SotDH T1 - Récit parallèle
L’incarnation de la Jalousie
—————————————-
Traduction : Calumi
Correction : Raitei
———————————————–
L’incarnation de la JalousieAlors que les vents du nord annonçaient le début de l’automne, la forêt d’Irazu, qui s’étendait au nord du village, commença à se teinter d’une nuance plus terne. C’était cette saison où la rosée qui perlait sur les feuilles se changeait en une fine couche de givre. Le village, forgé par le culte du feu et la fonte du fer, sentait le froid s’installer de jour comme de nuit. Ce froid-là pouvait disparaître devant les flammes étouffantes de l’Atelier, mais là-haut, dans le sanctuaire d’Itsukihime, il n’y avait nulle échappatoire.
— Il commence à faire froid, soupira Byakuya.
Dans la pièce aux tatamis, derrière l’écran de bambou, il n’y avait rien pour se réchauffer.
— C’est encore supportable maintenant, mais ça ne va qu’empirer à partir de là.
Il n’y avait qu’elle et Jinta dans le sanctuaire. Elle en profita pour abandonner le ton solennel qu’elle utilisait d’ordinaire, parlant librement. Elle râlait auprès de Jinta, la seule personne à qui elle pouvait se confier. Certes, le froid restait pour l’instant supportable, mais au cœur de l’hiver, le sanctuaire deviendrait glacial. Pour la prêtresse confinée en ces lieux, cette saison serait morne et difficile à supporter.
— Ce sanctuaire vénère le feu, ils auraient pu au moins autoriser un hibachi[1] ou quelque chose comme ça…
— S’il y avait un incendie, ce serait un problème. Et puis, ici à l’arrière, c’est difficile à aérer. Désolé, mais il va falloir t’en passer, répondit Jinta.
Il savait parfaitement qu’elle connaissait déjà la réponse, mais il rejeta tout de même l’idée. Le sanctuaire d’Itsukihime rendait un culte à Mahiru-sama, la Déesse du Feu. Malheureusement, le bâtiment ne possédait aucune fenêtre. Allumer un feu à l’intérieur était donc hors de question. Cela dit, l’absence de fenêtres avait au moins l’avantage d’empêcher le vent glacial de s’infiltrer.
— Je sais… mais ça reste désagréable, se plaignit-elle.
— C’est… Oui, je comprends.
Lui non plus n’aimait pas l’hiver. Le froid engourdissait ses mains, rendant plus difficile la prise en main de son sabre, et son corps raidi réagissait plus lentement. Pour un gardien de prêtresse qui devait combattre des démons, de tels détails pouvaient signifier la vie ou la mort.
— Tu ne comptes pas me proposer de me réchauffer toi-même ? lança Byakuya d’un ton taquin.
Déconcerté, Jinta répondit,
— Q-quoi ?! répondit Jinta, pris de court.
Elle sourit en constatant qu’elle l’avait troublé. C’était toujours comme ça entre eux. Depuis l’enfance, Byakuya adorait taquiner Jinta, même s’il était plus âgé qu’elle. Aujourd’hui, leurs rôles étaient ceux d’Itsukihime et de son gardien, mais le rapport de force entre eux n’avait pas changé d’un pouce.
— Héhé, tu restes un vrai gamin, dit-elle en s’approchant doucement pour lui frotter la tête comme à un enfant.
Le fait qu’il ne la repousse pas pouvait même passer pour une autre défaite.
— Franchement, Jinta. Tu ne peux rien faire sans ta grande sœur.
— Je suis plus vieux que toi pourtant… répondit-il en souriant un peu malgré la moquerie.
Une nuit, il y a bien longtemps, Byakuya avait juré de devenir Itsukihime, renonçant à son propre bonheur pour vivre au service de Kadono. Jinta, trouvant sa décision admirable, avait juré de la protéger. Les années avaient passé, et leurs statuts avaient changé. Pourtant, ils pouvaient encore être ensemble comme avant.
C’était une époque où Jinta prenait encore ces jours pour acquis, sans se douter qu’ils prendraient bientôt fin.
Nous étions en l’an dix de l’ère Tenpô, soit en l’an 1839 du calendrier grégorien. Six mois avant l’attaque du village par un certain duo de démons.
Autrefois, les montagnes étaient peuplées de nombreux esprits inhumains. On y trouvait des démons et des tengu, des sorcières des montagnes et des esprits singes hihi. Ces créatures attaquaient ceux qui avaient l’imprudence de s’aventurer dans la montagne, et descendaient parfois jusque dans les villages pour les assaillir.
Kadono, l’un des nombreux villages sidérurgiques du Pays du Soleil Levant, était une bourgade de montagne. Ses habitants savaient donc que les récits surnaturels étaient vrais, et non de simples légendes. C’est pourquoi le gardien du sanctuaire était aussi chargé de la chasse aux démons. Protéger Itsukihime n’était que la première de ses fonctions. Il était également le protecteur du village.
— La rivière Modori, vous dîtes ?
Jinta avait été convoqué au sanctuaire pour confirmer l’apparition de l’un de ces esprits. Assis avec lui sur le plancher en bois se trouvaient le chef du village, ainsi que les représentants des forgerons et des métallurgistes. De l’autre côté de l’écran de bambou se tenait l’actuelle Itsukihime, dont il écoutait les paroles avec attention.
— Oui. Bien que son identité reste inconnue, nous avons des raisons de penser qu’un esprit aurait élu domicile aux abords de la rivière Modori, déclara-t-elle d’une voix douce et sans émotion.
Les murmures s’élevèrent parmi les hommes. Ce n’était pas tant l’apparition d’un esprit qui les préoccupait, mais plutôt l’endroit. La rivière Modori était vitale pour Kadono. Si le village avait pu prospérer en tant que centre sidérurgique, c’était parce que la forêt fournissait aisément du charbon pour les fourneaux tatara et que du sable de ferrugineux de haute qualité pouvait être extrait de la rivière.
Sans accès à la rivière, la production de fer devenait impossible alors que c’était la richesse principale de Kadono. Le problème devait être résolu au plus vite, avant que la situation ne nuise au village.
— Jinta, découvre l’identité de cet esprit. S’il menace Kadono, tue-le, ordonna-t-elle.
Jinta inclina profondément la tête.
— Entendu. J’assumerai mon devoir de chasseur de démons.
Normalement, cela aurait marqué la fin de l’audience. Mais cette fois-ci, alors que tout semblait conclu, un homme plus âgé à la barbe fournie,le chef du village, prit la parole, s’adressant à Itsukihime.
— Princesse.
La silhouette derrière l’écran de bambou fit un bref hochement de tête. Voyant cela, le chef du village afficha un rare sourire de satisfaction.
— Bien. Tant que nous sommes réunis, j’aimerais profiter de l’occasion pour discuter de quelque chose avec vous tous.
Son ton était léger, presque de bonne humeur. Jinta n’était pas le seul à trouver cela étrange : les autres se mirent à murmurer entre eux. Mais le chef poursuivit avec assurance, sans se laisser troubler.
— Le gardien du sanctuaire n’est pas seulement le protecteur d’Itsukihime, mais aussi celui du village. Depuis l’Antiquité, la coutume veut que la prêtresse en fonction choisisse elle-même son gardien.
En effet, le gardien d’Itsukihime n’était pas qu’un simple protecteur de la “Femme de Feu” : il était aussi garant de la sécurité du village. Pour cette raison, bien que cela ne soit pas inscrit dans la loi, certaines règles tacites encadraient cette fonction. L’une d’elles stipulait que même si Itsukihime avait le droit de choisir son gardien, elle ne pouvait désigner n’importe qui.
Le rôle exigeait une certaine maîtrise du sabre, et une personne de mauvaise réputation ne pouvait en aucun cas être autorisée à approcher la prêtresse sacrée. Sa décision avait du poids, certes, mais si le peuple s’y opposait, son choix pouvait être rejeté.
Il existait encore d’autres règles tacites. Par exemple, un gardien ne pouvait être démis de ses fonctions en cours de service. Jinta était le gardien de Byakuya. Sauf circonstances imprévues, il le resterait jusqu’à ce qu’Itsukihime transmette son rôle à une autre. Il était également de tradition ancestrale qu’Itsukihime ne puisse prendre qu’un seul gardien.
— Le gardien actuel de la prêtresse est Jinta. Sa maîtrise du sabre surpasse même celle de son prédécesseur, Motoharu. C’est le modèle par excellence d’un gardien du sanctuaire… Cependant, avec la famine récente, les démons sont devenus plus actifs. Un esprit est même apparu près de la rivière Modori. Qui peut dire que le prochain ne visera pas Kadono directement ?
Le poste de gardien de prêtresse était prestigieux, mais soumis à de nombreuses conditions. Certaines d’entre elles étaient absurdes, maintenues uniquement au nom de la tradition. C’est précisément cette absurdité que le chef du village s’apprêtait à remettre en question.
— Jusqu’à présent, Itsukihime n’a toujours eu qu’un seul gardien. Mais dans notre situation actuelle, n’est-ce pas un peu irréaliste ?
Itsukihime offrait ses prières à la déesse Mahiru-sama. Elle jouait donc un rôle central, celui de pilier spirituel du village. Pourtant, un seul gardien lui était assigné. Lorsqu’il devait s’absenter pour chasser les démons, ce sont les hommes du village qui la protégeaient. Mais cela suffisait-il réellement à garantir sa sécurité ?
— C’est pourquoi je propose qu’une autre personne protège la princesse pendant l’absence de Jinta. Un autre gardien du sanctuaire.
Les autres commencèrent à murmurer de surprise. Deux gardiens du sanctuaire ? Mais qu’en était-il de la tradition si longtemps respectée ? Afin d’étouffer toute discussion, le chef du village fit signe à un homme d’entrer dans le sanctuaire.
— Ce nouveau gardien n’a nul besoin d’être présenté. Il s’agit de mon propre fils : Kiyomasa.
Un jeune homme à l’apparence soignée fit son entrée. Une onde de perplexité parcourut l’assemblée — non pas à cause de son apparence, mais parce que tout le monde ici le connaissait. Dans ce petit village, tout le monde connaissait tout le monde, au moins de nom. Tous reconnurent immédiatement le fils unique du chef du village Il se présenta en disant :
— Je suis Kiyomasa, le nouveau gardien du sanctuaire. Enchanté de faire votre connaissance… enfin, j’imagine.
Il parlait poliment, mais un manque de sincérité transparaissait dans sa voix. Cela dit, personne n’osa le lui reprocher. Le chef du village, que l’on savait très attentionné envers son fils, sans doute parce qu’il l’avait eu sur le tard, anticipait les soupçons de favoritisme. Plusieurs murmuraient d’ailleurs à voix basse, doutant de la légitimité de cette nomination. Il réagit immédiatement pour calmer les doutes.
— Certes, il n’a pas encore atteint le niveau de Jinta, mais Kiyomasa s’est entraîné à l’épée. Cela devrait suffire pour assurer la protection de la princesse en son absence. Et bien sûr, cette décision ne vient pas de moi seul. J’ai déjà reçu l’approbation de la princesse.
Si Itsukihime avait donné son accord, alors personne ne pouvait émettre la moindre objection. Le contester serait interprété comme une offense envers la Femme de Feu elle-même. Et nul ne voulait risquer cela.
— N’est-ce pas, princesse ? Demanda le chef du village.
— …Oui. L’apparition d’esprits hostiles se fait plus fréquente. Nous devons nous adapter à notre époque.
Jinta tenta de deviner ses véritables sentiments à travers la légère hésitation de sa réponse. Peut-être n’était-elle pas entièrement favorable à cette décision.
— Jinta, as-tu la moindre objection ? demanda le chef du village.
— Non. C’est dans l’intérêt de la princesse, répondit Jinta d’un ton neutre.
Il avait ses doutes, mais il ne les exprimerait pas. Il savait que Byakuya y avait sans doute mûrement réfléchi. Elle n’avait probablement pas été forcée par le chef du village, mais avait jugé elle-même que cette mesure était nécessaire. Partant de ce principe, il n’avait d’autre choix que d’accepter sa décision.
— Très bien. La princesse et Kadono seront donc protégés par deux gardiens du sanctuaire.
Le chef du village hocha la tête, satisfait. Bien qu’il couvât son fils, il était réellement dévoué au village. Jinta n’avait aucun doute quant au fait que l’homme pensait avant tout à la sécurité de Byakuya.
Même s’il nourrissait quelques réserves — concernant la tradition brisée, le choix de son propre fils, et tout le reste — il pouvait accepter cette décision.
— Ha ha. Essayons de bien nous entendre, hein, Jinta ?
Le regard moqueur de Kiyomasa, pourtant, le dérangeait. Jinta n’avait jamais vraiment discuté avec lui auparavant. Il était un étranger au village, amené ici par Motoharu. Cela n’expliquait pas tout à fait leur manque de lien, mais il n’y avait pas grand-chose d’autre à dire.
Pourtant, Jinta se souvenait de l’avoir déjà vu, lorsqu’il était encore enfant. C’était à l’époque où Byakuya n’était pas encore Itsukihime et vivait encore sous le nom de Shirayuki. Le trio qu’ils formaient alors — Jinta, Shirayuki, et Suzune — passait ses journées à jouer ensemble.
Ils exploraient la forêt d’Irazu, allaient se rafraîchir dans la rivière Modori. Il n’y avait pas grand-chose à faire dans ce village, mais ils trouvaient toujours de quoi s’amuser. Jinta gardait encore un souvenir vivace de ces jours-là. Il se rappelait aussi d’un certain garçon, qui les observait de loin.
— Hé, Shirayuki. C’est qui, lui ? avait-il demandé un jour.
— Hm ? Oh, c’est le fils du chef du village, Kiyomasa.
Shirayuki, la fille de la Itsukihime de l’époque, Yokaze, l’avait reconnu. Mais Kiyomasa ne leur avait jamais adressé la parole. Il se contentait de les regarder jouer à distance, puis repartait sans un mot. Jinta avait trouvé ça un peu étrange, sans vraiment y prêter attention. Ce garçon-là, il le considérait simplement comme quelqu’un qui, un jour, deviendrait chef du village. Il n’aurait jamais imaginé qu’il deviendrait un deuxième gardien du sanctuaire, brisant ainsi une tradition séculaire.
— Un deuxième gardien du sanctuaire, hein… murmura Jinta.
Une fois la présentation de Kiyomasa terminée et la réunion close, Byakuya parvint à dégager un moment pour rester seule avec Jinta, bien que ce moment fût court. Elle n’était pas toute-puissante, mais en tant qu’Itsukihime, la plupart de ses requêtes étaient exaucées. Elle ordonna à Kiyomasa d’aller se préparer avant de reprendre son poste auprès d’elle, ce qui permit à Jinta et elle d’avoir un peu d’intimité.
Mais tout ce qu’elle put faire, c’était soupirer. Elle comprenait que sa sécurité, en tant qu’Itsukihime, passait avant tout. Pourtant, elle avait espéré que son gardien resterait Jinta, et Jinta seul, comme le voulait la tradition. L’ajout d’un second gardien lui semblait, même si le mot était mal choisi, une gêne.
Jinta avait envie de la réconforter, de lui dire quelque chose comme : « Ne te force pas trop. » Mais il y renonça aussitôt. Ce genre de mots n’apporterait aucun apaisement. Elle était Itsukihime. Elle ne pouvait plus revenir sur la voie qu’elle avait choisie. Pour Kadono, elle accepterait ce changement sans broncher. Il le savait. Alors, à la place, il lui dit :
— Peu importe ce que veulent les autres, je resterai toujours ton gardien. Je ne laisserai jamais personne changer cela.
Si elle était déterminée à être Itsukihime, alors lui serait tout aussi déterminé à rester son gardien.
— …Alors permets-moi d’égaler ta détermination en tant qu’Itsukihime.
Elle avait saisi le sens caché dans ses mots, pourtant simples. Ce moment de solennité maladroite ne dura qu’un instant, avant qu’ils n’éclatent tous deux en rires discrets, se souriant avec complicité.
— Je me mets en route dès que Kiyomasa sera de retour, dit-il.
— Ne baisse pas ta garde, d’accord ? Ta grande sœur serait très triste si tu te blessais.
— Combien de fois faut-il te dire que je…
Il abandonna et soupira.
— Tu ne peux pas simplement dire ‘fais attention à toi’, comme tout le monde ?
Elle utilisait toujours le terme de « grande sœur, bien qu’elle soit en réalité plus jeune que lui. C’était agaçant, mais quelque part, ça lui réchauffait aussi le cœur. Après ce soupir, il se sentit un peu plus léger et se leva.
Dire qu’il n’avait plus aucune inquiétude serait exagéré, mais au moins, ce qu’il devait protéger était devenu plus clair que jamais. Jinta fit un détour par chez lui pour se préparer à sa mission de chasse aux démons. Il y fut accueilli avec enthousiasme par Suzune.
— Jinta ! Bienvenue à la maison !
— Hé, Suzune. Il s’est passé quelque chose pendant mon absence !?
— Non !
Malgré son apparence juvénile, Suzune avait dix-sept ans. En dehors de Byakuya, Jinta et elle ne comptaient que l’un sur l’autre comme famille. La voir lui sourire avec tant de joie à son retour lui serra un peu le cœur. Il n’avait pas envie de gâcher ce moment, mais il ne pouvait rien y faire
— Désolé, je dois repartir en mission. Une nouvelle chasse aux démons. Je pars bientôt.
— Quoi… ? Encore ?
Les deux étaient très proches. Évidemment, elle s’inquiétait beaucoup pour lui. Son visage s’assombrit aussitôt à l’idée que son frère parte à nouveau affronter des esprits dangereux.
Même s’ils avaient déjà vécu cette scène un bon nombre de fois, Jinta se sentait toujours aussi mal. Ce n’était pas mieux de savoir que Suzune se retenait de le supplier de rester, pour ne pas le gêner.
— Ça ira, dit-il. Des démons comme ceux-là ne viendront pas à bout de moi.
Il faisait de son mieux pour jouer les durs, espérant dissiper ses inquiétudes. Elle acquiesça un peu à contrecœur.
— …D’accord. Mais fais bien attention à toi, hein ?
— Promis. Je serai de retour avant même que tu ne t’en rendes compte.
Tout en discutant, il termina ses préparatifs et se dirigea vers l’entrée. Elle lui adressa un vrai sourire pour lui dire au revoir.
— D’accooord. J’imagine que tu serais bien plus heureux si tu pouvais rester à garder la princesse toute la journée, hein, Jinta ? lança-t-elle, moqueuse, pour alléger un peu l’ambiance.
La taquina-t-elle, essayant de terminer les choses sur une note joyeuse. Ses paroles l’arrêtèrent un instant. Elle le remarqua tout de suite.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il se sentit un peu pathétique, d’être ainsi percé à jour par sa petite sœur. Il poussa un soupir résigné.
— Eh bien…
Il avait deux options. Il pouvait lui parler du nouveau gardien du sanctuaire, Kiyomasa… ou pas. Il choisit sans trop hésiter la seconde.
— Oh, en fait. Tu te souviens de Kiyomasa ?
Il savait que Suzune était très attachée à lui et à Byakuya. Il craignait qu’elle ne réagisse mal à la nouvelle, alors il préféra détourner le sujet.
— Kiyomasa ? C’est qui ?
— Le fils du chef du village.
— Ah. Je m’en souviens pas.
Elle avait pourtant vu son visage et entendu son nom au moins une fois, mais elle ne lui avait jamais accordé assez d’intérêt pour s’en rappeler.
— Désolé, question bizarre, dit Jinta. — Bon, j’y vais.
Trouvant sa mémoire capricieuse un peu adorable, Jinta partit avec un léger sourire. Détendu, les épaules allégées, il prit la direction de la rivière Modori, de bonne humeur.
Mais il n’y trouva jamais rien.
Le rôle d’Itsukihime se transmettait par le sang. Pourtant, malgré l’importance de cette fonction pour le village, aucune branche secondaire n’avait jamais été intégrée à la lignée. Ainsi, si une Itsukihime venait soudainement à disparaître, personne ne pourrait reprendre le flambeau tant que sa descendante directe n’aurait pas atteint un âge convenable.
Cependant, historiquement, cela ne s’était jamais avéré être un problème. Au cours de la longue histoire de la lignée Itsukihime, aucun mâle n’était jamais né, et la plupart des prêtresses vivaient longtemps et en bonne santé.
Dans un passé lointain, on avait probablement exclu les familles secondaires pour préserver la pureté de la lignée sacrée. Mais aujourd’hui, cette idée paraissait quelque peu déraisonnable, surtout au vu la situation actuelle. Malgré cela, Itsukihime restait sacrée.
Même si certains jugeaient exagéré d’insister autant sur la pureté de la lignée, personne n’allait jusqu’à remettre la tradition en question. Par conséquent, malgré le risque réel d’avoir une vacance prolongée entre deux générations, voire même l’extinction pure et simple de la lignée, aucune branche secondaire n’avait jamais été adoptée.
Ainsi, il paraissait presque logique de penser que la meilleure solution de repli consistait à augmenter le nombre de gardiens de prêtresse, qui, eux, n’étaient pas liés à la déesse par le sang, et donc pas sacrés.
— Yo, Jinta. Toujours rien, hein ?
— Malheureusement non.
Jinta rentrait de la rivière Modori, bredouille. Il n’avait croisé aucun esprit et revenait au sanctuaire pour faire son rapport. L’y attendaient l’actuelle Itsukihime, Byakuya, et le nouveau gardien du sanctuaire, Kiyomasa.
— Tu n’aurais pas un peu bâclé ton travail, Jinta-sama ?
— Bien sûr que non.
— Vraiment… ?
Même devant la déesse, Kiyomasa n’hésitait pas à provoquer Jinta. Ce dernier se demandait bien ce qu’il avait pu faire pour s’attirer autant de mépris, puisqu’ils avaient à peine échangé quelques mots auparavant. Malgré tout, il n’avait pas rempli sa mission. Réprimant son irritation, il s’assit et s’inclina avec respect devant la silhouette dissimulée derrière l’écran de bambou.
— Pardonnez-moi, Princesse. Je n’ai pas trouvé la trace de l’esprit, cette nuit.
— Ce n’est rien. Je ne m’attendais pas à une résolution si rapide. Rien ne sert de courir, prenons notre temps. Ta sécurité est directement liée à la paix du village, après tout.
— Merci pour vos paroles bienveillantes.
À la demande de Byakuya, ils parlaient habituellement sans formalité. Mais lorsqu’il s’agissait de leurs devoirs respectifs, ils ne s’adressaient l’un à l’autre qu’en tant que gardien et Itsukihime. Kiyomasa, en revanche, était une tout autre histoire.
— Tu es trop indulgente avec lui, Byakuya. Il faut le réprimander quand il rate quelque chose.
Son ton était bien trop familier. On ne parlait pas ainsi à une personne de son rang.
— L’échec est une forme de progrès. En revanche, ton ton est indigne d’un gardien de prêtresse.
— Roh, ça va
Même après avoir été recadré, Kiyomasa continua sur le même ton irrévérencieux, jetant un regard moqueur à Jinta et reniflant. Peut-être était-ce parce qu’il était le fils du chef du village, ou peut-être savait-elle simplement qu’il n’en démordrait pas, mais Byakuya céda.
— …Nous reparlerons de cela plus tard. Jinta, tu retourneras enquêter à la rivière Modori. Il faut identifier l’esprit qui rôde là-bas.
— Entendu.
Et ainsi, l’histoire se répétait. Jinta repartait pour sa mission de chasseur de démons. Même s’il n’avait rien trouvé la veille, il ne faisait aucun doute qu’un esprit se cachait encore dans les environs de la rivière Modori. Il fallait simplement faire preuve de patience car rien ne sert de courir.
Sa première tâche était de découvrir l’identité de l’esprit, ensuite il pourrait agir. Les ordres de Byakuya étaient sages, et ils correspondaient parfaitement à ce que Jinta pensait lui-même.
— Je te confie le sanctuaire, Kiyomasa.
— Ouais, ouais. Merde, truc du genre.
Jinta trouvait tout de même positif que Kiyomasa soit là en tant que gardien du sanctuaire. Grâce à cela, Byakuya n’était plus sans défense pendant ses absences. L’homme pouvait bien être arrogant envers lui, Jinta lui faisait confiance pour veiller sur Byakuya.
Il n’avait aucune réserve. La raison pour laquelle il avait choisi de manier la lame, cette nuit-là, restait intacte. Il était heureux que celle qu’il avait juré de protéger soit désormais en sécurité comme jamais auparavant. Oui, il ressentait une certaine irritation, mais il était aussi soulagé de pouvoir partir au combat l’esprit tranquille.
— T’as pas à t’en faire, Jinta. Je prendrai bien soin de Byakuya pour toi.
…Vraiment, l’esprit tranquille.
Autrefois, les rivières étaient sources de poissons, de sable ferrugineux et d’eau. Mais parfois aussi, elles apportaient la mort par inondation. Les rivières donnent, et les rivières reprennent. Le Sanzu et le Styx étaient, dit-on, les frontières entre ce monde et l’autre, et on racontait que les dieux aimaient jouer sur leurs rives.
À l’époque ancienne, les rivières étaient indispensables à la vie quotidienne, tout autant qu’elles étaient un sujet de culte. La vie de nombreuses personnes, en particulier celles travaillant dans l’agriculture, dépendait de l’état des cours d’eau. On bâtissait souvent des sanctuaires à proximité pour prier contre les crues ou la sécheresse. Le village métallurgique de Kadono n’en possédait pas, mais la rivière Modori restait cruciale pour son sable ferrugineux. La forêt d’Irazu et la rivière Modori étaient toutes deux essentielles à la survie de Kadono. Par conséquent, s’il y avait bel et bien un esprit dans la rivière, il fallait l’éliminer.
Jinta repartit en mission pour le retrouver. Il faisait plus froid près de l’eau. Le murmure tranquille de la rivière apaisait ses oreilles, mais il gardait toujours une main sur la garde de son sabre. Il marchait sur les pierres longeant le courant, veillant à ne jamais baisser sa garde. De temps à autre, un chant d’oiseau se faisait entendre. Les oiseaux étant des créatures prudentes, il se dit que l’esprit ne s’était peut-être pas installé ici.
Jinta hésita : devait-il remonter encore plus loin la rivière ou bien étendre sa recherche dans la forêt ?
— Que faire… ? murmura-t-il.
Parler tout seul était sans doute signe d’impatience. La rivière Modori était vitale pour Kadono, et il fallait vite rétablir son accès. Mais souhaiter ne servait à rien : cela n’accélérerait pas sa recherche. Il laissa échapper un soupir, blanc dans l’air glacé.
Il se ressaisit et décida de continuer en remontant le courant. Il progressa sur les galets, enjambant les rochers. Plus il avançait, plus la forêt sur le côté s’épaississait, et plus les falaises ornées de racines dénudées apparaissaient. Le terrain devenait rocailleux, la visibilité réduite. S’il y avait un esprit, ce serait ici. Mais s’il avait choisi de se cacher, il faudrait du temps pour le débusquer. Jinta préféra la prudence à la précipitation, prêt à passer plusieurs jours s’il le fallait.
Ou du moins, c’est ce qu’il se disait. En vérité, une impatience sourde, difficile à identifier, le rongeait. Pourquoi ? se demanda-t-il. Ce n’était pas le premier esprit à lui donner du fil à retordre. Jusqu’ici, il avait toujours su garder son calme. Alors pourquoi ce trouble maintenant ? Byakuya avait un nouveau gardien. Il n’y avait plus de raison de s’inquiéter.
Ses pensées furent brusquement interrompues lorsqu’il aperçut une branche bouger du coin de l’œil. Il scruta aussitôt les environs, prêt à réagir à tout moment. Son esprit embrouillé et son cœur agité s’éclaircirent dès qu’il dégaina. L’impatience s’évanouit. Seuls restaient son esprit aiguisé et l’air glacé, chargé de tension.
Une autre branche remua. Cette fois, il vit clairement la silhouette. Les feuilles ternies par la saison ne suffisaient pas à dissimuler la grande masse qui sautait de branche en branche.
Mais lui aussi avait été repéré. L’esprit le fixait de ses grands yeux. Il poussa un cri strident, de colère ou d’intimidation, et bondit avec tant de force qu’il brisa la branche sous lui, se jetant droit sur Jinta.
Ce dernier n’avait pas le temps de contre-attaquer. Le sol rocailleux réduisait ses options.
Il choisit d’avancer plutôt que reculer, ajustant son pas au moment de l’assaut et déviant le coup en s’élançant en avant diagonalement avec le pied gauche.
Il esquiva sans une égratignure. Il sentit le souffle de l’esprit passer près de lui lors du passage. Ayant pris la mesure de la force de son adversaire, Jinta décida de conclure rapidement. Il ramena son pied gauche en arrière, pivota, et lança une taillade horizontale mais ne trancha que du vent.
Malgré à quel point il était massif, l’esprit restait vif. Quand Jinta se retourna, il était déjà à plus de dix ken[2] de là, soit plusieurs bons sauts. Jinta scruta la silhouette.
— Un esprit singe… ?
La créature, au pelage noir et au visage rouge, ressemblait à un singe, mais elle dépassait Jinta d’une tête et ses yeux étaient anormalement grands. Ce n’était clairement pas une bête ordinaire.
Mais peu importait sa nature. Le devoir de Jinta restait le même : le vaincre. Il pouvait même se dire chanceux : sa cible s’était montrée et avait attaqué au lieu de fuir. Bien sûr, il ne laisserait pas cette chance lui monter à la tête. Le premier assaut lui avait suffi pour comprendre la dangerosité de l’ennemi.
Porté par son sens du devoir, Jinta prit sa posture, sabre tenu horizontalement sur le côté, habité d’une intention meurtrière silencieuse. Il savait que la sagesse martiale recommandait d’observer avant d’agir, mais il s’y refusait. Tout ce qui comptait à présent, c’était de porter un coup fatal.
— Ooook, aaaah ! gronda l’esprit, fonçant sur lui d’un pas fulgurant.
Il avait la vitesse d’un singe, et Jinta ne parvenait pas à lire ses mouvements. Un bras énorme se tendit vers lui, assez puissant pour lui briser le crâne d’un seul coup. Un frisson lui parcourut l’échine, mais il ne recula pas. Il leva son sabre d’un geste net en direction du bras tendu.
L’esprit grogna tout en se rapprochant d’un seul bond. Il avait l’apparence d’un singe et se déplaçait avec la même vivacité, trop rapide pour que Jinta puisse anticiper ses mouvements. Il tendit un bras épais, assez puissant, sans doute, pour lui broyer le crâne d’un seul coup. Un frisson glacé parcourut l’échine de Jinta à cette pensée, mais il ne faiblit pas. Il leva son sabre et le fit monter d’un coup sec vers le bras tendu de l’esprit.
La lame s’enfonça dans le membre sans défense de la créature, bien que peu profondément, et son visage rouge se tordit sous la douleur. Profitant de l’ocasion, Jinta se déporta sur le côté, tentant de prolonger son attaque en tranchant en diagonale à travers le corps de sa cible. Mais l’esprit se contorsionna pour l’éviter, puis se replia, esquivant de justesse la pointe du sabre. La manière dont il se tordait était écœurante, comme s’il n’avait pas d’os, et pourtant, il pouvait bouger ensuite sans le moindre raidissement. De telles prouesses échappaient complètement au domaine du possible pour un humain.
Jinta fit claquer sa langue.
— Tu dois vraiment être un singe, hein.
Les montagnes étaient considérées comme la demeure des dieux et des esprits. Les singes qui y vivaient librement étaient vus comme des messagers des dieux de la montagne — voire comme les divinités elles-mêmes. Cela, parce qu’ils avaient une forme semblable à celle des humains, mais accomplissaient des exploits qui dépassaient les capacités mortelles, parcourant les montagnes avec une agilité naturelle. Mais au fil du temps, certains dieux perdaient leur statut, devenant de simples esprits. Ce qui était autrefois un dieu des montagnes pouvait ainsi devenir un esprit Hihi ou un Satori, un singe doué de télépathie.
Naturellement, cela faisait des esprits-singes l’un des types de yôkai bestiaux les plus puissants. Comme pour le prouver, celui qui faisait face à Jinta attaqua de nouveau sans la moindre hésitation. Ses muscles souples et agiles, propres aux bêtes, lui donnaient une fluidité qui rappelait le jeu de jambes dans les arts martiaux humains, rendant ses assauts puissants difficilement lisibles. Il fallut toute la concentration de Jinta pour suivre le rythme.
Mais il n’était pas homme à rester sur la défensive bien longtemps. L’esprit attaqua d’en haut, balançant son bras comme un fouet. Il n’y avait presque aucun mouvement préparatoire dans son geste, et son bras flexible ressemblait véritablement à un fouet. Jinta contre-attaqua en visant la paume de la bête. Il calqua son timing sur l’attaque du bras fouettant, mêlant défense et offensive.
Un souffle fusa. L’air siffla. Son plan avait fonctionné. L’attaque simple de l’esprit fut interceptée, et Jinta profita du rebond pour trancher dans la chair. Mais le coup resta superficiel. L’esprit n’était que blessé, et déjà, il se repliait pour une contre-attaque.
Jinta maudit l’esprit mentalement et encaissa le coup avec son épée. C’est alors que ce dernier lui adressa un sourire méprisant.
— T’as pas à t’en faire…
— Ngh ?!
Jinta avait pourtant parfaitement bloqué la contre-attaque, mais la puissance du coup le repoussa. La force du monstre avait augmenté considérablement. Comprenant aussitôt qu’il ne pourrait pas encaisser l’assaut, il jeta son poids en arrière et ne parvint à échapper à la mort qu’in extremis.
Qu’est-ce que c’était que cette montée soudaine de puissance ? pensa-t-il, troublé. Il reconnut ce sourire en coin, ces mots également. Ils ressemblaient à ceux d’un certain jeune homme agaçant.
L’esprit relança son attaque avant même que Jinta puisse assembler ses pensées. Les coups étaient désordonnés, mais suffisamment puissants pour tuer. Jinta fut contraint de se concentrer uniquement sur la défense. Il tenait bon, pour l’instant, mais une seule erreur d’appui, et il mourrait sur le champ. Il se força à garder son calme malgré tout, ne pensant à rien d’autre qu’à parer les coups.
Mais combien de temps cela pouvait-il durer ? Même une lame de Kadono, réputée pour sa robustesse, ne tiendrait pas éternellement face à de tels assauts. Il fallait qu’il trouve une solution avant qu’il ne soit trop tard, tout en maintenant une stabilité absolue.
Il continuait à maintenir cet équilibre précaire, parant coup mortel après coup mortel, tout en cherchant désespérément une ouverture. Son regard se fit plus intense, scrutant l’adversaire. Et là, lorsqu’il croisa le regard de l’esprit, ses yeux s’écarquillèrent.
— Je prendrai bien soin de Byakuya pour toi.
Cette fois, il n’y avait plus aucun doute : le visage de la créature était celui de Kiyomasa. Il avait bien suivi quelques entraînements au sabre, mais son niveau n’était en rien comparable à celui de Jinta. Il n’était pas taillé pour affronter des esprits, et encore moins pour remplir des missions de chasse aux démons. Son rôle de gardien se limitait à veiller sur Itsukihime durant l’absence de Jinta.
Dès lors, pouvait-on réellement le considérer comme un véritable gardien ? Beaucoup en doutaient, mais personne n’osait élever la voix, puisqu’il était le fils du chef du village.
« T’as pas à t’en faire, Jinta. Je veillerai bien sur Byakuya pour toi » ces paroles ne quittaient plus son esprit. Jinta aurait dû être rassuré par la situation. Itsukihime, pilier du village, serait mieux protégée en son absence. Et elle était une cible, rien que par sa nature de prêtresse : les anciens écrits parlaient de foies de miko procurant l’immortalité. Plus elle avait de protecteurs, mieux c’était.
Tu y crois vraiment ?
Logiquement, il comprenait que nommer un second gardien était une bonne décision. Mais une voix, bien enfouie au fond de lui, chuchotait et cherchait à l’ébranler.
Tu es sûr de l’accepter ? Cet homme n’est-il pas un intrus, profanant ce que tu partages avec la femme que tu aimes ?
Cette voix, c’était celle de l’esprit-singe. Elle s’attaquait à la faiblesse, à l’immaturité enfouie sous la carapace de l’homme fort et sincère que Jinta s’était efforcé de devenir, un homme capable de se tenir aux côtés de Byakuya, en égal.
Une nouvelle attaque survint : un bras lancé au hasard, mais ses doigts épais suffiraient à briser une nuque en un instant. La paume, grande comme le visage de Jinta, approchait rapidement. Il sentit la mort le frôler alors qu’il, d’un calme parfait, opposait son sabre à la main qui s’abattait.
Il sentit la lame entailler la peau, pénétrer dans la chair. Le sang jallissait de la plaie mais il resta parfaitement calme.
Il ne savait pas comment l’esprit connaissait sa situation, mais il était clair qu’il utilisait ces informations pour le déstabiliser. Le visage haïssable de Kiyomasa, le fait qu’un autre homme soit auprès de Byakuya, non… de Shirayuki, tout cela n’était que provocation. Il combattait un esprit qui se nourrissait des failles du cœur humain.
Mais alors ? Les esprits rusés, ceux qui trompaient et copiaient, existaient depuis toujours. Jinta n’était pas assez faible pour perdre de vue son objectif pour quelques douleurs ou colères passagères. Le respect qu’il avait pour celle qui avait renoncé à son bonheur pour servir les autres ne pouvait être ébranlé par un simple esprit. Il maniait son sabre pour protéger l’éclat qu’il avait vue en elle ce jour-là, rien ne pouvait le détourner de cela.
— Tu m’as bien donné du fil à retordre, quand même.
Jinta planta son pied gauche dans le sol et lança une magnifique taille ascendante en diagonale à travers le corps de l’esprit. Il n’éprouvait ni envie, ni colère, ni haine, ni peur. Comme un simple geste mécanique, son sabre impassible trancha la créature.
Les derniers râles de l’esprit furent brefs, un souffle rauque, ultime vestige de vie.
La lame passa au travers, et un instant plus tard, le corps tranché de l’esprit tomba au sol dans un bruit sourd. Ainsi s’achevait sa mission de chasse aux démons. La fin du yôkai de la rivière Modori avait été étonnamment rapide.
— …Je l’ai bien tué, hein ? murmura Jinta.
Il trouva étrange que sa lame ait traversé ce corps massif avec si peu de résistance. Il se retourna pour examiner le cadavre et fronça les sourcils.
Sur la berge gisait bien le cadavre d’un esprit simiesque. Mais il était minuscule, pas plus gros qu’un singe ordinaire. Rien à voir avec la créature imposante qui l’avait agressé avec une telle sauvagerie quelques instants plus tôt. Un léger brouillard blanc s’élevait de son corps tandis qu’il commençait à se dissiper.
Tenter d’appliquer la logique humaine aux esprits était une entreprise vaine. Pourtant, celui-ci avait emprunté le visage et la voix de Kiyomasa pendant le combat. Peut-être s’agissait-il d’un esprit usant d’illusions ? Cela expliquerait l’écart entre l’apparence initiale et la réalité. Peut-être n’était-ce en vérité qu’un petit singe sans grande puissance, seulement capable d’enfiler un masque pour effrayer les humains.
Quelle que fût sa véritable nature, il avait représenté une menace pour Kadono. Jinta n’éprouva aucune culpabilité à l’avoir tué, pas même une once d’émotion ne traversa son visage. Il essuya le sang de sa lame d’un geste net et précis, puis la rengaina.
Le corps s’était déjà évaporé. Une fois cela constaté, Jinta reprit le chemin qu’il avait emprunté en longeant la rivière. Il avait déjà tué d’innombrables esprits, et ajouter une proie à la liste ne lui faisait ni chaud ni froid. L’eau limpide et murmurante à ses côtés apaisait son cœur. Pourtant, ce calme fit naître un doute en lui.
Cet esprit utilisait la ruse et les apparences pour s’insinuer dans le cœur des hommes. Il avait eu la chance de le vaincre sans comprendre pleinement sa nature. Mais si l’esprit avait été plus rusé ? S’il avait pris l’apparence de Byakuya ou de Suzune ? Aurait-il pu l’abattre aussi facilement ?
Et si, en réalité, il avait pu le tuer sans hésitation précisément parce qu’il avait vu Kiyomasa en lui ?
Quelle était la vérité ? L’avait-il tué simplement parce que c’était un esprit simiesque… ou parce qu’il avait vu en lui l’image d’un homme qu’il ne pouvait accepter ?
Aucune réponse nette ne vint à Jinta alors qu’il marchait. Finalement, le village apparut à l’horizon, et les émotions troubles qui l’avaient envahi s’estompèrent, sans résolution.
Il se concentra sur le rapport qu’il devait rendre. Ainsi se conclurait une mission de plus, comme tant d’autres dans le passé, et tant d’autres encore à venir.
Le chef du village et les figures influentes furent convoqués au sanctuaire, comme d’habitude. Kiyomasa était là lui aussi. Voilà ce qu’allait devenir la norme désormais.
— Tu as accompli ta mission. Je te félicite, dit Byakuya.
L’esprit n’avait peut-être pas été si redoutable, mais c’était tout de même une menace de moins autour du village. Les anciens le félicitèrent à leur tour.
— Il n’est pas notre gardien pour rien !
— Jinta est le meilleur épéiste de Kadono, pas de doute !
Jinta n’était pas du genre à se laisser griser par les compliments, mais il ressentit tout de même un certain sentiment d’accomplissement à avoir contribué à la paix du village.
— Beau travail, Jinta, déclara le chef du village, avant d’ajouter inutilement — Maintenant, tu peux combattre l’esprit tranquille, sans avoir à t’inquiéter de la princesse. On dirait bien que nommer un second gardien était une bonne décision après tout.
Il sous-entendait que le succès de Jinta était en partie dû à Kiyomasa. Certes, Kiyomasa avait veillé sur Byakuya en l’absence de Jinta, mais cela ne signifiait pas que Jinta approuvait qu’il reçoive ainsi des éloges détournés.
— Eh bien… commença-t-il.
— Oui ? demanda le chef.
— …Non, rien.
Il se ravisa. Il était dans l’intérêt d’Itsukihime d’être mieux protégée. Exprimer son désaccord aurait été trahir sa promesse de la défendre.
— Très bien. Alors poursuivons ainsi, conclut le chef.
Pour sa patrie, sa famille, et la promesse qu’ils s’étaient faite, Jinta pouvait mettre de côté ses ressentiments.
— Ta loyauté m’honore, dit Byakuya à Jinta.
Pour elle aussi, les sentiments devaient céder la place à la responsabilité. Elle ne pouvait pas renier la nuit étoilée où ils avaient prêté serment.
Ils placèrent leur engagement au-dessus de leurs sentiments. Même confronté à sa propre jalousie, Jinta n’en dévia pas. Peut-être qu’aucun d’eux ne pouvait plus reculer, en vérité.
— Jinta, continue de servir Kadono comme tu l’as toujours fait.
— Avec plaisir.
Peut-être que leurs destins furent scellés cette fameuse nuit sous les étoiles
— mais cela, seuls les dieux le savaient.
Ainsi s’acheva l’histoire de la rupture d’une tradition séculaire : celle de l’Itsukihime désormais protégée par deux gardiens.
Nous étions l’hiver de la dixième année de l’ère Tenpô (1839). Une époque où les jours heureux semblaient ne jamais devoir finir.
Il restait six mois avant que tout ne bascule.
———————————————
[1] Signifie « bol de feu ». C’est un brasero, récipient traditionnel en métal, bois ou céramique rempli de charbon utilisé pour réchauffer une pièce ou des aliments.
[2] 1 Ken = 1,82 m (approx.). 10 ken = 18,2 m (approx).