REIGN OF V5 : PROLOGUE

Prologue

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Traduction : Raitei
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L’on pouvait dire de l’escouade 6 que c’était du solide. Avec le célèbre Sea Silencer[1] à sa tête, c’était l’élite. Le groupe s’affranchissait de tous les obstacles et rien ne lui échappait. Peu importe ce qui sortait de la Porte, il ne connaissait pas la peur. Mais un mauvais pressentiment fit son apparition cette fois et on pouvait stipuler que l’instinct de Chloe Halford lui donnait toujours raison. Personne ne savait mieux qu’elle d’ailleurs comment mettre le feu à l’auditoire. Elle avait gagné cette réputation à l’école. C’est ainsi que la veille de leur embarquement, lors de leur petite soirée, elle s’était arrêtée après son deuxième verre pour rejoindre une autre table sans prévenir.

— Gaffe à vos fesses si vous voulez pas prendre cher demain !

Difficile de prendre cet avertissement autrement que comme une insulte. De retour à sa table, ses deux coéquipiers avaient recraché leur nourriture suite à sa prise de parole. Les chasseurs gnostiques qui se trouvaient devant Chloe étaient tous des vétérans éprouvés par les combats, les dernières personnes au monde avec lesquelles on voulait causer des problèmes.

— Désolé ! Elle a un peu trop bu !

— Allons prendre l’air, Chloe !

Ses collègues la rattrapèrent, chacun saisissant un bras. Mais elle ne bougea pas d’un pouce. Elle lança même quelques coups dans les airs avec l’un de ses bras comme si elle souhaitait en découdre.

— Attends, c’était un présage que tu nous as fait là, Two-Blade[2] ?

Un homme, seul parmi les chasseurs, avait accueilli les provocations avec sérénité. Même au milieu de cette assemblée de combattants aguerris, il se distinguait par sa stature imposante digne d’un char d’assaut. Il s’agissait du chef de l’Escouade 6, Jacob Rutland, connu sous le nom de Sea Silencer.

Âgé de plus de cinquante ans, il n’avait jamais échoué une mission et son équipe n’avait enregistré qu’un taux de rotation inférieur à 5 %. Dans une profession où les anéantissements d’escouades entières étaient monnaie courante, cela relevait déjà de l’exploit. Mais ce qui avait véritablement forgé sa légende était un incident survenu dans une ville portuaire.

À la suite d’une bataille navale, les convulsions d’un monstre marin gigantesque avaient déclenché une vague de plus de soixante mètres de haut. Alors que l’anéantissement de la ville semblait inévitable, son escouade parvint à renverser la situation. Lorsque l’orage se dissipa, les habitants découvrirent des eaux calmes, où se tenait un mage : Rutland, celui qui avait réduit au silence les mers. Ainsi naquit son surnom.

— Non, répliqua Chloe, comme si la légende du Faucheur des Mers n’avait aucune importance à ses yeux. — Ce n’est qu’un pressentiment. Ma famille a un don pour les augures, mais ce n’a jamais été mon truc. Je ne fais rien de bon avec une boule de cristal.

Pourtant, malgré son ton désinvolte, une lueur sombre traversa son regard. Sans détourner ses yeux des mages devant elle, elle ajouta :

— Mais parfois, mon instinct ne se trompe pas. Et j’ai l’impression que c’est l’un de ces moments. Un grand désordre vous attend. Je perçois même quelques détails… Vous deux, là-bas ! Vous ressentez quelque chose d’étrange dans votre circulation de mana ? Jambe gauche et épaule droite ? Cela pourrait provoquer une catastrophe.

Les mages qu’elle avait désignés restèrent silencieux. Mais le Sea Silencer, lui, écoutait. Il avait relevé exactement la même anomalie la veille. Or, l’équipe de Chloe venait tout juste d’arriver. Il était improbable qu’elle ait eu le temps de récolter ce genre d’informations.

— …Tu as un don, mais tu n’en as jamais fait un art, n’est-ce pas ? grommela Jacob. — Eh bien, merde.

Il immobilisa son escouade d’un simple regard et choisit de lui laisser la parole.

— Vous partez en raids en solitaire, n’est-ce pas ? On dit que toutes les équipes dans lesquelles tu étais ont fini par jeter l’éponge.

— Ouais, j’aurais pu ouvrir un spa, gronda Chloe. Mais c’est pareil pour tous les Chasseurs Gnostiques. Chaque escouade tient ensemble par un fil. Une fois sur le terrain, chacun agit à sa manière. Nous sommes mages, c’est pour ça.

Jacob laissa échapper un petit rire, secouant la tête.

— Personne ne peut prédire où les Portes vont s’ouvrir. Les experts en augures réduisent les zones au maximum, et nous sommes déployés en conséquence. Mais que veux-tu dire ? Tes intuitions surpassent-elles celles des vrais oracles ?

— Non. Ce ne sont que des intuitions. Quand elles sont fausses, elles sont fausses. Rien de plus.

— Alors, à quoi bon ton avertissement ? demanda-t-il, cherchant à comprendre ses intentions.

Chloe se gratta la tête, visiblement embarrassée.

— Certaines choses peuvent faire toute la différence, dit-elle. — Combien de temps vous tenez. Si vous savez que quelqu’un viendra ou non.

— …?

Jacob et son groupe froncèrent les sourcils, incertains de comprendre.Consciente de leurs regards, Chloe s’adossa, laissant ses mots résonner un instant. Puis, avec une force brutale, elle abattit ses deux mains sur la table.

— Si quoi que ce soit arrive, je viendrai vous sauver. Ne lâchez rien. Gravez ça bien dans vos crânes.

Elle s’était exprimée ainsi avec force comme si elle sculptait les chasseurs dans leur chair. D’un regard glacial, elle passa de l’un à l’autre, les foudroyant comme pour leur donner un ordre tacite : « Ne mourrez pas. Survivez !»

Et cela suffit à faire taire même ces vétérans endurcis.

Aucun d’eux ne répondit. Ils savaient que tout ce qu’elle avait voulu leur dire. Chloe Halford s’était assise à leur table pour cette seule raison.

— Cette tournée est pour moi, lança le Sea Silencer.

Il utilisa sa baguette blanche pour tirer un tabouret vers lui, et Chloe s’y installa. Ses deux collègues, nerveux, la fixaient du coin de l’œil. Jacob sortit une petite fiole de sa poche et en versa quelques gouttes dans un verre vide. Chloe, intriguée, plissa les yeux. Une grande bouteille d’alcool trônait déjà sur la table, et les autres s’en servaient généreusement.

— Des cocktails ? demanda-t-elle. — J’pensais qu’on faisait des shots.

— De la gnôle bon marché dans trou paumé de campagne ? On est au fin fond de nulle part. Je dis pas que c’est pas sympa, mais tu serais mieux lotie avec un jus de mandragore fraîchement pressé.

— Je suis pas du genre à adoucir mes boissons. Je veux que ça me réveille en force.

— Bon sang, tu bois comme un trou. T’inquiète, ça reste bien amer. Ça n’adoucit rien du tout.

Sur ces mots, le Faucheur des Mers ajouta du gin sur le fond brun, puis poussa le verre devant Chloe. Elle haussa les épaules et prit une gorgée.

— …Mm ?!

Un bruit étrange lui échappa, puis elle vida le verre d’une traite. Une fois terminé, elle le posa violemment sur la table et aboya :

— Un autre !

— Pas possible, répondit Jacob en retournant le verre vide.

Chloe fit la moue tandis que le Sea Silencer esquissait un sourire satisfait.

— Je pourrais t’en préparer un autre la prochaine fois qu’on se verra. Une fois cette bataille terminée.

— Ah, tu m’fais ça à moi ?! râla-t-elle, se prenant la tête entre les mains.

Les Chasseurs Gnostiques éclatèrent de rire. Chloe laissa échapper quelques jurons à faire pâlir une aristocrate, avant de se lever, les yeux luisant.

— Je vais m’en tenir là alors ! cria-t-elle. T’as pas intérêt à zapper !

— Pareil pour toi, répondit-il, les bras croisés. — Si tu nous montes la tête comme ça et que tu meurs la première, je m’arrangerai pour que les gens en rient pendant des siècles. Attends un peu pour voir.

— Je tâcherai de m’en souvenir, dit Chloe en reniflant avant de tourner les talons, passant un bras autour des épaules de chacun de ses deux compagnons. — Bonne nuit et bonne chance, Jacob, le Sea Silencer.

— À toi aussi, Chloe Two-Blade.

Et ils se séparèrent, laissant derrière eux une petite promesse. Une promesse qui n’aurait pas dû prendre longtemps à tenir en temps normal.

— …Tu es vraiment arrivée la première…, murmura une voix rauque.

Le Sea Silencer était adossé à un rocher, son visage livide. Dire qu’il avait été réduit en pièces aurait été un euphémisme.

— ……

Chloe le fixait sans un mot. Sa jambe gauche avait été arrachée sous le genou, ses flancs déchirés en trois endroits, laissant entrevoir des côtes brisées. Les autres blessures étaient trop nombreuses pour être comptées. Mais ce qui glaçait le sang, c’était la quasi-absence de sang qui s’écoulait.

La cause en était les fibres brunes et noueuses incrustées dans les interstices de sa chair : des racines magiques, tissées à travers tout son corps, drainant son sang et son mana. Les deux compagnons de Chloe s’élancèrent pour tenter de le soigner, mais en voyant ces racines, ils se figèrent. Ils savaient. La vie du Sea Silencer était terminée ; son corps n’était plus qu’un terreau pour cette entité étrangère.

— …Ne fais pas cette tête, lui dit-il d’une voix brisée. On s’est battu jusqu’au bout. Tous ensemble. Je te le jure.

Son regard glissa vers le corps qu’il tenait dans ses bras, l’un de ses compagnons d’escouade. Il n’était pas nécessaire de vérifier. Personne ne pouvait survivre en ayant perdu la moitié de sa tête.

— …Ton instinct avait raison. Les augures se sont complètement plantés sur l’ampleur de l’invasion. Regarde bien autour de nous. Ils ont englouti toute la vallée. On s’est retrouvé près du Tír…

Chloe et ses compagnons suivirent son regard. Ce qu’ils virent n’appartenait littéralement pas à ce monde.

Autrefois, il y avait eu une ville dans cette vallée, suffisamment grande pour être importante dans la région. Près de deux mille habitants y vivaient, cultivant du coton et des carottes et élevant des vers à soie magiques. Les dix mages qui y résidaient avaient convaincu les villageois d’évacuer afin d’abandonner toute leur routine.

Mais maintenant, alors que Chloe et son groupe contemplaient la vallée, il n’y avait plus rien. Pas la moindre trace. Les immenses wyrms qui se déplaçaient avaient tout rasé, réduisant la ville en miettes. Ils avaient dispersé d’innombrables graines, lesquelles avaient rapidement germé pour couvrir la région d’une forêt gigantesque en quelques heures. Leur rôle terminé, certains des cadavres des wyrms se retrouvèrent emmêlés dans les racines des arbres, servant de fertilisant, une vision qui témoignait de la domination végétale. Les plantes régnaient en maîtresses, les bêtes n’étant que leurs serviteurs, un ordre diamétralement opposé à celui du monde tel qu’on le connaissait.

Au-dessus de cette forêt oppressante flottait un portail noir tourbillonnant par lequel ils étaient arrivés. Alors que Chloe observait la chose, une nouvelle pluie de graines s’abattit, s’enfonçant dans ces terres labourées par les wyrms, dévorant les nutriments avant de proliférer.

Dans le ciel, plusieurs silhouettes surveillaient la progression de l’invasion. Hautes de près de six mètres, leurs formes rappelaient vaguement celles d’hommes vêtus de capes de paille. Mais leurs corps étaient faits de racines étroitement tissées, leurs membres tendus se terminant en deux branches épaisses, dont les extrémités ressemblaient à des lames dentelées.

Ces êtres n’avaient rien d’humain et en faisaient pas non plus partie de la flore magique. Ils appartenaient à une catégorie bien distincte, contrastant bien avec les plantes grouillantes qui envahissaient le sol. Frissonnant face à leur puissance palpable, Chloe murmura :

— Ce sont… des Gardeners[3] ? Douze… non, treize ?

— Quinze. On a réussi à en abattre deux… de justesse. Dès leur apparition, on savait comment ça finirait. Envoyer des séraphins d’emblée comme ça ? Ça montre bien que leur divinité est sérieuse.

La voix de Jacob était un murmure chargé de haine. Chloe, toujours silencieuse, restait immobile. Il tourna la tête vers elle, ajoutant :

— Tu es venue jusqu’ici pour rien. Nous avons déjà perdu. Il faut que tu ailles rejoindre les autres. Deux ou trois escouades supplémentaires ne suffir…

Il poussa un grognement, les racines s’enfonçant plus profondément dans son corps. Des lianes s’étirèrent depuis ses blessures, tissant de nouvelles parties pour remplacer les morceaux manquants de son corps. L’entité à l’intérieur ne lui permettait même pas de mourir. Elle était en train de lui voler les ultimes fragments de son esprit, le forçant à devenir un pantin.

— …Je peux te demander une dernière faveur ? J’ai raté ma chance de mettre fin à tout ça moi-même.

Le Sea Silencer avait accepté son sort et prononça ses dernières volontés. Chloe hocha la tête et dégaina son athamé. Tandis que sa poitrine se soulevait encore faiblement, elle plaça la pointe de la lame juste au-dessus de son cœur, légèrement décalée.

— …Désolée. J’ai échoué à tenir ma promesse.

— Ne t’en fais pas. Nous avons tous les deux échoué.

Sur ces mots, elle enfonça la lame dans sa poitrine, transperçant son cœur, afin de couper ses systèmes circulatoires de sang et de mana. Elle le fit avec délicatesse, pour lui éviter la douleur, et avec minutie, afin que rien ne puisse tirer parti de lui une fois qu’il aurait quitté ce monde. Elle honora la mémoire de ce grand mage et la vie qu’il avait menée.

Ignis !

Quand le Sea Silencer tomba dans un sommeil éternel, enfin soulagé, Chloe l’immola par le feu. Lorsqu’un corps était infecté par un Tír, il devait être réduit en cendres sur place pour éviter un désastre encore plus grand. Détruire le cœur au préalable empêchait la créature parasite de résister durant la crémation.

Ce rituel funéraire était la première chose que chaque Chasseur Gnostique apprenait. Depuis son premier jour sur le front, Chloe Halford avait exécuté cette procédure plus de fois qu’elle ne pouvait se souvenir.

—Chloe…, murmura une voix derrière elle. — …On est là, avec toi.

Ses deux compagnons parlaient doucement, immobiles. Chloe fixait le corps en flammes, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui.

— …Et maintenant ? souffla-t-elle, presque pour elle-même.

Ses compagnons échangèrent un regard. Ils savaient que c’était à eux de faire le choix rationnel. Chloe, leur chef, en était totalement incapable dans ces moments-là.

— Je crains qu’il ait raison. Nous devrions battre en retraite et cherch…

— Pas ça.

Elle les coupa net, ne leur laissant pas le loisir d’argumenter. Il ne fallut qu’un mot pour qu’ils comprennent : la situation était bien pire qu’ils ne l’avaient imaginée. Leur chef n’était pas en état de faire preuve de rationalité.

— Quand tout ça sera fini, où est-ce qu’on boira… et quoi ? rugit Chloe en serrant les poings.

Comme si elle répondait à son désespoir, un balai surgit du ciel, vibrant de magie. Il descendit en piqué vers elle, comme s’il savait ce qu’elle allait faire.

Ses compagnons tentèrent de la retenir, de la raisonner. Mais elle leur échappa d’un geste vif, posant ses pieds sur le manche du balai, l’utilisant comme une planche de surf pour fendre les airs.

Elle fonça droit vers le fond de la vallée, là où se tapissait la forêt maudite. Les wyrms, sentant son approche, cessèrent de creuser pour l’attaquer. Ils glissaient sur la terre comme des serpents de mer sur les vagues.

Face à une menace qui avait déjà englouti une ville entière, Chloe aurait pu s’envoler plus haut. Mais elle sauta du balai, chutant à toute allure.

Gladio Ferrum Directum !

Elle libéra toute sa rage dans une triple incantation, tirant ses deux athamés. Ce style de combat à deux lames lui avait valu son surnom de Two-Blade. À droite, à gauche, elle balaya tout sur son passage, tranchant les wyrms comme des légumes. Encore insatisfaite, elle abattit une centaine d’arbres étranges, fauchant les troncs comme une faux dans un champ de blé. Ainsi, les Gardeners au-dessus d’elle détournèrent leur attention pour la fixer.

— C’est notre jardin, enfoirés ! Cassez-vous de là !

Son hurlement secoua le ciel, une déclaration de guerre adressée à chaque fragment du Tír qui croisait son regard. Des créatures innommables surgirent du sol où les arbres s’étaient effondrés. À l’instar des wyrms, elles étaient les serviteurs de leurs maîtres végétaux. En menaçant la croissance de la forêt, Chloe s’était imposée comme une ennemie à éliminer.

— Reviens ! Tu vas te faire tuer, Chloe ! cria l’un de ses compagnons.

— Tu n’as même pas de plan ! Ils sont trop nombreux pour nous !

Ses coéquipiers se précipitèrent derrière, athamé levé, protégeant ses flancs et ses arrières. Le groupe d’assaut, fort de trente membres, s’opposait maintenant à une vague de créatures tordues bien trop nombreuse pour eux. Même s’ils parvenaient à repousser cette attaque, les Garderners attendaient au-dessus, les mêmes ennemis qui avaient massacré l’escouade du Sea Silencer. En temps normal, une retraite rapide aurait été leur seule option.

— Vous avez raison ! C’est une réaction sensée ! Tellement évidente qu’un enfant la comprendrait ! rugit Chloe. — Mais moi, je dis non ! Et quand je dis non, la prudence et la logique n’ont plus leur mot à dire. Vous le savez bien !

Ses sorts réduisaient la horde qui avançait en morceaux. Toujours en première ligne, Chloe avait toujours fait fi de la raison.

— Cette douleur ! Cette frustration ! Cette colère ! Tout ça fait partie de moi ! Si je les refoule, si je tente de les étouffer, il ne restera plus rien de l’âme de Chloe Halford !

Ses compagnons secouèrent la tête. Il n’y avait plus rien à dire. L’escouade de Chloe n’avait jamais compté personne qui n’acceptait pas, consciemment, d’être là. Et aucun Chasseur Gnostique n’ignorait la réputation de Chloe Two-Blade. Tous savaient qu’elle était capable de folies. Et c’était précisément pour ça, parce qu’elle suivait son cœur sans hésiter, que son équipe la suivait aussi.

— Alors c’est ici qu’on meurt ? lança l’un de ses compagnons en riant. On pourrait te frayer un chemin pour ta fuite, Emmy.

— …Et toi, Ed ? répondit l’autre avec un sourire en coin.

Pas une chance qu’ils quittent Chloe, pas avant la fin. Tous riaient. Leur camaraderie, forgée durant leurs années d’apprentissage, semblait claire : ils allaient l’emporter dans la tombe.

— Je savais que tu ferais une connerie. Tu fais toujours des conneries !

Mais cette douce illusion fut balayée par une pluie de feu. L’essaim d’envahisseurs disparut, remplacé par une vague de destruction qui faillit les emporter avec elle.

— ……?!

— …C’est quoi, ça ?

Le sol calciné et les cadavres innombrables laissèrent ses compagnons bouche bée, incapables de comprendre ce qui venait de se produire. Mais Chloe, elle, avait déjà levé les yeux vers les hauteurs du nord-ouest. Sur l’horizon, une ligne de golems dressés et, devant eux, un vieil homme au sourire malicieux.

— Hé ! Comment ça va, Professeur Enrico ? fit Chloe en agitant la main comme si elle saluait un vieil ami. — Qu’est-ce que c’est que cette armée ? Vous pouviez pas laisser vos étudiants préférés se débrouiller ?

— Kya-ha-ha-ha ! répondit Enrico Forghieri, hilare. J’étais tellement inquiet pour la pauvre Esmeralda et cet idiot d’Edgar que je ne pouvais pas les laisser se faire aspirer dans ta dernière folie !

— Faites pas semblant ! Vous savez que vous m’adorez aussi.

Elle tapait des pieds en signe de protestation. Pendant ce temps, les golems d’Enrico continuaient leur bombardement sans relâche. Le vieil homme sauta sur un petit golem volant, descendant dans le bassin pour rejoindre ses anciens élèves. Son regard ne quitta pas le portail noir qui tournoyait dans le ciel.

— Ils ont frappé fort cette fois, déclara-t-il. On s’est vraiment plantés sur l’ardeur de leur foi.

— Ils devaient avoir bien plus de fidèles cachés, hors de portée du Quartier Général, répondit Chloe. Rien d’autre n’explique l’échelle de cette invasion.

— Il va falloir revoir nos pratiques de surveillance. Mais avant ça, il faut nettoyer tout ça.

Les Gardeners, qui s’étaient contentés de les observer jusqu’alors, commencèrent enfin à bouger. Chloe avait tranché la moitié de leurs wyrms, et les golems d’Enrico avaient réduit leur forêt en cendres. Une défaite majeure pour leur tâche sacrée. Leur fureur était palpable. Chloe souriait.

Allez, approchez, que je vous montre.

Peu lui importait d’où venaient ses ennemis, ou même s’ils étaient véritablement vivants. S’ils se dressaient contre elle, elle n’hésitait pas, qu’il s’agisse d’un ivrogne violent ou d’un envahisseur de type Tír.

— Laissez le menu fretin aux golems. Seuls les Gardeners comptent. Professeur, vous pouvez en prendre la moitié ?

— Tu n’as jamais été douée en mathématiques. Tu veux dire les deux tiers ?

— Là, on parle, Papy ! On fait comme ça : premier arrivé, premier servi !

Même leurs stratégies viraient à la joute verbale quand Chloe était impliquée. Ses coéquipiers levèrent les yeux au ciel, mais ces renforts puissants avaient ranimé tous les chasseurs présents. Leur détermination brûlait à nouveau. Des éclats de lumière commençaient à s’amasser au bout de chaque athamé.

Et aucun mage digne de ce nom n’était assez généreux pour encaisser sans riposter.

— Oh, encore une clause ! Le perdant paie l’addition au bar ! Vous êtes d’accord ? lança Chloe.

— Kya-ha-ha-ha ! s’esclaffa Enrico. Ça me va tout à fait ! J’adore quand mes anciens élèves m’offrent à boire. Une belle preuve de respect envers vos aînés !

Avec cet after planifié, il ne restait qu’une seule chose à faire. La tâche la plus ardue pour tout mage : protéger le monde, comme le faisaient les Chasseurs Gnostiques jusqu’à présent. La conscience du garçon émergea lentement d’un océan de souvenirs anciens.

— …

Il serra les dents. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait un tel rêve depuis qu’il abritait son âme. Mais celui-ci était exceptionnellement vif, et son contenu profondément troublant.

Tout cela avait été piétiné. L’amitié, la confiance, l’âme de sa mère — tout anéanti par cet homme, ce vieux fou. Les ombres de cette trahison étaient aussi sombres que leur lien avait été lumineux. Une tempête d’interrogations et de colère tourbillonnait dans l’esprit d’Oliver.

— …? Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as une mine affreuse.

Dans le lit voisin, Pete s’était réveillé. Conscient de la tension qui crispait son visage, Oliver tenta de le détendre, mais il échoua.

À la place, il détourna les yeux.

— Ce n’est rien, répondit-il. Juste… un mauvais rêve.


[1] Que l’on peut traduire par « Silenceur des Mers » de manière littérale. Celui qui réduit au silence les eaux.

[2] Littéralement « Double-Lame ».

[3]Littéralement « Jardiniers ».

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