Rotss T7 - prologue

Prologue

Là où il y a du danger, il y a des récompenses. C’est pourquoi les élèves de Kimberly s’enfoncent dans les profondeurs du labyrinthe.

Faune et flore rares, minéraux précieux, voire écrits antiques, pour un mage, le labyrinthe est une véritable mine d’or. La densité des ressources qu’on y trouve est sans commune mesure. À la surface, certains matériaux nécessiteraient de parcourir le monde entier pour être trouvés, alors qu’ici, ils abondent à presque chaque strate.

Mais récolter ces trésors exige un réel savoir-faire. En revenir vivant n’est qu’un prérequis, la vraie difficulté réside dans la capacité à localiser ce que l’on est venu chercher, au cœur de ce dédale tentaculaire. Distinguer un remède d’un poison, reconnaître une veine minérale, suivre les traces d’une créature magique et la capturer avec efficacité, celui qui maîtrise tous ces arts récoltera les dons du labyrinthe en abondance.

— Héhééé ! Vous croyez vraiment pouvoir nous échapper aussi facilement ?!

Pamela Gorton, élève de cinquième année, connaissait bien la richesse du labyrinthe. Aux confins de la troisième couche, dans le Marais Miasmatique, elle menait un groupe d’élèves plus jeunes à la poursuite d’un amphiriche[1]. Ce magifaune amphibien utilisait ses nageoires pour se déplacer dans les airs, planant au-dessus des marais. Ces dernières pouvaient être revendues comme pierres de sort de haute qualité. Le groupe de Pamela peinait à suivre.

— Il change de cap ! À toi, Hugh !

TONITRUS !

Leur traque acharnée fit paniquer l’amphiriche, qui obliqua à gauche, comme prévu. Un groupe était en embuscade et un élève lança un sort. La créature s’écrasa sur le flanc, immobile. Deux chasseurs bondirent et l’immobilisèrent. Le lanceur sortit timidement la tête des fourrés.

— J-je l’ai eu… ?

— Ouais ! Bien joué !

— Ouf… !

Comme Gorton le leur avait appris, l’un d’eux visa un point vital pour l’achever. Le groupe leva leur prise en l’air dans la jubilation. Les bêtes agressives attaquaient à vue, mais dans les couches inférieures du labyrinthe, cela en faisait des cibles faciles. Ce sont les créatures prudentes et cachées qui mettaient les talents de chasseur à l’épreuve. Et la majorité des magifaunes du labyrinthe appartenaient à cette seconde catégorie. Ce groupe-là pistait cet amphiriche depuis plusieurs jours.

— Parfait, lança Gorton, souriante devant la joie de ses élèves. — Il est bien costaud, alors ramenez aussi la viande. La chair près de la queue est très prisée. Les Gourmets y mettront le prix.

— Ça se mange, ce machin ?!

— Plutôt crever…

— Ils bouffent tout, eux…

En ronchonnant, ils emballèrent leur butin, chacun prenant sa part. Gorton leur tourna le dos.

— Allez-y sans moi.

— Hein ?

— Je vais encore visiter cette couche. Emportez ma part.

Elle leur fit signe de partir. Ils haussèrent les épaules et s’éloignèrent. Lorsqu’elle fut certaine qu’ils étaient hors de portée, elle prit la parole à nouveau.

— Qu’est-ce que tu vas me prendre, Rivermoore ?

Le sol se mit à onduler devant elle. Une sphère sinistre faite d’ossements émergea de la boue. Et en son sein : un sorcier à l’allure de prêtre dévoyé, au sourire carnassier.

— Tu as l’œil. J’ai toujours eu un faible pour les morceaux de choix.

— Ça commence bien. Tu sais comment parler aux dames.

Gorton conserva un ton sarcastique, mais son regard ne le quittait pas.

— Tu es là pour acheter ? Je vends au prix du marché.

— Et tu as bien raison. Tu sais porter le coup final. Mais je viens pour autre chose.

Rivermoore balaya Gorton du regard — au-delà de ses vêtements, de sa peau, de ses muscles.

— Je veux ta deuxième vertèbre lombaire. Dis un prix, je réfléchirai.

— N’importe quoi. Mon corps n’est pas à vendre.

Sa voix se durcit. Elle savait que cette discussion était telle une bombe à retardement.

— Je t’ai déjà dit que je ne vendais pas. Si tu veux vraiment la prendre, alors tu n’es qu’un voleur.

— Je vois.

Il tourna la tête dans la direction où avait fui son groupe.

— Tu savais que ça tournerait ainsi, alors tu les as éloignés ? T’es un vrai mentor maintenant. Le temps passe vite.

— Pas vrai ? Je suis déjà en cinquième année. Faut bien cesser d’avoir peur, un jour.

Elle se souvenait de leur dernier affrontement, quand ils étaient encore novices. L’homme qui l’avait sauvée ce jour-là lui avait dit : « Deviens plus forte. La prochaine fois, c’est toi qui protègeras les plus jeunes. »

— Je suis la Vendeuse du Labyrinthe, Pamela Gorton. Protégée du Survivant, Kevin Walker. Prête quand vous l’êtes !

Elle dégaina son athamé et le sourire de Rivermoore se tordit en une grimace spectrale.

IMPETUS !

La Vendeuse lança la première attaque. Rivermoore laissa tranquillement le sort de vent s’écraser sur son bouclier d’os.

— Hm.

Il aperçut une bouteille à ses pieds, cachée sous sa robe. Elle était presque vide, donc son contenu s’était déjà dispersé. Mais pourquoi ? Il n’eut pas à chercher la réponse. Une nuée d’insectes à ailes translucides l’entoura, réduisant drastiquement sa vision. Il se mit grogner.

— Du poisson volant. Tu as répandu leur parfum sur mes os pour les attirer.

— J’ai pas ton niveau. Mais je connais mieux la zone que toi.

Gorton sourit. Le flacon contenait une potion vaporisée, portée par le vent vers les os de Rivermoore, que le sort avait quand même touchés malgré le bouclier. Cela n’avait servi qu’à attirer une nuée d’insectes, mais en aussi grand nombre, ils ne passeraient pas inaperçus. D’autres magifaunes des marais arrivaient. Rivermoore plissa les yeux.

— Des serpents des vents attirés par leurs proies favorites… Et des lézards langue-longue qui mangent ces serpents. Tu as déclenché toute la chaîne alimentaire. Ce qui signifie…

Même en murmurant, il n’eut pas le temps de finir. Le sol explosa non loin, et un être colossal surgit. Un ver géant, le plus grand prédateur de la couche Rivermoore esquiva l’attaque du haut de son serpent osseux, véritablement impressionné.

— …tu te bats vraiment comme le Survivant. Tu as bien appris, Gorton.

— Connaître son environnement, s’y harmoniser, puis l’utiliser. C’est la base de la survie. Tes ossements n’ont pas leur place ici.

Gorton avait poussé Rivermoore dans le mécanisme de la chaîne alimentaire, tout en restant à l’extérieur, libre de lancer ses sorts. Ce n’était plus un duel, car elle avait mobilisé tout l’écosystème de la troisième couche contre lui. Et elle disait vrai. Rivermoore grimaça.

— Bien joué, admit-il. — Mais sais-tu ce qui régnait autrefois dans cette couche, non ?

Comme en réponse à son appel, une portion du sol se liquéfia, tourbillonna et une gueule d’os béante en jaillit. Gorton recula d’un bond. Le flot aspirait le ver, qui fut tranché net en deux.

Elle resta figée.

— …?!

— Le prédateur suprême d’antan. Il ne reste que ses os.

La venue de cet ancien roi de la couche fit fuir toutes les créatures. Poissons du ciel et vers s’éparpillèrent comme des araignées nouveau-nées. Dans le silence ainsi créé se tenaient Rivermoore et le squelette qu’il contrôlait.

— Cette terreur ancienne vit encore en lui, grogna-t-il.

— Tu fouilles les cadavres, mais tu ne vois que le passé.

Il tourna lentement sur lui-même. Gorton ne lançait plus de sorts. Elle avait déjà disparu. Mais Rivermoore perçut des pas s’éloignant. Trois créatures osseuses se formèrent à ses pieds et s’élancèrent dans le marais. L’une d’elles referma sa mâchoire sur la jambe de sa proie.

— Gah… !

— Je savais que tu fuirais dès que la situation tournerait mal.

Il suivit le mouvement depuis le dos de son serpent osseux, jusqu’à retrouver la Vendeuse du Labyrinthe, plaquée au sol. La queue du serpent frappa l’athamé de ses mains, l’empêchant de riposter.

Rivermoore descendit de sa monture. Il saisit fermement Gorton à la gorge et la redressa.

— La viande qui se bat de toutes ses forces laisse les plus beaux os. Je vais juste prendre un petit morceau de ta vie, Gorton.

— …Tu verras, les intérêts vont te coûter cher… !

Mais les mots étaient tout ce qui restait à la Vendeuse.

Rivermoore les goûta avec plaisir puis planta son athamé dans sa chair.

***

Quelques heures plus tard, dans la caverne située juste après la fin de la deuxième couche, là où s’était tenue la Bataille des Armées de l’Enfer.

— Cette fois, j’y suis arrivé d’un coup. Dommage ! Une fois que tu as réussi, faut attendre un an pour recommencer ! Et c’était si drôle…

Marmonnant pour lui-même, Yuri Leik avançait dans l’obscurité. Chaque jour l’emmenait un peu plus profondément dans le labyrinthe, et la moitié de la troisième couche entrait déjà dans son périmètre d’action.

— La place de la Bibliothèque a l’air sympa aussi, mais en solo, j’y laisserais sûrement ma peau. Faudrait que je voie si Oliver est partant…Hm ?

Ses pensées furent interrompues. Il s’arrêta net. Quelque chose se trouvait au sol, juste devant lui. En apercevant un uniforme, il s’élança.

— Une élève ? Hé, ça va ?

Aucune réponse. Il s’agenouilla pour l’examiner. C’était une ainée, inconsciente, le teint blafard. Yuri reconnut sa bouche exceptionnellement large. Il lui avait déjà acheté des choses dans sa boutique de la première couche.

— Gorton, cinquième année. Aucune blessure visible…

Il écarta sa robe pour une inspection rapide, mais ne constata rien qui nécessitât un soin d’urgence. Pourtant, un sentiment étrange le frappa. Il s’attarda sur cette impression, puis chuchota :

— Hm… On dirait que… quelque chose d’essentiel a été arraché de son corps.

***

Pendant ce temps, sur l’Allée des Fleurs menant à Kimberly, la tiédeur du printemps commençait à faire éclore les bourgeons.

— Alors je lui dis : « Hé, t’as foiré ton sort. Le crâne brillant d’un type lambda va pas se garnir de cheveux juste parce que tu prononces Progressio. C’est pas comme si t’avais semé des graines. »

Un homme se tenait devant les dahlias, entouré d’élèves de sa promotion, parlant avec un enthousiasme mal dosé. Il s’agissait du président du Conseil en personne : Alvin Godfrey. Il se produisait dans une classique routine de comédie magique, mais tant sa voix que ses gestes manquaient cruellement de naturel, tuant dans l’œuf toute tentative d’humour. Il cabotinait à outrance.

— Et lui m’a répondu : “Logique. La prochaine fois, je sèmerai d’abord. Mais quel genre de graines ? Des vignes grimpantes ? » Impossible de supporter davantage ce délire, je l’ai laissé. Et le lendemain matin…

— Pitié, assez.

— Casse-toi. Au suivant !

Les dahlias n’étaient pas disposés à écouter toute l’histoire et le renvoyèrent sans ménagement. Godfrey demeura figé plusieurs secondes, puis se détourna, les épaules tremblantes. Il s’assit près de Lesedi, qui avait déjà passé son tour, la tête basse.

— …Ngh… !

— Tu trembles carrément. — J’ai… J’ai répété pendant six mois…

— T’es incorrigible, lança Lesedi avec un petit rire moqueur.

C’était du pur Godfrey : se donner à fond, même quand personne ne le lui demandait. Il avait toujours été ainsi depuis qu’elle l’avait rencontré, et n’avait toujours pas appris à s’adapter au monde. Elle sourit, puis tourna son regard vers les artistes suivants.

— Les dahlias ont toujours été un public impitoyable. Mais cette scène nous ramène bien à la réalité. Il fut un temps où c’était nous qui descendions cette allée. Et nous voilà en train de lancer le sort du printemps.

Son ton était léger, mais ses mots avaient un poids.

Ils avaient survécu à six années entières à Kimberly et vu tant d’élèves tomber.

Trop d’élèves, parmi lesquels figuraient des amis chers.

À cette pensée, Godfrey serra les poings.

— Je n’attends pas grand-chose de notre dernière année. Mais au moins…

Il releva les yeux. Le poids de sa charge de président reposait pleinement sur ses épaules.

— …jusqu’à l’obtention de mon diplôme, je ne veux plus perdre qui que ce soit.

[1] « Richman » en anglais. On a opté pour « Amphiriche » car c’est un amphibien de valeur. On garde l’esprit de la chose car en anglais, rien n’évoquait le caractère amphibien de ce magifaune.

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