Rotss T7 - chapitre 1

Sélection

Ne jamais céder quoi que ce soit aussi infime soit-il.

La force de cette conviction variait selon les individus, mais elle habitait la majorité des élèves de première année à Kimberly. Les moyens employés pour parvenir à cet objectif dépendaient du caractère de chacun et des cartes qu’il avait en main. Certains s’imaginaient briller en classe, d’autres dans les duels, tandis que d’autres encore préféraient s’illustrer en inventant des histoires grandioses de manière éhontée.

— Héhéhé…

Certains optaient pour une approche encore plus spectaculaire. La fille qui arpentait les couloirs, accompagnée d’un magifaune plusieurs fois plus grand qu’elle, en faisait partie. Une tête de serpent, des crocs luisants, un pelage vert hérissé d’aiguillons violemment toxiques, les nouveaux élèves avalèrent leur salive à cette seule vue.

— Beurk, c’est quoi ce truc ?!

— Une peluda ? J’en ai jamais vu en vrai ! — Une première année avec ça comme familier ?!

Elle agissait comme si elle n’entendait rien, mais à l’intérieur, elle savourait chaque réaction.

Oui. Admirez. Frémissez d’envie. Craignez-moi. Observez cette créature, et sachez que je vous surpasse. Ça valait bien les efforts fournis pour la dresser à temps.

— …?

Elle tourna à l’angle du couloir  et s’arrêta net. Son passage était bloqué par un être massif : un semi-humain. Un troll, accroupi, lui tournant le dos.

— …Pardon ? lança-t-elle, agacée. — Hors de mon chemin.

— Hm.

Le troll se retourna, interloqué, mais ne bougea pas. La jeune fille s’en irrita et haussa le ton :

— J’ai dit : Hors de mon chemin ! Je passe.

Grh… pardon. Mais ici, maintenant… pas bon.

La réplique resta coincée dans sa gorge. Il… venait de parler ? Du langage humain ?! Les gobelins, à la rigueur, mais… quelle espèce de troll savait faire ça ? La fille tenta de faire appel à ses connaissances en magifaune, mais elle décida bien vite que cela importait peu. Ce qui comptait, c’était qu’elle se trouvait à Kimberly, que d’autres élèves la regardaient, et qu’elle ne pouvait se permettre de céder quoi que ce soit. Forte de cette certitude, elle cria de nouveau :

— …Et alors ?! Laisse-moi passer ! Sinon…

— Hé hooo !

Elle allait ordonner à son familier de menacer l’autre, mais un garçon déboula à toutes jambes. À en juger par la couleur de sa cravate, il était d’un an son aîné. Elle cligna des yeux en le voyant étendre les bras devant le troll, comme pour le protéger.

— C’est quoi ton problème, la nouvelle ? Sois pas méchante avec Marco !

Uuuuuh… Dean…

Le visage du troll se détendit visiblement. Rien ne se passait comme la fille l’avait prévu, et la panique commençait à monter, mais elle fit de son mieux pour garder contenance.

— J-Je ne suis pas méchante. Ce troll bloque le passage sans raison valable. C’est un lieu public ! Mon familier et moi avons le droit d’y circuler librement !

— Il le bloque pour une très bonne raison. Tu lui as même pas demandé pourquoi ?

— D-demander ? À un troll ?! Ne sois pas ridicule…

Elle se sentit prise de vertige. Mais avant qu’elle ne puisse poursuivre, une ombre obscurcit le ciel.

— Halte-là !

Une nouvelle voix féminine retentit, et de grandes ailes manaviennes s’étendirent dans l’air. Un griffon descendit en piqué et atterrit juste devant eux, son regard si perçant que l’élève de première année fit un pas en arrière malgré elle.

— …Eek… ?!

— JAAAAAAAAAAAAA !

Effrayée, la peluda poussa un cri strident, comme pour intimider. La cavalière du griffon sauta à terre. Une élève de troisième année aux cheveux châtains et bouclés : Katie Aalto.

— Désolée, il y a des belettes de poterie qui nichent ici. On va les déplacer très vite.

Katie montra du doigt l’espace derrière le troll. La première année suivit la direction indiquée et aperçut un nid en forme de dôme, niché dans les branches d’un jeune arbre, avec plusieurs créatures semblables à des belettes. Cette espèce construisait ses nids dans les arbres qu’elle faisait pousser elle-même et la jeune fille comprit enfin pourquoi le troll gardait cet endroit. Cela faisait trop de révélations d’un coup. Elle resta pétrifiée. Katie, elle, s’adressa au garçon avec un sourire radieux.

— Tu surveillais Marco pour moi ? Merci, Dean ! Tu es un amour !

— J-J-Je n’ai fait que ce que n’importe qui aurait fait !

Le griffon de Katie était particulièrement impressionnant, et Dean faisait de son mieux pour ne pas flancher.

Le familier manavien de Katie avait encore grandi cette année, et il dépassait largement la peluda de la nouvelle élève. Dean se souvenait très bien du jour où une créature l’avait capturé, mais il s’efforçait de ne rien laisser paraître. Il bluffait du mieux qu’il pouvait. À ce moment-là, Katie posa les yeux sur le familier velu. Son regard s’illumina et elle s’approcha d’un pas vif.

— Oh ! Une peluda ! Femelle, peut-être cinq ans ? Ton familier est adorable !

— Ado…rable ?!

La fille n’en croyait pas ses oreilles. Quelle partie de cette bête hideuse pouvait être adorable ? À côté d’elle, la peluda hurlait, menaçant Katie et son griffon. Elle n’obéissait plus du tout à sa maîtresse : c’était la peur pure qui la guidait. Et le vacarme attirait les autres élèves.

— H-Hé ! Arrête de hurler !

La fille tenta précipitamment de la calmer. Aucun signe d’agression n’ayant été proféré à leur encontre, ne pas maîtriser la situation entacherait sa réputation. Mais la bête était trop agitée pour écouter. Griffes sorties tout en grondant, la jeune fille dépassée porta la main à sa baguette blanche, ne voyant d’autre solution qu’un sort.

— Non, avertit Katie, posant une main sur son bras. — Désolée, laisse-moi lui parler. Lyla, ne bouge pas.

Cette dernière phrase était pour son griffon. Sans arme, Katie s’avança vers la peluda. La première année n’en revenait pas, que faisait-elle ? Même une troisième année n’aurait aucune chance si une telle créature l’attaquait alors qu’elle était désarmée.

— JAAAAAAAAA… !

La peluda rugit en plein visage de Katie qui se contenta de sourire. Elle avança lentement la main, toucha la créature. Celle-ci tressaillit. Katie, prenant garde aux aiguillons empoisonnés de son pelage, la caressa doucement, l’apaisant.

— Tu n’as pas encore l’habitude des humains, pas vrai ? Et toi, là : tu ne fais que l’apeurer. C’est excessif. Tu voulais l’apprivoiser vite, c’est ça ?

— …?!

Le visage de la jeune fille se figea. En quelques secondes à peine, Katie avait vu clair dans sa méthode.

— …Ne t’inquiète pas, je ne suis pas ton ennemie. Ni moi, ni Marco, ni Lyla, souffla Katie à la peluda.

À chaque mot, les grognements de la bête s’adoucirent. Sa maîtresse resta figée jusqu’à ce que deux mains se referment sur les siennes. Devant elle se tenait une jeune fille qu’elle ne pouvait comprendre.

— Je m’appelle Katie Aalto, élève de troisième année à Kimberly. Enchantée ! Et toi, quel est ton nom ?

***

Pendant ce temps, dans un recoin isolé du rez-de-chaussée du bâtiment principal, une petite échauffourée venait d’éclater.

— Hah ! C’est tout ce que vous avez ?

Trois élèves gisaient au sol. Un garçon se tenait au-dessus d’eux. Tous étaient de première année. Il avait suffi qu’un regard ne plaise pas pour que la bagarre éclate. Il n’en fallait pas plus, dès lors que tout le monde cherchait une occasion de briller. Et il se trouvait que celui-ci avait eu plus d’éclat que les autres.

— Fallait me prévenir que vous étiez aussi pathétiques. J’vous aurais laissé venir à trois contre un dès le départ.

— …Unh… — Merde…

Trois duels d’affilée, sans jamais prendre l’ascendant. Les trois première année restaient à gémir au sol tandis que le garçon les toisait avec un sourire narquois.

— Pardon.

— …Hein ?

Quelqu’un s’était interposé, debout aux côtés des vaincus. De taille modeste, il portait la cravate caractéristique des troisièmes années. Ni son visage ni sa voix ne permettaient de déterminer son genre. Le vainqueur fronça les sourcils, tandis que le nouvel arrivant se penchait déjà sur les blessés pour leur administrer des soins.

— Ne cachez pas vos bagarres. Faites en sorte qu’un élève plus âgé soit témoin. Comme ça, quelqu’un pourra intervenir et vous soigner.

Ce n’était qu’un conseil, un simple avertissement. Mais le garçon l’interpréta comme un affront, et pointa son athamé sur le nouvel arrivant.

— Merci pour l’info, connard. Mais j’me souviens pas t’avoir donné la permission de les soigner.

Pete Reston, élève de troisième année, se retourna. Le regard derrière ses lunettes était glacial, bien plus que le garçon ne l’avait anticipé. Il eut un léger mouvement de recul, mais il s’était engagé dans cette voie et ne comptait pas reculer, même face à un aîné. Il le défia du regard du mieux qu’il pouvait.

— Le combat est terminé. Quel est ton problème ? demanda Pete.

— Droit du vainqueur. Je comptais tester mes sorts de douleur sur eux.

— …Donc tu veux faire souffrir les gens ?

Pete soupira, puis plissa les yeux.

— Dans ce cas, ce n’est plus un duel. Mais si tu insistes, je suis ton homme.

Facile, pensa le garçon. Un sourire narquois étira ses lèvres.

— Alors tu comptes souffrir à leur place ?

— Utilise tous les sorts de douleur que tu veux. Si tu arrives à me battre.

— …Tch.

La tension monta d’un cran. Le garçon estima la distance : il se tenait proche d’une distance d’un pas d’un sort. Mais l’autre n’avait même pas dégainé. Il en était certain, même contre un troisième année, il pouvait gagner.

TONITRUS !

Le garçon lança le sort. L’éclair jaillit à la pointe de sa lame et sa vision fut aveuglée par une lumière et une chaleur insoutenables.

— Gah…?!

Il ne voyait plus rien. En reculant, il balaya les airs de sa lame à l’aveuglette, sans rien toucher, puis sentit quelque chose contre sa gorge. Le froid métallique d’une lame. Il se figea. Une voix calme lui souffla à l’oreille :

— Tu te crois rapide ? Pour moi, tu ne bougeais même pas.

— …Ngh… ! Q-qu’est-ce que tu as fait… ?

— Tu l’as vu. J’ai lancé une sphère explosive  que j’ai synchronisée avec ton incantation.

Un frisson le parcourut. Il l’avait calée sur son incantation ? Le troisième année avait attendu qu’il incante et frappe de son athamé, puis avait lancé sa sphère explosive ? Mais il n’avait rien vu de ce mouvement…

— Si tu ne l’as pas remarqué, c’est que tu as atteint la limite de ton niveau actuel. Continue à t’entraîner et reviens me voir.

— Enfoiré… !

Incapable d’accepter la défaite, dès que sa vision revint, il balança un nouveau coup. Ici, à Kimberly, il ne fallait laisser aucun espace. Si ce troisième année excellait en incantation, alors autant le tester au corps à corps. Mais alors même qu’il y songeait, son athamé vola au sol.

— Considère-toi chanceux d’être tombé sur moi. Certains ici t’auraient fait bien pire qu’un simple sort de douleur.

— …Ah…

Pete vit le regard dans les yeux du garçon, rengaina calmement sa lame, puis se remit à soigner les élèves au sol. Une fois cela fait, il tourna les talons.

— Pete Reston. Troisième année. Si tu veux ta revanche, je t’attends. Les règles du duel me conviennent parfaitement.

Il s’arrêta un instant, puis conclut :

— Mais ne sous-estime pas ce que cet endroit fait aux gens, à toi, ou à n’importe qui d’autre. Je suis né Non-mage. Et voilà ce que deux ans ici ont fait de moi. C’est pour ça que tu es à Kimberly.

***

— Il porte déjà ses fruits. Qu’en pensez-vous ?

Dans un coin du jardin réservé aux magiflore de toutes sortes, Guy montrait à un professeur l’arbre qu’il avait cultivé. Son écorce lisse et grise brillait comme si on l’avait vernie. Le tronc épais se séparait en trois branches s’étendant chacune dans une direction différente, et à l’extrémité de chacune pendait un fruit bleu d’un volume remarquable. Le responsable du jardin, David Holzwirt, inspectait attentivement l’arbre.

— …Il est en bonne santé. Félicitations, Mr. Greenwood. Le lanternebleu est une espèce menacée… Et cela fait cinq ans qu’aucun élève n’était parvenu à en faire fructifier un à partir d’une graine.

— Merci, professeur. C’est un sacré caractère, c’est sûr, mais j’ai pris mon temps, travaillé avec lui… et ça a payé.

Guy sourit, et la porte de la serre s’ouvrit brusquement. Une fille plus jeune d’un an entra en courant.

— Appleton, deuxième année ! dit-elle, essoufflée. — J’ai entendu dire que le lanternebleu avait donné des fruits !

— Viens voir, Rita. Mate-moi un peu ça ! se vanta Guy. — Ils sont pas magnifiques ?

Rita trottina jusqu’à lui, observa l’arbre et hocha la tête d’un air émerveillé. L’instructeur les laissa profiter du moment, puis reprit :

— …Tu as bien tenu un journal de croissance ?

— Bien sûr que oui.

— Hm… Joins-y tes observations et rends-moi un rapport d’ici deux semaines. Une fois que je l’aurai lu, nous en discuterons dans mon atelier.

Et sur ces mots, David quitta la serre. Les deux élèves le regardèrent s’éloigner, puis Rita se tourna vers Guy, les joues roses à cause de l’excitation.

— Waouh ! s’exclama-t-elle. — Incroyable, Guy, il n’invite presque jamais personne dans son atelier. Il est très difficile à approcher…

— Ah bon ? J’trouve pas, moi. C’est juste un fana de magiflore.

Guy haussa les épaules. Une pensée lui traversa l’esprit et il grimaça.

— J’ai déjà une amie dingue de magifaune… Lui, au moins, il cherche pas la bagarre comme elle. Et j’ai la main verte, ça aide.

Ces mots frappèrent Rita en plein cœur. Son ton ne laissait aucun doute sur la personne à laquelle il faisait allusion ni sur l’affection qu’il lui portait.

— …Tu parles de Miss Aalto ?

— Ouais, on la remarque en ce moment. Elle a enfin apprivoisé son griffon, et maintenant elle arrête plus de le chevaucher partout. Elle fout la trouille aux nouveaux.

Un genre de plainte qu’on ne réserve qu’à ceux qu’on connaît vraiment. Incapable d’en entendre davantage, Rita l’interrompit, consciente que c’était un peu maladroit.

— J-Je dois y aller. Le professeur m’attend.

— Hm ? Pour ton projet ? Tu fais pousser quoi ? J’peux venir, si tu veux.

— Non.

Elle leva les mains, l’air grave. Guy resta figé, surpris, et elle se hâta de s’expliquer :

— J’ai… j’ai raté le dernier contrôle écrit. Je suis aux rattrapages.

— Ah. Si tu veux un coup de main, hésite pas. Tu t’en sors bien, sinon !

Il lui tapota affectueusement la tête. Elle comptait s’en aller sur-le-champ, mais la chaleur de sa paume était si agréable qu’elle resta un moment, les yeux baissés.

— J… D’accord. Merci, murmura-t-elle.

***

— Vous vous faites tous un nom.

Miligan avait à peine pris une gorgée de son thé qu’elle lâcha cette remarque à l’adresse de ses cadets. Ils étaient réunis dans leur repaire secret, preuve qu’elle avait vent des dernières histoires.

— Pour certains d’entre vous, ce n’est pas nouveau. Mais Katie, Guy, Pete… vous commencez vraiment à vous distinguer dans vos domaines respectifs. Vous me rendez fière.

— Je confirme tout à fait, déclara Chela avec emphase. — Je ne vous ai pas assez enlacés.

— Reste assise, Chela !

— C’est fini, les câlins de félicitations !

Guy et Pete se mirent à piailler dès qu’elle se leva. Tous trois se mirent à tourner autour du canapé, les garçons tentant de garder une distance de sécurité.

— Merci pour le compliment, soupira Katie sans quitter des yeux le document qu’elle lisait. — Mais je n’ai pas l’impression de progresser. Les murs auxquels je me frotte me semblent bien plus haut que les obstacles que j’ai franchis.

— C’est toujours comme ça quand on fait de la recherche, lui répondit Miligan avec un sourire. — Katie, ne te laisse pas abattre. Quoi que tu en dises, ta progression saute aux yeux.

Pendant ce temps, Guy tenta une double feinte pour échapper à Chela, mais elle l’avait vue venir et l’attrapa dans ses bras. Il poussa un cri aigu, mais la prise de Chela se referma sur lui comme un étau.

— Même les griffons bien dressés acceptent rarement de se laisser monter, commenta Oliver en hochant la tête, tout en observant la scène du coin de l’œil. — C’est un exploit plus important qu’on ne le croit. Et cela prouve que ta méthode fonctionne.

— A-Ah oui ? Tant mieux, alors.

Katie rougit et rassembla ses feuilles en une pile bien ordonnée avant de jeter plusieurs coups d’œil discrets vers Oliver… ce que Nanao, assise juste à côté d’elle, ne manqua pas de remarquer.

— Oliver ! s’écria-t-elle. — Katie désire un câlin de félicitations.

— Euh, Nanao ?! dit Katie en un couinement.

— Oh, toutes mes excuses. J’aurais dû m’en douter.

Obéissant, il se leva. Nanao attrapa la main de Katie et la tira du canapé. La fille aux cheveux bouclés poussa un cri de surprise, mais la règle du câlin instaurée l’an passé s’appliquait encore, et elle se retrouva bientôt dans les bras d’Oliver.

— Hwaaaaah…

Dès qu’elle sentit l’étreinte, Katie se figea un peu. Puis Nanao bondit sur son dos. Derrière le canapé, Chela avait mis la main sur Pete et lui faisait subir le même sort.

— Vous n’hésitez plus à exprimer votre affection, dit Miligan en souriant largement. — Héhé… et moi, j’y ai pas droit ? Je suis preneuse !

Elle ouvrit les bras, mais Katie et Chela lui lancèrent des regards meurtriers. La Sorcière à l’œil de serpent rabattit prudemment ses mains et changea de sujet.

— Dommage pour toi, Nanao. Tu n’étais qu’à un match du podium dans la ligue de combat de balai.

— C’est bien vrai. J’ai donné tout ce que j’avais, mais les ainés sont redoutables.

— Ne dis pas ça, Nanao, répondit Oliver. — Tu t’es battue contre des adversaires redoutables, et les exploits de Miss Ashbury ont stimulé tout le monde. Tu avais un clair manque d’expérience et de technique, mais tu t’es accrochée jusqu’au bout.

Ses bras s’étaient avancés pour enlacer Nanao et Katie.

— Bien dit ! renchérit Miligan. — Et pour ma part, tu as fait exactement ce que j’espérais.

— Tu veux parler du moment où elle a mis Mr. Whalley au tapis ? susurra Chela avec la mine sombre.

La Sorcière à l’œil de serpent afficha un grand sourire.

***

— Notre position est loin d’être idéale, pour être honnête.

Ailleurs, dans la base du précédent Conseil, au sein de la première couche, Gino Beltrami, surnommé « le Barman », faisait le point sur la situation électorale. Sa voix était calme et posée. Leoncio l’écoutait en silence.

— Pour l’heure, aucun candidat ne s’est véritablement détaché. Ce qui signifie que les votes neutres restent imprévisibles. C’est l’impasse.

— …Qu’en penses-tu, Percy ? demanda Leoncio.

— …

Percival Whalley, candidat à la présidence du Conseil, déglutit avec peine. Il était agenouillé à côté du fauteuil de Leoncio, dont les doigts pâles frôlaient doucement sa nuque. Une caresse à la fois tendre et menaçante, car il pouvait lui briser la nuque sans effort.

— Ha-ha ! Ne torture pas ce pauvre garçon, Leo, lança Khiirgi Albschuch, une elfe de septième année. J’ai croisé le fer avec elle moi-même. C’est une fille difficile à évaluer. Et du genre à s’épanouir dans la tourmente. Tandis que Percy, lui, gagne à la régularité. Il est naturellement désavantagé face à ce type d’adversaire.

Whalley lui jeta un regard furieux. Si elle avait fait davantage par le passé, il n’aurait pas eu besoin d’un coup de pouce ici. Son ressentiment était manifeste : c’était l’imprévisibilité de Khiirgi qui avait le plus perturbé ses plans, plus encore que leurs véritables rivaux.

— Cela dit, c’est une adversaire que tu aurais pu battre. Ton expérience et tes compétences en sport de balai auraient dû faire pencher la balance en ta faveur, Percy.

— Certes. Percy a terminé mieux classé qu’elle, suffisamment pour recevoir un prix. C’est facile à dire après coup, mais ce qui t’a coûté la victoire, c’est d’avoir été trop prudent, parce que tu savais que tu ne pouvais pas te permettre de perdre.

Gino tentait d’être encourageant, mais Leoncio fronça les sourcils.

— C’est donc moi qui l’ai mis sous pression, murmura-t-il. Hmph.

— …Ah… !

Ses doigts quittèrent la nuque de Whalley.

Le garçon leva les yeux, incertain, cherchant des réponses dans le visage de son mentor.

Leoncio s’adressa à lui, sans détour.

— Je n’ai aucune intention de te remplacer. Remporte le prochain combat, Percy.

— …Entendu !

***

Pendant que Miligan leur livrait le compte rendu, Guy sortit l’un de ses cakes, une gourmandise fort convoitée sur le campus. On arrosa le tout de thé, et une fois les tasses vidées :

— Voilà où nous en sommes. Personne ne se détache, ce qui signifie que ma candidature continue de jouer son rôle.

Elle engloutit la dernière bouchée de cake avec un air un peu chagriné. Son familier, Milimain, faisait le tour de la table pour ramasser la vaisselle. Chela réfléchit un moment, puis déclara :

— Les derniers votes décisifs viendront donc… de la ligue de combat ?

— J’en ai bien peur. Si les affrontements sont équilibrés ailleurs, ce sera la démonstration de force la plus spectaculaire qui l’emportera. C’est ainsi que fonctionne Kimberly.

— Alors, si tu fais un carton, la victoire est à toi !

— Ce n’est pas si simple, Guy, répondit Miligan en pinçant les lèvres.

Elle était forte, mais pas la meilleure parmi les ainés. Chela, bien consciente de cela, proposa un objectif plus réaliste :

— Le grand prix est peut-être hors de portée. Mais terminer sur le podium, après avoir battu l’équipe de Mr. Whalley… c’est probablement ta meilleure chance. Tu en penses quoi ?

— En un contre un face à Whalley, on est à égalité. Mais Kimberly change souvent les règles de la ligue. Rien ne dit que ce sera aussi simple cette année. Et comme ils ont fortement haussé récompenses… honnêtement, je ne sais pas ce que le corps enseignant a en tête.

***

— Sommes-nous tous d’accord pour considérer cela comme définitif ?

Salle de réunion, au rez-de-chaussée du bâtiment principal. Theodore avait distribué une proposition de règlement pour la ligue de combat, avec une confiance manifeste. Plusieurs autres enseignants étaient penchés sur le document.

— …C’est sacrément détaillé, commenta Ted Williams, l’instructeur d’alchimie, en refermant le livret.

— Il fallait que ce soit à la hauteur du prix de cinquante millions de belcs, déclara Theodore. — Ce n’est pas très festif si l’événement en lui-même n’est pas mémorable.

— Mais faire participer les cadets… Instructeur Garland, votre avis ?

Ted se tourna vers l’instructeur d’arts de l’épée, espérant obtenir son soutien. Garland prit un instant avant de répondre… mais son sourire ne cachait rien de son enthousiasme.

— … Une ligue ouverte à tous pour ma part.

— Je savais que vous approuveriez ! s’exclama Theodore, radieux.

Ted abandonna toute résistance. Si Garland était de la partie, autant ne pas discuter davantage.

Une fois l’accord trouvé, tous les regards convergèrent vers l’extrémité de la table. La directrice prononça alors sa décision :

— Très bien. Annoncez les règles aux élèves dès demain matin et lancez les préparatifs.

***

Le lendemain matin, la Garde du Campus fut sous tension.

— …Je n’aime pas ça, marmonna Lesedi Ingwe, qui arpentait la pièce à grandes enjambées.

Élève de septième année à la peau sombre, elle était l’une des plus proches alliées de Godfrey. Lui, Tim et les autres membres de la Garde s’étaient précipités au QG après avoir vu les règles de la ligue de combat affichées à leur arrivée.

— Un règlement inédit, poursuivit Lesedi. — La victoire exigera des stratégies dépassant le cadre de notre promotion. Que mijote donc le corps enseignant ?

La même inquiétude habitait tous les esprits.

— L’échelle est aussi immense que complexe, déclara Godfrey. — Mais ce n’est pas un désavantage pour nous.

Il avait mis de côté toutes les autres considérations, fidèle à son habitude de chercher la solution la plus simple.

Que voulait-il faire, et comment y parvenir ?

— Pas besoin d’impliquer nos cadets. Il suffit d’y aller et de gagner. Rien de plus, rien de moins.

***

— Ces quoi toutes ces règles !

Au même moment, à la cafétéria de la Confrérie, la Rose des Lames s’était réunie pour discuter du même sujet. La presse du campus avait publié des éditions spéciales détaillant les nouvelles règles, et, une fois l’estomac plein, chacun s’attela à la lecture complète du règlement.

— Pour commencer, y’a trois divisions, expliqua Pete. Les deuxième-troisième année, les quatrième-cinquième, et les sixième-septième. Il faut former une équipe de trois au sein de sa division. La ligue elle-même se compose d’une phase préliminaire, d’une phase principale et d’une phase décisive. La phase préliminaire est un événement en équipe où tout le monde participe, la phase principale est une mêlée libre avec plusieurs équipes et la phase décisive reste encore inconnue. Les premières années ne peuvent pas participer, mais tous les autres, si.

Oliver prit le relais, une main sur le menton.

— Et dans chaque division, les équipes les plus âgées sont handicapées pour rééquilibrer les chances. Dans notre division inférieure, toute équipe avec deux élèves de deuxième année ou plus reçoit un bonus proportionnel. Beaucoup de détails restent à préciser, mais le système d’équipes et la fusion de deux promotions sont des facteurs déterminants.

Dans les divisions intermédiaire et supérieure, cela importait sans doute moins, mais le fossé entre un deuxième et troisième année était immense. Il était donc logique de compenser. La dimension « équipe », en revanche, compliquait tout, car il y avait bien plus de données à gérer qu’en duel individuel ce qui rendait le résultat bien plus difficile à anticiper.

— Les prix seront répartis intégralement pour chaque division. Ce qui veut dire qu’on a une chance nous aussi ! lança Guy.

— Ou plutôt… tout le monde en a une, murmura Chela.

— Ce n’est plus un événement qu’on rejoint pour le fun. Ces règles vont motiver même ceux qui snobent la ligue d’ordinaire, et c’est probablement ce que cherche le corps enseignant.

Elle se tourna vers deux de ses amis, l’air contrarié.

— Cela me peine plus que vous ne pouvez l’imaginer, mais je préfère être franche. Oliver, Nanao… je ne peux pas faire équipe avec vous cette fois.

— Hm ? Pourquoi donc ? demanda Nanao, les yeux grands ouverts.

Oliver croisa les bras, devinant la raison.

— Ah. Theodore fait partie des organisateurs. C’est lui qui est derrière tous ces ajustements ?

— Exactement, soupira Chela. — Presque toutes les nouvelles règles sont des propositions de mon père. Ce qui me place dans une position délicate. Il ne m’a pas formellement interdite de participer, mais si je m’associe à des éléments de premier plan de notre promotion, à des candidats potentiels à la victoire, cela risquerait de faire jaser. Si mon équipe finissait sur le podium, on accuserait la compétition d’être truquée.

Un court silence suivit. Puis Katie releva les yeux.

— Guy, Pete — vous voulez faire équipe avec moi ?

Les cinq autres restèrent figés de surprise. Pete et Guy échangèrent un regard.

— Hé hé… Tu vises les cinquante millions ? lança Guy.

— Je ne pense pas les décrocher. Mais ne rien tenter me semblerait… vraiment dommage pour le coup.

— Je suis scié. Je croyais que tu détestais la violence.

— C’est le cas ! Mais… ici, ce n’est pas quelque chose qu’on peut éviter.

Katie parlait avec assurance. Chela comprit aussitôt ce qui se tramait.

— Ah ! fit-elle. — Tu veux faire équipe avec eux. Pas avec moi, ni avec Nanao ou Oliver.

— C’est ça, répondit Katie. — Si je me joins à vous… je vais juste finir par me laisser guider. Je veux que ce soit avec nos propres forces et nos propres moyens.

La récompense n’était qu’un objectif secondaire. Ce qu’elle cherchait, c’était mettre à l’épreuve ce qu’elle avait acquis en deux années. Et cette résolution, Pete la sentit très nettement.

— Je pensais exactement la même chose, dit-il. — Je ne m’attendais pas à ce que tu le proposes la première.

— Vous êtes à fond tous les deux ! lança Guy. — Et vu comme ça, j’peux pas me défiler.

Pete et Guy étant tout aussi partants, une première équipe était déjà constituée. Oliver se dit qu’il ne pouvait pas rester les bras croisés. Il devait définir sa propre position, et, s’il participait, constituer son équipe. Mais alors qu’il y songeait, une voix s’éleva à l’extérieur de leur groupe.

— Michela, tu as un moment ?

Les six amis se retournèrent. Une fille se tenait là avec son domestique. Chela détourna aussitôt les yeux, un peu embarrassée.

— Oh, Stacy ? Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-elle.

— Vas-y, Stace, encouragea Fay.

— …Je voulais savoir si tu avais choisi un groupe pour la ligue de combat. Si c’est le cas, alors laisse tomber.

Stacy parlait à peine, triturant nerveusement l’ourlet de sa robe. Oliver esquissa un sourire discret. Ses intentions étaient limpides.

— Vas avec eux, Chela, dit Nanao avant même qu’elle ne puisse répondre.

Les autres acquiescèrent. Elle se leva.

Chela, Stacy et Fay quittèrent la table pour s’installer un peu plus loin. Guy hocha la tête.

— …Ohhh. Si t’es du niveau de Chela, y’a des gens qui vont vouloir te recruter.

— C’est ça, répondit Oliver. — Les combats commencent dès la formation des équipes. Et Chela a toujours été proche de Miss Cornwallis. Si elle ne reste pas avec nous, elle s’alliera sûrement à elle.

Même en parlant, il prenait sa décision. Il tourna les yeux vers la fille aziane à ses côtés.

— Nanao, si tu as l’intention de participer, je voudrais faire équipe avec toi. Je ne te forcerai pas… mais j’aimerais beaucoup que tu acceptes.

— Bien sûr.

Nanao n’hésita pas une seconde. Oliver fut soulagé, mais il ressentit tout de même un pincement au cœur. S’ils étaient dans la même équipe, ils n’auraient pas à s’affronter. C’était cela, plus que tout, qui l’avait poussé à la recruter. Cette condition comptait bien plus à ses yeux que le résultat de la ligue.

— Hoho ! Il vous faut un troisième membre, alors !

Une nouvelle voix, familière, intervint à son tour. Personne ne fut surpris. Oliver et Nanao se retournèrent : face à eux, l’élève transféré de l’année précédente, souriant à pleines dents.

— Belle matinée à toi, Yuri, dit Nanao.

— …Leik, rien ne peut corriger cette manie ? Tu es incapable de ne pas t’immiscer dans chaque conversation ?

Oliver savait que c’était peine perdue, mais il le dit quand même. Yuri lui tapa joyeusement l’épaule. Dans son autre main, il tenait le livret des règles.

— Je reviens du labyrinthe et bam ! L’école s’anime d’un coup ! Impossible de s’ennuyer ici !

— Tu comptes participer ?

— Évidemment ! J’adore tout ce qui est festif. Ce genre d’événement te fait croiser tellement de gens et de mystères…

Il affichait une mine rayonnante. C’était typique de Yuri, il ne s’intéressait ni à l’argent ni aux récompenses, mais uniquement aux rencontres. Oliver ne put s’empêcher de sourire. Il enviait presque cette façon d’aborder la vie.

— Je ne peux pas te promettre qu’on fera équipe avec toi… mais il est certain qu’on devra trouver un troisième coéquipier.

Il prit la main de Nanao, jeta un œil aux trois autres membres de la Rose des Lames, puis se leva. Yuri, sans dire un mot, avait déjà emboîté le pas.

— Allons faire du repérage, dit Oliver. — Je veux connaître les équipes.

Sans surprise, dès qu’Oliver et Nanao quittèrent leur table, ils furent assaillis de sollicitations.

— Miss Hibiya ! Tu te joins à nous ?! — Mr. Horn, sois notre carte maîtresse ! …T’es sûr ?! Même pas un peu d’envie ?!

Oliver déclinait poliment, mais fermement. Et quand certains insistaient, il se voyait contraint de se frayer un passage de force. En observant la scène, Yuri émit un sifflement.

— Vous avez la cote, tous les deux ! Je me demande pourquoi personne ne vient me chercher, moi…

— Pour commencer, personne ne sait quel est ton niveau. Et ensuite… eh bien, à toi de faire ta propre analyse.

Tout en refusant les offres, ils faisaient le tour de la salle, à l’affût des meilleurs éléments de leur promotion. En chemin, une question traversa l’esprit d’Oliver.

— Et toi, qu’est-ce que tu fais ces temps-ci ? Tu continues à vagabonder dans le labyrinthe et sur le campus ?

— C’est pas faux, mais j’ai de vrais objectifs maintenant ! J’ai mis la main sur deux mystères qui ont piqué ma curiosité..

— Des mystères ? répéta Nanao.

— Ouais. L’Affaire des professeurs disparus et l’Affaire des ossements volés.

Yuri leva un doigt, sans baisser le ton pour autant. Il se moquait bien d’être entendu.

— Tu t’en occupes en solo ? lança Oliver, fronçant les sourcils. — Tu risques de te faire tuer. Même la Garde n’intervient pas là-dedans.

Il avait délibérément durci son ton, espérant le dissuader. Au moins, Yuri cessa de plaisanter et retrouva un semblant de sérieux.

— Oui, je sais, admit-il. — Mais… vous avez sûrement, vous aussi, des choses sur lesquelles vous ne transigez pas. Des choses que personne ne pourrait vous faire abandonner. Eh bien moi, c’est résoudre des mystères. Je ne sais pas d’où ça me vient, mais c’est ancré en moi. Dans mon sang, dans l’essence même de mon âme.

Il devenait presque empreint d’un lyrisme alors Oliver ne put lui opposer d’argument. On ne changeait pas facilement sa manière de vivre. Surtout pas quand on était mage.

— Mais que ce soit bien clair : je ne cherche pas à coincer le coupable ni à le punir. Ça m’est totalement égal. Ce que je veux, c’est savoir. Qui, pourquoi, comment ou même où tout cela nous mène. Connaître la vérité, c’est tout ce qui m’importe. Et pour ça, je dois creuser.

— On dirait bien que tu ne changeras pas d’avis. Mais c’est quoi cette histoire d’ossements volés ?

— Oh, les voilà ! Mr. Horn, Miss Hibiya, dit une voix sèche.

Ils se retournèrent et tombèrent sur une ainée plutôt petite de taille. Aucun d’eux ne la reconnut. Malgré leur air perplexe, elle s’approcha directement.

— Laissez-moi une minute. C’est important.

— Euh… qui es-tu ?

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? C’est moi, voyons. On s’est déjà vus plusieurs fois, non ?

Oliver était de plus en plus confus. Son uniforme avait été modifié à l’extrême, froufrous et rubans à foison, il ne restait presque rien du vêtement d’origine. Une personne aussi voyante ne pouvait décemment pas lui être passée sous le nez. L’aurait-il croisée dans un tout autre style ? Il se concentra sur son visage. Même ainsi, il lui fallut plusieurs secondes… mais l’éclat dans ses yeux, sous ces longs cils, éveilla un souvenir.

— Mr. Linton ? Du groupe de Godfrey ?

— Évidemment ! s’exclama Tim. — On dirait que t’as vu un fantôme. Attends… ce serait la première fois que tu me vois habillé comme ça ?

Oliver hocha plusieurs fois la tête. Tim n’avait pas changé sa manière de parler, mais sa tenue, sa voix, tout faisait penser à une fille. Même un métamorphe n’aurait pu changer aussi radicalement du jour au lendemain. Voyant Oliver bouche bée, Tim pinça ses lèvres roses et haussa les épaules.

— …Bon, autant être clair : je fais du drag quand ça me chante. Et souvent, ça me chante. Je suis canon, non ?

Il lui envoya un baiser. Le geste avait quelque chose d’envoûtant, et savoir que c’était le fameux empoisonneur qui se tenait là donnait le tournis à Oliver.

— E-Etendu, balbutia-t-il, conscient que le moindre faux-pas pourrait vexer Tim. — Et donc… tu voulais quoi, au juste ?

— La ligue de combat. Je veux savoir si tu participes et si oui, avec qui. Alors accouche ! Enfin, c’est sur la base du volontariat, bien sûr, mais évite de ne pas participer, ça me compliquerait la tâche.

L’affirmation était pleine de contradictions, mais de toute façon, tout serait public une fois l’inscription faite. Et il n’y avait aucun intérêt à cacher quoi que ce soit à la Garde du campus..

— …Tout ce que je sais, pour l’instant, c’est que Nanao et moi, on est partants, répondit Oliver. — On cherche encore un troisième membre.

— Parfait. Préviens-moi dès que vous vous décidez. Enfin maintenant quoi. Mais y’a pas d’obligation.

Le dernier mot sonnait clairement comme une justification de dernière minute. Puis Tim attrapa Oliver par le col et le tira vers lui. Ce dernier cligna des yeux, surpris.

— Conseil d’ami, enfin, je parle à haute voix pour moi-même : l’issue de cette ligue pourrait avoir un sacré poids dans les élections. Mais les profs nous ont sorti des règles d’un autre monde. Personne ne sait ce qui nous tombe dessus. Tu me suis ?

— …Ouais.

— Si tu participes, fais-le pour gagner. Et choisis bien ton troisième membre. C’est purement du volontariat, évidemment !

Sur ces mots, il lui donna une tape vigoureuse sur l’épaule, puis recula. Comme Oliver avait déjà parlé de Nanao, Tim se tourna vers Yuri.

— Mr. Leik, notre transféré. Pour qui vas-tu voter ?

— Je ne me suis pas encore décidé. Je vais observer ce que chacun propose… et voter pour celui qui me fera le plus rêver.

— …Très bien. Mais fais ton choix rapidement, de préférence.

Il n’avait pas l’air plus concerné que ça, et n’insista pas. Tim s’éloigna dans la foule. Le regard rivé sur lui, Nanao souffla :

— Il avait l’air troublé.

— L’issue de la division inférieure pourrait faire pencher la balance. Et comme Miligan et la Garde du Campus sont de mèche, et qu’on la soutient, on est catalogués comme étant dans leur camp. Qu’on le veuille ou non, on est mêlés à tout ça.

Oliver hocha la tête. Le ton de Tim confirmait que la Garde était sérieusement ébranlée par ces nouvelles règles. Il allait devoir en parler avec ses cousins sous peu. Son regard balaya la salle.

— Je suis curieux de savoir ce que Godfrey pense de tout ça. Et aussi ce que prévoient les autres têtes de notre promo.

— Ah, c’est moi que tu cherchais ? lança une voix joyeuse.

Oliver tourna la tête à travers la foule et aperçut un grand garçon au sourire avenant.

— Rossi, dit-il. — Oui, je me posais justement la question à ton sujet.

— Bwahaha ! Honoré d’être considéré comme un poids lourd ! Par contre, te voir avec lui… ça, c’est tout de suite moins plaisant.

Sa voix se fit plus grave, et il jeta un regard noir à Yuri. Oliver se souvint aussitôt que ces deux-là s’entendaient comme chien et chat. Il s’interposa avec fluidité.

— Je sais que tu ne peux pas résister à ce genre d’événement. Je suis avec Nanao. Et toi, quelles sont tes intentions ?

— Hm… donc vous n’avez pas encore choisi votre troisième membre ? L’idée de me joindre à vous est tentante…

— Tu nous trahis déjà ? T’as un sacré culot.

Un grognement résonna derrière lui, et une main massive agrippa son col. Rossi fut soulevé sur la pointe des pieds, ce qui ne l’empêcha pas de tirer la langue.

— Je plaisantais, voyons, dit-il en souriant. — Allez, pas la peine de me fusiller du regard.

Oliver posa enfin les yeux sur la silhouette imposante derrière lui.

— Mr. Albright… tu fais équipe avec Rossi ?

— Nous n’avions pas tant d’options. Pas si nous comptons gagner, en tout cas.

Son autre main souleva Rossi encore plus haut, jusqu’à ce que ses pieds quittent le sol pour le faire balancer mollement dans les airs.

— Combattre à tes côtés m’aurait plu, déclara Rossi. — Mais ça voudrait dire que je n’ai aucune chance de te battre. Et cette fois, je veux une vraie victoire. Sans accident. Sans excuse.

— Je ne compte pas notre dernier affrontement non plus. Et j’accepte volontiers ce défi.

Oliver hocha la tête, acceptant. Mais une pensée l’effleura. Si ces deux-là faisaient équipe… qu’est-ce que cela impliquait pour l’élection ?

— …Au fait, pour qui vous votez, tous les deux ?

— Je suis apolitique, donc je n’ai rien à dire. Et toi ?

— J’aimerais avoir le choix. Mais je suis l’aîné des Albright.

Cette simple phrase suffisait. Oliver comprit tout. Dans une élection, les appartenances familiales et les positions politiques pouvaient limiter les choix, même lorsqu’on voulait rester neutre. Si l’héritier d’une famille de chasseurs de gnostiques soutenait un candidat pro-droits des demi-humains, cela risquait d’attiser les flammes.  Albright devait voter conservateur, à savoir, pour l’ancien Conseil. Et Oliver savait que, lors de leur première année, avant même qu’il n’affronte Nanao, ce garçon n’aurait jamais exprimé ouvertement une insatisfaction pareille. Encore moins sur ce ton détaché. Il hocha la tête, sincèrement touché.

— Oui. Pardon. J’aurais dû m’en douter.

— Ce n’est rien. C’est bien peu de chose comparé à notre revanche. N’est-ce pas, chef ?

Souriant, Albright regarda par-dessus son épaule. Un nouvel élève venait de les rejoindre, et Oliver réagit aussitôt. Le garçon aux cheveux longs était de leur année, et chacun de ses gestes trahissait une éducation rigoureuse. Il avait affronté Oliver bien avant les deux autres, dès le premier cours d’arts de l’épée. Et ils ne s’étaient plus croisés depuis.

— Mr. Andrews. Tu es leur troisième membre ?

— En effet. Dès que j’ai compris que ce serait une compétition par équipe, j’ai su que je les voulais avec moi. Pour un seul but : vous vaincre, Mr. Horn, Miss Hibiya.

Richard Andrews lançait déjà ses déclarations de guerre. Il avait une histoire avec eux. Mais alors, son regard tomba sur Yuri, qui les observait bouche bée à distance. Il plissa les yeux.

— …Je pensais que Michela serait votre troisième membre. Enfin, vous n’avez pas à vous justifier.

— Non, nous n’avons pas encore décidé. Je ne cache rien, nous évaluons simplement nos options, répondit Oliver.

Il se garda de mentionner les complications liées à Chela et se contenta de leur point de vue. Il savait qu’Andrews ne cherchait pas à les sonder, mais simplement à s’assurer qu’Oliver et Nanao arriveraient à ce combat dans les meilleures conditions. Deux ans avaient suffi pour cerner cet homme. Andrews hocha la tête. Nanao, jusque-là silencieuse, observait attentivement à côté d’Oliver, mais elle sourit alors :

— Les flammes brillent dans ton regard, Mr. Andrews. Ce combat promet d’être un réel plaisir.

— Si c’est l’impression que je donne, alors je peux être tranquille.

Andrews esquissa un sourire, puis tourna les talons. Rossi et Albright le suivirent. Tous trois connaissaient bien leur propre force et formaient sans conteste une équipe solide.

— On se croisera quelque part dans la ligue, déclara Andrews. — Choisissez bien votre troisième membre en gardant ça en tête… ou sinon, vous le regretterez.

— Ouah, ça veut dire qu’on peut participer, nous aussi !

La nouvelle ne faisait pas parler que les troisièmes années. Partout dans la Confrérie, l’agitation était générale.

Dean lisait une édition spéciale du journal étudiant.

— Vu l’agitation chez les ainés, ces règles sont clairement inhabituelles, dit Peter Cornish.

Comme Dean, il était en deuxième année.

— Dean, t’es sérieux ? Tu veux t’inscrire ?

— Carrément. On est à Kimberly, faut bien gagner en expérience !

— J’pense pas que Miss Aalto rejoindra ton équipe, grommela Rita.

Dean s’étouffa aussitôt.

— *Kof, Kof*… Q-Quoi ?! D’où tu sors ça, Rita ?!

— Oh, heu, désolée. J’me suis juste dit que si elle participait, ce serait sûrement avec Mr. Horn, Miss Hibiya… ou Guy.

Cette tentative de justification ne fit que pousser Peter à grimacer. Il lança un sort pour nettoyer le thé renversé sur la table.

— Allez, avoue. Tout le monde sait que t’as un crush sur Miss Aalto.

— Pas du tout ! J-Je la respecte ! Beaucoup !

— C’est vrai qu’on a encore du mal à croire qu’elle ait réussi à dresser ce griffon en à peine six mois. Ce qui rend ton approche encore plus difficile.

— Arrêtez, c’est gênant ! Elle m’a beaucoup aidé l’an dernier. Elle m’a protégé et tout. Et j’veux lui montrer que j’ai grandi.

— …Ouais, je comprends, murmura Rita en pensant au sourire franc de Guy.

Elle avait perdu le compte des fois où il l’avait épaulée l’an passé. Sans vouloir faire de métaphore horticole, elle avait envie de montrer que toutes ces attentions avaient porté leurs fruits, un sentiment naturel pour n’importe quel protégé.

Elle réfléchit une seconde, puis adressa un sourire à Dean.

— On va s’inscrire ensemble, Dean. Moi aussi, j’ai envie de me faire remarquer un peu.

— C’est ce que je voulais entendre, Rita !

Il leva la main en signe de victoire, et Rita lui rendit son « tope là ». Peter croisa les bras en grommelant :

— J’aimerais bien me joindre à vous, mais les bastons, c’est pas mon truc. Je préfère vous aider à planifier. Si seulement vous aviez un troisième membre…

Son regard glissa de l’autre côté de la table, vers leur amie restée silencieuse. Teresa découpait calmement ses pancakes dégoulinants de sirop.

— …Quoi ? fit-elle, le fixant d’un œil noir.

— Comment ça, « quoi » ?!

— Dean, commence pas, soupira Rita. — Teresa, t’as bien quelqu’un à impressionner, non ? C’est le moment de leur montrer ce que tu vaux.

Le couteau de Teresa s’immobilisa. Il ne lui fallut pas longtemps pour qu’un visage en particulier lui traverse l’esprit. Comme pour la ligue de balai avant elle, la ligue de combat aurait un impact considérable sur les élections. C’est dans cette optique qu’Oliver se rendit à l’atelier de ses cousins, le soir même de l’annonce des règles.

— Il faut que le camp de Godfrey l’emporte. Mais si nos actions paraissent trop coordonnées, les professeurs vont flairer quelque chose.

Gwyn se tenait près d’une cage au fond de la pièce, nourrissant les familiers qu’elle contenait. L’équilibre électoral était précaire, sans doute pourquoi son expression trahissait une fatigue inhabituelle.

— C’est un champ de mines, mais à nous de tracer notre route. Tu es libre de faire équipe avec qui tu veux et de gagner ta division à la régulière. Ou même de ne pas participer du tout. Mais décide-toi vite, ça influera sur notre stratégie.

— …Je compte participer, déclara Oliver. — C’est logique que je m’avance d’un pas assuré. Sauf que… entre vouloir gagner normalement et gagner à tout prix, il y a une sacrée différence. Tu es sûr que la première option suffira ?

— Donne le meilleur de toi-même, comme n’importe quel élève de troisième année. Nous, on s’occupera des manœuvres de l’ombre. Toi, ne t’en préoccupe pas.

Oliver acquiesça. Se comporter en élève, viser la victoire en ligue, c’était déjà un coup de pouce au camp de Godfrey. Le chemin le plus naturel, désormais. Une voix féminine s’éleva à côté :

— …Et moi, que dois-je faire ?

Oliver se retourna. Teresa s’était agenouillée à ses côtés. Elle remplissait les critères de participation, aussi prit-il un instant pour réfléchir.

— Et si tu invitais tes amis à former une équipe ? proposa-t-il. — Les règles semblent favoriser la formation des groupes de deuxième année. Mon équipe sera composée uniquement de troisièmes années, alors ne te soucie pas de nous soutenir.

Il jeta un œil à son cousin. Gwyn avait fini de nourrir les familiers et se séchait les mains.

— Tu confirmes alors mon frère ? demanda-t-il. — Teresa ne s’est pas encore bien intégrée à Kimberly. Participer activement pourrait l’aider à mieux s’insérer.

— Si tel est ton souhait, répondit Teresa avant même que Gwyn n’ouvre la bouche. Elle voulait trancher avant que quiconque ne s’y oppose.

Gwyn releva un sourcil, puis soupira.

— Si tu penses que ça peut t’aider, vas-y. Mais Noll, sois particulièrement prudent dans le labyrinthe. On a déjà voulu s’en prendre à Miss Hibiya. Cette fois, c’est toi qu’ils viseront.

Oliver hocha la tête. Nanao, Yuri et lui n’avaient dû leur salut qu’à l’intervention de feu Clifton Morgan, lors de la précédente embuscade. Le rire rauque de l’homme résonnait encore à ses oreilles.

— Pendant toute la durée de la ligue, je veillerai à ce que des camarades des classes supérieures soient sur la même couche que toi lors de tes expéditions. Préviens-moi, ou Shannon, avant de descendre.

— Ça marche. Commençons dès ce soir.

Oliver se leva et fit un pas vers la sortie, quand une main tira sur sa manche. Shannon, qui triait silencieusement des outils magiques dans un coin, lui souriait.

— …Frangine ?

— Je peux t’accompagner. Un bout de chemin. Teresa aussi.

Elle disait cela comme s’ils allaient simplement se promener. Mais c’était une offre qu’Oliver n’avait aucun moyen de refuser.

***

La deuxième couche était idéale pour une promenade au crépuscule. Forêts luxuriantes, ciel dégagé, faux soleil au zénith. Plus Oliver passait de temps ici, plus il comprenait que cette couche servait de surface de substitution aux élèves des années supérieures trop absorbés par leurs recherches pour remonter au campus.

Ces pensées l’occupaient tandis qu’il marchait aux côtés de Shannon. Teresa courut les rejoindre. Aujourd’hui, elle ne se cachait pas.

— Poivrée des prés, dit-elle en brandissant une touffe d’herbe. — Bouillie, c’est un excellent répulsif à insectes. Manger cru, c’est… très épicé.

— Tu en sais beaucoup, Teresa. C’est bien, l’encouragea Shannon.

Elle lui tapota doucement la tête, et Teresa repartit aussitôt au pas de course. Elle rôda un peu à distance, puis revint une minute plus tard. Cette fois, elle tenait entre les doigts une chenille translucide.

— Larve de papillon blafard. Comestible, mais le goût est affreux.

— …Tu en as mangé une ? demanda Oliver.

— Oui. Ma bouche est devenue violette, et je n’ai rien pu goûter pendant un bon moment.

— Waouh… Merci de l’info.

— Vous voulez goûter ?

— Une autre fois, peut-être.

Teresa jeta la chenille et repartit en bondissant. Elle passait tellement de temps dissimulée, jusqu’à retenir son souffle pour ne pas être détectée.

— Elle… est excitée ? demanda Oliver, incertain face à ce comportement.

— Hi-hi. C’est si adorable. Noll… quand elle est avec toi… elle veut toujours t’impressionner.

« Oh », pensa-t-il. Elle était peut-être surexcitée, mais cela se rapprochait sans doute davantage de la véritable Teresa. Sa réserve habituelle n’était qu’un effet secondaire de ses missions discrètes. Son comportement, lorsqu’elle n’était pas en service, révélait sa vraie nature. Shannon, qui avait capté son regard, souffla doucement :

— Ne t’inquiète pas. Depuis qu’elle a commencé les cours… elle s’amuse. Elle parle… souvent… de ses amis.

C’était un maigre réconfort, mais il hocha la tête. Son petit frère se remit en marche et c’est alors que Shannon lui demanda à voix basse :

— Et toi… physiquement ?

— Complètement rétabli. Mes mouvements sont naturels, voire meilleurs qu’avant.

— …Je vois.

— Alors tu n’as pas à t’en fai…

— Si, répliqua-t-elle en le coupant.

La tête baissée, Shannon s’arrêta, et Oliver déglutit en stoppant sa marche.

— Je sais… combien ça t’a fait souffrir, dit-elle. — Peut-être pas tout… mais… j’étais là.

— Frangine…

Ne trouvant rien à répondre, il la laissa poser sa main sur sa joue. Ses yeux brillaient, fixés sur lui. Sa voix tremblait :

— Je ne cesserai jamais… de m’inquiéter pour toi, Noll.

Ses larmes ne s’arrêtaient plus. Et Oliver n’avait aucun mot pour la consoler. Teresa, elle, se balançait d’un pied sur l’autre, ne sachant que faire, mais soudainement, tous trois sentirent une présence approcher. Teresa fit ce que font les agents discrets : elle disparut dans les fourrés.

Oliver se dégagea de l’étreinte de sa cousine.

— Hm ?

Ils se tournèrent et virent un garçon sortir du couvert végétal. Les yeux pétillants de curiosité, il regardait tour à tour Oliver et Shannon.

— Une nouvelle tête ! lança-t-il. — Yuri Leik. Rare de te voir avec d’autres personnes, Oliver.

— Bonjour. Shannon Sherwood. En septième année. Tu es… un ami de Noll ?

Elle réussit à esquisser un petit sourire triste. Cela mit fin à l’échange avec Oliver. Pour une fois, il accueillit l’interruption de Yuri avec soulagement et s’éloigna presque volontairement vers lui.

— …Tu descendais à la couche suivante, Leik ? Je viens avec toi.

Sans attendre de réponse, Oliver s’engagea plus loin. Yuri hocha la tête en direction de Shannon, puis le suivit. Elle resta plantée là, longtemps après leur disparition, les yeux fixés sur l’endroit où son cousin avait disparu. Tandis qu’ils traversaient la forêt, Yuri reprit :

— Désolé, j’ai un peu débarqué sans prévenir, tout à l’heure.

L’intention était louable, mais elle ne lui valut qu’un froncement de sourcils.

— Depuis quand tu t’en soucies ? répliqua Oliver. — Pourquoi t’excuser cette fois ?

— Ha-ha, bien vu. Mais c’est rare de voir quelqu’un avec un regard aussi triste.

Il parlait sûrement du sourire de Shannon. Oliver ralentit légèrement, comme si un poids l’alourdissait. L’envie de faire demi-tour le traversa… mais il la refoula.

— Il y a un truc dont je n’ai pas eu le temps de te reparler ce matin. Tu disais enquêter sur deux affaires. C’est quoi, exactement, cette affaire des ossements volés ?

— Ah oui ! Hum, c’est un peu long. Toujours partant ?

Oliver acquiesça et trouva un tronc abattu sur lequel s’asseoir.

— Pour être clair, c’est un nom que j’ai inventé, commença Yuri. — Je crois bien être le seul à avoir réalisé que c’était un vrai mystère.

— ??? Tu veux dire que toi seul es au courant ?

— Mmh, pas exactement. Tout le monde a entendu parler des incidents… mais personne ne les considère comme une “affaire”.

Ces formulations déroutaient Oliver, aussi Yuri continua sans s’arrêter :

— Et on sait qui en est responsable : un élève de septième année, Cyrus Rivermoore.

— ?!

— Tu l’as déjà croisé ? Génial. Moi, pas encore.

Les yeux de Yuri brillèrent. Mais le visage d’Oliver s’assombrit.

— …À plusieurs reprises, et jamais dans de bonnes circonstances. Tu dois t’en douter, mais c’est un mage spécialisé dans la magie avancée structurelle avancée, avec les os comme vecteurs. Même à Kimberly, c’est l’un des mages les plus dangereux.

— Exact ! On l’appelle le Charognard. Bref, on sait qu’il attaque des élèves dans le labyrinthe. Moi, je suis tombé sur l’une de ses victimes juste après coup. Une cinquième année nommée Pamela.

— Miss Gorton ? La Vendeuse du Labyrinthe ? Je passe souvent à son étal.

— Pareil ! Elle vend sur la première couche. Super pratique pour refaire son stock vite fait.

Mais à mesure que Yuri parlait, les implications se faisaient plus nettes pour Oliver. Pamela Gorton rendait un service précieux. Pourquoi Rivermoore l’aurait-il attaquée ?

— Tu vois la caverne entre la deuxième et la troisième couche ? C’est là que je l’ai trouvée. Je me suis occupé d’elle, j’ai écouté son récit, et j’ai appris que Rivermoore était derrière ça, expliqua Yuri. — J’ai juste eu le temps de l’examiner rapidement… mais un de ses os manquait. La deuxième vertèbre lombaire. Il l’avait remplacée par un implant temporaire. Après un peu de repos, elle pouvait remarcher et elle est remontée au campus, mais elle n’était pas en grande forme. Normal : la colonne vertébrale joue un rôle central dans la circulation du mana.

— …Il lui a volé un os.

Oliver croisa les bras, pensif.

— Du coup, j’ai fouillé les archives, reprit Yuri. — Et j’ai découvert que Pamela n’était pas la seule. Ces trois dernières années, Rivermoore a attaqué plein d’élèves — et à chaque fois, un os manquait. Les victimes allaient mal pendant un temps, puis recevaient des soins adéquats et s’en remettaient. Du coup, la plupart n’ont même pas signalé l’incident à la Garde.

— …Alors comment tu as su pourles victimes non recensées ?

— Rien de sorcier. J’ai épluché les registres d’incidents dans le labyrinthe, et j’ai contacté ceux concernés pour leur poser des questions. Je parie que toi aussi tu les as déjà consultés.

Oliver hocha la tête. Cela faisait sens. Lui-même avait des recherches à plusieurs reprises. L’un des objectifs à long terme de Godfrey était de réduire ce genre d’accidents, alors il ouvrait volontiers les archives à ceux qui les demandaient. Les journaux du campus s’en servaient régulièrement comme base pour leurs articles sur les dangers courants du labyrinthe.

— La magie de Rivermoore passe par les os, tout le monde le sait. Alors personne ne s’interroge sur le fait qu’il en vole. On pense juste que ça fait partie d’un rite. Mais moi, ça ne m’a pas paru normal.

Yuri parlait de plus en plus vite. Il sortit un carnet de sa, sûrement ses notes d’enquête. Chaque page était couverte jusqu’aux marges. Il en ouvrit une et la montra à Oliver.

— Regarde ! Entre les archives et mes recherches, j’ai dressé cette liste des os qu’il a volés. Soixante-deux en tout ! Et sûrement plus, y’a forcément des cas qui n’ont jamais été signalés. Mais…

Oliver parcourut la liste. Côtes, clavicules, radius, cubitus, tibias, rotules… et une idée germa dans son esprit.

— Tu veux dire… ?

— Fascinant, non ? Aucun doublon. Le corps humain compte environ deux cents os. Si tu en prends soixante au hasard, tu tomberas forcément sur un même os plusieurs fois. Sauf si tu évites délibérément les doublons.

Yuri souriait, mais tout cela menait Oliver à une hypothèse des plus inquiétantes.

— …Il veut réunir un squelette humain complet ?

— C’est ce que je pense ! s’exclama Yuri en refermant son carnet, les yeux étincelants. — Et je veux savoir. Pourquoi collecter des os chez les élèves ? Dans quel but ? Je dois le découvrir !

— …Impossible de te dissuader, hein. Et maintenant, tu comptes faire quoi ?

— Bonne question. J’ai les données, j’ai la théorie, maintenant, faut confronter l’intéressé. Les stats disent que la majorité des apparitions du Charognard se font à la troisième couche ou plus bas, alors je vais traîner par là. Je finirai bien par tomber sur lui.

— Tu réalises ce que ça implique ? Tu veux forcer le cœur de son système magique. Et on parle du Charognard. Aller à sa rencontre, c’est du suicide.

Oliver avait volontairement durci le ton, mais le visage de Yuri s’illumina.

— Tu t’inquiètes pour moi ? Trop bien !

— Ne te réjouis pas ! C’est une réaction parfaitement normale face à ta témérité !

Il haussa le ton. Mais il savait que cela ne servirait à rien. Ce garçon ne changerait pas. Yuri avait compris quel genre de mage il était et la peur de la mort ne suffisait pas à arrêter quelqu’un qui se connaissait.

Y avait-il un moyen d’empêcher ce suicide annoncé ? Oliver se tut, en quête d’une solution. Puis fit une proposition :

— …Tu semblais intéressé par la ligue de combat.

— Hm ?

— Mitrailler Rivermoore de questions dans le labyrinthe te fera tuer. Mais si tu fais ça à la surface, c’est bien moins risqué.

Yuri claqua des doigts.

— Aha ! Tu penses qu’il va participer à la ligue ?

— Je n’en suis pas certain. Mais vu les récompenses, c’est probable. Et ce serait un cadre bien plus contrôlé que tes vadrouilles aléatoires. Et surtout, s’il y a des regards sur toi, tu as plus de chances de survivre.

Une vraie opportunité, sans avoir à plonger plus en profondeur. Yuri commençait à hocher la tête.

— Atteindre mon objectif sous couvert des festivités ! J’adore ! Mais dans ce cas, il faut que je m’inscrive. Oh non ! Quel désastre ! Je n’ai pas d’équipe ! Par pitié, ne connaîtrais-tu pas deux âmes généreuses de ma promotion prêtes à faire front à mes côtés ? De véritables amis sur qui je peux compter ?

Il se fit plus théâtralisant et lança à Oliver des regards insistants.

Ce dernier poussa un grand soupir, exactement ce qu’il redoutait.

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