Rotss T7 - chapitre 2
Prélude
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Traduction : Raitei
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La ligue de combat était déjà un événement majeur en soi… mais cette fois, elle se tenait juste avant les élections, et les récompenses promises par le corps enseignant avaient été largement rehaussées. L’effervescence gagnait tout le campus. Les salles de classe avaient été reconverties en salles de retransmission, avec de larges cristaux de projection installés dans chacune, diffusant en temps réel les images captées par les golems de surveillance répartis sur le terrain. La phase préliminaire de la division inférieure se déroulait directement sur le campus. Dans les couloirs, de longues tables regorgeaient de snacks. Les spectateurs pouvaient se servir librement en nourriture et en boisson, et se déplacer d’une salle de projection à l’autre à leur guise.
— Hein ?! C’est quoi ton problème ?!
— Tu veux t’battre ?!
Des bagarres éclataient avant même le début de la phase préliminaire. Les membres de la Garde du Campus intervenaient lorsque cela dégénérait trop, mais c’était le chaos typique de Kimberly : tant que les affrontements ne dépassaient pas les limites, ils étaient tolérés. La plupart des élèves savaient se soigner seuls, si bien que l’infirmier n’était appelé que lorsque la mort semblait probable.
— Oh… mon… Dieu…
La cabine des commentateurs se trouvait dans un amphithéâtre du troisième étage. Maître Garland, professeur d’arts de l’épée, était assis aux côtés d’une élève littéralement en transe. La phase préliminaire allait débuter d’un instant à l’autre, et la tension montait d’heure en heure. Ceux qui allaient y participer se muraient dans un silence crispé. L’air semblait crépiter sur leur peau, ce qui promettait d’être intense.
— Aaaah… silence. Plus un mot. Plus de bagarre. Savourez ce calme.
Elle voulait faire monter la sauce. Comme Roger Forster pour les compétitions de balai, Glenda Saunders était une fanatique de combat, l’une des meilleures commentatrices du corps étudiant. Sa voix résonnait dans les foules en délire, et dans tout le bâtiment.
— Mages de Kimberly, aimez-vous vous battre ? Moi, j’adore ça. Plus que les trois repas quotidiens, plus que me lever avant l’aube pour me recoucher aussitôt, plus que la tarte aux cerises que me préparait ma mère. Ce que je préfère au monde, c’est voir des mages s’affronter. Oh, vous savez, moi-même je sais de quoi je parle car j’aime me battre. Hier, ce matin… et même, si je suis honnête, y’a cinq minutes. Mais hélas, je ne suis qu’une humble personne dans mon coin et ce n’est clairement pas suffisant. Alors je vous en prie. Prêtez-moi vos corps ! Comme le poisson qu’on bourre de sel, que les combats m’imprègnent matin, midi et soir ! En échange, je vous commenterais tout. Les exploits des combattants, leurs efforts, leurs manigances, leurs stratagèmes, leurs échecs, leurs oublis, leurs bourdes et les innombrables victoires et défaites qui en résultent. Je commenterai tout, même s’il me faut m’arracher la langue pour ça ! Je la ferai repousser, et sans doute que je ne remarquerais même pas son absence.
Elle marqua une pause.
— Vous savez ce que cela signifie. Au moment où je vous parle… la ligue de combat est sur le point de commenceeeeeeer !
Un cri d’enthousiasme traversa le campus entier. Les cristaux de chaque salle projetèrent l’image de la ligne de départ, où tous les participants s’étaient déjà positionnés. Glenda et Garland passèrent immédiatement aux choses sérieuses.
— Bien, bien, bien ! Les deuxièmes années sont lancés ! Ils cherchent les trésors cachés dans les recoins du campus. Ce ne sont plus des bleus alors sauront-ils tirer parti des dix précieuses minutes qu’ils ont avant que les troisième année ne les rejoignent ?
— Pour cela, il leur faudra mobiliser leurs connaissances et leur capacité à interpréter correctement les indices fournis, répondit Garland. — Ceux qui pensaient que la ligue ne reposait que sur les combats vont avoir du mal. Ont-ils au moins quelqu’un de compétent pour comprendre les énigmes dans leur équipe ? C’est ce qu’on verra.
La phase préliminaire prenait la forme d’une chasse au trésor à l’échelle du campus. À peine les deuxième année s’élancèrent-ils qu’ils tombèrent sur une série de colonnes au rez-de-chaussée, toutes couvertes d’inscriptions. Chacune portait une phrase différente, toutes aussi cryptiques les unes que les autres. Dean avait le nez collé contre l’une d’elles, les yeux rivés sur le texte :
Surgit avec la brume des premières heures, les bras noués à l’aiguille.
Là où le tic-tac les attire tous.
— …Yo, Teresa ! Une idée ?
— Essaie au moins d’y réfléchir tout seul avant de me demander.
— J’pourrais y passer des heures sans rien piger ! La brume ? Des aiguilles ? Hein ?!
Il pencha la tête si fort que tout son buste le suivit. À côté, Rita passait les doigts sur les lettres gravées.
— …Je crois que je sais, dit-elle à voix basse pour que les autres équipes ne l’entendent pas. — On a vu ça en biologie magique. Les horlogons[1].
Les yeux de Dean s’écarquillèrent. Il fixa de nouveau l’inscription, baissant le ton lui aussi.
— Oh, ouais ! Donc c’est que des trucs qu’on a vus en cours ?
— Kimberly va pas pondre des énigmes impossibles. Plus l’horloge est grande, plus les horlogons s’y rassemblent… et la plus grosse du campus, c’est celle du côté ouest. En route, Teresa !
Rita cria ces derniers mots avant de partir en courant. Teresa la suivit, et se sentit, pour une fois, contente de faire partie de l’équipe. Elle ne prêtait jamais attention en cours, et cette énigme ne lui avait pas parlé du tout.
Certaines équipes restaient bloquées, mais d’autres fonçaient droit vers leur but. Garland sourit.
— Plusieurs groupes sont déjà sur la bonne voie. Ils mettent à profit leur cours, visiblement.
— Certes ! Mais permettre à quiconque d’avancer juste en ayant écouté les cours ? Quelle bonté d’âme ! C’est pas l’esprit de Kimberly, ça ! Vous allez être muté à Featherston l’an prochain, Professeur Garland ou quoi ?!
— Voilà qui est rude. Qu’on se rassure, c’est bien la ligue de combat. Résoudre une énigme ne mènera à rien si nous n’avons pas la force de poursuivre derrière.
Ils prirent le chemin le plus rapide entre les bâtiments, et à peine trois minutes après avoir déchiffré l’énigme, l’équipe de Teresa atteignit leur premier objectif : l’horloge située sur la façade est, dont les aiguilles étaient orientées dans des directions totalement absurdes.
— Oh, ce serait là ? demanda Dean. — C’est ici que…
— Dean, non !
Rita l’attrapa par l’arrière de sa robe, le stoppant net. Il manqua de tomber à la renverse et un monstre atterrit juste devant son nez, ailes battantes. Il mesurait plus de six mètres de long, avec une tête, des ailes d’aigle, et un corps de lion.
— KYYYYYOOOOOOOOOOOOOOOOOO !
— Aughhhh ?!
Le cri de Dean fut presque aussi fort que celui de la créature. Teresa passa devant lui, concentrée sur la menace.
— Un griffon… dit Rita en s’avançant pour protéger Dean.
Elle se posta aux côtés de Teresa, athamé dégainé. Les yeux de rapace les toisaient depuis les hauteurs.
— Premier obstacle en vue ! Et pas des moindres. Un griffon, ça fait un peu beaucoup pour des deuxième année, professeur Garland ! Même moi, je voudrais pas en affronter un tout seul !
— Il n’est pas nécessaire de le vaincre. Les bêtes employées ici sont sous l’effet d’un sort d’atténuation : ce ne sont que des obstacles. Les élèves sont libres de les contourner comme ils le souhaitent. Ce test vise leur jugement… et leur capacité d’adaptation.
Garland ne détachait pas un instant les yeux de l’écran. Cette bête avait le pouvoir de rayer un village de la carte, comment des élèves encore novices allaient-ils s’en sortir ? Il était impatient de le découvrir.
— Dean, reste concentré ! Ne le perds pas des yeux !
— O-oui ! Tout de suite !
Grâce à l’avertissement de Rita, Dean réussit à sortir son athamé. Tous trois, même Teresa, commencèrent par observer la créature à distance. Elle leur barrait l’accès à la tour. Teresa s’en approcha lentement, pas à pas, et le griffon poussa un hurlement dès qu’elle franchit le seuil des vingt mètres, prêt à attaquer s’ils avançaient davantage. Il était clair qu’il gardait l’entrée.
— …Aucun moyen de gagner si on l’affronte, murmura Rita, désemparée. — Alors… que faire ?
Foncer tête baissée, c’était se faire balayer. Rester là à attendre, c’était se faire doubler. Pour réussir la phase préliminaire, il fallait franchir cette défense et atteindre la tour.
— …Je vais le leurrer.
— Hein ?
— Y-Yo !
Teresa s’écarta, un pas en avant. Elle abaissa son athamé et s’entailla légèrement la cuisse. Le sang se mit à couler au sol, et ses coéquipiers déglutirent à la vue de la chose.
— Quoi ?!
— T-Teresa ?!
— Huff—
Et sur ce, Teresa entra dans la zone d’attaque du griffon. Sans doute sous l’effet de sa blessure, elle était loin de son agilité habituelle.
Sa démarche était chancelante, et elle laissait une traînée de sang derrière elle.
— …KYOO… ?
Le griffon l’observa quelques instants, puis se pencha et tenta une frappe de sa patte vers elle. Teresa esquiva de justesse l’attaque.
— …Je t’ai eu, souffla-t-elle.
— Ah. Joli mouvement, murmura Garland, visiblement impressionné.
— Wah, Miss Carste s’est volontairement coupée et saigne à flots ! On dirait que le griffon n’a d’yeux que pour elle, maintenant ! Qu’est-ce qu’il se passe, professeur Garland ?
— Sa façon de se mouvoir évoque un instinct de prédateur. Avec l’odeur du sang dans l’air, elle a capté toute son attention. Comme une proie blessée.
Glenda connaissait parfaitement ce genre de choses, mais c’était son rôle de transmettre tout cela au public. Garland était là pour ça et il poursuivit :
— On pourrait comparer ça à un jouet pour chat. Tous les propriétaires savent que la façon de le manipuler détermine si le chat mord à l’hameçon ou pas. Ce que fait Miss Carste, c’est une extension de ce principe. Le griffon ne peut s’empêcher de la suivre.
Toujours en sang, Teresa boitait faiblement, s’éloignant avec lenteur. Elle paraissait facile à attraper, mais malgré cela, elle avait esquivé les serres de la bête à chaque fois, à un cheveu près. Plus le combat durait, plus le griffon était focalisé sur elle et plus elle le contrôlait. Les élèves plus âgés présents dans les salles d’observation étaient impressionnés par ce leurre sacrificiel parfaitement maîtrisé.
— KYOOOOOOOO !
Dans un rugissement strident, le griffon abattit ses griffes contre le sol. Teresa évita l’attaque avec une aisance trompeuse, comme si elle avait frôlé la mort.
— …Quelle plaie, grommela-t-elle.
Avec ses réelles capacités et l’étendue de ses compétences de terrain, elle aurait pu passer sans encombre. Mais tout le monde l’observait, et elle ne pouvait pas dépasser ce qu’on attendait d’une élève de deuxième année. Le résultat : ce rôle de proie animée, comme un jouet félin.
— …!
Ignorant cela, mais parfaitement conscient de ce qu’elle faisait pour eux, Dean se donna un coup de poing sur le nez. Du sang jaillit. La vue de son propre sang était un déclencheur : cela l’aidait à se calmer.
— …Rita, on y va. C’est le moment de passer.
— Dean ? Mais…
— S’il réagit, je l’attire. Pas sûr de piger ou de retenir l’indice suivant, alors c’est toi qui dois le lire. T-t’inquiète pas, j’ai l’habitude des griffons.
Sa main tremblait autour de son athamé, et sa prise était trop ferme. Son « expérience » avec les griffons relevait davantage du traumatisme que de la maîtrise, mais il s’accrochait. Et cela suffit à motiver Rita. Elle fixa droit devant, estima la distance : à peine trente mètres jusqu’à l’objectif. Si l’indice était une autre inscription, il lui faudrait cinq à dix secondes pour le lire. Elle pouvait y aller et revenir en vingt secondes.
— …Prête.
— OK !
Ils bondirent en avant. Teresa retenait le griffon alors le passage était libre. Dean se plaqua contre le pilier, gardant un œil sur la créature, tandis que Rita lisait rapidement l’inscription.
— Arc-en-ciel du crépuscule… Huit coups de pinceau… C’est bon !
Elle fit volte-face, mais à cet instant, le griffon se rappela de sa mission. Le manavien repoussa les leurres de Teresa et fondit sur eux. Ils sursautèrent.
— …!
— Viens te frotter à moi, alors !
S’ils tournaient les talons, ils étaient finis. Tous deux lancèrent un sort de lumière. La créature évita le premier, mais le second visait justement son esquive. L’éclair éclata, la privant de sa vision.
— Fonce !
Dean repartit en courant. Rita le suivit, mais sa vision restait périphérique, et elle vit la queue du griffon s’abattre là où ils se dirigeaient. Elle allait frapper Dean à la tête dans quelques secondes.
— Au-dessus de toi !
— Hein ?!
Il aperçut l’attaque, trop tard pour parer ou éviter. Rita était trop loin pour l’intercepter. Aucun sort ne pouvait partir à temps.
— …!
La queue s’abattait, le forçant à choisir en une fraction de seconde. Rita tendit le bras et quelque chose s’échappa de sa manche : un lien souple s’enroula autour de la taille de Dean et le tira violemment en arrière. La queue du griffon balaya les airs où il se tenait une seconde plus tôt. Rita le rattrapa dans son dos, l’aida à retrouver l’équilibre, puis lui saisit la main pour repartir.
— …Euh, wow ?
— On est bons maintenant ! On bouge, Teresa !
Teresa sortit de la zone d’influence du griffon et rejoignit ses camarades sans un mot. C’était passé de justesse, mais ils avaient l’indice. L’équipe de deuxième année poursuivait sa route vers le prochain objectif.
— Euh… c’était quoi, ce truc dans la manche de Miss Appleton ?
— Probablement un outil magique. La phase préliminaire interdit les familiers et les golems, mais les artefacts et outils en général sont autorisés.
Garland éludait manifestement la question, ce qui irrita Glenda, mais avant qu’elle ne puisse insister, il changea de sujet.
— Quoi qu’il en soit, ils sont les premiers à passer l’étape initiale. Une bonne équipe, encore un peu brute, mais qui tire parti de ses atouts et compense ses faiblesses.
— Leur affrontement avec le griffon a montré de beaux réflexes ! Vont-ils garder leur avance et tout rafler ?
— C’est une autre histoire. Ça fait dix minutes maintenant, les troisième année vont se lancer à leur poursuite.
Au signal, les troisième année s’élancèrent, menés par l’équipe d’Andrews.
— L’heure est venue ! Combien j’ai attendu ce moment !
— Ce sera aussi le dernier répit que tu connaîtras…
Tandis que Rossi et Albright échangeaient leurs piques, Andrews gardait les yeux sur la ligne d’arrivée.
— Notre but est d’arriver en tête, pas en dessous de la troisième place. Sinon, pourquoi avoir formé cette équipe ?
Ce n’était peut-être que la phase préliminaire, mais à ses yeux, c’était le véritable premier combat qu’il livrait à Kimberly.
La difficulté avait été ajustée, mais le déroulement restait le même : résoudre une énigme, atteindre le trésor. En arrivant devant les colonnes gravées, Chela laissa échapper un petit rire.
— Ils sont sérieux, avec ça ? Stace, tu connais la réponse ?
— Bien sûr ! Je vais régler ça en un rien de temps !
Stacy s’avança et lut l’énigme. Rien ici n’aurait dépassé Chela, mais ce n’était pas elle qui serait aux commandes cette fois. Comme Fay, le serviteur de Stacy, la fille aux boucles anglaises resta en retrait, souriante, observant sa demi-sœur à l’œuvre.
Ils avaient dix minutes de retard, mais des indices plus nombreux, et bien plus difficiles à résoudre. Mais une année d’écart faisait toute la différence. L’équipe de Katie atteignit la tour de l’horloge peu après le départ de celle de Teresa.
— …Un griffon en garde, constata Pete. — Un adulte, en plus. C’est pas rien.
— Oh, c’est pas un souci. J’vais aller m’amuser avec lui. Vous deux, occupez-vous de l’indice.
— Bien reçu. Amuse-toi bien !
Les garçons se dirigèrent vers l’inscription, sans la moindre hésitation sur la répartition des rôles. Katie marcha calmement vers le manavien, qui semblait quelque peu… incertain. Pour une raison simple : Katie avait déjà fait connaissance avec tous les griffons patrouillant à Kimberly.
— Ah-ha-ha ! Regardez, je le monte !
— Quel spectacle splendide !
Guidé par un indice différent, jusqu’à une clairière sur la façade ouest, Yuri s’accrochait au dos d’une licorne, le vent dans les cheveux. Nanao courait joyeusement autour de lui. Comme le griffon, cette créature était censée faire obstacle, mais eux préféraient s’amuser avec.
Seul, Oliver consultait l’inscription, la mine sombre.
— …Tu piétines sa fierté, soupira Oliver. — Bref, j’ai résolu l’énigme. On avance.
Inconscients de la pression des troisième année, Teresa et ses camarades venaient de récupérer leur troisième indice. Ils couraient dans les couloirs vers leur prochaine destination.
— On avance bien ! cria Dean. — Le trésor ne doit plus être bien loin !
— Ouais ! Aucun signe d’autres équipes non plus ! On est peut-être les pr…
Mais avant que Rita n’ait le temps de finir sa phrase, des pas résonnèrent derrière eux. Lorsqu’elle se retourna, un grand garçon s’était déjà mis à leur hauteur. Il jeta un œil à son expression stupéfaite et lui adressa un large sourire.
— Saluuut, Rita ! Vous êtes à fond !
— Greenwood ?!
— On a dû suivre le même indice ! Passer ce griffon à votre âge ? Vous gérez vraiment bien tous les trois !
— M-Miss Aalto… !
Les yeux de Dean faillirent lui sortir de la tête. Mais l’écart entre eux se creusait déjà. Ils se faisaient distancer.
— Désolés, on passe devant ! Si on se retrouve à la phase principale, on vous fera pas de cadeau !
— Ne forcez pas trop, les mit en garde Pete. — La survie passe avant la victoire. Première loi de Kimberly.
Sur ces mots, ils tournèrent au coin du couloir et disparurent. Le renversement fut si soudain qu’aucun des deuxième année ne trouva quoi que ce soit à dire pendant un long moment.
Tous les golems de surveillance du campus se mirent à bourdonner en même temps. Sur les cristaux, les élèves encore en lice s’arrêtèrent net. La voix de Glenda retentit, marquant la fin de l’épreuve :
— Et voilà, c’est le lever de rideau ! Assez d’équipes ont mis la main sur le trésor pour passer en phase principale. La phase préliminaire pour la division inférieure est maintenant close. Seize équipes se sont qualifiées. Félicitations ! Mention spéciale aux deux équipes de deuxième année. Beau combat !
— Hm… Moins équilibré que ce que j’espérais, marmonna Garland. — On aurait peut-être dû leur accorder quinze minutes d’avance.
Glenda enchaîna en déroulant la liste des équipes qualifiées, chauffant les foules en vue de la phase principale prévue dans trois jours.
— On n’a encore rien vu, mais pour l’instant…
— On est tous qualifiés !!!
Ils s’étaient réunis dans un salon après la phase préliminaire, et trinquaient avec des chopes de cidre. Une fois leurs gorges rafraîchies, Katie poussa un profond soupir de soulagement.
— Je suis si heureuse que la préliminaire n’ait impliqué aucun combat direct. Ce genre d’épreuve me convient bien mieux.
— C’est clair, grogna Guy. — Je suis pas sûr qu’on se serait qualifiés dans un duel classique.
— L’observation et la connaissance font partie de votre force, répliqua Pete. — Ceux qui négligent l’étude au profit du combat le paient toujours un jour.
— Énigmes, bestioles et course-poursuite ! Un vrai festin magique ! Nanao avait visiblement pris un plaisir immense.
Souriant, Chela relança la discussion sur un autre sujet :
— Nos cadets ont très bien géré. Deux équipes de deuxième année se sont qualifiées, et je connaissais tous les noms.
— Dean, Rita et Teresa, non ? Ils sont incroyables ! Ils ont failli nous doubler !
— Rita est impressionnante. Sérieuse, appliquée, elle ne lâche jamais. Je peux pas me reposer sur mes lauriers.
Katie et Guy ne manquèrent pas l’occasion de féliciter les plus jeunes. Mais la première gardait un œil discret sur un coin de la pièce. Tandis que tout le monde célébrait, les coéquipiers de Chela, Stacy et Fay, restaient assis à l’écart.
— Hm, grogna Katie. — Ils pourraient juste venir s’asseoir avec nous.
— Je leur ai proposé. Mais… leur réserve a encore le dessus.
— Bah, qu’ils fassent comme ils veulent. Après tout, on est des rivaux. On pourrait bien s’affronter la prochaine fois, alors… garder une certaine distance, c’est pas forcément idiot.
Guy devint soudainement très sérieux, et Katie sursauta :
— …Urgh, maintenant que j’y pense, je vais peut-être devoir affronter Oliver ou Chela !
— Si c’est un tournoi à la ronde, c’est certain, répondit Chela. — Mais je doute qu’ils optent pour ça. Chaque affrontement durera bien plus qu’un duel classique, alors à mon avis, le format ne sera standard qu’à partir de la phase décisive.
— Peu importe, on verra ça en temps voulu. Oliver, un indice ? Comment on peut te battre ?
— Ne me demandez pas ça… Mais si vous prenez ça au sérieux, je promets de ne pas retenir mes coups.
— On peut retenir les nôtres… si tu acceptes de partager les cinquante millions de belcs après.
— Guy ! Pas de triche !
Katie lui tira la joue, exaspérée. Yuri, attiré par le raffut, arriva en courant depuis la porte.
— Désolé ! Vous avez été sympas de m’inviter, et voilà que j’arrive à la bourre ! Il n’y a plus de chaise ?
— T’as qu’à en piquer une à une autre table. Mais Chela… ce serait le moment, non ?
Oliver glissa un regard vers le fond de la salle, et Chela acquiesça en se levant.
— Très bien. Je te cède ma place, Mr. Leik. Je retourne auprès de Stace. J’avais eu sa permission pour venir, mais si je reste trop longtemps, elle va commencer à bouder.
— Amuse-toi bien !
— Dis-leur de venir prendre le thé avec nous un jour !
Guy et Katie lui firent signe, et Chela s’éloigna en paix. Elle tenait beaucoup à l’amitié, et ses proches avaient appris qu’il fallait parfois lui donner une petite impulsion dans ces moments-là. Elle se retrouva bien vite absorbée dans une conversation animée avec Stacy, tandis que Yuri s’installait à la place qu’elle avait laissée vacante.
— Alors, Yuri, ça t’a plu ? Faire équipe avec l’élite de notre promo ? lança Guy.
— J’ai adoré résoudre les énigmes ! Qu’on en mette encore plein d’autres ! Pas besoin de limiter ça aux phases préliminaires. J’espère que la phase suivante sera tout aussi fun !
Yuri se cala dans sa chaise, encore extasié par l’expérience, enthousiaste pour la suite. Mais Oliver, la tête dans la main, réfléchissait déjà.
— Les trois équipes présentes ici, l’équipe des deuxième année dont on a parlé, et celle de Rossi, qui, bien sûr, s’est qualifiée. On connaît cinq des seize équipes. Il va falloir concentrer nos efforts sur les onze restantes…
Mais à cet instant, plusieurs bouches s’ouvrirent sur les murs, et se mirent à parler.
Un message de Garland, en tant qu’administrateur de la ligue de combat.
Sa voix résonna dans toutes les salles et couloirs du campus.
— Aux équipes qualifiées : le format de la phase principale est désormais fixé. Le premier tour opposera l’équipe Liebert, l’équipe Mistral, l’équipe Ames, et l’équipe Horn. Les détails sont affichés sur les panneaux. Veuillez les consulter. Je répète. Le premier match sera…
Oliver et ses coéquipiers écoutaient en silence, un peu soulagés de ne pas tomber contre leurs amis, mais cela signifiait aussi que les trois équipes adverses leur étaient totalement inconnues.
— Et voilà que ça sort tout seul, soupira-t-il. — On ne sait presque rien sur eux. Impossible de prévoir ce qui nous attend…
***
— Voici la liste complète des équipes qualifiées de la division inférieure, accompagnée de leurs antécédents.
Chaque membre présent avait un dossier devant lui. Les données complètes sur seize équipes et quarante-huit élèves, moins d’une demi-heure après la fin de la phase préliminaire. Les membres de la Garde du Campus s’étaient rassemblés dans leur QG et lisaient les fiches en silence. La première à le rompre fut l’une des aides du président, Lesedi Ingwe.
— Pas mal. Il y a eu de la chance pour certains, mais les équipes qui avaient un vrai potentiel sont toutes passées. Ça nous simplifie l’analyse.
— Oui. L’équipe de Miss Hibiya, celle de Miss McFarlane, et celle de Mr. Andrews. À vue de nez, ce sont les trois plus solides.
Tim Linton, vêtu comme une fille, mais fronçant les sourcils devant les dossiers, hocha la tête. Les autres acquiescèrent à son analyse, puis se tournèrent vers les autres équipes.
— Et parmi ces trois-là, sur qui ne peut-on pas compter ?
— Aucun membre de l’équipe d’Andrews. Et écartez aussi l’élève transféré, Mr. Leik.
— Andrews et Albright viennent de familles conservatrices pur jus. Ils n’ont pas la liberté de nous soutenir, même s’ils le voulaient.
— Voyons les autres équipes. C’est une mêlée générale : rien ne garantit que les favoris atteignent la fin.
— Cinq sont ouvertement pro-Garde, quatre soutiennent l’ancien Conseil. Les quatre restantes sont plus floues… On doit supposer que deux ou trois penchent du côté de Leoncio. Aucune chance que son camp n’ait pas infiltré tout ça.
Le temps était compté, et les membres de la Garde en étaient déjà aux actions concrètes. Godfrey, les bras croisés, les observait sans rien dire.
— …Si tout le monde joue selon les règles, on ne pourra pas faire grand-chose.
Des extraits de combats précédents défilaient sur les cristaux, accompagnés des commentaires de Glenda. La fête s’acheva plus tôt que prévu, chacun repartant préparer la phase principale dans trois jours. Yuri s’échauffait avec Oliver et Nanao dans une salle appropriée, mais jetait sans cesse des regards vers le couloir.
— Toujours aucun signe de Rivermoore, fit-il remarquer.
— Il pourrait se montrer tôt… mais ce sera probablement pour la division supérieure. Inutile de rester sur le qui-vive : s’il apparaît, l’agitation nous parviendra vite.
Oliver tenait son athamé en main et répétait des postures du style Lanoff. S’il avait accepté Yuri dans son équipe, c’était en grande partie pour l’empêcher de foncer seul vers la mort. Il comptait donc sur la participation de Rivermoore. Et pourtant… l’idée de voir ces deux-là face à face lui glaçait le sang. Il accéléra encore ses mouvements pour chasser cette vision.
— …Mais pour l’instant, concentrons-nous sur la phase principale. Nanao et moi avons été très exposés ces deux dernières années. Nos styles sont bien connus. Les gens auront préparé des stratégies contre nous. Quelles que soient les épreuves, ce ne sera pas simple.
— Et c’est ça qui est excitant !
— Mon cœur bat à nouveau !
Ses deux camarades ressemblaient à des enfants la veille d’une fête. Il ne put s’empêcher de sourire et de se rappeler tout le travail qu’ils avaient déjà accompli.
— Commençons par déterminer tes points forts.
C’était ainsi qu’Oliver avait ouvert la discussion. L’équipe nouvellement formée s’était réunie dans une petite salle de la première couche du labyrinthe. Yuri souriait à pleines dents sans pour autant répondre. Il ne semblait pas avoir compris que la remarque lui était destinée.
— Hm ? Attends, de qui tu parles ?
— Leik, s’il te plaît. De toi. On ne peut pas bâtir de stratégie sans savoir ce que notre équipe vaut. Si tu fais partie du groupe, il nous faut une vue d’ensemble claire de tes forces… et de tes faiblesses.
Oliver s’était peu à peu penché vers lui, jusqu’à ce que Yuri lève les mains pour le repousser en riant :
— Je veux bien répondre, mais… comment ? Je veux dire, on a déjà exploré le labyrinthe ensemble, non ? T’as dû voir tout ce que je sais faire ?
— J’ai évidemment analysé ce que tu m’as montré jusque-là. Ta puissance magique est bonne dans tous les domaines, tu excelles dans la prise de décision et l’adaptation… mais ton corps et ton maniement de lame sont étonnamment dénués de toute convention. En même temps, tu n’ignores pas volontairement les bases comme Rossi. J’ignore quel entraînement peut produire un mage comme toi… mais si je devais te donner une étiquette, je dirais : un mage sauvage.
— Ah-ha-ha ! Ça me va très bien, ça.
— Je suis du même avis. Tu sens les forêts profondes, Yuri. J’ignore d’où tu viens, mais je parierais que tu as grandi en harmonie avec la montagne.
Le commentaire de Nanao arracha un sourire discret à Yuri.
— …Mon enfance était paisible. Mes parents étaient mages de village, dans un coin paumé. Je me souviens pas vraiment qu’ils m’aient enseigné quoi que ce soit, ni savoir ni technique. Comme le dit Nanao, c’est sans doute la colline où je courais qui m’a vraiment formé. Je m’amusais, mais avec le recul, c’était dangereux. Y’avait toutes sortes de créatures magiques là-bas. J’ai sûrement frôlé la mort tous les jours. Et pourtant… j’ai jamais eu peur. Allez savoir pourquoi.
Il fronça les sourcils, pensif. Oliver, lui, analysait déjà ces propos comme un grimoire ancien.
— Peu de transmission écrite ou orale, une formation par l’environnement lui-même. Ce n’est pas totalement inédit… mais c’est une approche qu’on retrouve davantage en Azia.
— J’ai moi aussi tenté l’entraînement en autonomie. Cela forge l’esprit et le cœur.
Nanao croisa les bras, hochant la tête. Ne pas s’entraîner dans un but précis, mais s’en remettre à la nature… cela pouvait bel et bien forger le corps et l’esprit. Si tel était le passé de Yuri, Oliver en avait désormais une image. Mais en tant que coéquipier, il lui fallait plus de clarté.
— On en a déjà parlé, mais je veux vérifier encore une fois. Lors de l’embuscade à la deuxième couche, il y avait des ennemis invisibles dans les fourrés. Et tu as dit : “J’ai demandé.” Tu as demandé à quoi, ou à qui au juste ?
— Hmm… difficile à expliquer. Comment mettre des mots là-dessus…
Yuri ferma les yeux. Après un long silence, il pointa du doigt… rien du tout.
— Prenons un exemple : disons qu’il y a un arbre, là, et quelqu’un caché derrière. Moi, je ne peux pas le voir. Mais l’arbre, lui, sait. Alors j’arrive, je demande s’il y a quelqu’un derrière… et je reçois une réponse floue. Ou j’ai l’impression d’en recevoir une.
— Donc… tu communiques avec les plantes ? Ou avec une sorte d’esprit élémentaire niché en elles ?
— Heu, peut-être ? Mais aucune des deux options ne me paraît juste.
Yuri se prit la tête entre les mains, cherchant désespérément comment formuler l’indicible. Oliver changea d’approche.
— Et dans un environnement artificiel ? Tu reçois encore des réponses ?
— Ça dépend des objets. Parfois, c’est immédiat. D’autres fois, ils restent vraiment silencieux. Mais… si un mage a directement travaillé sur un objet, il m’ignore presque toujours. Je me demande pourquoi.
De nouvelles questions émergeaient, mais Oliver leva la main pour l’interrompre. Inutile de le faire tourner en rond.
— Assez réfléchi pour aujourd’hui. J’ai quelques hypothèses, mais elles sont difficiles à vérifier ici. On va s’en tenir là. Et désolé pour cet interrogatoire, Leik.
— Hein ? Pourquoi t’excuser ? Quand on a un mystère sous les yeux, c’est naturel de l’examiner. Franchement, je suis un peu flatté d’en être un !
De retour à son sourire habituel, Yuri donna une tape à l’épaule d’Oliver.
— Passons à la suite, dit ce dernier en grimaçant. — Les cours d’arts de l’épée et de sortilège ne nous associent pas souvent… mais c’est encore le meilleur moyen de cerner tes forces.
Il dégaina son athamé. Yuri comprit aussitôt et hocha la tête.
— Alors on s’affronte ? Toi contre moi, ou Nanao ?
— Six tours chacun. Règles classiques : sorts et lames…
L’entraînement qui suivit transforma peu à peu les trois mages en une véritable équipe. Le résultat n’était certes pas parfait, mais Oliver savait qu’ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient dans le temps imparti. Ils n’abordaient pas cette journée à court de préparation. C’est pourquoi…
— Voilà l’attitude que vous devriez avoir, vous deux.
Oliver leur sourit avec un hochement de tête approbateur. Il était juste que ses coéquipiers abordent la mêlée avec enthousiasme et impatience. S’entourer d’alliés prometteurs, se préparer comme il se doit… Il ne restait plus qu’à profiter du moment. Quels que soient les autres motifs en jeu, la ligue était avant tout là pour éprouver ses compétences. Pas pour y laisser sa vie.
Alors qu’il recentrait son esprit, Nanao se tourna vers lui avec une fierté rayonnante.
— Comment mon cœur ne chanterait-il pas ? Toutes les équipes ont affûté leurs armes, tout comme nous. Quelles ruses emploieront-elles ? Quelles techniques, quels sorts dévoileront-elles ? Et comment y répondrons-nous ? Comment une telle anticipation ne pourrait-elle pas m’exalter ?
Une adversité colossale suscitait chez elle une joie tout aussi démesurée.
Nanao Hibiya était une guerrière-née, jusqu’au bout des ongles, un feu solaire qui semblait chauffer le front d’Oliver.
Il ne serait sans doute jamais comme elle… mais à défaut, il ferait tout pour mériter de se tenir à ses côtés.
***
Et bien sûr, ils n’étaient pas les seuls à se préparer. Pour remporter la victoire dans la phase principale, les participants de la ligue de combat faisaient tout leur possible. Et pour les équipes considérées d’avance comme désavantagées, cet effort était d’autant plus vital.
Dans une section reculée de la première couche du labyrinthe, un sentier silencieux et sinueux, un élève se tenait adossé à un mur de pierre, éclairé faiblement par les lanternes cristallines. À sa cravate, on devinait qu’il était en troisième année. Son nez retroussé et ses mèches partiellement teintes en violet lui donnaient une allure singulière.
— …Ah, vous voilà.
En entendant battre des ailes, le garçon releva les yeux. Deux chauves-souris surgirent de l’ombre, suivies de plusieurs silhouettes muettes : trois à droite, trois à gauche. Les chauves-souris étaient ses familiers, et elles vinrent se poser sur ses index tendus.
— Quel frisssooon que de vous avoir ici. Mettez-vous à l’aise… si vous pouvez. Nous sommes des ennemis, après tout.
— Si tu le sais, alors ne tourne pas autour du pot. Va droit au but, Mistral.
Un grognement sourd s’éleva du meneur du groupe à droite : un garçon dissimulé sous une capuche. Il était anormalement grand, son assurance évoquant déjà les classes supérieures, mais sa cravate le désignait bel et bien comme un élève de troisième année. Mistral haussa les épaules face à son regard noir.
— Tellement impatient, Mr. Liebert. Tu sais très bien ce que je veux. Tu as vu les groupes pour la phase principale.
Sur ce, il croisa les jambes et s’assit sur le sol. Ses yeux balayèrent les six ombres devant lui.
— Soyons francs : pouvez-vous gagner ? Contre n’importe qu’elle équipe de la phase principale ?
Ses mots furent lancés comme des poignards. Une silhouette rejeta sa capuche : une fille, dont les yeux étaient masqués par une longue frange. Elle répondit en un semblant de murmure.
— Si… le courant va dans notre sens… on aura peut-être… une chance.
— Exact, Miss Ames, répliqua Mistral avec un rictus moqueur. — Et si je puis définir pour nous tous ce qu’on entend par « notre sens » vous comptez attendre que l’équipe de Miss Hibiya soit épuisée par vos adversaires. Quand elle sera au plus bas, vous vous focaliserez sur elle pour la terminer. Les détails varient peut-être, mais l’idée est là, non ?
Personne ne répondit.
— Je suis d’accord, cracha Mistral en continuant. — Chacun d’entre nous prévoit la même chose. Mais où cela nous mène-t-il ? Aucun de nous ne compte vraiment les affronter. Il n’y aura pas de combat, juste une sorte de tirage au sort, une usure lente, un spectacle qui nous fera honte. L’anticipation seule de la chose me donne envie de pleurer.
— …Et donc ? Où veux-tu en venir, Mistral ? coupa Liebert, las.
Mais au même moment — une voix s’éleva dans leur dos.
— Si toutes les routes mènent à la honte…
— Alors embrassons-la pleinement.
Tous, sauf Mistral, se retournèrent d’un bond. Cinq se mirent en garde, athamé en main, tandis que le dernier se rua sans hésiter, sa lame s’arrêtant à un souffle de la gorge d’un intrus.
— Oh ? Oh ! De sacrés réflexes, Miss Ames, répondit Mistral.
— Quel frisson ! Tu cachais donc tout ça ? Tu n’as jamais montré ce niveau en classe !
La silhouette éclata de rire, bien que sa gorge fût menacée. Et cette même voix résonna au même moment dans le dos de Liebert. Les six élèves écarquillèrent les yeux.
Devant eux se tenaient deux silhouettes identiques, chacune avec le même visage que le garçon à qui ils parlaient jusque-là.
— Du calme. Désolé pour la surprise, mais j’ai tenu parole : je suis venu seul.
Le Mistral assis éclata de rire.
Liebert comparait ses paroles à la contradiction qu’il avait sous les yeux, analysant tour à tour les deux présences.
— Une métamorphose… ? Non, c’est…
— …Plutôt une scission, souffla Ames. — Mais à un niveau si poussé… que je ne suis même pas sûre de pouvoir l’affirmer.
Alors que chacun reprenait ses esprits, les deux Mistral restés debout prirent la parole à tour de rôle :
— Puisque c’est moi qui propose ce stratagème, je me devais de montrer mes cartes.
— Pas mal, hein ? Un petit secret de famille.
Ames n’avait pas encore abaissé son athamé. Chaque Mistral avait les mêmes traits. Chaque Mistral avait la même voix. Comme un songe troublant dans un sommeil agité. Liebert plissa les sourcils : le problème ne résidait pas dans le caractère surnaturel de cette compétence, mais dans le fait qu’il se trouvait à moins d’un mètre de ces deux silhouettes — et qu’il était incapable de dire lequel était le véritable Mistral. L’obscurité ambiante y contribuait sans doute, mais même ainsi, c’était proprement déroutant.
— Je suis sûr que chacun de vous a un tour ou deux dans sa manche. Gardez ce que vous devez, mais partagez ce que vous pouvez.
— On ne peut pas coopérer si on ignore ce que chacun vaut.
Sur ces mots, Ames finit par abaisser sa lame. Elle s’avança de quelques pas vers ses camarades.
— Nous unir tous les trois pour tout miser contre l’équipe de Miss Hibiya. C’est ta proposition en gros.
— En mêlée générale, on peut viser les étoiles. Son équipe est redoutable, et rien que ça impose une seule issue possible : une triste partie de cache-cache.
— Alors pourquoi perdre ce temps ? À quoi bon se saboter entre nous ? On ne peut pas vaincre une telle équipe avec des tactiques aussi bancales.
Les Mistral parlaient de nouveau en alternance, et celui resté adossé au mur conclut :
— Commençons par un serment. Tant que l’équipe de Miss Hibiya est en lice, aucun de nous n’attaque les autres. Refuser cet accord ne mènerait à rien — sauf si vous ne voulez pas gagner.
Sa voix s’était durcie sur cette dernière phrase, et un long silence pesant s’ensuivit. Après un instant de réflexion, ce fut Liebert qui parla le premier.
— Une alliance informelle, donc. Si tout le monde est d’accord, la mêlée commencera en trois-contre-un. Et ce sera évident pour tous. Allons-nous nous attirer les foudres de Maître Garland ?
— Si nous retenions nos coups ou perdions volontairement, sans doute. Mais là, c’est exactement l’inverse.
— Ce format incite à foncer sur les favoris. Nous ne faisons que prendre ça au mot.
— Un affrontement total, avec tous les moyens à notre disposition. Où est le problème ?
Les Mistral semblaient convaincus. Un nouveau silence suivit, avant qu’Ames ne précise :
— Permettez que je clarifie : dès l’instant où l’équipe de Miss Hibiya est éliminée, nous redevenons des adversaires. Est-ce bien ce que vous entendez ?
— Parfaitement, Miss Ames.
— À partir de là, on s’affronte.
— Tous les coups sont permis ! Vous pouvez même vous allier à nouveau pour me faire tomber !
Les trois Mistral éclatèrent de rire.
Liebert émit un reniflement moqueur :
— Aucun engagement au-delà de notre cible initiale. Ça me va. Mais nos intérêts convergent jusqu’à ce point.
Ce n’est qu’alors qu’il rengaina son athamé. Il jeta un coup d’œil à ses équipiers, qui lui répondirent d’un bref signe de tête.
— Je suis invocateur de golems, méthode classique. Mon efficacité dépend du type de terrain. Disons que je délègue beaucoup.
Maintenant qu’il était engagé, il ne perdit pas de temps à détailler son style. Il tourna ensuite les yeux vers Ames, qui hocha la tête et prit la parole à son tour.
— …J’ai reçu un entraînement poussé dans les styles Lanoff et Rizett. Si le terrain est assez encombré… peu importe mon adversaire, je… devrais pouvoir mener des tactiques efficaces avec des frappes-éclair.
— Frapper et se retirer aussitôt, hein ? Même contre Miss Hibiya et Mr. Horn ?
— Je ne promets rien. Mais… il y a peu de choses que je ne peux pas faire. Si vous avez besoin de quelqu’un pour combler les brèches d’un plan, je peux m’en charger.
Une proposition plus audacieuse que prévu. Liebert parut franchement surpris. Et ainsi, les trois équipes étaient désormais alliées.
Les trois Mistral se mirent à sourire.
— Voilà qui…
— …ressemble à quelque chose.
— Qu’ils essaient un peu pour voir !
La discussion prit alors un nouveau tournant : il s’agissait désormais d’élaborer un plan pour faire tomber la proie la plus redoutable.
[1] Clocknock en anglais. On a opté pour un terme plus basique de la magifaune et moins virulent. C’est assez facile à prononcer et ça fait comme les « petits » d’une Horloge. Auquel cas on aurait opté pour « frapheure » si on voulait littéralement le terme le plus proche.