Rotss T7 - chapitre 4
La Despote
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Traduction : Raitei
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Les matchs de la ligue des classes inférieures s’étaient déroulés sans accroc, et dès le lendemain avait lieu l’épreuve tant attendue : les qualifs des divisions intermédiaire et supérieure. Les écrans montraient les élèves de quatrième et cinquième année au point de départ, sur la première couche du labyrinthe. Glenda était surexcitée, comme si l’on assistait déjà aux phases finales.
— Les deuxième et troisième année ont montré ce qu’ils savaient faire, mais place aux divisions supérieures ! Pour les qualifications, on reste sur du classique : une course à travers le labyrinthe ! Le départ se fait au niveau de la première couche, et l’objectif est situé dans la troisième ! Les quatrième année auront cinq minutes d’avance !
— Ce format reste ce qu’on a trouvé de plus pertinent pour juger les capacités globales. Contrairement aux plus jeunes, à ce niveau, les élèves ne sont pas encore en équipes. Les plus âgés n’ont besoin de personne pour franchir une telle épreuve. Et si l’écart d’âge reste important, le fossé se resserre. C’est pour cela que nous avons scindé les classes supérieures en deux divisions : Quatrième/cinquième années d’un côté, sixième/septième de l’autre.
— Et voilà nos quatrième année qui filent sur les sentiers silencieux et changeants comme s’ils étaient dans leur propre jardin ! Plus besoin de réfléchir à la configuration des chemins : leurs corps connaissent déjà la logique du terrain ! Mais attention, on est dans la ligue de combat ! Ce n’est que la première couche, mais n’espérez pas la traverser en sifflant joyeusement !
Glenda n’exagérait pas. Le groupe de tête progressait vite… jusqu’à ce qu’il tombe sur une salle où cinq passages convergeaient où il s’immobilisa net. Là où aurait dû se trouver la sortie se dressait un étrange tube en spirale, entièrement tordu vers le bas.
— Mince, un golem-caverne ?
— Impossible de passer en force.
Les murs étaient envahis de golems et de pièges magiques. Les élèves maugréèrent, mais ils ne pouvaient s’arrêter là. Tous dégainèrent leur athamé… et s’élancèrent dans l’obstacle qui les attendait.
Dans les gradins, Nanao pointait l’écran avec excitation.
— Oliver ! C’est la caverne que nous avons traversée !
— En effet. Avec l’aide du président Godfrey…
Oliver hocha la tête, les souvenirs vifs de leur poursuite d’Enrico et du Pete captif refaisant surface. Cela leur avait presque coûté la vie… mais à côté de ce que traversaient leurs ainés, ce n’était rien. Des golems partout, des pièges à foison, un couloir vivant, ondulant, le sol lui-même instable… Même aujourd’hui, Oliver n’était pas sûr de pouvoir y survivre avec Nanao.
— …Si la première couche est déjà dans cet état, les divisions supérieures porte bien leur nom, murmura Chela.
— Mon Dieu… souffla Katie. — À quoi doit ressembler la deuxième couche ?
Ce qui suivit… dépassa toutes leurs craintes.
À peine les meneurs de quatrième et cinquième année sortis du golem-caverne, ils tombèrent sur une forêt animée, baignée d’un brouillard blanc teinté de rouge.
— Erk.
— …Oh Ciel.
Même les aînés furent pris de court, portant aussitôt leurs mains à la bouche et au nez. Ce n’était pas une simple brume : l’air était vicié. L’origine ?
La quantité astronomique de pollen émise par la magiflore de cette deuxième couche. Et inutile de préciser qu’il ne s’agissait pas d’un pollen inoffensif, car à une telle densité, y pénétrer sans préparation suffisait à vous laisser dans les vapes en quelques secondes.
— Quelle horreur. Même en haute saison, c’est jamais aussi dense.
— Avec la bonne respiration, on peut éviter le pire. Mais avec cette visibilité…
— Pas moyen d’avancer vite ici.
Tous râlaient contre les conditions… mais dans la brume, on entendait du remue-ménage. Puis des grognements graves. Des bêtes. Les athamés furent brandis.
— Évidemment qu’il y a des bêtes là-dedans !
— Allez, passe devant !
— Non, toi d’abord !
Personne ne voulait ouvrir la marche dans ce nuage, mais ils finirent tous par y plonger. Attaqués de toutes parts par des créatures dont ils ne distinguaient même pas la silhouette.
— Les meneurs plongent dans la deuxième couche ! Le pollen est si dense qu’ils ne voient même plus où ils vont ! C’est l’enfer !
— Ça peut sembler absurde, mais c’est un excellent entraînement en conditions climatiques extrêmes. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec le professeur Holzwirt pour créer cet environnement. Il faut maîtriser la respiration purificatrice pour filtrer le poison ambiant, et faire preuve de finesse pour conserver cette technique tout en affrontant des créatures magiques. Deux compétences essentielles à toute chasse gnostique.
— L’explication a beau être logique, ça n’en est pas moins infernal ! Mais nos aînés ne lâchent rien. Malgré les jurons, ils foncent droit dedans ! Voilà pourquoi on dit que Kimberly est juste une école pour futurs chasseurs de Gnostiques.
— Allons donc.
Glenda tournait en dérision sa propre école, et Garland n’avait pas l’air vraiment en désaccord. Le public riait aux éclats. C’était là tout Kimberly, comme à l’époque où Garland y étudiait lui-même.
Conditions impitoyables, et pourtant les aînés avançaient avec assurance. Les plus jeunes ne pouvaient détourner les yeux de l’écran.
— Atchoum ! Juste de regarder, ça me donne envie d’éternuer, grogna Guy.
— Ah-ha-ha ! Moi aussi, moi aussi, ricana Yuri.
— Respiration purificatrice… murmura Pete. Oliver, tu sais faire ça ?
— Je peux, oui. Mais quand les toxines sont aussi denses, c’est difficile de tout filtrer. C’est comme le Parfum la dernière fois. Il faut traverser le nuage de pollen le plus vite possible, mais si on accélère trop, on s’essouffle et on ne peut plus maintenir la technique. C’est un équilibre délicat.
— Si le corps, la technique et l’endurance ne sont pas en synchro, c’en est fini. Moi, évidemment, je tiendrais sans aucun souci.
Une voix s’éleva à côté d’eux. Oliver se tourna.
— Miss Cornwallis. Mes félicitations tardives pour la qualification en finale.
— Ne va pas trop vite en besogne. Nous sommes désormais rivaux. Et sache-le bien, cette fois, c’est nous qui gagnerons.
Elle le désigna théâtralement du doigt. Derrière elle, son servant, Fay Willock, poussa un soupir.
— J’ai dit qu’il fallait arrêter de chercher la bagarre… Excuse-la, Mr. Horn. Nous avons regardé le match, et nous avons été sincèrement impressionnées par tes performances.
— Moi, je n’ai pas été impressionnée. Je sais faire tout ce qu’il a fait !
— Stacy… murmura doucement Chela. — Excuse-la, Oliver. Elle ne peut pas s’en empêcher devant quelqu’un qu’elle admire.
Chela faisait équipe avec Stacy et Fay pour cette ligue. Sachant que Stacy et elle étaient des demi-sœurs ayant vécu éloignées, Oliver était simplement heureux de voir leur relation s’améliorer. Le reproche de Chela adoucit quelque peu le ton de Stacy. Elle s’approcha.
— Hibiya et toi, je comprends. Mais dis au transféré de prendre la finale au sérieux, chuchota-t-elle en jetant un œil à Yuri. — Il est si… ailleurs, c’en est agaçant. Ou bien… c’est volontaire ? Il cache des secrets, non ?
— …Interprète la chose comme bon te semble.
Une réponse terriblement évasive. Il venait justement de faire la leçon à Yuri à ce sujet, donc elle n’avait pas tort. Stacy fronça les sourcils, mais avant qu’elle ne réplique, Oliver ramena le sujet au match en cours.
— Les meneurs arrivent à la fin de la deuxième couche. Le point culminant approche.
— Oh.
— Hein ?
La fin de la deuxième couche, la fameuse Bataille des Armées de l’Enfer. Un lieu que les ainés connaissaient par cœur… mais aujourd’hui, ils réagirent comme s’ils le découvraient. Deux armées squelettiques se faisaient face, infanterie, cavalerie, bestioles… les forces s’étendaient à perte de vue. L’échelle dépassait tout ce que l’on avait vu jusque-là, d’un ordre de grandeur supérieur.
À peine les premiers élèves posèrent-ils le pied sur le champ de bataille que les gongs retentirent : la guerre commençait. Les cavaliers-bêtes soulevèrent des nuées de poussière, les chevaliers contournèrent les flancs, et les fantassins s’avancèrent lentement mais sûrement, comme un mur en marche. Les élèves de quatrième et cinquième année restèrent un instant bouche bée au bord du champ.
— Bon sang ! Y a combien de spartoi ?
— Peut-être dix mille. J’en ai jamais vu autant ici.
— On est censés gagner ? Il va falloir du renfort…
— Pas d’inquiétude, d’autres arrivent, dit un élève en jetant un œil par-dessus son épaule.
Quelques instants plus tard, un nouveau groupe émergea de la forêt, plus de trente élèves.
— …Va falloir choisir une stratégie vite fait, lança une fille en roulant des yeux. — Les traînards devront s’y raccrocher.
— C’est à notre chef de choisir la strat. On commence par ceux-là, puis on enchaîne avec ceux-là-bas, ce genre de choses. Mais faut pas traîner.
— Ouais. C’est le moment de briller, non, candidat à la présidence ?
Tous se tournèrent vers la tête du groupe, où un élève de cinquième année époussetait méthodiquement le pollen de son visage avec un mouchoir. Impossible pour lui d’ignorer un tel appel : Percival Whalley dégaina son athamé.
— Fort bien, dit-il. — Exécutez mes ordres, mes pions.
Après un brin de préparation, les quatrième et cinquième année se lancèrent dans cette mêlée sans précédent. Divisés en escouades, ils entamèrent leur percée à travers les troupes squelettiques. Oliver observait avec intensité depuis les gradins. Il s’attendait à une mêlée confuse où ce serait du chacun pour soi, mais chaque élève jouait son rôle : tactiques de diversion, stratégies d’usure, attaques-surprises, tout était coordonné avec maîtrise.
— …Une stratégie plutôt orthodoxe. Il y a clairement quelqu’un aux commandes.
— Probablement Mr. Whalley, dit Chela. — Lui et son groupe étaient en tête du peloton.
Oliver acquiesça. Les qualifications autorisaient le jeu collectif improvisé, et celui qui souhaitait prendre les rênes d’une telle opération devait avoir maintenu sa position en première ligne. Avoir un bon noyau de partisans autour de soi était aussi un atout. Whalley n’avait négligé ni l’un ni l’autre. Mais les louanges de Chela ne s’arrêtaient pas là :
— C’est un meneur accompli. Peut-être brille-t-il davantage à la tête d’une armée qu’en duel individuel. Les mages de sa trempe sont rares.
— Mais il avait tout préparé à l’avance, non ? dit Guy. — C’est normal qu’ils le suivent.
— Et cette préparation fait partie de notre évaluation, répondit Oliver. —Convaincre des élèves de cette école de suivre ton plan est déjà un exploit. Imagine convaincre, disons… Rossi et Albright ?
— Ça serait l’enfer. Je préférerais dompter un griffon, grogna Guy.
Le combat faisait rage. Les quatrième et cinquième année approchaient peu à peu du général ennemi. Les ordres de Whalley dictaient le rythme, et les retardataires n’avaient plus aucune marge pour intervenir. Il y avait sans doute plusieurs partisans de la Garde du Campus dans ces qualifications, mais dans ces promotions, à ce stade, la faction de Leoncio dominait clairement.
— Et voilà, rideau ! Tous les qualifiés ont franchi la ligne d’arrivée, les sélections sont closes ! Félicitations à ceux qui accèdent à la phase principale ! Pour les autres, jetez-vous dans vos lamentations ! Pleurez, hurlez, maudissez votre médiocrité, car vous pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes !
Lorsque le dernier élève franchit la sortie de la troisième couche, Glenda sonna la fin de l’épreuve. Elle ne faisait pas dans la dentelle, quel que soit le niveau des participants. Les vaincus se mirent à jurer en grinçant des dents et se replièrent en silence sans que Glenda ne leur accorde le moindre regard.
— Ils doivent encore réajuster le parcours, mais dans deux heures, ce sera les qualifs des sixième et septième année pour la division supérieure ! Le règlement reste globalement identique, mais la difficulté monte en flèche ! Cette fois, on va vraiment voir ce que les meilleurs de Kimberly ont dans le ventre !
Deux heures plus tard, les élèves de sixième et septième année se tenaient sur la première couche, prêts à débuter l’épreuve. Là où ceux de la division intermédiaire affichaient une compétitivité à peine voilée, leurs aînés étaient bien plus posés. Certains affichaient même des sourires cordiaux, ce qui, selon certains, trahissait simplement qu’ils étaient si accoutumés au combat mortel qu’ils n’avaient besoin d’aucune préparation visible. Survivre aussi longtemps dans ce creuset forgeait forcément l’esprit comme de l’acier poli.
— N’allez pas croire qu’une épreuve qualificative est facile, lança une voix.
Le locuteur n’était autre que le meilleur élève de la promotion, le président du Conseil des élèves, Alvin Godfrey. Il projetait volontairement sa voix, de sorte que tous l’entendent, pas seulement les camarades autour de lui.
— Non, oubliez ça. Attendez-vous au pire. N’entrez pas dans ce labyrinthe en pensant que la difficulté ne sera que d’un cran de plus de la division intermédiaire.
— J’en mettrais ma main à couper, souffla Tim Linton.
— Nos professeurs sont des ordures, acquiesça Lesedi Ingwe.
Tous deux observaient attentivement le groupe voisin : les partisans de Leoncio. Un danger aussi grand que celui que leur réservaient les enseignants. À leur niveau, les règles contre les interférences directes n’étaient guère plus solides qu’un voile de papier. Leoncio, remarquant leurs regards, ne fit que renifler. L’elfe à ses côtés, elle, ricana.
— Pas la peine de dresser les oreilles, Lesedi. On ne va pas interférer. C’est contraire au règlement !
— Je suis pas assez bête pour croire que toi, tu vas soudainement devenir respectueuse des règles. Tu fais un faux pas, je tire pour tuer. Fin de la discussion.
Lesedi tourna le dos, conversation close. Si quelqu’un violait les règles, riposter était autorisé, et selon l’humeur de certains, cette épreuve qualificative pouvait dégénérer à tout moment en guerre totale. Mais en l’état, les deux grandes factions restaient regroupées autour de leurs leaders, s’équilibrant mutuellement. Et tandis que la Garde fusillait ses adversaires du regard, une sorcière à la frange masquant un œil se glissa à leurs côtés.
— Le plus grand arbre fait le meilleur abri. Je peux me joindre à vous ?
— Fais donc, répondit Lesedi avec un hochement de tête. — Tu représentes la Garde. Pas envie que tu sois éjectée par accident.
Cela convenait parfaitement à Vera Miligan, qui se joignit aussitôt à leur groupe. En tant que candidate à la présidence, elle représentait une cible privilégiée, la protection du groupe de Godfrey n’était donc pas un luxe.
Alors que chaque camp recrutait davantage, Tim ricana.
— Vu comme on s’agglutine, même plus la peine d’essayer de se tirer dans les pattes.
— Le président ne s’inquiète pas que pour ça, répondit Miligan. — Il y a pire que…
Elle s’interrompit, se retournant d’un coup. Tous les regards convergèrent vers un point précis : un élève de septième année vêtu de vêtements sacerdotaux.
— Que de haine ici, dit-il. — Vous êtes toujours à vous dévorer du regard ?
— …Voilà ton objectif, Leik, dit Oliver.
Dans les gradins, ils virent le sorcier rejoindre sereinement la file des aînés. Yuri se leva d’un bond, les yeux brillants.
— C’est Rivermoore ?! Ouah, il colle parfaitement aux descriptions ! Il dégage une aura… incroyable !
— Je plaisantais à moitié… mais qu’il vienne vraiment… murmura Oliver, fronçant les sourcils.
Yuri, lui, trépignait d’impatience.
— Oooh, j’ai trop hâte de lui parler ! Tu crois qu’il ira où après ?!
— Du calme. D’après le règlement, tous les participants doivent revenir au bâtiment après l’épreuve. Tu pourras lui parler à ce moment-là. Mais surtout, ne t’avise pas d’aller le chercher dans le labyrinthe.
Oliver insista. Arrêter les pulsions suicidaires de Yuri exigeait presque autant de lucidité que participer à un match de la ligue.
On aurait dit que la lumière s’était assombrie sur la première couche.
Le premier à réagir fut le leader de l’ancien conseil, Leoncio. Il s’adressa à Rivermoore comme à un vieil ami.
— Tu es venu, Rivermoore ? Voilà une surprise. Ces festivités te tentent rarement.
— Je viens quand cela m’arrange, si la récompense en vaut la peine, répliqua le sorcier avec légèreté.
Godfrey fronça les sourcils.
— Tu vises le dragrium ? La directrice a sorti la grosse carotte.
— Et toi, tout ce qui t’importe, c’est l’élection, n’est-ce pas ? railla Rivermoore. — L’esprit du tournoi te passe largement au-dessus.
Mais déjà, la voix de Garland résonna via les golems de surveillance : le départ était imminent.
— Le bavardage est fini, dit Lesedi en dégainant. — C’est l’heure.
Quelques secondes plus tard, le compte à rebours commença. Dès que le buzzer retentirait, les deux factions entreraient en compétition féroce, et les élèves indépendants resteraient bien à l’arrière. Tous cherchaient le moindre avantage.
— Trois, deux, un… Partez !
Et à l’instant même où le match débuta, Godfrey anéantit tous les plans. Pointant son athamé à ses pieds, il cria :
— CALIDI IGNIS !
Un incendie dévorant creusa un puits de flammes sous leurs pieds, et alors que les parois rougeoyaient encore, Godfrey et les siens s’y engouffrèrent. Un instant plus tard, tous les autres élèves sautèrent à leur tour.
— Q-Quelle surprise ! s’écria Glenda. — Le président Godfrey ignore le chemin prévu et défonce littéralement le sol ! Compte-t-il tracer une ligne droite jusqu’à la deuxième couche ?!
Les spectateurs rugissaient, mais Oliver se frottait les tempes.
— Il vient de… Non, son flux magique est encore pire qu’avant. Il est maintenant assez puissant pour ignorer les contraintes du labyrinthe.
— Bon sang. C’est pas un peu excessif ? demanda Guy, penché de côté. — Il pourrait passer les qualifications sans faire ça.
— Ce n’est pas une question de gagner, répondit Pete. — Tous ceux qui ont sauté peuvent emprunter le raccourci. Il ne cherche pas à les empêcher. Donc ce n’est pas une manœuvre de domination.
Par le tunnel qu’il avait ouvert, le groupe de Godfrey atterrit dans le couloir inférieur et repartit en courant. Leoncio les rattrapa bientôt.
— Pas très élégant, Godfrey. Tu as oublié la règle tacite d’une course dans le labyrinthe ? Ne casse que ce qui doit l’être.
— J’ai décidé d’ignorer ça, cette fois. J’ai… un mauvais pressentiment.
Godfrey jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vérifiant que tous les participants avaient sauté avec lui. L’alchimiste de la faction de Leoncio comprit aussitôt.
— Ah, dit Gino Beltrami. — Tu n’essaies pas de gagner du temps, mais d’empêcher les autres de rester en arrière.
— Ha-ha ! Charmant. Je soutiens ! Tous main dans la main jusqu’à l’arrivée !
Khiirgi poussa un rire vaporeux, et Lesedi la fusilla du regard. Godfrey aperçut un autre raccourci devant lui et leva son athamé.
— Si je me trompe, je me rachèterai. Franchement, j’espère avoir tort… CALIDI IGNIS !
Et il creusa un second tunnel, y plongeant sans la moindre hésitation, comme s’il connaissait déjà tout l’itinéraire.
— I-ILS FONT PLEURER CES COMMENTATEURS QUE NOUS SOMMES ! se lamenta Glenda. — Le président transforme les qualifications en ligne droite, on n’a rien à commenter ! Est-ce qu’on aurait dû interdire les trous dans le sol, Maître Garland ?!
L’instructeur d’arts de l’épée grimaça.
— Difficile d’argumenter maintenant. Mais de toute façon, on savait que ces promotions ne peineraient pas sur la première couche. Et le format actuel repose sur des règles aussi flexibles que possible.
— Même comme ça, rien n’est plus triste qu’un commentateur sans matière ! Je comble quoi, moi, dans ce silence ?! Le président devrait penser à mes sentiments !
Mais aussi injuste que cela paraisse, les sixième et septième année venaient de traverser toute la première couche en la contournant presque entièrement. Premier et dernier pouvaient encore se voir, les pieds déjà tournés vers l’obstacle suivant.
— Deuxième couche atteinte. Si le but est juste de brûler cette forêt, ce serait simple…
Alors que la Garde s’élançait dans les sous-bois, elle s’arrêta net. Dans les cieux, ce n’étaient pas les oiseaux-wyvernes habituels, mais des créatures bien plus massives, aux ailes déployées. Le président fronça les sourcils.
— …Ils ont mis de véritables wyvernes ? On dirait la cinquième couche.
— Soyons heureux qu’il n’y ait pas de lindwurms, dit Lesedi.
— N’en sois pas si sûre. Il peut y avoir n’importe quoi dans cette forêt, murmura Tim, scrutant l’ombre des arbres. — La deuxième couche regorgeait toujours de vie, mais aujourd’hui… elle est étrangement silencieuse. Comme si les wyvernes n’étaient là que pour détourner l’attention du vrai danger, exactement le genre de ruse que la faculté de Kimberly affectionne.
Après quelques secondes de réflexion, Godfrey prit sa décision. Et comme toujours… il opta pour la solution radicale.
— Très bien. Tim — empoisonne-moi ça.
Un frisson parcourut les élèves. Tim sourit diaboliquement et ouvrit la sangle de sa sacoche.
— Une mélodie à mes oreilles ! Reculez ! Et ne respirez pas !
La foule avait déjà reculé. Quelques secondes plus tard, huit fioles s’envolèrent, explosèrent en l’air, relâchant une brume empoisonnée. Les élèves de Godfrey visèrent aussitôt le ciel :
— IMPETUS !
— !!! IMPETUS !!!
Les vents conjurés formèrent un courant ascendant, entraînant le poison vers le ciel. La brume atteignit les wyvernes… et leurs cris retentirent sur toute la couche.
— C’est l’empoisonneur en action ! Wow, c’est brutal ! hurlait Glenda, qui avait visiblement décidé de passer la journée à crier. — Les premiers wyvernes touchés sont tombés net, et le reste du groupe est en panique totale ! Et la forêt… elle pourrit sur place ! Mais qu’est-ce que tu as mis là-dedans, Tim Linton ?!
— Préparer un poison capable d’agir sur des dragons, c’est un défi même pour les meilleurs alchimistes, soupira Garland. — Je me rappelle ce que Darius avait dit un jour : « Ce gosse est incapable de concocter une pommade pour les piqûres, mais quand il s’agit de poison, il a un don tout bonnement terrifiant » Et venant de lui, c’était un compliment.
Garland observait tout leur travail être réduit à néant… et acquiesçait d’un signe de tête. Étant donné ce qui les attendait, les wyvernes n’étaient qu’un avant-goût.
Une autre salve de fioles explosa au-dessus des élèves, et les vents acheminèrent leur contenu dans les traînées de poison laissées par Tim. Cela neutralisa les toxines, et l’équipe de Godfrey s’élança dans le chemin ainsi dégagé.
— Président, dit Gino Beltrami — si tu attends mon aide pour les évincer le poison, j’aimerais être prévenu !
Les agents neutralisants venaient de l’alchimie du Barman, et il avait bien le droit de râler. Godfrey sourit en courant parmi les arbres flétris et les cadavres desséchés de magifaune.
— Mes excuses, Mr Beltrami. — Il n’y a que toi, à Kimberly, qui puisse gérer le poison de Tim.
C’était un éloge, mais aussi une vérité : Gino était l’un des meilleurs alchimistes de l’école, et sans lui, Godfrey n’aurait jamais pu se permettre cet ordre.
— Inutile, grommela Tim. On s’en serait sortis très bien sans. — J’avais préparé une version douce pour l’occasion. Si quelqu’un en avait respiré, ça n’aurait été… rien de grave. Juste une petite fièvre de quatre-vingt-quinze jours, de grade sévère, avec douleurs atroces et convulsions continues. Tu vois, Président, je suis gentil.
— Oui, on…va dire ça Tim.
— Hmph, gronda Leoncio. — C’est répugnant à en donner le vertige… mais éliminer les wyvernes est arrangeant.
Khiirgi se glissa à ses côtés :
— Tu es sûr de vouloir céder la tête de course ?
— Ça ne me plaît pas. Mais mes instincts sont d’accord avec les siens. Le chemin qu’emprunte ce crétin est le bon.
Il le pensait vraiment, et elle comprit le message. Gardant une distance raisonnable, Godfrey menait l’allure. Ils traversèrent la forêt et grimpèrent les flancs de l’irminsul.
Avec les wyvernes et les bêtes qui restaient loin à cause du poison, plus rien ne les gênait. Ils franchirent le sommet en un rien de temps et descendirent les branches jusqu’à la base. La fin de la deuxième couche n’était plus très loin.
— …Presque à la Bataille des Armées de l’Enfer, dit Lesedi. — Préparez-vous, vous avez vu ce qu’ont affronté les quatrième et cinquième années.
— Je gère, lança Tim en tapotant sa sacoche. — Mon prochain poison fera fondre tous les os.
Les élèves à l’arrière n’étaient guère plus loin qu’au départ, et quelques minutes plus tard, les chefs de file, Godfrey et Leoncio, crièrent à l’unisson :
— ARRÊTEZ-VOUS !
Les groupes freinèrent net. Ceux à l’arrière, sentant l’alerte, firent de même. En tête, tous fronçaient les sourcils, fixant l’avant… et la cause de cette soudaine alerte leur faisait face.
— Oh, vous voilà. Plus rapides que prévu.
Le professeur de biologie magique, Vanessa Aldiss. Aucune trace de sa blouse blanche habituelle : elle portait une tenue décontractée, les épaules nues. Comme si elle revenait d’un jogging.
— …Professeur Vanessa… ?
— Je viens juste de finir mon échauffement ! dit-elle en s’étirant. —Prêts pour la suite ?
Tous les élèves prirent soudain conscience du tas d’ossements derrière elle. Dix mille spartoi s’étaient tenus là pendant la précédente épreuve. En deux heures, les formations auraient dû être réorganisées, renforcées, préparées pour leur arrivée, mais au lieu de cela…
— Pardon, Professeur… Vous voulez dire que… ?
— C’est moi que vous allez affronter. Et pas de plaintes.
Une sentence aussi nette qu’un couperet. Godfrey serra les dents. Le mauvais pressentiment dans ses entrailles était donc bien fondé, et pire encore.
— Leoncio… non, tout le monde. Pour ce combat, oubliez nos différends.
Ses mots firent mouche. Nul n’avait besoin d’explications. Tous comprirent son intention, non pas avec leur raison… mais avec leur peau. Non pas par logique… mais par pur instinct. Ce qui se tenait devant eux avait la forme d’une femme, mais sa vraie nature, c’était la mort incarnée. Il n’y avait aucune différence perceptible entre elle et le tas d’ossements derrière elle.
— Vous comprenez. Et si ce n’est pas le cas… tout s’arrête ici. C’est nos vies à tous qui sont en jeu.
Au moment où Vanessa apparut à l’écran, Glenda perdit toutes ses couleurs.
— Professeur… vous êtes sérieuse ?
— …
Garland resta silencieux. Il écoutait le tumulte de la tribune, mais dans sa tête résonnait un ordre reçu plus tôt. « Un changement pour la phase éliminatoire des sixième et septième années. Faites de Vanessa le dernier obstacle. » Peu après midi, la directrice l’avait convoqué dans son bureau pour lui transmettre ces instructions. Garland n’en avait pas cru ses oreilles.
— Attendez… Madame la Directrice. Vous voulez dire, précisément… ?
— Qu’ils l’affrontent. Qu’ils craignent pour leur vie. Qu’ils s’engagent pleinement dans le combat.
Il avait cru, à tort, qu’elle parlait au figuré. Mais Esmeralda ne lui avait laissé aucun doute. La Sorcière de Kimberly se tenait devant la fenêtre, lui lançant un regard impérieux.
— …Les pousser à se révéler ? dit Garland en serrant les poings. Faire tomber les masques face au péril de mort ?
— Réévaluez-les tous. Découvrez lesquels sont capables de tuer un professeur.
C’était la raison pour laquelle elle avait promis des récompenses aussi exceptionnelles pour ce tournoi. Pour jauger véritablement l’élite de l’école, un défi ordinaire ne suffisait pas, il fallait lâcher le pire d’entre tous. Sa logique était implacable. Et alors que Garland cherchait encore ses mots, elle ajouta :
— Et ça lui permettra de se défouler. Depuis que ses créatures ont été visées, elle est à deux doigts de tout faire sauter. Autant la laisser s’amuser.
Il l’avait senti aussi. Ciblée par un ennemi inconnu, Vanessa Aldiss ne resterait pas sage éternellement. Il fallait lui offrir de quoi se défouler avec qu’elle explose. Mais malgré tout…
— Est-ce qu’elle peut se battre sans tuer personne ?
Garland ne mâcha pas ses mots. Il savait pertinemment qu’aucune créature du labyrinthe, quelle qu’elle soit, ne serait plus dangereuse qu’une Vanessa Aldiss de mauvaise humeur. Et la directrice le savait tout aussi bien.
— Même elle fait la différence entre de la nourriture… et ses élèves, répondit-elle. — Le risque serait si elle commence à trop s’amuser.
— Ah oui, il y avait des règles, non ? marmonna Vanessa. — Hmm… immobilisez-moi ou, à défaut, mettez-moi une bonne raclée. J’crois qu’il y avait tout un tas de détails, mais j’ai oublié. On va faire simple.
Bien trop simple pour une ligue réglementée, mais elle avançait déjà d’un pas lourd vers eux. Elle balaya la foule du regard, puis grogna :
— Alors… jusqu’à quel point j’peux vous frapper sans vous briser ?
À cette question, les élèves se dispersèrent, mettant de la distance entre eux, encerclant l’enseignante.
Cela pouvait donner l’impression qu’ils avaient l’avantage du nombre, mais ce n’était qu’une assurance dérisoire. Si quelqu’un mourait, ça éviterait au moins qu’il n’entraîne d’autres personnes dans sa chute.
— …Hooooo…
En manipulant la circulation de son mana, Godfrey libéra ses réserves. Une flamme bleutée s’éleva tout autour de lui, ce qui ne fit que tirer un large sourire à Vanessa.
— Ça faisait longtemps que je t’avais pas vu aussi sérieux ! C’est ça que j’veux !
— IGNIS !
— SOLIS LUX !
— !!! FORTIS FLAMMA !!!
Godfrey et Leoncio lancèrent leurs sorts les premiers, suivis par tous les autres. La cible de ce feu croisé intense ? Vanessa. Elle ne tenta même pas d’esquiver. La magie, assez puissante pour réduire un corps humain en cendres, l’atteignit de plein fouet.
— Hop.
Et quelque chose surgit hors de l’éclair et du fracas. Ils eurent à peine le temps de le percevoir. Une fille qui venait de lancer un sort fut projetée comme une poupée de chiffon. Ses membres arrachés vinrent s’encastrer dans le sol comme autant de stèles, tandis que des éclaboussures de sang recouvraient les élèves alentour.
— Kah…
Privée de tout ce qui se trouvait sous la taille, elle poussa un râle… suivi d’un geyser de sang. Poing tendu à l’issue de son coup, Vanessa lâcha :
— Oups.
Un éclat d’acier poli dépassait de ses vêtements en flammes.
— J’oublie toujours à quel point vous êtes fragiles…
— !!! EXTRUDITOR !!!
Aucun cri, aucun hurlement, juste une incantation collective. Une pression concentrée, capable d’écraser une maison entière, s’abattit sur Vanessa. Deux leçons avaient été tirées de ce premier sacrifice : d’abord, que les sorts superposés ne lui faisaient rien, ensuite, que sa vitesse de déplacement dépassait ce que leurs yeux pouvaient suivre. Ils n’avaient pas le droit à la moindre erreur, et donc aucun d’eux ne se risqua à lancer un sort qui réduirait leur visibilité. Sans qu’un seul mot ne soit échangé, tout le monde avait compris.
— Hmm. C’est comme ce jour où j’suis allée plonger à dix mille pieds sous la mer…
La pression était à peu près équivalente. Sans même lancer de contre-sort, Vanessa se mit à marcher en fredonnant. Un spectacle invraisemblable… mais que tous avaient plus ou moins anticipé.
— !!! LUTUOM LIMUS !!!
Le sol sous ses pieds se changea en sable mouvant. Sous l’effet conjugué de la pression et de son propre poids, Vanessa s’enfonça jusqu’aux genoux en un clin d’œil. Elle croisa les bras et observa le sol avec une moue contrariée.
— Ah, c’était donc ça le plan. Pas bête, pas bête.
— !!! IMPETUS !!!
Un courant souterrain de sable la tira vers le fond. Mais ce n’était qu’un prélude. Des sorts en couches superposées suivirent, transformant la zone en un véritable maelström de sable.
— Q-Qu’est-ce que c’est que ça ?! chuchota Guy, la bouche grande ouverte.
Autour d’eux, les gradins s’étaient tus comme un tombeau. Personne n’osait cligner des yeux.
— …Une application de magie de convergence, expliqua Oliver. — On transforme une portion du sol en sable à haute fluidité, puis on utilise la force du nombre pour faire circuler ce sable dans une même direction, créant un effet de spirale. C’est faisable… mais seulement si tous sont expérimentés.
— Et c’est un moyen extrêmement efficace d’immobiliser un ennemi. Même avec la force brute de Vanessa, dans un sable constamment en mouvement, elle ne peut pas prendre appui. Et si sa tête est sous la surface, elle ne peut pas incanter. Elle ne peut pas s’échapper…
La voix de Chela se perdit. Elle fixait l’écran, là où une chose venait de jaillir du sol… à l’extérieur de la mer de sable.
Une explosion retentit derrière eux. Lorsqu’ils se retournèrent, deux élèves avaient déjà perdu leur main dominante… et la moitié du torse.
— Quoi ?!
— …!
Leurs yeux se braquèrent sur un même point, une nageoire acérée longeant la colonne vertébrale de l’instructrice. D’épaisses nageoires caudales sortaient de ses talons, et tout un bras s’était transformé… en immense mâchoire. Vanessa Aldiss n’était plus tout à fait humaine.
— J’avais oublié le plaisir de nager dans le sable. Un vrai entraînement complet !
Tout en parlant, les nageoires se rétractèrent, elle n’en avait plus besoin. Et une vérité s’imposa à tous : grâce à ces attributs physiques, elle avait littéralement nagé hors du piège.
Mais ils n’eurent pas le temps de rester stupéfaits. Elle avait échappé au sable, certes, mais portait encore des mutations inadaptées à la surface. Croyant y voir un avantage, les élèves se ruèrent sur elle, athamés en main. Par devant, par les flancs, par derrière, trois angles d’attaque, tous visant des points vitaux. Une personne ordinaire aurait été tué trois fois. Mais chaque lame rebondit… sans même égratigner sa peau.
- !?
- …Aucun dégât ?!
- Ha-ha ! On joue aux épées, maintenant ?!
Elle éclata de rire. La nageoire dorsale se rétracta complètement, remplacée par une multitude de bras, chacun terminé par une lame dentelée. Ces membres, plus proches de la mante religieuse que de l’humain ou de l’animal, paraient les attaques d’athamés avec une précision chirurgicale, déviant sans effort la pluie de coups.
— Oh non… !
— R-Reculons — !
— Gah !
Un élève, qui n’avait pas esquivé à temps, fut tranché en deux au niveau de la taille. Des morceaux de chair retombèrent lourdement au sol. Les deux autres parvinrent de justesse à battre en retraite, mais Vanessa se lança aussitôt à leur poursuite. Six bras-lames surgissaient de sa colonne vertébrale, tandis que ses membres humains restaient croisés sur sa poitrine.
— Vos armes sont si émoussées… Mes griffes, elles, tranchent bien mieux !
— Rahhhh !
Mais un coup vint soudainement frapper le front de Vanessa. Lesedi Ingwe, après deux pas via sa Marche du ciel, décocha un coup de pied en plein vol. Le poids de l’adamantium enchâssé dans la pointe ajoutait à la brutalité de l’impact, le choc résonna comme un tronc percutant une cloche.
— Beau coup… mais un peu faible.
Vanessa n’avait même pas bougé. Engourdie du genou à l’épaule, Lesedi serra les dents. Qu’est-ce que je viens de frapper ? Se servant du recul pour se replier, elle vit deux bras avec des griffes la suivre !
— EXTRUDITOR !
Les sorts de Godfrey et Leoncio dévièrent chacun un bras, sauvant Lesedi de justesse. Elle toucha terre et enchaîna immédiatement sur sa prochaine action. Un peu à l’écart, deux alchimistes échangeaient brièvement :
— …Tim, vas-y à fond. Je nettoierai derrière.
— C’est comme si c’était fait !
Tim lança une fiole, qui explosa dans les airs. Les vents de Gino en propagèrent le contenu. Bien plus virulent que le poison employé à la deuxième couche, ce brouillard létal obligea tous les autres élèves à reculer précipitamment, sauf Vanessa, qu’il enveloppa complètement.
— Le poison de Linton, hein ? Haaaah !
Mais en voyant cela, elle inspira profondément. Une aspiration si brutale qu’elle fit chuter la pression atmosphérique autour d’elle, forçant chaque goutte du poison à pénétrer ses poumons. Vanessa resta silencieuse un moment… puis se lécha les lèvres.
— Hm… un peu sucré. J’en veux une autre.
— Quelle… monstruosité… ! hurla Tim.
Vanessa avança dans leur direction, mais d’énormes racines jaillirent du sol et s’enroulèrent autour de son corps.
— Hein ?
Vanessa baissa les yeux, interloquée par les racines qui la liaient. Quelques secondes plus tard, elle comprit la nature du sort, et ses yeux se portèrent sur la foule d’élèves… jusqu’à celle agenouillée, athamé planté dans la terre.
— Racines d’Irminsul ? Tu ressors la magie elfique, Khiirgi ?
— J’ai aucune affinité pour ça. Ça me vide complètement, répondit Khiirgi avec un soupir.
Tout le monde savait que les elfes avaient une grande affinité avec les végétaux, un héritage des anciens dons reçus des divinités. Les Irminsul, espèces millénaires, étaient particulièrement compatibles avec ces arts antiques. Un mage doué pouvait les faire croître à vitesse folle.
— Hoh… ?
Une fois la proie enserrée, les racines s’étirèrent vers le ciel. À trente mètres du sol, Vanessa se libéra et fut projetée dans les airs. La gravité fit le reste, elle chuta en flèche, mais chaque athamé pointait déjà vers elle.
— Maintenant ! Maintenez-la en l’air ! GRAVITOR ! cria Miligan.
— !!! GRAVITOR !!!
Les sorts suspendirent le corps de Vanessa, mais le poids à soutenir était titanesque. On aurait dit qu’ils tentaient de porter une montagne, chaque mâchoire était crispée.
— Si… lourde !
— Tenez bon ! Jusqu’à l’épuisement s’il le faut !
— Ah, vous voulez me garder pendue ? Pas la pire des idées !
Suspendue face contre ciel, Vanessa pivota. Bras tendus vers le sol, elle allongea ses membres jusqu’à ce qu’ils couvrent la trentaine de mètres qui la séparait du sol. Ses paumes massives saisirent la terre.
— Pas besoin de me faire pousser des ailes… Je peux juste attraper le sol.
Une fois ses mains solidement ancrées dans le sol, elle tira d’un coup et le sort des élèves fut balayé, dissipé. Vanessa retomba droit vers la terre, mais avant qu’elle ait pu se redresser, une ombre se dressa au-dessus d’elle.
— …Ça faisait longtemps que je n’en avais assemblé un aussi grand.
Un homme se tenait parmi les os des spartoi. Dans le ciel, derrière lui, se dressait la tête d’un serpent blanc aussi gigantesque que les racines de l’Irminsul. En y regardant de plus près, on constatait que le serpent lui-même était constitué d’un nombre inquiétant d’ossements humains. Cyrus Rivermoore avait façonné cette créature à partir des restes des spartoi éliminés par Vanessa.
— La qualité du matériau laisse à désirer, mais seule la forme compte. Jörmungandr… dévore-la.
— Ha, pas mal ça. Ça mérite un bon coup de poing !
L’énorme serpent d’os ondulait en direction de Vanessa, et celle-ci fonça dessus avec un plaisir non dissimulé. Son poing droit se serra, les muscles de son bras jusqu’à l’épaule se gonflèrent de manière grotesque, exagérément développés.
— RAAAHHH !
Alors que la tête du serpent s’abattait sur elle, son crochet la percuta en pleine joue. Le crâne de la bête éclata dans un nuage d’éclats d’os, et la déflagration se propagea sur toute la longueur de son corps comme un choc électrique, désarticulant l’ensemble. Un seul coup avait suffi à réduire la création de Rivermoore à néant. Le poing toujours tendu à l’issue de son crochet, penchée en avant, Vanessa arborait un large rictus.
— Ha-ha, zut alors. J’y suis allée un peu fort !
Mais tandis que son cri de joie résonnait encore, deux impacts nets frappèrent ses flancs. Deux silhouettes avaient frappé en passant, et elle baissa les yeux, intriguée.
— …Hm ?
Deux entailles, de l’avant à l’arrière. Godfrey et Leoncio se retournèrent vers elle, à une vingtaine de mètres, leurs athamés brandis.
— …J’ai entamé un bon centimètre sur le côté droit. Et toi ?
— Idem pour le gauche. Frapper au moment d’un grand mouvement était le bon choix.
Ils échangèrent leurs observations, l’air soucieux. C’était la première fois qu’ils parvenaient à la blesser, mais ce n’était en rien une blessure décisive. Rien ne laissait dire si elle avait ressenti quelque chose ou non et il y avait peu de chances que cette stratégie fonctionne une seconde fois.
— …Oh ! C’est ça, la douleur ? C’est comme ça les entailles ?! rugit Vanessa. — Ha-ha, j’ai eu un instant de doute. Ça faisait si longtemps !
Elle frappa ses blessures des deux mains. Puis elle se retourna, faisant face aux chefs de septième année. Autour d’eux, les élèves déglutirent et tous les os du corps de Vanessa se mirent à craquer, changeant de forme.
— Je m’éclate comme jamais ! Qu’est-ce que vous allez encore me montrer, hein ?
— Assez, professeur Vanessa !
Sa transformation cessa net. La voix de Garland résonna depuis les golems de surveillance suspendus au-dessus d’eux, froide comme de l’eau glacée sur la nuque.
— J’ai dit : pas de transformation totale. Et je reconnais ces deux blessures comme valides. Le « beau coup » que vous réclamiez, vous l’avez eu deux fois. Conformément aux règles de la compétition, vous devez désormais vous retirer et laisser passer les élèves.
— …Dis-moi, Garland. Depuis quand t’as le droit de me donner des ordres, petit morveux ?
Vanessa lança un regard furieux vers les golems. Sa transformation reprit, des protubérances osseuses, semblables à des cornes, jaillissant de son dos.
— J’me retire pas maintenant ! Ça commence à peine à devenir intéressant ! Le vrai fun est pour tout de suite ! Pas vrai, les gosses ?
— Il ne faut pas, Vana.
Un murmure rauque, comme le bêlement d’un agneau qu’on étrangle. Quelque chose de noir s’enroula autour des épaules de Vanessa. Un voile d’ombre si dense qu’on aurait dit la nuit elle-même réduite à sa plus pure essence, d’où émergeait le visage pâle d’une fillette à l’allure inquiétante.
— …Dia.
— Je sais que tu t’amuses, mais Lu a raison. Si tu continues, quelqu’un va se briser.
C’était Baldia Muwezicamili, celle qui enseignait les malédictions, qui lui murmurait à l’oreille. Ses yeux sombres balayèrent lentement les élèves.
— Tu serais tellement triste si tes jouets se cassaient, Vana. Regarde, regarde bien ! Si tu en prends soin, ils seront tous là pour jouer de nouveau avec toi. N’est-ce pas, les enfants ?
Son sourire n’en était pas vraiment un. Il arracha des frissons à toute l’assemblée.
Sa voix, ses gestes, ses expressions, tout, en elle, portait la malédiction. Elle venait pour empêcher la furie de Vanessa… mais semblait à elle seule une nouvelle menace.
— …Ha.
C’est sans doute pour cela que Vanessa fit machine arrière et retrouva sa forme humaine. Ce n’est qu’à cet instant que les élèves comprirent qu’ils avaient réellement survécu.
— J’ai plus envie. Débrouillez-vous.
— Hi-hi-hi. J’adore quand tu obéis, Vana.
Vanessa tourna les talons et s’éloigna en direction de la surface.
Baldia resta accrochée à elle.
Tandis que les élèves les regardaient partir, des plumes blanches et scintillantes commencèrent à tomber sur eux.
— Ces plumes tomberont sur ceux qui se sont distingués dans ce combat, déclara Garland. — Ceux qui les reçoivent peuvent avancer. Les autres devront attendre ici cinq minutes avant de continuer. Toute personne immobilisée sera immédiatement prise en charge par les équipes médicales. Fin de la retransmission.
On voyait déjà les secouristes débouler depuis la sortie de la troisième couche. Ils se mirent aussitôt à prodiguer les premiers soins. Presque tous les blessés étaient dans un état critique, et certains n’étaient même plus entiers, mais tant que le cœur et le cerveau restaient intacts, un mage ne mourait pas sur le coup. Une fois certain qu’aucun élève n’avait franchi ce seuil, Godfrey poussa un long soupir et abaissa son athamé. Sa voix trahissait un soulagement évident.
— …On dirait que…
Mais un coup par-derrière l’interrompit net.
— Ta protection a empêché des morts. Et c’est ce soulagement-là qui te rend le plus vulnérable, Godfrey.
Godfrey se retourna brusquement. Cyrus Rivermoore se tenait juste derrière lui, son athamé planté dans son dos. Il avait profité de l’instant de relâchement qui suivait un combat à mort.
— Rivermoore, tu…
Mais avant qu’il puisse finir sa phrase, la lame fut retirée et ses genoux flanchèrent. À la pointe de l’athamé de Rivermoore : un éclat d’os blanc, souillé de sang.
— Comme je l’ai dit, je suis venu chercher ma récompense. Un sternum de première qualité.
— Godfrey !
— Mais qu’est-ce que t’as foutu au juste ?
Lesedi et Tim virent rouge et foncèrent. Le reste de la Garde leur emboîta le pas, mais Rivermoore s’éloignait déjà, imperturbable.
— Ma tâche est accomplie. Je me retire.
Sur ces mots, il se mit à courir et se jeta dans la grotte menant à la troisième couche. Pas un seul geste superflu. Il était clair qu’il n’avait plus aucun intérêt pour la ligue de combat.
Après l’entrée fracassante de Vanessa, voilà ça. Le public resta bouche bée de stupeur. Et ce fut à Glenda de mettre des mots sur l’émotion ambiante. Sa voix tremblait.
— Mr. Rivermoore poignarde le président dans le dos, puis se tire ! C’est une violation manifeste du règlement ! Qu’est-ce que ce foutu Charognard est venu foutre ici, hein ?! Si c’était pour abandonner la ligue maintenant, pourquoi y participer ?!
Elle était si secouée qu’elle en oublia ses manières, mais personne ne le lui reprocha. Garland, le visage fermé, donna des ordres à l’intention du personnel sur place.
Yuri observait la scène depuis les gradins, et lorsqu’il prit la parole, il avait compris.
— Ohhh… Il ne s’est jamais intéressé à la ligue.
Oliver serra les poings. Il était désormais évident pourquoi le sorcier avait rejoint les festivités.
— Il attendait son moment… pour voler un os du président…
— N’y va pas, Tim ! hurla Lesedi. — Si tu quittes le parcours, tu seras disqualifié !
Ils se trouvaient à l’entrée de la troisième couche, et son camarade venait de faire un pas dans la direction de Rivermoore, qui avait aussitôt quitté le sentier. Le poursuivre tout en restant dans le cadre de la phase préliminaire était impossible. C’était précisément pour cela qu’il avait choisi d’agir à cet instant, mais Lesedi ne pouvait qu’enrager.
— …Rrgh… !
Godfrey était appuyé sur son épaule, peinant à se tenir debout. Son souffle était erratique, sa circulation de mana complètement désordonnée, son visage tordu par la douleur.
— Godfrey, dit Lesedi. — Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il ne s’est pas contenté de te prendre un os, n’est-ce pas ?
— Il m’a eu… souffla-t-il. — Il a arraché… un morceau de mon corps éthérique…
Les os sont la base de la chair, et l’éther y est intimement lié. Quiconque maîtrisait ce domaine pouvait manipuler l’un en atteignant l’autre. Et lorsqu’on en venait là, soigner les blessures devenait d’une complexité astronomique. Un os pouvait être remplacé rapidement, mais l’éther perdu, lui, ne l’était pas.
— Maudit soit Rivermoore… Personne n’avait besoin de ça, pesta Leoncio, les yeux fixés sur la silhouette fuyante de l’homme.
Il avait pris la tête du groupe.
Gino lui lança un regard désapprobateur, mais Leoncio l’ignora avec colère et accéléra l’allure.