai dans le dos, mais il n’y prêta aucune attention. Tandis qu’il s’installait avec ses affaires, la femme et les enfants le regardaient.

— J’y vais, dit-il. Souhaitez-moi bonne chance !

Peu après, l’heure du départ arriva. Godfrey fit un signe de la main au moment où le tapis décollait.

Les enfants lui répondirent, et le tapis disparut bientôt à l’horizon.

Le pli inquiet entre les sourcils de la femme ne se détendit pas un instant.

Il atteignit sa première destination après huit heures de vol. Cela aurait dû en prendre six, mais les tapis volants étaient des créatures magiques : leur vitesse variait grandement selon leur condition. Celui-ci accusait le grand âge, et il y eut plusieurs moments où il perdit de l’altitude, obligeant les passagers à le tapoter pour l’encourager.

— Avec un chouïa de retard sur l’horaire, mais voici Galatea ! Merci d’avoir voyagé avec nous. Veuillez débarquer pour que nous puissions laisser le tapis se reposer.

Godfrey posa le pied sur la terre ferme, vacillant. Le contact du sol fut un soulagement, mais son dos se courbait comme celui d’un vieux.

— Deux heures, un « chouïa »…? Argh, ce truc m’a brisé le dos.

Pour la première fois, il crut comprendre pourquoi son père souhaitait si désespérément amener une voie navigable jusqu’à chez eux. Mais à mesure que la douleur dans son dos s’estompait, il regarda autour de lui et oublia toute autre préoccupation. L’animation de la cité magique n’avait rien à voir avec le village rustique qu’il connaissait.

Le ciel était couvert d’un dôme treillagé, où des chemins de lumière sillonnaient les airs. Balais et tapis transportaient gens et marchandises çà et là. Des structures pendaient du dôme comme des cocons, des boutiques où seuls ceux qui savaient voler pouvaient se rendre.

Au niveau du sol, les rues étaient passablement tapageuses, avec des échoppes des deux côtés qui hélèrent la foule de passants. Pour un campagnard comme lui, cela ressemblait à une fête, mais ce n’était pas la première visite de Godfrey, et il savait que c’était toujours ainsi.

— Bonjour, Galatea, me revoilà. Je crois que j’avais… huit ans, quand Mère m’y a emmené ?

Il prit une grande inspiration et se reconcentra.

La vie citadine avait de quoi griser, certes, mais il était là pour une raison. Non pour faire du tourisme, mais pour affronter une épreuve qui pouvait déterminer le cours même de sa vie.

— Quel endroit pour commencer mon pèlerinage d’examens. C’est bien, je peux enchainer celui-ci et Featherston, mais…

Il leva de nouveau les yeux vers le ciel.

Des lettres lumineuses flottaient en l’air, indiquant le site d’examen de l’école de Magie Kimberly.

Il avait réservé une chambre à l’auberge, et la nuit lui permit de récupérer. Il se leva prêt et motivé. Une fois habillé, il échangea quelques mots avec l’aubergiste et sortit, se claquant les joues pour se donner de la motivation.

— …D’accord, je suis prêt. En avant !

— À l’aide !

Avant même qu’il pût faire un pas, un cri retentit derrière lui. Il se retourna d’un bond et vit une femme d’un certain âge effondrée au bord de la route. Incapable de la laisser là, il courut vers elle.

— …Qu’y a-t-il ?

— On m’a volée ! Oh, vous êtes mage ? Vite ! Après lui !

Elle pointa du doigt, et il aperçut un homme qui s’enfuyait, une bourse sous le bras. Comprenant ce que cela impliquait, Godfrey fronça les sourcils.

— De tous les jours… Halte-là, voleur !

Il était déjà à sa poursuite. L’homme avait de l’avance, mais si inexpérimenté que fût Godfrey, il était mage. Et il avait passé pas mal de temps à courir dans la boue avec les enfants du coin. Aucun voleur non-mage ne pouvait le distancer. Tandis que les badauds autour d’eux écarquillaient les yeux, il réduisit rapidement l’écart.

— Gah… !

— Ne te débats pas ! Je n’essaie pas de te faire du mal ! lança Godfrey au voleur.

Il l’avait plaqué par derrière et avait repris la bourse. Autant il aurait aimé neutraliser l’homme par un sort, autant il n’était pas capable de quoi que ce fût demandant une telle finesse. À la place, il se contenta de le maîtriser au corps à corps, confia la suite à la foule, puis revint vers la victime et lui tendit la bourse.

— Oh, merci, merci ! Puis-je savoir votre n… ?

— Désolé, madame !

Il inclina la tête et s’élança.

Il ne pouvait pas se permettre d’être en retard. Cette affaire l’avait détourné de sa destination, mais il lui restait du temps.

— À l’aide ! Quelqu’un, à l’aide !

Encore un cri lui parvint à l’oreille. Godfrey pila net et jeta un coup d’œil dans une étroite ruelle.

— …Qu’est-ce que c’est, cette fois ?!

— Ah ! Quelqu’un au sol ! Oh, tu es mage ? Figure-toi que moi aussi !

Godfrey fut accueilli par un sourire. Quelqu’un de jeune à la silhouette fine, traits androgynes et voix singulière, un athamé à la main, preuve qu’il était mage. Cette personne était à genou près d’une femme étendue, dont la vue fit déglutir Godfrey. Elle était pâle comme un linge, respirait lourdement, et la rondeur de son ventre disait clairement pourquoi.

— Je l’ai vue s’effondrer ! lança le jeune à Godfrey. — Je crois qu’elle est prête à accoucher.

Il faut l’emmener à l’hôpital, mais elle n’est pas en état de bouger.

— … Tu sais utiliser des sorts anesthésiants ?

— Bien sûr. Et je sais où est l’hôpital.

— Alors je la porterai. Suis-nous en soulageant sa douleur. Désolé, mais il va falloir faire vite. Je suis pressé !

Dès que le sort fut jeté, il la souleva et partit en courant, suivant les indications du jeune mage. Celui-ci resta tout près, juste derrière. Au bout d’un instant, iel demanda :

— Attends, tu te présentes à Kimberly ?

— Tu as deviné. C’est un grand jour, mais je ne fais que tomber sur des ennuis. Je ne suis pas vraiment taillé pour être un augure, mais peut-être aurais-je dû m’appliquer un peu…

— Hé hé. Au moins, tu n’es pas seul. Je suis là pour la même chose.

— Quoi ? Toi ?! Tu as vraiment le temps pour ça ?!

— Franchement, c’est l’hôpital qui se fout de la charité ! Tu n’as pas tort, mais je préfère ne pas l’abandonner. Même si je réussissais mon examen, je m’en voudrais.

Des cris interrompirent leur échange :

— Aaagh !

— Des Wargs se sont échappés de la charrette de transport !

Une charrette de Wargs s’était renversée, et des dizaines de bêtes s’étaient échappées. La foule en fuite les rendait très agités. Les lèvres de Godfrey tressaillirent.

— …Troisième calamité. Là, on dépasse la malchance, on entre en territoire du genre suis-je maudit ?

— Je suis d’accord. Mais on ne peut pas vraiment faire un détour : elle est à bout.

Le jeune observait de près l’état de la femme enceinte. Godfrey voyait bien que sa respiration devenait plus courte, et cela acheva de le décider. Il fallait foncer droit devant.

— Très bien, je passe en force. Occupe-toi d’elle.

— …Hein ?! Attends, je ne peux pas veiller sur toi en plus !

— Je suis un dur à cuire. L’un de mes rares atouts. Je peux encaisser quelques morsures !

Sur ces mots, il se jeta dans la mêlée. Les Wargs le prirent aussitôt pour cible. Des mâchoires se refermèrent sur ses jambes sans défense. Sentant les dents s’enfoncer dans sa chair, Godfrey continua d’avancer, traînant le Warg avec lui.

— Mords-moi tant que tu veux ! Je vais juste te rendre malade !

TONITRUS ! T’es un sacré fou furieux !

Le jeune le suivit de près, arrachant les Wargs avec la foudre et mettant en fuite la vague suivante. Ils ne purent pas tous les arrêter, et quelques autres mordirent Godfrey, mais il traversa la zone de l’accident à toute vitesse. Une fois le duo hors d’atteinte des Wargs, l’hôpital était juste devant eux. Laissant une traînée de sang derrière lui, Godfrey enfonça les portes et s’adressa au réceptionniste stupéfait, un non-mage.

— Femme enceinte ! Accouchement d’urgence ! Prenez-la, s’il vous plaît.

— D…d’accord ! Euh, votre nom, c’est…?

— Pas le temps ! Je vous la confie !

Il allongea la femme sur un banc. Il croisa son regard embué et se pencha un instant, enveloppant sa main des siennes.

— Désolé, je ne peux pas rester. Je vous souhaite un bon accouchement.

Là-dessus, il fit demi-tour et repartit en courant. Le jeune le rattrapa, hors d’haleine.

— Attends ! Tu y vas dans cet état ?

— Dommage, je ne suis pas guérisseur ! Et je n’ai pas le temps de me faire soigner ici !

Avant qu’il ne reparte, le jeune lui saisit le poignet. Il se retourna et le vit penché, son athamé dirigé vers ses plaies. Son sort les refermait.

— Eh bien, moi je peux soigner. J’ai peur que ça ne fasse rien pour tes vêtements, en revanche.

— … Merci, mais… on n’est pas rivaux ?

— C’est moi qui t’ai entraîné là-dedans. Ne t’en fais pas. Je sais que je peux réussir.

Il afficha un sourire éblouissant. Godfrey le lui rendit, reconnaissant pour l’aide.

Au final, ils parvinrent tout juste à l’heure au lieu d’examen. Les surveillants restèrent figés devant les vêtements en lambeaux de Godfrey, mais puisqu’il allait bien, ils ne dirent rien. Lui et le jeune se séparèrent, trouvèrent leur place et s’attaquèrent aux copies.

Sortologie, histoire de la magie, alchimie. Fidèle à la réputation de l’école, c’était assez difficile, mais il y avait beaucoup de dissertations visant à saisir la façon de penser des candidats. Ces veilles tardives payèrent. La plume de Godfrey courut avec célérité et assurance, et il acheva sa copie avec cinq minutes d’avance.

— C’est tout. Posez vos stylos, lança le surveillant.

D’un sort, ils récupérèrent toutes les copies, ce qui arracha des cris à ceux qui tentaient d’écrire un dernier mot.

Godfrey sembla soulagé. Il avait au moins fait sa part ici.

— On passe à la pratique. Elles comprennent un bref entretien avec des membres du corps enseignant, alors ne soyez pas impolis.

Obéissant aux instructions, les candidats se répartirent en groupes et descendirent le couloir. Un autre groupe entra avant le sien, et Godfrey posa les mains sur sa poitrine, inspirant profondément. C’était le moment du quitte ou double, sa plus grande crainte.

— Groupe suivant, entrez.

Le surveillant leur tint la porte. Cinq autres candidats entrèrent avec Godfrey. Des cristaux pour chacun étaient disposés sur une longue table au centre, et deux enseignants siégeaient derrière des bureaux au fond. L’un était un homme à l’air affable, vêtu d’une cape blanche, l’autre une vieille dame à l’allure digne, en robe sombre. L’homme leur adressa un sourire.

— Bienvenue. Je m’appelle Luther Garland, et j’évaluerai vos épreuves. À mes côtés, le professeur Frances Gilchrist. Alignez-vous ici.

Ces noms firent déglutir tous les candidats, Godfrey compris. Leurs réputations les précédaient. On appelait l’un le Maître des Lames tant il excellait dans les arts de l’épée. L’autre était une sorcière suprême, en vie depuis plus de mille ans. Tous deux héros des fronts gnostiques, et le fait de les employer attestait de la puissance de Kimberly en tant qu’institution.

— Pas la peine de stresser. Nous ne demandons rien de difficile ici. Nous mesurons simplement vos fondamentaux. Trop en faire pourrait se retourner contre vous.

Il cherchait clairement à les mettre à l’aise. Godfrey le savait d’avance, mais cela ne le rassurait pas. Mesurer simplement ses fondamentaux ? Cela signifiait que quiconque ne répondait pas à ce standard échouerait, sans recours possible.

— Commençons par la stabilité de votre émission. Posez votre athamé sur un cristal et déversez-y du mana. Aussi fort que vous le pouvez, tout en maintenant le flux pendant une minute entière.

— Oui, monsieur !

Tous les candidats s’avancèrent vers les cristaux et commencèrent. Godfrey pointa son propre athamé et commença à insuffler son cristal de mana.

— …!

Bientôt, le cristal s’illumina. Plus on y appliquait de mana, plus il brillait. Plus le flux était stable, plus la lumière était régulière. Il y avait quelques variations d’intensité, mais les autres candidats s’en sortaient tous avec une constance solide. Seul celui de Godfrey clignait furieusement, sans jamais se stabiliser.

— Hmm…?

— …

Cela attira l’attention des examinateurs. Plus cela durait, plus le teint de Godfrey virait. Difficile d’imaginer qu’il se contentait d’appliquer du mana à un cristal. Il arborait une grimace désespérée, tout son corps tremblait comme s’il tentait d’endiguer une force titanesque.

— Bon, ça suffit, demanda Garland. — Mr. Godfrey, vous êtes bien pâle. Êtes-vous souffrant ?

— …Non… je… suis… parfaitement en forme, haleta Godfrey, le souffle rauque.

Tous les candidats abaissèrent leur athamé. Les autres lui lançaient des regards dubitatifs, mais il n’y prêtait plus attention.

— Bien, dit Garland en l’observant de près. — Nous pourrions vous laisser passer le reste de l’épreuve plus tard, si vous le souhaitez ?

— J’apprécie l’inquiétude… mais je peux continuer.

Plus de temps n’améliorerait pas sa performance. Parfaitement conscient de cela, Godfrey choisit de tenir bon.

— Très bien, acquiesça Garland. Épreuve suivante : nous mesurons vos éléments individuels. Pour commencer, le feu…

Trente minutes plus tard, Godfrey tenait encore debout, mais l’épuisement s’accumulait, et il semblait prêt à s’effondrer.

— … Hah… hah… hah…!

La sueur lui coulait de presque tous les pores, et il n’arrivait pas à reprendre son souffle. Les autres élèves ne se contentaient plus de s’inquiéter pour lui. Ils étaient franchement déstabilisés.

Après un temps, Garland déclara :

— C’est tout pour nous. Les résultats seront envoyés à vos domiciles, vous pouvez donc disposer. Merci d’être venus.

Sur cette dernière formalité, les candidats sortirent en file. Godfrey vacilla derrière eux, oubliant de refermer la porte. Garland y fit un signe de son athamé, et une fois refermée, il jeta un coup d’œil à sa collègue.

— …Qu’en avez-vous pensé, professeur Gilchrist ?

— Consternant au-delà des mots. Voilà des années qu’un candidat ne m’a pas mise en colère à ce point.

Son front n’en avait pas trahi la moindre trace durant l’épreuve ni maintenant. Garland eut un regard compatissant.

— Je partage assez votre avis. Nous sommes donc d’accord ?

Leurs opinions ne demandaient aucune discussion. Garland hocha la tête une fois et fit entrer le groupe suivant.

Ce n’était que la première d’une longue série d’épreuves. Godfrey reproduisit à peu près la même prestation sur tous les autres sites d’examen.

— J…jeune homme, vous allez bien ? Vous avez l’air à moitié mort !

— Cessez cette mascarade à l’instant. C’est un examen sérieux !

— Voyons… Mr. Godfrey, ça suffit. Vous pouvez partir. Vous dérangez les autres candidats.

À strictement parler, ce n’était pas la même chose. Seule Kimberly lui avait permis d’achever les épreuves pratiques. Dans chaque autre école, le responsable l’avait renvoyé à mi-parcours.

Certains étaient inquiets, d’autres agacés, d’autres encore furieux, mais Godfrey, obstiné s’il en est, fit de son mieux sur chaque site.

— La dernière… Je ne peux pas dire que je ne l’avais pas vu venir.

Son dix-huitième examen l’avait mené jusqu’à Daitsch. En quittant les lieux, il s’arrêta dans la rue, dehors, en poussant un soupir dramatique.

Il existait d’autres écoles de magie dans l’Union… mais beaucoup de dates se chevauchaient. Il en avait passé autant qu’il le pouvait physiquement. Sa tournée s’acheva sans un seul succès, et le laissa traînant les pieds jusqu’à l’arrêt de tapis.

— Qu’est-ce que je dis à mon père ? Que se passe-t-il si aucune ne me prend ? On active des relations et on trouve quelques mages de village qui m’accepteraient comme apprenti ?

Godfrey croisa les bras, songeur. Il avait entendu parler de quelques cas semblables au sien. Certaines écoles acceptaient même des mages de faible niveau, mais son père n’avait jamais voulu en entendre parler. Elles restaient bien trop en dessous de ce qu’exigeait le nom des Godfrey. Trois cents ans, ce n’était pas grand-chose pour une lignée prétendant au prestige dans le monde magique, d’où leur obsession maladive envers tout ce qui pouvait attirer le mépris.

— Mais je ne peux pas… ne pas être mage. Il ne supporterait jamais d’avoir un fils sans talent… alors que moi, je pourrais très bien vivre aux champs s’il le fallait.

Marmonnant pour lui-même, il s’installa au bord du tapis. La fatigue de son long voyage le rattrapant, il s’endormit dès que le tapis s’éloigna à travers le ciel couchant.

Au terme du trajet en tapis, il monta à bord d’un bateau qui emprunta les voies d’eau pour franchir la frontière. D’autres bateaux et d’autres tapis l’attendaient encore : un voyage bien plus éprouvant que son premier trajet vers Galatea. Enfin, il arriva chez lui.

— Je suis rentré, Père. Tout ce que je peux dire, c’est…

Les épaules basses, il n’avait rien dont être fier. Il entra, accablé, mais trouva les yeux de son père brillants.

— Bien joué, Alvin !

— Hein ?

Godfrey se figea, sans comprendre.

Son père se montrait plus joyeux que jamais.

— Pour la première fois, tu m’as impressionné ! Je pensais que jouer la quantité avait une petite chance de marcher, mais je n’aurais jamais imaginé que ce serait là ! Comment as-tu fait ? Le stress t’a-t-il permis de réaliser un miracle ? Pourquoi n’y es-tu jamais parvenu avant ?!

Son père lui tapa les épaules, mais Godfrey paraissait perplexe. Il avait rarement vu l’homme d’aussi bonne humeur, et il ignorait ce qui l’expliquait. Il craignit une terrible méprise et s’inquiétait déjà de la façon dont son père prendrait la mauvaise nouvelle.

— Peu importe comment tu t’y es pris. De toute façon, ce printemps, tu es élève à Kimberly. Réjouis-toi, Alvin ! Tu as enfin une chance de contribuer à notre nom.

Enfin, les pièces du puzzle s’emboîtèrent. Il y avait une lettre dans la main de son père, et il vit en haut l’admission officielle. La première école pour laquelle il avait passé un examen et la première à envoyer des résultats, d’où la joie de son père. Radieusement ignorant de la manière dont son fils s’était réellement débrouillé.

Avant que Godfrey ne pût se ressaisir, son père se fit grave et le regarda droit dans les yeux.

— Mais n’oublie jamais ceci, tu y vas avec le nom Godfrey sur les épaules. Tu ne feras pas le poids face aux plus âgés, mais ne te déshonore pas devant tes pairs. Applique-toi comme si ta vie en dépendait, en t’agrippant à tout ce que tu pourras. Sans quoi Kimberly n’est pas une école où l’on peut survivre.

Le garçon n’avait pas encore suivi les faits que déjà son père posait des exigences plus dures. Toutes les idées qu’il avait caressées sur le tapis du retour partirent à l’égout.

— Si tu n’y parviens pas, nul besoin pour toi de revenir ici vivant. Un fils inepte est un fils qui n’a jamais existé. J’oublierai ton nom et ton visage.

Les doigts du père se crispèrent sur l’épaule de son fils. Dans les yeux de l’homme brûlait le regard d’un parent accroché à son dernier espoir. Et cela rendit tout trop clair pour le garçon. Peu importait qu’il y eût d’autres voies dans la vie, cet homme ne pouvait tolérer la moindre déception de plus venant de son héritier.

— Que ce soit bien clair, Alvin. Tu deviendras un mage digne de ce nom à Kimberly. Si tu n’y parviens pas, veille à y mourir.

Sous le poids de ces mots, toute échappatoire s’effondra.

Godfrey ne put qu’acquiescer. L’affaire était tranchée.

Faute d’alternative, sa route le conduisait droit dans l’enfer des sorciers.

***

Godfrey garda peu de souvenirs de la préparation frénétique avant l’admission. Il savait que ses parents avaient tenté de lui fourrer en tête tout le savoir et toutes les techniques possibles, mais ce temps s’envola sans jamais lui paraître réel. Ce qui s’imprima le plus : les larmes des enfants du village quand il alla leur dire adieu et l’air inquiet de la dame charitable.

Et puis il se retrouva dans ce paysage infernal. À deux montagnes à l’est de Galatea, au bout du chemin fleurie, l’école au sommet du monde magique. Un édifice démesuré, ceint de murailles, aussi sinistre qu’ostentatoire. Une flèche dressée vers le ciel tel un glaive brandi. On lui avait dit que cela ressemblait davantage à une forteresse qu’à une école, mais tel ne fut pas l’effet que Godfrey reçut. C’était un gouffre sans fond. Lui et tous les autres élèves franchissant ces portes y basculaient.

— Permettez d’abord une question, pourquoi êtes-vous ici ?

La salle où se tenait l’accueil. Sur l’estrade, une voix de sorcière, pareille à une dague. Des yeux de jade qui passaient au crible la foule de ces visages neufs. Une longue robe dégradée du bleu au noir, comme une plongée dans les profondeurs de l’océan. Deux athamé croisés derrière ses hanches. D’une beauté saisissante, d’une intensité glaciale comme les hivers les plus durs aux confins du monde. Sa seule présence semblait faire chuter la température de la pièce et laissait les première année grelottants.

— Allez-vous mettre ce temps à profit pour vous faire des amis et devenir de meilleurs mages ? Êtes-vous ici pour obtenir le crédit que donne la mention de « diplômé de Kimberly », afin d’alimenter votre future carrière de sorcier ? demanda-t-elle. — J’espère que non. De telles ambitions relèvent d’un dilettantisme affligeant.

Pour marteler sa démonstration sans pitié, la sorcière frappa du plat de la main son pupitre.

— C’est ici que l’on obtient des résultats ! Si vous êtes incapables de réussir à Kimberly, inutile d’espérer une vie au-delà de ces murs ! lança-t-elle d’une voix tonnante. — Cet endroit est l’environnement idéal : le monde extérieur regorge de compromis, mais ici, rien ou presque ne viendra entraver vos recherches.

Elle continua :

— Vous ne manquerez ni de prédécesseurs brillants à suivre, ni de rivaux pour aiguillonner vos progrès. Apprenez, cherchez, excellez. Et si vous périssez en chemin, soit. L’administration en a toujours tenu compte dans ses calculs.

Tout élève entrant à Kimberly le savait d’avance. Mort, folie, disparition, quel qu’en soit l’issue, 20% de ceux qui étaient ici seraient Consumés par le Sort. Mais cet instant servit de rappel brutal : ce n’était pas une exagération, mais un fait, un futur promis à tous.

Ils savaient que c’était vrai, chaque geste de cette sorcière le leur disait. Leur disait qu’elle détesterait bien davantage la baisse de cette statistique que son augmentation.

— Votre vie et votre mort sont entre vos mains. C’est là la première devise que je puis vous offrir. Et sachez ceci également. Ne rien accomplir, ne rien atteindre, se contenter de survivre sept ans ici, dans cette école, il n’est pas de honte plus grande imaginable.

Un lourd silence tomba, chacun gravant dans son esprit les lois de cet enfer.

— Je vous laisse là-dessus, dit-elle en balayant les rangs du regard. — S’il n’y a pas de questions, nous passerons au banquet.

Elle agita une baguette, et la salle commença de se réagencer comme les pièces d’un puzzle. Des pans de sol se transformèrent en chaises, ramassant les élèves.

Des tables jaillirent des murs et un buffet éblouissant de mets fumants apparut de nulle part.

— Ouah… !

— Hein… ?!

Le plafond s’ouvrit, et des élèves plus âgés descendirent sur des balais, versant d’en haut du jus de raisin dans les verres des première année.

La scène tourna à la liesse, faisant fondre les cœurs glacés par le discours de la sorcière.

— Hmm.

Tandis que ce changement s’opérait, Godfrey, bras croisés, s’était assis dans un coin, plongé dans ses pensées.

— La directrice n’est-elle pas terrifiante ? Difficile de croire qu’elle vient seulement de prendre ses fonctions.

Une voix amicale à son oreille.

Godfrey leva les yeux et trouva un première année bien menu au sourire engageant.

La voix et le visage androgynes ravivèrent sa mémoire.

Il avait déjà rencontré ce jeune le jour de l’examen.

Cette personne l’avait aidé à conduire cette femme enceinte à l’hôpital.

— Tu es… Alors tu as réussi, toi aussi ?

— Oui ! Ravi de te revoir. Nous n’avons même pas eu le temps d’échanger nos noms, n’est-ce pas ? Il faut réparer ça. Je m’appelle Carlos Whitrow. Tu n’aimes pas les fêtes ? On voit bien que tu ne t’amuses pas.

— …Ce n’est pas ça. Moi c’est Alvin Godfrey. Je suis content que tu sois venu vers moi, Mr. Whitrow ou…?

— Appelle-moi simplement Carlos. Je suis techniquement un garçon, mais peu importe. Et si je t’appelais Al ?

Carlos s’installa sur une chaise à côté de lui. Godfrey se tourna vers lui.

— Ça me va, Carlos. Ce n’est pas que je déteste les fêtes, je ne sais juste pas pourquoi je suis ici. Honnêtement, mes épreuves pratiques ont été un désastre. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle ils m’ont accepté.

— Vraiment ? Eh bien, tu es là, alors considère que c’est une chance. Tu as largement le temps de compenser tes lacunes.

Carlos donnait une tournure positive aux choses. Un geste de bonté qui aida Godfrey à se détendre.

— C’est vrai. D’accord, misons là-dessus.

Se rendant compte à quel point il avait faim, il s’attaqua au buffet, entassant de la nourriture sur son assiette. Il s’assit avec Carlos, mangeant, jusqu’à ce que son regard soit attiré par un groupe à une table voisine.

— Quel attroupement. Y’a quelqu’un de connu ?

— Oh, ce doit être la suite de Mr. Echevalria. C’est une famille de renom et tout le monde veut faire bonne impression sur son héritier. Ici, les gens se soucient beaucoup de leur avenir.

— Hein… Tu n’y vas pas ? Je peux t’accompagner.

— Mmh, ce n’est pas exactement mon genre. Je me présenterai tôt ou tard, mais pas aujourd’hui. Comme si suivre le troupeau allait servir à grand-chose.

Carlos haussa les épaules, puis balaya la salle du regard et se leva.

— Je vois quelques timides qui font tapisserie. On y va, Al ?

— …Je vois que tu aimes te mêler de tout.

— Et pourtant, tu me suis. Nous sommes de la même trempe !

Godfrey n’eut rien à redire. Il se leva. Il n’avait toujours aucune idée de ce que cet endroit lui réservait, mais au moins avait-il rencontré la bonne personne.

Après l’accueil, on les conduisit aux dortoirs, et, par chance, Godfrey et Carlos se révélèrent être colocataires. À ce qu’on disait, l’école révisait la répartition des chambres après avoir observé les interactions lors du banquet, fait qui suscita chez Godfrey sa première gratitude envers Kimberly.

Le lendemain matin, il franchit le seuil du bâtiment scolaire et le trouva encore plus vaste qu’il ne l’avait imaginé, tout en dégageant une oppressante sensation d’enfermement. Le marbre glacé du sol lui arrachait un frisson au moindre contact.

Des reliefs muraux richement sculptés trahissaient l’épaisseur monumentale des parois, et tenter de déchiffrer les données magiques qu’elles renfermaient lui donnait presque le vertige tant elles étaient nombreuses. Même l’agencement des couloirs semblait défier toute logique architecturale. Les première année, peu habitués à pareil dédale, s’y perdaient régulièrement et restaient médusés devant la seule complexité des lieux.

Les élèves plus âgés leur adressaient des sourires en passant, comme pour dire « Vous n’en avez pas encore vu la moitié ». Ils se souvenaient visiblement de leurs propres débuts.

Les première année finirent par atteindre leur salle de classe, qui, pour sa part, ne différait guère de celles des autres écoles : des élèves rangés en éventail autour d’un bureau, tous gagnés par un mélange d’impatience et d’appréhension à l’idée de voir le cours commencer.

Enfin, la porte s’ouvrit. La sorcière croisée au centre d’examen entra, une vieille dame, le dos droit comme une tige.

— Je suis Frances Gilchrist, professeur de Sortologie, annonça-t-elle. — Il m’irrite profondément d’avoir à instruire quiconque porte ces machins de métal à la ceinture, mais mon enseignement demeure ce qu’il a toujours été : ce qu’est la magie, ce que sont les sorts, et la manière dont un mage doit les manier. Vous quitterez cette salle avec une compréhension solide de leur véritable nature.

Peu de mages vivants avaient vécu aussi longtemps qu’elle, et même Godfrey savait parfaitement la valeur de sa tutelle directe. Mais les doutes dans son esprit prirent le dessus. Ses examens d’entrée avaient été catastrophiques, et la sorcière en face de lui savait sans doute pourquoi cela n’avait pas joué contre lui.

Il n’avait toutefois pas l’intention de commencer par une question personnelle dès le premier jour. Fidèle à son application innée, il écouta l’aperçu de la matière donné par Gilchrist. La nature de l’art des sorts, une diatribe contre la nécessité des athamé, la progression générale des leçons. Lorsqu’elle eut achevé ce discours, elle passa à la phase suivante.

— Assez pour le préambule. Pour le reste de cette séance, nous allons nous concentrer sur la stabilité du débit pour les éléments respectifs. Permettez-moi de vous rappeler, c’est le plus fondamental des fondamentaux, et ce sera la première et dernière fois que nous l’aborderons dans ce cours. Une fois la méthode apprise, à vous de vous entraîner sur votre temps. À chaque séance, nous apprendrons quelque chose de nouveau. Ceux qui ne se l’approprient pas reculeront de plus en plus.

Ses mots claquèrent dans leur dos. Chaque élève fit face au cristal devant lui. Godfrey prit une grande inspiration et leva sa baguette blanche.

— …D’accord.

— Al, ça va ? Tu trembles comme une feuille.

Carlos s’inquiétait déjà. Godfrey tenta de secouer sa peur. Il ouvrit la bouche pour incanter et puis…

— Stop. Baissez les mains, Mr. Godfrey.

Une voix venue du bureau. Surpris, il leva les yeux.

— Vous n’êtes pas encore prêt pour cela, déclara la sorcière. — Passez dans la pièce suivante, reprenez votre souffle, fermez les yeux, et concentrez-vous sur l’observation de votre circulation interne de mana. Ce faisant, incantez lentement des sorts.

Il n’avait encore rien fait qu’on lui assignait déjà du rattrapage. Comme il ne bougeait pas, elle ajouta :

— Ne vous souciez pas de changer d’élément, tenez-vous-en au feu. C’est moi qui jugerai de vos progrès et du moment où vous pourrez revenir ici. Des objections ?

Son regard le transperça. Godfrey se tut et baissa la tête, les doigts crispés sur sa baguette. Il n’était qu’un élève et ne pouvait pas discuter.

— … Non, professeur…

— Alors, allez-y. N’oubliez pas, le temps que vous gaspillez vous reviendra hanter.

Godfrey quitta la salle d’un air sombre. Les autres élèves chuchotèrent dans son dos.

— … Viré dès son premier jour ?

— Sérieux ? Il n’a encore rien foutu !

— Comment il a déjà pu se planter ?

— Apparemment, si !

— Et il a passé l’examen comment, alors ?

— On se le demande ! Enfin, c’est Kimberly !

Carlos entendit tout ce mépris. Ne le supportant pas, il leva la main.

— Professeur, une fois ma tâche finie, puis-je le rejoindre ?

— Faites comme bon vous semble. Mais ne donnez aucun conseil. C’est un ordre.

Carlos expédia sa propre consigne et se glissa dans la salle suivante. Il trouva Godfrey livide, peinant de toutes ses forces, à bout de souffle au point que ses incantations n’étaient plus qu’une suite de départs avortés. Il était évident que son état ne faisait qu’empirer.

— Ahah, dit Carlos en croisant les bras. On ne tombe pas tous les jours sur un mage aussi maladroit.

— Déçu ? demanda Godfrey avec un sourire triste en s’essuyant le front.

Carlos haussa les épaules et secoua la tête.

— Je n’ai jamais ressenti ça pour un ami, et je n’ai pas l’intention de le faire. Mais si je puis donner un avis, c’est un mystère. J’ignore simplement comment tu en es arrivé là. Je ne suis pas méchant, c’est une question de procédé.

— Mon père a dit la même chose. Sauf que lui, c’était méchant.

Godfrey eut un rire. Carlos s’approcha et lui tapota l’épaule.

— Garde la pêche, Al. C’est le premier jour ! La panique n’aide pas. Fais confiance à notre prof et examine ta circulation. Si elle t’a dit de te concentrer là-dessus, c’est probablement la source du problème.

— Oui, je sais. C’est juste que… je n’ai jamais été doué pour regarder à l’intérieur. « Ressens le mana qui coule en toi » d’accord mais je ne l’ai jamais ressenti, pas une seule fois. Et toi ?

— En quelque sorte, oui. J’ai peur de ne pas pouvoir en dire plus. Elle m’a dit de ne pas donner de conseils. Et puis chacun le perçoit différemment. Ignorer cela et te faire copier ce que je fais pourrait aggraver les choses.

Carlos lui adressa un petit sourire, mais Godfrey se contenta d’acquiescer en levant sa baguette.

— Alors c’est mon obstacle à surmonter. Pas le temps de geindre, je dois tout donner. Tu peux retourner en cours, Carlos.

— Merci, mais je vais regarder un moment. Ne t’en fais pas, j’ai déjà fini ce que j’avais à faire.

— …Désolé.

— De quoi ? Contente-toi d’être reconnaissant.

Carlos ne le laissa pas s’excuser. Godfrey lui adressa un sourire et entonna une incantation.

Dans une école de mages, rares étaient les cours qui n’employaient pas de sorts. Ainsi, les difficultés de Godfrey ne se limitaient pas à la Sortologie.

— Darius Grenville, en charge de l’alchimie. Je vais vous en donner l’aperçu.

L’homme derrière le pupitre était encore dans la force de l’âge et parlait avec arrogance. Autoritaire d’une manière très différente de l’attitude digne de Gilchrist, il mettait assurément ses élèves sur la défensive.

— Si, dans votre ignorance et votre incompétence, vous mettez le feu ou vous vous crevez un œil, je n’y prêterai même pas attention. Je ne m’en soucierai que si cela perturbe le cours, et seulement dans ce cas. Je corrige un échec une fois, et une seule. Au deuxième, je vous expulse sur-le-champ. Gardez-le bien en tête.

Sur cet avertissement revigorant, Darius arrêta son regard sur un visage.

— Vous, toutefois, faites exception, Mr. Godfrey.

— …C’est-à-dire ? fit Godfrey en fronçant les sourcils.

Darius désigna la porte.

— Dehors, tout de suite. Il n’y a pas un seul appareil dans cette salle que je sois prêt à vous laisser manipuler dans votre état. Je préparerai des notes sur ce que nous traiterons, tâchez au moins de combler vos lacunes avec elles. Quand j’estimerai que vous pouvez rejoindre la classe, je vous en informerai.

Un murmure parcourut la salle. Le cours venait à peine de commencer, et une fois encore Godfrey se faisait mettre à la porte. Il avait du mal à l’accepter. Bien conscient de tous les regards braqués sur lui, il serra les poings, tentant d’argumenter.

— …Je n’ai même pas touché ma baguette…

— Et vous laisser faire serait une perte de temps. Comme cet échange. Ne m’avez-vous pas déjà assez déçu ? dit Darius d’un ton parfaitement dédaigneux.

Carlos tenta d’intervenir, mais Godfrey lui fit signe de se taire. Il se leva et quitta la salle sans un mot de plus. Une fois les portes refermées derrière lui, Darius reprit le cours comme si de rien n’était.

— Bien. Commençons. Allumez vos chaudrons. Votre première décoction sera…

De même, Godfrey passa les premiers jours à Kimberly sans pouvoir participer à la majeure partie de ses cours.

— …Rahhh !

Il déversa sa frustration dans un moulinet d’athamé. La classe se tenait en rangs, à pratiquer ses enchaînements.

— Ça te ronge… dit Carlos. — Et je ne peux pas t’en vouloir. La plupart des cours ne te laissent même pas tenir une baguette !

Tout en parlant, il répétait avec application le mouvement.

Les mages modernes connaissaient les avantages d’une lame courte à une distance trop réduite pour incanter un sort, aussi portaient-ils une baguette blanche pour l’incantation pure et un athamé, lame de métal conçue pour canaliser la magie, pour le combat. Les arts de l’épée constituaient l’ensemble des techniques de corps à corps, et la maîtrise qu’un mage en avait était appréciée non seulement à Kimberly, mais dans tout le monde magique.

À cet instant, l’homme qui avait ordonné ces exercices s’approcha. Grand, portant à merveille cette cape blanche, Luther Garland, l’autre professeur du lieu d’examen.

— Je vois la frustration dans ton geste. Tu as du mal, Mr. Godfrey ?

— Professeur Garland… Je déteste l’admettre, mais oui, répondit Godfrey en cessant ses moulinets pour se tourner vers lui. — Puis-je vous demander quelque chose puisque vous étiez présent à mes épreuves pratiques ? Que pensez-vous de mon admission ici ?

— Tu te demandes s’il y a eu une erreur ? Il n’y en a pas eu. J’ai personnellement plaidé pour ton admission, et j’ajouterai que le professeur Gilchrist a été ta plus ardente avocate. Elle était catégorique : nous ne pouvions pas te laisser fréquenter une autre école.

Cette révélation fut un vrai choc. Il peinait à relier cela à la sorcière qui l’avait renvoyé de la salle dès le premier jour. Tandis qu’il s’efforçait de concilier les deux, Garland le fixa droit dans les yeux.

— Ses méthodes d’enseignement sont strictes. Mais elles ont toujours une raison d’être. C’est tout ce que je peux partager à ce stade. Je crains que cela ne t’apporte qu’un maigre réconfort.

— …Non, c’est encourageant.

Godfrey parvint à hocher la tête, et un rugissement furieux éclata derrière Garland. Le maître des arts de l’épée se retourna pour voir deux élèves, lames croisées, presque au corps à corps.

— Ah… ça va tourner à la bagarre d’ici une minute. Je ne peux pas laisser faire, dit Garland. — Tiens bon. Des temps difficiles t’attendent peut-être, mais souviens-toi de ceci : nous voyons un grand avenir pour toi.

Sur ces mots, Garland s’éloigna. Ruminant ces paroles, pareilles à une seule goutte de pluie dans un désert, Godfrey reprit ses exercices.

Quand les cours prirent fin pour la journée, Godfrey et Carlos dînèrent dans le grand réfectoire destiné aux couches inférieures, communément appelé le Confrérie. Si les frictions entre élèves faisaient partie du quotidien à Kimberly, une règle tacite voulait que les repas jouent le rôle de tampon, et il était rare que quiconque y dégaine ouvertement lames ou sorts. C’était le seul endroit, en dehors de leurs chambres, où l’on pouvait se détendre.

— Mmm, c’est bon ! Ce hareng est grillé à la perfection, dit Carlos en savourant son poisson.

Godfrey acquiesça.

— La qualité de la nourriture est l’une des rares choses de Kimberly que j’approuve sans réserve. Et on peut en reprendre autant qu’on veut, ce qui m’arrange bien. J’ai toujours eu un appétit d’ogre, quelle que soit mon activité.

Fidèle à sa parole, il enchaînait les assiettes bien remplies. Mais, tandis qu’il mangeait, des élèves qui passaient ricanaient et lançaient des piques par-dessus son épaule.

— Hé, le goinfre !

— Encore du gaspillage ? Un peu de respect !

Ils étaient si explicites que son front se plissa.

Se faire renvoyer de cours lui avait assurément valu une réputation dans sa promotion, et pas pour le meilleur. Kimberly valorisait la liberté et la réussite, aussi quiconque se montrait visiblement inférieur devenait une cible de choix pour le mépris.

Mais Carlos n’était pas du genre à laisser un ami se faire traiter ainsi. Il reposa sa fourchette et lança un regard noir aux fauteurs de trouble.

— Il ne se sert pas dans vos assiettes, non ? Laissez-le manger en paix.

— Ouais, ouais.

— Régale-toi !

Les élèves haussèrent les épaules et passèrent leur chemin.

Carlos se tourna de nouveau vers son ami, avec un sourire chaleureux.

— Ne leur prête aucune attention, Al. Tu as entendu le professeur Garland. L’école fonde de grands espoirs en toi. Tu as sa caution, alors mange de bon cœur.

— J’en ai bien l’intention. S’ils ne me laissent pas toucher ma baguette, la moindre des choses est de me laisser me goinfrer.

La main de Godfrey accéléra sur sa fourchette.

Ce n’était pas exactement l’effet qu’espérait Carlos, mais il lui servit une nouvelle tasse de thé, de peur qu’il ne s’étrangle avec son dîner.

— Vous voilà, Mr. Godfrey. Allez dans la pièce suivante.

Huit jours après la rentrée, c’est ainsi que Gilchrist l’accueillit. Pour la première fois, il resta à sa place.

— Qu’y a-t-il ? Vous avez vos consignes.

— Mais pas la raison qui les motive.

Derrière lui, il entendit Carlos déglutir.

Sans se laisser intimider par l’impressionnante prestance de la sorcière, Godfrey formula la question qui lui brûlait les lèvres.

— J’ai entendu dire que vous aviez plaidé pour mon admission. J’imagine que votre but n’était pas de faire de moi la risée de l’école. Pourtant, vous ne donnez aucune indication, vous vous contentez de m’exiler dans une autre salle. Cette méthode a-t-elle vraiment du mérite ? Puis-je en recevoir une raison convaincante ?

Il la fixait droit dans les yeux, et elle soutint son regard un instant.

— …Il vous a fallu cinq cours entiers, dit Gilchrist en soupirant.

Elle s’approcha de son élève sans rompre le contact visuel.

— Permettez que je clarifie une chose, Mr. Godfrey. Croyez-vous que ceci soit une école où l’on vous enseignera la bonne réponse ?

— …?

Godfrey ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire. Sa tête tournait.

— Il y a des oisillons qui ne peuvent pas briser leur coquille, ajouta la sorcière. — Dans les couvoirs, on les laisse en grande partie tranquilles, une superstition veut que si des mains humaines les aident, ils ne deviendront jamais robustes. Mais en réalité, beaucoup de ces poussins pourraient prospérer. Les aider à éclore n’est simplement pas rentable, l’incapacité à briser la coquille ne corrélant pas avec des défauts chez les poussins eux-mêmes. Et maintenant, permettez que je vous rappelle ceci : ici, c’est Kimberly, et vous êtes un mage.

Godfrey en eut le souffle coupé. Sous ses yeux, Gilchrist rendit sa sentence.

— Nous vous avons laissé franchir nos portes avec votre coquille encore intacte. C’est moi qui ai tapoté cette coquille et évalué le poussin à l’intérieur. Mais si vous n’avez aucune intention de briser cette coquille vous-même, je n’ai nullement l’intention de l’écaler à votre place.

— …!

Cela le frappa comme la foudre. Pourtant, elle n’en avait pas fini.

— Permettez que je réponde moi-même à ma question. Nous ne distribuons pas des réponses, vous les trouvez par vous-mêmes.

Elle poursuivit.

— Où que vous alliez, vous autres oisillons, le corps enseignant ici ne fera que vous fournir des indices. Dans cette lumière, vos réussites sont les vôtres. Et j’ajouterai que cette attitude est le minimum requis d’un mage. Vous avez d’abord pensé que faire ce que je disais vous mènerait quelque part, puis vous vous êtes défait de cette idée et m’avez tenu tête. Rien que pour cela, je vous respecte. Néanmoins, passez dans la salle suivante. Servez-vous de votre tête et déterminez ce que vous devez y accomplir.

— …

Sans un mot de plus, Godfrey pivota sur ses talons et quitta la salle. La vieille sorcière laissa échapper un soupir, puis revint au pupitre.

— Quel phénomène… Les manuels, s’il vous plaît. Il est grand temps de commencer.

— C’était plus que strict là. Comment tu tiens le coup, Al ? ça va ?

Carlos le rattrapa après le cours, mais Godfrey dissipa ses inquiétudes d’un sourire.

— Non, ça m’a aidé. Elle a dit ce que j’avais besoin d’entendre. Au fond de moi, je m’étais convaincu que je devais faire ce que disaient mes professeurs. Je fais ça depuis que mon père a commencé à me mettre le pied à l’étrier.

Il avait pris un peu de recul sur lui-même. Cela ne signifiait pas qu’il avait tout réglé, mais au moins en avait-il tiré une conclusion.

— Or l’un de ces professeurs m’a dit d’arrêter. Ce qui veut dire que je n’ai aucune bonne raison de continuer pareil. Je vais commencer à tenter des choses nouvelles. Pas seulement changer d’état d’esprit, je vais changer ma façon même de vivre.

— Tu prends les choses à cœur et tu les réfléchis. C’est un trait que j’aime bien chez toi.

Carlos sourit.

Godfrey acquiesça vigoureusement, et, à une bifurcation du couloir, il prit l’autre direction.

— L’alchimie est pour tout de suite, mais je sèche. Ce serait perdre mon temps que d’aller me montrer pour me faire mettre dehors. On se voit aux arts de l’épée, Carlos.

— Reçu. J’y serai, Al.

Ils se firent un signe de la main. Aux yeux de Carlos, Godfrey paraissait plus motivé que jamais.

Deux cours plus tard vint l’heure des arts de l’épée. Aujourd’hui, les problèmes de Godfrey n’étaient pas la source des frictions.

Deux élèves de première année, sommés de s’affronter, se faisaient face l’athamé levé. La fille à la peau sombre avança en frappant, mais le garçon en face d’elle reculait, usant d’une magie spatiale sans incantation pour produire des décharges électriques qui lui piquaient les joues.

— …Héhé…

Pourtant, il ne donnait aucune suite. Il n’avait visiblement aucune intention de l’affronter en face à face. Il se contentait de lui infliger une douleur sans but.

À la troisième répétition, elle avait compris son objectif.

— …Gah…

Et, en un clin d’œil, son coup de pied circulaire heurta la cuisse du garçon.

L’impact le fit basculer et le vrilla de douleur. Quand la première vague se dissipa, il comprit ce qui s’était passé et se mit à l’injurier.

— S…Salope ! C’est quoi ton problème ? Les coups de pied sont interdits !

— Ah oui ? Désolée. Ça a dû m’échapper.

La fille à la peau sombre resta imperturbable. Le garçon furieux se tourna vers Garland, mais celui-ci se contenta de paroles de pure forme.

— …Miss Ingwe, je ne t’interdis pas d’employer les techniques de ta famille, mais ce cours se concentre sur les fondamentaux. J’apprécierais que tu en tienne compte.

— Pardon pour l’écart. Le bourdonnement d’une mouche m’a distraite.

Sans la moindre trace de culpabilité, elle décocha à son adversaire un regard cinglant. Une autorité silencieuse qui fit détaler le garçon, les larmes aux yeux. Observant la scène depuis la touche, Godfrey murmura :

— …Allons la voir.

— Mm ? Al ?

Carlos cligna des yeux, mais Godfrey bougeait déjà. Il alla droit vers la fille et se planta devant elle.

— Miss Ingwe, on peut parler ?

— …De quoi ?

— Je m’appelle Alvin Godfrey. Tes techniques m’intéressent. Puis-je te demander de me les enseigner ?

Il alla droit au but. C’était la première fois qu’il lui adressait la parole, mais il savait parfaitement qui elle était. Lesedi Ingwe, ses yeux de faucon et ses muscles tendus attiraient le regard, mais c’était un loup solitaire, qui ne frayait avec personne. Et cette peau sombre trahissait une ascendance venue d’un autre continent.

— Quel genre d’idiot étale ses cartes aussi facilement ? Pourquoi demander, même ? Tu sais très bien que ce n’est pas orthodoxe.

— Je me moque désormais des convenances. À mes yeux, ton approche est entièrement pragmatique.

— …Hmph. Je te l’accorde, mais tu n’as aucun œil pour juger les gens. Tu as vu ce combat, voilà qui je suis.

Elle désigna d’un pouce le garçon qu’elle avait frappé. Godfrey hocha la tête.

— C’est pour ça que je t’ai choisie.

— Hmm ?

— Il t’agaçait avec sa magie spatiale, non ? Tu t’es énervée et tu l’as frappé au pied pour ça. De toute évidence, il avait tort. S’il avait pris le duel au sérieux, tu serais restée dans les fondamentaux.

Godfrey n’exprimait que ses observations. Mais cela lui valut un imperceptible sourire.

— …D’accord, disons que je suis intriguée.

Il avait capté son attention. Lesedi se tourna vers lui, l’athamé en main.

— Je n’ai jamais eu l’intention de cacher ce que je fais. Si tu veux voir mes techniques, je te les montrerai. Mais je ne te prendrai pas par la main. Au mieux, je te renverserai d’un coup de pied, à toi de voler ce que tu peux.

— Parfait. C’est exactement ce que je voulais.

Souriant, Godfrey leva sa propre lame. Il guetta prudemment sa première action, mais, un instant plus tard, la semelle de sa chaussure était déjà dans son visage.

Il reçut bel et bien tous les coups de pied qu’il espérait. Carlos dut l’aider jusqu’à une salle commune. La fille l’avait tant frappé qu’il en était méconnaissable.

— Tant d’ecchymoses ! Tu es sûr qu’on n’a pas besoin d’un médecin ?

— … Pas de temps à perdre avec la guérison. À quoi bon me soucier de mon apparence ? On se moquera de moi, quelle que soit ma figure.

Parlant entre des lèvres tuméfiées, il s’adossa à son siège. Carlos secoua la tête et pointa sa baguette sur les bleus.

— … Hng…

— Ça me dérange, moi, alors je m’en occupe. J’aime assez ce visage franc alors je ne veux pas le voir déformé.

Incapable de refuser la générosité d’un ami, Godfrey resta tranquille et les laissa faire.

— Al, dit Carlos. — Ils rient peut-être là, mais ça ne durera pas.

— … Espérons. Tu vois une éclaircie dans ces nuages ?

— Juste une intuition, j’en ai peur. Mais depuis l’instant où on s’est rencontrés, j’ai du mal à croire que tu sois juste maladroit.

Il acheva la guérison et rangea sa baguette. L’expression de Godfrey avait retrouvé son intrépidité, et Carlos semblait satisfait.

— On ne devrait jamais balayer d’un revers de main l’intuition d’un mage, dit-il. — Tu vas surprendre tout le monde jusqu’à les choquer. J’ai hâte de découvrir comment.

— …Eh bien, si toi tu le dis, je te prends au mot.

— Fais donc. Tu ne le regretteras pas !

Carlos posa une main sur la hanche, avec un sourire en coin. Godfrey ne put s’empêcher de lui rendre son sourire. Les paroles de son ami furent un baume plus efficace que n’importe quel sort de guérison.

Dès qu’il cessa d’attendre l’aide des professeurs, Godfrey se mit peu à peu à tourner ses pensées vers l’intérieur. D’abord, il accepta le fait qu’il ne pouvait pas faire ce que les autres faisaient, puis il cessa de se forcer à entrer dans le moule de ceux qui le pouvaient. Désormais, il essayait tout ce qui lui passait par la tête pour trouver un moule qui lui conviendrait.

Cela exigeait beaucoup d’essais et d’erreurs, mais pas sans réflexion.

Il avait du mana. Il existait plusieurs méthodes pour mesurer le mana intérieur, mais, au repos, le sien ne valait pas moins que celui des autres mages de son âge. Ses problèmes survenaient lorsqu’il tentait de faire quoi que ce soit de ce mana, ce qui orientait sa recherche de solution.

Avait-il du mal à le visualiser ? Il n’était pas rare que des mages luttent pour la constance lorsque leurs images mentales étaient mal abouties. Mais, en règle générale, instables ou non, elles prenaient forme. Dans son cas, les résultats étaient toujours très inférieurs à ce qu’il avait en tête. C’était là la noix impossible à casser. Les effets du sort n’étaient pas à la mesure du mana qu’il y investissait et l’équation énergétique ne s’équilibrait pas.

Godfrey y réfléchit un moment. Où allait le mana perdu ?

Personne d’autre ne le siphonnait. Tout se passait à l’intérieur de son propre corps. Si quelqu’un faisait cela, c’était Godfrey, et s’il ne pouvait le percevoir, c’était que c’était un acte inconscient.

Alors il changea la question : Où mettait-il ce mana ?

Quelques matins plus tard, Godfrey tomba sur une scène étrange à l’entrée du bâtiment de l’école.

— Faite place ! Mettez-vous en travers et je vous marche sur le cul !

Vanessa Aldiss, le professeur de biologie magique, menait une bête massive à travers la foule d’élèves. La chaîne dans sa main reliait le collier d’un énorme sanglier, un phaea. Elle l’attacha à un poteau d’amarrage, terriblement près de la porte d’entrée, puis fusilla du regard les élèves alentour.

— C’est pour la classe de quatrième année. Je vais le laisser garé là, mais ne l’embêtez pas. Il peut vous envoyer en enfer avec retour compris ! Si c’est ce que vous voulez, libre à vous.

Sur ces mots, elle s’enfonça dans le bâtiment, sa blouse blanche flottant derrière elle. La bête laissée là faisait plus de six mètres de haut, et les élèves lui laissaient une large marge, Godfrey et Carlos compris.

— Elle en a encore amené un gros, nota Carlos. — Heureusement que ce n’est pas pour notre classe.

— Mettre des première année face à ça, ce serait juste le nourrir, dit Godfrey. — Et ce qu’il y a d’effrayant à Kimberly, on ne peut pas jurer que ça n’arrivera pas.

Tout à leur conversation, ils ne remarquèrent pas l’élève derrière eux, qui tirait sa baguette avec un sourire mauvais.

— …EXTRUDITOR.

Un sort, lancé discrètement. Les oreilles de Carlos le saisirent, et ses yeux s’écarquillèrent.

— Al, attention !

— Hng ?!

Deux mains poussèrent Godfrey de côté. Le sort qui le visait frappa Carlos à la place et l’envoya voler droit devant.

— Carlos !

Carlos roula sur le sol et se cogna durement le dos. Quand il releva la tête, il se retrouva juste devant un phaea enragé. L’élève qui avait lancé le sort blêmit.

— M…Merde ! Ce gamin est si léger qu’il s’est fait expédier…

— Quelqu’un, à l’aide !

— Comment ? Toi, fais quelque chose !

Les première année se refilaient seulement le problème, sans qu’aucun ne fasse un pas en avant. Pendant ce temps, la bête avançait à petits pas vers Carlos, les crocs de sa mâchoire inférieure étincelant.

— … Oh là. Je te promets que je n’ai pas bon goût…

Carlos sourit, tâchant de montrer qu’il n’était pas hostile. La phaea n’y vit que du feu. Vanessa l’avait tenue par la force alors il avait une dent contre le genre humain.

Saisissant l’intention violente, Carlos tira sa lame, la main tremblante.

— …Tu n’es pas disposé à écouter, alors… ?

Au moindre mouvement pour se relever, la bête attaquerait. Carlos se contenta donc de la tenir à distance avec son athamé, ce qui l’empêchait de détaler. Au mieux, il gagnait du temps pour qu’un professeur arrive, mais cela paraissait improbable.

Puis un garçon s’interposa entre eux et la bête. Évidemment, c’était Godfrey.

— Hein ?! N’insiste pas, Al ! Pars d’ici ! Je trouverai une solution !

— Hors de question ! répliqua Godfrey sèchement.

Il leva son athamé, toisant la bête qui grondait.

— Ôte ton groin immonde de mon ami, monstre !

Tout en parlant, il se dit ceci : La situation est simple. Ton ami est en difficulté. La menace contre sa vie est devant toi. Pas de retraite possible ni d’aide extérieure. Pas d’autre option que riposter.

Pour cela, il te faut un sort. Est-ce que cela ne suffit pas ? Quelle raison y a-t-il d’hésiter ?

Aucune.

Balance la sauce ! Logique, instinct, conscient ou inconscient : ici et maintenant, obéis à ma volonté !

— FLAMMA !

 

— J’apprécie votre raisonnement, mais n’est-ce pas un peu dur ?

Ailleurs dans le bâtiment, Garland faisait face à une sorcière bien plus âgée que lui. Le sens de ses paroles ne lui échappa pas.

— …Mr. Godfrey, vous voulez dire que ?

— Oui. Il travaille dur, et c’est navrant de le voir non récompensé. C’en est douloureux à regarder.

Inutile de dissimuler ce qu’il éprouvait. Gilchrist ne lui jeta pas un regard.

— Il est comme ça depuis un moment, dit-elle. — Tout ce temps où il a appris chez lui, bien avant même de venir ici.

— …Je m’en doute, oui. Son précepteur a tout gâché et a aggravé cela au fil des ans.

— Probablement une erreur dès le départ. La puissance de sortie de son premier sort s’est révélée inattendue, et le mage qui l’enseignait a supposé un manque de contrôle. Alors on lui a appris à l’étouffer. Sans se douter que c’était la pire chose à faire.

Son analyse posée, la sorcière se tourna vers Garland.

— Vous l’avez remarqué vous-même. La puissance potentielle de ce garçon est de très loin la plus grande de sa promotion. Elle ne fera que croître. Peu sur le campus seront capables de lui tenir tête. Et pourtant, l’essentiel de ce talent prodigieux est gaspillé à tenter de brider sa propre magie. Comment un sort pourrait-il fonctionner ? L’énergie immense qu’une incantation met en mouvement est refoulée en lui à parts égales. Ce qui sort de son athamé n’est que le trop-plein de cette lutte titanesque.

Garland acquiesça. Il avait repéré le potentiel tapi sous ce problème sur le site de l’examen. C’est pourquoi il avait plaidé pour l’inscription du garçon auprès de Gilchrist. Mais il contestait son approche de la solution.

— Je pourrais l’y guider en douceur, admit-elle. — Cela résoudrait le problème immédiat. Ce serait exactement aussi efficace que vous l’espérez. Cependant, serait-ce vraiment pour le mieux après toutes ces années de lutte ? Tout ce temps sans succès, traité avec mépris, pris de haut, ravalant sa propre frustration. La majeure partie de sa vie a été comme ça. Si mes conseils résolvaient le problème, ce serait mon œuvre, pas la sienne. Peut-être en serait-il ravi ! Peut-être se sentirait-il sauvé. Mais est-ce que cela voudrait vraiment dire quelque chose ?

Cela sonnait juste, et Garland cessa de protester.

— Tout ce temps, perdu dans une poursuite vaine. Tout ce labeur. De quoi faire lever la main aux yeux de n’importe qui. Il doit le reconquérir par lui-même. Savoir qu’il s’est sauvé lui-même, qu’il s’est taillé sa propre voie. Alors seulement, il sera vraiment…

Avant qu’elle ne termine, une détonation couvrit sa voix. Garland s’élança hors de la salle et trouva les élèves du couloir en émoi.

— Q…qu’est-ce que c’était que ce bruit ?

— Une explosion ? Où ça ?

Gilchrist renifla. Elle avait senti l’onde de mana lui effleurer la peau et en connaissait la cause.

— …Il a enfin brisé sa coquille. Ce fut laborieux.

En un instant, une vague de chaleur rendit gris cendre tout le secteur de l’entrée de l’école.

— …Al…

Les élèves, déconcertés, restaient bouche bée. La mâchoire de Carlos en resta pendante. Leur ami les avait protégés avec un sort de feu, et les flammes ainsi créées avaient réduit la bête en un tas de cendres.

— …Je suppose que j’ai trouvé, marmonna Godfrey sans se retourner.

Les flammes lui avaient échappé et lui avaient calciné le bras jusqu’au coude, mais son expression laissait entendre que tout s’éclairait maintenant.

Les années de dureté et de souffrance étaient derrière lui ; il avait fait sienne cette puissance.

Godfrey rumina ce dénouement quelques secondes, puis se tourna vers Carlos, l’athamé toujours serré dans sa main brûlée. Il esquissa un sourire.

— Ça valait la peine de faire confiance à ses amis, Carlos. Tu avais bien vu le coup venir.

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