Les vieux jours du glorieux club de littérature
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Traduction : Nyfaline
Correction : Raitei
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Nous étions fin juillet et les vacances d’été avaient commencé. Aujourd’hui, j’étais à vélo en direction, comme d’habitude, du Lycée Kamiyama. Il me fallait vingt minutes pour me rendre de chez moi à l’école à pied, mais je n’avais aucune idée de combien de temps cela prendrait à vélo. Je m’étais arrêté pour acheter une canette de café dans un distributeur en vue de faire une pause. Je suivis ensuite la rivière et tournai à l’hôpital avant d’arriver en face de Kamiyama. Je me tins là, incrédule.
Les vacances d’été étaient supposées avoir déjà commencé. Mais les terrains de sport étaient recouverts d’équipement et des étudiants de leur uniforme d’été. Je pouvais entendre de la musique sortant de divers instruments à vent, de guitares électriques et de flûtes en bambou. Même si l’aile spéciale était à distance conséquente de ma position, je voyais bien que des élèves emplissaient ses couloirs afin de préparer le Festival Kanya. Le côté énergique de Kamiyama avait pris l’ascendant maintenant que les vacances d’été avaient commencé. Des foules de gens s’agitaient dans tous les sens comme des fourmis l’air de dire : « Allez les gens, le festival arrive à grands pas ! Maintenant que ces cours ennuyeux étaient terminés, on pouvait tout donner ! ». Je regardais tout ce petit monde débordant d’énergie quand je repérai une personne trottant dans ma direction. C’était Satoshi Fukube. Il portait sur lui des vêtements normaux, une chemise à manches courtes et un short, et derrière lui un petit sac à dos semblant destiné aux sportifs.
Fukube — Hey.
…
Fukube — Désolé ! Je t’ai fait attendre ?
J’écoutais gaiement la musique du club de chant a cappella en pleine répétition dans l’atrium et il fallait que Satoshi me fasse me retourner avec une voix à vous en hérisser le poil. J’avais envisagé de tourner mon vélo et rentrer, mais je décidai de marcher vers lui et de feindre un coup de pied.
Fukube — Wow, Hôtarô ! D’où vient cette soudaine férocité ?
Moi — Tu peux parler. Tu n’as donc aucune honte à ne pas savoir quand ne pas troubler la paix d’autrui ?
Satoshi haussa les épaules. Il semble qu’il n’en avait aucune.
Fukube — Désolé, la réunion du club d’artisanat a joué les prolongations.
Moi — Qu’est-ce vous pouviez bien discuter de tout façon ?
Fukube — On va tricoter un tapis mandala style bouddhiste pour le Festival Kanya. Quelques soucis sont survenus et on a dû organiser une réunion d’urgence.
Dur, dur, tout ça. Et pas seulement pour toi, mais aussi pour Toogaito voire pour toute l’école. Ils doivent tous s’appliquer.
Moi — Alors, tes notes sont prêtes ?
Demandai-je sèchement à Satoshi, mais il ne fit que renvoyer la balle dans mon camp.
Fukube — Et toi alors ? C’est pas quelque chose que tu as l’habitude de faire. Tu as quelque chose à l’esprit ?
La question m’embarrassait un peu, je répondis donc :
Moi — Eh bien, on peut dire ça.
Fukube — Oh ? Voilà qui est inhabituel. Normalement tu cherches des excuses pour ne pas répondre à ce genre de questions… Bon, je vais chercher mon vélo donc tiens le coup encore un peu.
Et Satoshi partit chercher son vélo en trottinant insolemment vers le parking pour les deux-roues, me laissant l’attendre là.
***
Pour connaître la raison pour laquelle j’attendais Satoshi dehors durant un précieux jour de vacances durant lequel je devrais dormir chez moi comme si c’était la dernière fois, il fallait revenir une semaine en arrière, au jour où nous étions proches de découvrir la vérité sur Jun Sekitani alors qu’il ne nous restait plus qu’à lire le premier tome de l’anthologie de notre club nommée « Hyouka », avant de découvrir que l’édition en question était absente du lot. Vu que nous n’arriverions nulle part sans ce tome, je pensais que je n’aurais pas à tout mettre en œuvre pour trouver la réponse. Mais il était trop tard, j’avais déjà ouvert la boîte de Pandore sans le réaliser.
Je savais que je n’arriverais pas à dissuader Chitanda, alors je lui avais donc proposé un compromis. Si nous devions enquêter sur cette histoire, nous deux seuls n’était pas suffisant. Comme on dit, on n’est vraiment plusieurs qu’à partir de trois. C’était peut-être un peu dur pour elle, mais je l’avais convaincue que nous aurions une meilleure chance avec l’aide de Satoshi et Ibara. Chitanda finit par accepter de la tête.
Chitanda — J’imagine que nous n’avons pas le choix.
Même en ayant accepté de garder cette requête entre nous durant notre discussion au café, je finis par la décevoir. Je ne savais pas si c’était parce que Chitanda réalisait vraiment que nous avions besoin d’aide, ou parce qu’elle ne voyait plus les indices que nous avions comme importants, ou encore si elle avait agi sur un autre coup de tête. En tout cas, elle avait demandé une réunion d’urgence entre les membres du club de littérature le jour suivant. Ce jour-là, elle répéta ce qu’elle m’avait dit à moi et conclut par :
Chitanda — Ce qui est arrivé à mon oncle il y a 33 ans m’intrigue vraiment.
Ibara accepta le défi immédiatement.
Ibara — L’image de couverture m’intéresse. Si l’on peut découvrir ce qui se cache derrière, je pourrais même m’en servir comme matière à sujet de publication pour le club de mangas.
Satoshi suivit :
Fukube — Le secret d’un conte héroïque déterré par les descendants du Club 33 ans après, hein ? Figurez-vous que je recherchais des informations à propos de cette époque.
Et approuva l’idée les deux mains levées au ciel. Bien que je n’eusse aucune intention de parler vu que j’étais privé d’un quelconque droit de veto, je décidai tout de même d’insérer quelques mots dans la conversation en profitant de l’occasion.
Moi — Vu que l’on n’a pas encore décidé quoi écrire dans notre essai anthologique, pourquoi ne pas se servir de l’histoire de Chitanda pour en remplir les pages… Hum, je veux dire, faire d’une pierre deux coups… Désolé, je veux dire, écrire quelque chose d’éloquent à ce sujet.
Ma proposition économe en énergie, bien que prospective, fut acceptée unanimement. Et voilà comment enquêter sur l’incident du club de littérature d’il y a 33 ans devint la priorité numéro une du club de littérature d’aujourd’hui.
***
Satoshi roulait sur un VTT et portait un short. Je pouvais donc voir ses jambes et remarquer que sa musculature était plutôt vigoureuse à cet endroit, ce qui n’allait pas avec sa petite taille. Pour un polyglotte comme lui, le seul sport qui l’intéressait jusque-là était le vélo. Au passage, mon vélo était ce que l’on appelait communément un vélo de grand-mère[1] alors il n’y avait pas vraiment de quoi s’extasier. Nous suivîmes ainsi la rivière, loin de la rue principale. Lentement, les espaces entre les maisons furent remplacés par d’énormes rizières. Nous arrêtant à l’ombre d’un marchand de tabac pour échapper au soleil un instant, je sortis une serviette de mon sac pour essuyer la sueur qui avait émané de mon corps le long du trajet.
Ahh, quelle agréable sueur.
Quelque chose que je ne dirai jamais. Plutôt, je me demandais pourquoi les gens devaient se déplacer pour arriver à destination. « La révolution de l’information n’est pas encore un succès. Camarades, vous devez continuer ! »[2]
Moi — Satoshi, on y est bientôt ?
Satoshi rangea son mouchoir dans sa poche et répondit :
Fukube — Yep. On y est presque. Si on se réfère à ta vitesse, bien sûr.
Dit-il en souriant.
Fukube — Tu seras surpris en voyant leur demeure. Les Chitanda font partie des plus grands propriétaires de la ville.
J’imagine que j’avais hâte. Je voulais surtout savoir comment se passait le ménage de printemps dans un endroit pareil. Après avoir essuyé plus de sueur avec ma serviette, je remis mes pieds sur mes pédales et continuai d’avancer. Une fois en route à nouveau, Satoshi prit les devants pour nous guider. Après avoir passé de nombreux feux de signalisation, nous arrivâmes sur une route en ligne droite, sur laquelle nous roulions l’un à côté de l’autre. Cela faisait maintenant un moment que nous ne voyons plus que des terres agricoles.
Satoshi commença à fredonner gaiement un air tout en faisant tourner ses pédales. Sourire était son expression de base, mais il semblait particulièrement enchanté aujourd’hui. Je décidai de lui demander :
Moi — Satoshi
Fukube — Oui ?
Moi — Tu es heureux ?
Satoshi se tourna vers moi et répondit avec joie :
Fukube — Bien sûr que oui. J’aime faire du vélo. Regarde ce ciel bleu ! Ces nuages blancs ! Peu importe à quel point ils peuvent avoir l’air monotones, la joie de les regarder sur un vélo à pleine vitesse est comme de…
J’interrompis rapidement la tentative de faire une blague de Satoshi.
Moi — J’ai cru que ta vie de lycéen était moyenne au mieux.
Satoshi fut soudainement l’air attristé quand il répondit :
Fukube — Oh… Tu parles de cette histoire de couleur rose.
En voilà une bonne mémoire, sachant que nous avions abordé ce sujet la dernière fois il y avait pratiquement trois mois. Satoshi ralentit un tantinet et dit en regardant vers l’avant :
Fukube — Tu sais, dans l’ensemble, je pense que ma vie de lycéen est plutôt rose.
Moi — Je dirais plutôt rose fluo.
Fukube — Haha, c’est bien aussi. Dans ce cas, la tienne est grise.
Moi — Tu l’as déjà dit, ça.
Vu que je n’avais pas réagi plus que ça, Satoshi ne sifflota pas de joie.
Fukube — J’avais dit ça ? Ne le prends pas mal, je ne voyais pas cela comme une insulte quand j’ai dit que ta vie de lycéen était grise.
Moi — …
Fukube — Par exemple, si ma vie est rose fluo, alors personne ne l’a peint en rose. Et je ne laisserai personne faire !
Je répliquai à son visage souriant dans l’instant.
Moi — Vraiment ? J’ai cru que ça avait déjà été fait.
Fukube — Bien sûr que non !
Satoshi dit cela avec une surprenante fermeté et continua :
Fukube — Ça n’a pas été fait, Houtarou. Je suis déjà bien occupé avec le comité général du conseil des élèves et le club d’artisanat, tu penses que j’accepterais un truc pareil ? Déconne pas non plus. Qu’il s’agisse d’organiser le calendrier du festival Kanya ou de tricoter le tapis mandala, j’ai apprécié chacun de ces moments. Autrement, qui voudrait sacrifier une joyeuse balade à vélo un dimanche ou ses vacances d’été pour aller à l’école ?
Moi — Tu crois que personne ne le ferait ?
Fukube — Il y a des moments où un homme doit savoir prêter ses compétences et sa présence pour le bien d’une meilleure société. Mais même dans ce cas, tu ne bougerais pas d’un pouce, pas vrai ? Si quelqu’un de gris comme toi voyait un porteur de drapeau déclarer que « tout le monde est rose », tu agiterais ta main en disant : « ne compte pas sur moi ».
Après avoir dit cela en une seule inspiration, il se calma un peu et continua :
Fukube — Si je voulais vraiment t’offenser, j’aurais dit que ta vie n’a pas de couleur.
Satoshi se tut après ça. Je réfléchissais à tout ce qu’il venait de dire pendant que le soleil brûlait ma peau…
Moi — …
Et fis un visage morne.
Moi — Je ne vais pas dire que j’aimerais être comme toi ou quelque chose dans le genre, tu sais.
Fukube — Nan, c’est pas ce que je voulais dire.
Satoshi donna de la voix et rit. Il dit ensuite :
Fukube — Regarde, Houtarou, nous sommes arrivés à la résidence Chitanda !
***
Digne de sa description, la ‹ demeure › des Chitanda se situait au milieu d’une vaste rizière. Elle était construite tel un bungalow de style japonais et entourée de haies. Le son de l’eau qui coulait suggérait la présence d’un étang dans le jardin, qui était lui-même entouré de pins bien taillés. Et devant le grand portail ouvert, il y avait des gens qui aspergeaient de l’eau autour d’eux de manière rituelle[3].
Fukube — Alors, t’en penses quoi ? Plutôt impressionnant, hein ?
Même si je n’y connaissais rien en architecture ou en jardinage japonais, Satoshi dit cela en bombant son torse. Je n’avais aucune idée d’à quel point cette propriété était impressionnante, mais je sentais bien l’élégance et la dignité qui s’en dégageait. Je jetai un œil à ma montre pendant que nous nous émerveillions sur l’endroit. Nous étions pile à l’heure… Non, il semblerait que nous étions un petit peu en retard.
Moi — Allons-y, les filles nous attendent.
Fukube — Ah, ouais… Mais, Houtarou,
Moi — Quoi encore ?
Fukube — On ne devrait pas attendre qu’un domestique ou deux viennent nous accueillir ?
J’ignorai sa remarque. Je mis le pied sur le porche et sonnai à la porte.
— … Un instant~
Après cet instant, la porte fut ouverte par nul autre que Chitanda elle-même. Elle parlait avec sa voix habituelle, son rhume d’été devait donc être de l’histoire ancienne. Ses longs cheveux étaient détachés et glissaient librement sur ses épaules. Elle était habillée d’un une-pièce vert clair adéquat à la situation et la météo.
Chitanda — Pardon de vous avoir fait attendre.
Je pouvais entendre Satoshi faire claquer sa langue, probablement déçu qu’aucun domestique ne soit venu nous accueillir. Après avoir laissé nos chaussures à l’entrée en béton, nous suivîmes Chitanda le long d’un couloir en bois.
Chitanda — Où avez-vous laissé vos vélos ?
Moi — Où est-ce que l’on aurait dû les laisser ?
Chitanda — N’importe où convient.
Alors pourquoi tu demandes ? Nous atteignîmes rapidement une paire de portes en papier coulissantes, une brise fraîche s’échappant de la pièce en les ouvrant. Le plafond de cette dernière étant haut, l’air à l’intérieur agréablement frais. La pièce elle-même devait faire environ… quinze mètres carrés. C’est énorme.
Ibara — Vous êtes en retard.
Ibara était déjà arrivée. Il semble qu’elle avait eu quelques affaires à régler à l’école avant de venir, car elle portait son uniforme. Elle était assise à une table marron sombre qui réfléchissait la lumière de manière assez terne. Par-dessus celle-ci étaient empilées plusieurs feuilles de papier ; probablement les notes d’Ibara. Elle devait être assez motivée.
Chitanda — Asseyez-vous où vous le souhaitez s’il vous plaît.
Après que Chitanda nous en ait donné la permission, je m’assis en face d’Ibara. Chitanda était assise à la place de l’hôte, Satoshi prit donc la place restante. Il était rare de voir quelqu’un avec un sac à dos s’asseoir dans un tokonoma[4]. Il en sortit de nombreuses feuilles de papier. J’ouvris également mon sac à bandoulière et sortis mes propres notes. Ibara jouait avec son stylo l’air prête à en découdre et Chitanda posa une pile de papiers sur la table.
Chitanda — Et maintenant, commençons notre réunion d’investigation.
Nous nous inclinâmes en guise de salut. Naturellement, la réunion était dirigée par notre présidente de club, Chitanda.
Chitanda — Vérifions notre agenda pour aujourd’hui. Tout a commencé avec une réminiscence de ma part. Ensuite, après la découverte de l’anthologie « Hyouka », j’ai réalisé que ce qui est arrivé au club de littérature il y a 33 ans avait un rapport avec ce souvenir. L’objet de cette réunion sera de spéculer sur ce qui est arrivé il y a 33 ans. En outre, tous les faits qui auront été confirmés seront utilisés comme base pour l’essai de l’anthologie du club de littérature de cette année.
Bien qu’Ibara s’intéressait principalement au design de l’illustration de la couverture, elle ne semblait pas mécontente de l’annonce de Chitanda. Peut-être avait-elle réalisé que le dessin avait lui-même un rapport avec l’incident ou Chitanda l’avait-elle briffée à l’avance ?
Chitanda — Durant cette dernière semaine, nous avons tous collecté divers documents de recherche. Nous allons donc exposer nos trouvailles et spéculer sur l’incident d’il y a 33 ans. Nous mettrons enfin en commun tout ce que nous savons pour en déduire l’hypothèse la plus probable.
Hein ? C’était vraiment ce qui était prévu ? Que je sache, Chitanda nous avait seulement dit de ramener toute la documentation que nous pourrions trouver. Je ne me souviens pas avoir entendu quoi que ce soit à propos d’établir une conclusion… Mais j’étais visiblement le seul à être surpris, je devais donc être celui qui n’avait pas fait attention.
Zut, j’imagine que je vais devoir improviser, mais j’ai un nœud à l’estomac maintenant. Sans aucun aide-mémoire avec elle, Chitanda nous regarda un par un et nous expliqua les choses sans bafouiller.
Chitanda — Nous allons chacun à notre tour présenter un compte rendu de nos trouvailles, s’en suivra potentiellement des questions des autres membres, l’établissement d’une hypothèse et ensuite sa critique. Poser des questions durant le compte rendu est interdit. Cette règle est là pour éviter que l’on se perde dans ce que l’on dit. Maintenant, écoutons le premier compte rendu.
Hé, c’est qu’elle est plutôt douée comme présidente. Qui sait, elle a peut-être un talent naturel pour ce genre de choses. Non, elle m’a bien dit être du genre à vouloir comprendre l’entièreté d’un système, ce n’est pas si surprenant de la voir si bien informée des procédures dans une réunion.
Chitanda — Peut-on commencer le premier rapport… Ah ?
Ibara — Chi-chan, qui est censé commencer ?
Chitanda — Hum, bonne question.
… Et après elle ajouta quelque chose comme ça. Je me demandais vraiment si elle était facile à comprendre ou si son organisation était simplement limitée à sa propre personne. Je me manifestai ainsi à une Chitanda confuse.
Moi — Peu importe. Pourquoi ne commences-tu pas ?
Normalement, le président de l’assemblée est celui qui débute la conversation, non ? Et puis ce n’est pas comme si Chitanda n’avait rien à présenter. Et vu qu’elle était celle à avoir décidé de la façon de procéder, elle pouvait montrer l’exemple pour que tout se passe sans encombre. Elle acquiesça et dit :
Chitanda — Oui, tu as raison. Très bien alors… nous allons suivre le sens des aiguilles d’une montre en commençant par moi.
Elle distribua ses notes l’instant’ après avoir dit cela. Un simple coup d’œil me dit qu’il s’agissait de la source de son investigation, l’avant-propos de « Hyouka volume 2 ». Je vois, commençons par le commencement, c’est ça ? Mais je ne dirais pas que ça collait à son style. Je relus donc ce paragraphe que je connaissais déjà :
Avant-propos
Et voilà qu’arrive à nouveau le festival culturel cette année. Cela fait un an que Sekitani-senpai nous a quittés. Durant cette année, senpai est entré dans la légende en devenant un héros. Résultat, le festival culturel de cinq jours allait débuter comme prévu.
Néanmoins, à mesure que la légende s’ébruitait, je me plongeais dans de profondes réflexions. Dans dix ans, les gens allaient-ils encore se souvenir du guerrier silencieux et du gentil héros ? Tout ce que senpai nous a laissé, c’est cette anthologie « Hyouka », qu’il a nommée lui-même.
Tel le sacrifice du conflit qu’il incarnait, son sourire allait finir par suivre le cours du temps pour atteindre l’éternité. Non, peut-être que nous ferions mieux d’oublier. Cela n’avait point vocation à être un conte héroïque.
Une fois que toute subjectivité aura disparu, cette histoire deviendra un classique transcendant toute perspective historique.
Viendra-t-il un jour où nos histoires deviendront un classique pour quelqu’un dans le futur ?
13 octobre 1968
Yôko Kôriyama
Après s’être raclée la gorge, Chitanda débuta son explication :
Chitanda — Cet extrait nous vient de l’essai anthologique « Hyouka ». Afin de déterminer le contenu d’une édition annuelle, une personne devrait lire l’avant-propos mentionnant les sujets abordés à l’intérieur. Cela étant dit, ce paragraphe est malheureusement où se trouve la seule et unique mention de l’incident d’il y a 33 ans. Il se pourrait que les détails soient écrits ailleurs, mais nous n’avons pas le premier tome… Dans tous les cas, j’ai résumé les principales informations contenues dans cet avant-propos sur cette page…
Qu’elle nous distribua.
« Senpai » nous a quittés. (D’où ?)
« Senpai » fut un héros il y a 33 ans, entrant dans la légende l’année suivante.
« Senpai » était un « guerrier silencieux » et « gentil héros ».
« Senpai » nomma cette anthologie « Hyouka ».
Il y avait un conflit et un sacrifice a été fait. (Senpai = sacrifice ?)
Moi — Waou.
Voilà qui était bref et direct. Je n’ai pas pu m’empêcher de soupirer interrogativement, mais quand j’y pense, Chitanda pouvait bien être l’incarnation de la curiosité. Elle est aussi une étudiante distinguée après tout. Si elle ne savait pas si bien résumer les choses, elles n’auraient pas d’aussi bonnes notes. Après avoir vérifié que tout le monde avait fini de lire, Chitanda continua son explication.
Chitanda — Tout d’abord, ce « Senpai », mon oncle, a quitté le lycée Kamiyama. Le dernier diplôme qu’il ait obtenu est son diplôme du collège. J’espère que vous me suivez tous.
Bien que ce fût la première fois que j’entende Chitanda mentionner le fait que Jun Sekitani ait quitté le Lycée Kamiyama, je n’étais pas particulièrement surpris. Ce n’était pas difficile de faire le lien entre ça et la première phrase de l’avant-propos : « Sekitani-sempai nous a quittés ». Enfin bon, elle ne savait probablement pas pourquoi son oncle avait quitté le lycée… Non, elle ne savait définitivement pas. Si elle le savait, elle l’aurait déjà stipulé.
En y repensant, elle avait mentionné au café Sandwich à l’Ananas que les Chitanda et les Sekitani n’avaient plus de contacts entre eux.
Chitanda — Ensuite, l’avant-propos met particulièrement l’élément du temps en avant. Troisième point, fait intéressant, bien que « Senpai » soit décrit comme silencieux, il est aussi décrit comme un « guerrier » et comme un « héros ». Il s’était battu pour quoi au juste ? Le cinquième point réaffirme simplement que « Senpai » s’est battu dans un conflit, est devenu un héros, et a été sacrifié. Pour ce qui est du quatrième point… Bien qu’il m’intrigue, il est sans rapport avec le sujet pour l’instant. Voilà qui conclut mon rapport. Y a-t-il des questions ?
Vu que ce n’était pas beaucoup sorti des sentiers battus, je n’avais pas grand-chose à demander. Bien qu’il n’aurait pas été inhabituel pour notre excentrique (comprenez Satoshi) de lever la main durant une classe, lors d’un petit rassemblement comme celui-ci où tout le monde se connaissait, il n’avait pas trouvé utile de le faire. À sa place, Ibara s’était empressée de questionner Chitanda.
Ibara — Hum, pourquoi cette ligne, « Cela n’avait pas la vocation d’être un conte héroïque », n’a pas du tout été retenue ?
Satoshi connaissait évidemment la réponse. Bien qu’il souhaitât parler, il se retint et me regarda. Il pouvait être très poli quand la situation l’exigeait, ne voulant pas interrompre Chitanda dans sa réponse. De l’autre côté, Chitanda étant celle à qui la question fut posée, répondit immédiatement :
Chitanda — Cette phrase n’est qu’une image mentale, sachant que tout le monde n’a pas forcément la même idée quant à la définition d’un conte héroïque.
Fukube — De plus…
Après avoir patienté le temps que Chitanda termine son explication, Satoshi ajouta juste derrière :
Fukube — cela veut probablement dire que ce n’était rien d’aussi romantique qu’un conte héroïque, mais que c’était plus proche d’un combat sans merci. Donc je pense que ce n’était pas seulement une image mentale.
Ibara était convaincue d’une certaine manière. Il n’y eut pas d’autres questions.
Chitanda — Je vais donc maintenant formuler mon hypothèse.
Chitanda n’avait ni l’air confiante, ni hésitante, elle était comme à son habitude. Elle n’avait pas un seul mémo quand elle commença :
Chitanda — Mon oncle a été impliqué dans un certain conflit, et après cela, il a quitté l’école. Je ne suis pas sûre de cela, mais je pense que le conflit en question est la raison pour laquelle il a quitté Kamiyama. Il y a un point supplémentaire à considérer en plus des cinq autres dont j’ai déjà fait mention : la phrase d’ouverture « Cela fait un an que ». Cela veut dire que mon oncle a quitté l’école un an avant le festival Kanya. Autrement dit, pendant le festival de l’année d’avant. Une information supplémentaire, un ami fréquentant le lycée de commerce de Kamiyama m’a raconté qu’il y avait eu un incident durant leur festival culturel l’an dernier.
Satoshi ajouta gaiement :
Fukube — « La rage du festival culturel ». C’est comme ça qu’on a nommé cet incident de l’an passé. Des stands avaient été menacés et des marchandises avaient aussi disparu.
Chitanda acquiesça.
Chitanda — Un dicton raconte qu’aussi longtemps qu’il y aura un système en place, il y aura des entités pour aller à son encontre. Qu’il s’agisse du festival culturel ou sportif, ou de la cérémonie de remise des diplômes, il y aura occasionnellement des gens qui seront contre ces événements annuels. Encore une chose, regardez s’il vous plaît à la page vingt-quatre du manuel de l’élève du lycée Kamiyama.
Même après qu’elle ait dit cela, aucun d’entre nous n’avait pu sortir son manuel. C’était un fait, quel élève gardait-il sur lui un tel objet en permanence.
Chitanda — … Y a-t-il un problème ?
Moi — Malheureusement, nous avons laissé nos manuels chez nous. Qu’y avait-il d’écrit à l’intérieur ?
Chitanda — … Se pourrait-il que vous ne les gardiez pas avec vous tout le temps ? Oh, ça ne fait rien. Hum, il est dit : « comportements violents strictement proscrits ». Donc, voici ma théorie.
Chitanda continua avec toujours le même ton dans sa voix :
Chitanda — Il pourrait y avoir eu une malheureuse perturbation durant le festival Kanya de cette année- là et il se pourrait que mon oncle y ait répondu par la force. Bien qu’il soit devenu un héros, il a dû prendre ses responsabilités vis-à-vis de son recourt à la violence. Le résultat tragique qui en découla fit qu’un éloge fut écrit par ses juniors[5]. »
… Hum…Satoshi et moi réagîmes simultanément.
Moi — Non, rejeté.
Fukube — Désolé, Chitanda.
Ibara se tourna, non pas vers Chitanda, mais vers nous, se demandant ce qu’on pouvait bien être en train de penser.
Chitanda — Mon hypothèse n’est pas bonne ? Pouvez-vous m’expliquer en quoi s’il vous plaît ?
Chitanda parlait doucement et me regardait avec sérieux. Je haussai les épaules et répondis :
Moi — Tu as dit qu’il y a des gens qui iraient à l’encontre du système pour perturber le déroulement du festival. Mais cela requiert que les stands aient quelque chose de suffisamment de valeur pour justifier le larcin. Tu te souviens ce que j’ai dit quand tu as proposé que l’on publie un essai anthologique ?
Chitanda fit rouler ses yeux lentement.
Chitanda — Tu as dit que c’était bien trop de travail.
Moi — Non, pas ça. Autre chose.
Chitanda — Autre chose ? Hum… Tu as aussi dit que trois auteurs c’était un peu trop, mais nous en avons quatre.
Devais-je la complimenter sur son incroyable mémoire ? Non, je ne le ferais pas. Je reconnaissais sa capacité de mémorisation, mais techniquement, quand j’avais dit cela, nous n’étions encore que trois membres et non quatre.
Moi — Quoi d’autre ?
Chitanda — …Tu as proposé des alternatives. De publier quelque chose, comme…
Elle arriva finalement là où je voulais en venir. Elle colla ses mains devant sa poitrine et se souvint.
Chitanda — Mettre en place un stand, et j’ai dit–
Moi — Tu as dit que les stands de vente sont traditionnellement interdits. Je m’en souviens aussi. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas eu d’activités à but lucratif lors du festival Kanya. Tu penses que des gens pourraient trouver quelque chose de valeur à dérober dans un événement pareil ?
Comme si elle n’était pas convaincue, elle pencha sa tête intimement et dit :
Chitanda — Mais il y a une possibilité.
Moi — Laquelle ?
Chitanda — Même si quelque chose n’a pas de valeur monétaire, il peut tout de même avoir une valeur d’une autre nature.
Argh. Elle marquait un point. Je ne pouvais pas répondre ce qui fit rire Satoshi.
Fukube — Tu es sans espoir, Houtarou. Tu ne peux pas convaincre Chitanda-san comme ça.
Moi — Vraiment ? Et toi alors, quel est ton argument ?
Fukube — Quelque chose qui je sais, au moins, ne sera pas réfuté.
Satoshi prétendit se racler la gorge et commença à parler.
Fukube — « Pour tout système existant, il y a des gens qui iront à contre-courant ». C’est une façon intéressante de voir les choses, Chitanda-san. C’est même probablement exact. Mais les méthodes de résistance dépendent aussi de la mode des époques. Bien qu’à plusieurs occasions des incidents ont eu lieu durant des festivals culturels, et la plupart du temps, les auteurs avaient agi avec l’objectif d’un gain matériel en tête, cela ne veut pas dire que les perturbations ne peuvent pas être causées pour des motifs immatériels. Tu dois garder en tête que c’est arrivé il y a 33 ans, l’hypothèse de l’appât du gain comme motif de perturbation est très improbable.
La mode des époques ? Comme dans style de résistance ? Qu’est-ce qu’il essayait de dire ? Je pouvais sentir qu’il voulait en venir à quelque chose. Ibara et Chitanda également et elles regardèrent perplexe notre ami.
Ibara — … Pourquoi ça ?
Ibara poussa Satoshi à continuer tandis qu’il se contentait d’être sous le feu des projecteurs en ne disant plus rien. Satisfait, il hocha la tête et dit :
Fukube — Cela ne vous frappe probablement pas si je dis 33 ans en arrière. Mais si je dis les années 60 ?
Satoshi prit un air triomphal. Normalement, je n’étais pas du genre à gaspiller autant d’énergie à essayer de rivaliser avec lui niveau culture gé, mais c’était juste déprimant de le voir autant fanfaronner tout sourire. Malheureusement, l’Histoire n’est pas ma tasse de thé.
Fukube — Alors, Mayaka ? Tu as une idée maintenant ?
Ibara était probablement dans le même bateau que moi. Elle prit une pose résignée et serra ses poings.
Ibara — Désolée, Fuku-chan. Rien ne me vient à l’esprit.
Fukube — Vraiment ? Et si je dis « Bâtiment de la Diète nationale à Tokyo » ? Vous voulez plus d’indices ? « Affiches et manifestations », ça vous fait tilt ? … Je parle du mouvement étudiant là.s
Fukube — Hein ?
Nous étions tous désorientés.
Alors que je tentais de découvrir quel genre de blague il essayait de faire, Satoshi n’avait pas l’air découragé le moins du monde. Je glissai une plaisanterie à mon tour :
Moi — Satoshi, pourquoi est-ce que tu t’es tout d’un coup lancé dans une leçon d’Histoire japonaise moderne ? Si tu veux jouer aux questions-réponses avec nous, on peut le faire après avoir réglé le problème actuel.
Mais Satoshi resta sérieux et dit :
Fukube — Eh bien, je suis en train d’essayer là. Écoutez, ce genre de violence à l’école dont il est fait mention dans l’hypothèse de Chitanda-san était plutôt banal dans les années 60. C’était une époque où il y avait des tonnes de conflits entre mouvements pro-ceci et mouvements anti-cela, donc quelqu’un a peut-être usé de violence sous prétexte de protestation. Ce n’était pas un cas isolé.
Moi — … Dis pas ça comme si t’y avais été.
Fukube — Je te l’ai dit, ça fait un moment que je fais des recherches sur cette période.
Satoshi me montra son habituel sourire d’invincibilité. Hum, même sans le petit cours d’histoire de Satoshi, je pensais avoir plus ou moins compris. Cela n’avait rien de choquant qu’un incident ait lieu durant le festival culturel, il y a 33 ans. Bien que je n’eusse aucun moyen de vérifier la véracité de ce propos sans une sorte de capacité d’investigation (pas que je m’en souciais vraiment), les blagues de Satoshi mises de côté, cette théorie n’était pas inconcevable.
Chitanda — … Hum, je vois… Il est vrai que je n’ai pas pris en considération l’histoire contemporaine…
Chitanda sembla bouleversée par les attaques de Satoshi. Son hypothèse avait maintenant autant de chances de survie que la flamme d’une bougie face au vent. Cela dit, Ibara prit la parole avec enthousiasme en soutien à Chitanda :
Ibara — Excuse-moi, Chi-chan,
Chitanda — … Quel est le problème ?
Ibara — Je suis désolée, mais ta théorie ne tiendra probablement plus une fois que j’aurai exposé ce que j’ai trouvé. Je suis la suivante, donc si possible, je vais continuer où tu t’es arrêtée.
Pour être honnête, j’étais un peu énervé. Pourquoi fallait-elle qu’Ibara dise quelque chose d’aussi inutile ? Mais Chitanda sourit gentiment et dit :
Chitanda — Ne le sois pas, mon hypothèse n’était déjà plus viable après examen.
Une attitude respectable qu’elle avait.
Chitanda — Quoi qu’il en soit, je dois renoncer à mon hypothèse pour l’instant. Écoutons donc maintenant ce qu’Ibara-san a à nous dire.
Personne ne s’y opposa. Il avait été sage de commencer par Chitanda. Vu qu’elle avait abandonné sa théorie, c’était au tour d’Ibara de nous convaincre que la sienne était la bonne. Étant une personne prudente, Ibara allait sûrement parler d’une manière simple.
Chitanda — Eh bien, nous t’écoutons, Ibara-san. Si tu veux bien commencer.
Les fiches qu’Ibara nous avait distribuées étaient, comment dire, totalement différentes et faciles à comprendre. Les polices et la typographie étaient chic, même si le manque de courbe rendait les mots difficiles à lire. Les lignes suivantes étaient écrites sur du papier format B5 :
Autrement dit nous, la masse, pouvions continuer nos activités indépendantes et anti-institutionnelles sans entrave. Mais cela n’était en aucun cas une injonction à la violence. Malgré l’incident majeur qui a eu lieu en juin dernier, grâce au soutien héroïque du président du club de littérature, Jun Sekitani, faisant suite à notre pragmatisme audacieux, la décomposition du pouvoir en place face à leurs calculs s’étant retournés contre eux resta fraîche dans nos mémoires.
Ibara — Ceci est l’une des vieilles anthologies du club de mangas. Elle s’appelle « Unité et Salutations, tome 1 », bien qu’il n’y ait eu en fin de compte que deux tomes de publiés au total. Tout comme le livre de Chi-chan, elle a également été publiée il y a 32 ans. J’ai pensé que si « Hyouka » mentionnait l’incident, je trouverais peut-être quelque chose en cherchant à la bibliothèque. Comme je m’y attendais, peu de club ont survécu plus de 30 ou 40 ans. J’ai d’abord pensé que le club de mangas n’existait sûrement pas encore à cette époque, mais je suis finalement tombée sur ceci… Incroyable, n’est-ce pas ?
Je n’avais aucune idée de si la découverte de cette anthologie était ce qu’elle trouvait incroyable ou alors s’il s’agissait de l’anthologie elle-même. « Unité et Salutations ». C’est donc ce genre de titres qu’ils utilisaient à l’époque ? J’étais méfiant à cette idée et ce style de prose qu’ils utilisaient à l’époque ! Ça ressemblait plutôt à ce que le club de littérature utiliserait. D’un autre côté, il était clair pourquoi la théorie de Chitanda ne tenait plus. Le festival culturel de Kamiyama avait eu lieu chaque année en octobre et ce passage mentionnait que l’incident avait eu lieu en juin. On voyait ce qu’Ibara sous-entendait. Elle sortit un bloc-notes au style universitaire de la poche de son uniforme.
Ibara — Désolée, je n’ai pas un résumé comme Chi-chan, je vais juste vous dicter la chose. D’abord, « nous la masse, avons été accusée d’être anti-institutionnel. Une algarade a eu lieu durant le mois de juin de l’année précédente. Jun Sekitani vint à la rescousse, récompensant ainsi notre pragmatisme. Ceci mit dans l’embarras le pouvoir en place ». Le reste du passage peut être intéressant, mais ne semble pas avoir un quelconque lien avec l’incident.
Je n’avais aucune objection quant à ces affirmations, mais qu’est-ce que c’est qu’une « algarade[5] » ? J’avais effectué une recherche dans ma tête, passant en revue tout le vocabulaire possible que j’avais, mais rien. Pas que mon vocabulaire était particulièrement riche. Pendant que je me demandais ce que ça pouvait vouloir dire, Chitanda prit la parole.
Chitanda — En as-tu terminé avec ton rapport ?
Ibara — Oui.
Chitanda — Alors… Des questions ?
Je posai ainsi immédiatement la question qui me trottait à l’esprit.
Moi — Qu’est-ce qu’une « algrade » veut dire ?
Satoshi suivit après.
Fukube — Qu’est-ce qu’une algrade en effet ?
Tu es celui qui devrait le savoir ! Il prit ensuite le tome de « Unité et Salutations » et pointa du doigt un mot dessus.
Fukube — Voilà ce que veut dire « algArade » !
Alors il savait ce que ça voulait dire. Sans regarder le livre qu’il avait dans les mains, il continua sans attendre.
Fukube — C’est un conflit quoi ! Une querelle !
Mais Satoshi n’était pas en train d’essayer de m’apprendre quoi que ce soit. Il semblait surtout critiquer ma mauvaise prononciation. Je réalisai ainsi qu’il m’utilisait pour critiquer indirectement Ibara et effectivement il fallait se montrer délicat pour ça. Mais je n’avais aucune intention de l’aider. Je persistai donc.
Moi — Désolé, je sais que j’ai seulement 15 ans de vocabulaire, mais je n’ai jamais vu ce mot de ma vie.
Fukube — Bien sûr. Normalement, on aurait plutôt utilisé les mots « querelle » ou « heurts ». Il semblerait que « querelle » était un mot plutôt populaire à l’époque. Il est encore utilisé de nos jours, mais principalement par des yakuzas.
En y repensant, des mots comme « se diriger » pouvaient signifier « aller mettre une raclée à quelqu’un ›. L’usage était ancien, mais à la fois formel et familier.
Satoshi racla ensuite sa gorge bruyamment et ajouta :
Fukube — Mais cette anthologie, on croirait avoir une imitation.
Ibara réagit d’une voix agacée.
Ibara — Qu’est-ce que tu veux dire par « imitation » ?
Satoshi laissa échapper un gémissement. Normalement, il était confiant dans ses bluffs, il était donc rare de le voir troublé au point de répondre docilement.
Fukube — Non, je ne dis pas que c’est un faux. Comment dire ? En gros, l’auteur du passage ne semblait pas du tout avoir pris part aux événements mentionnés. On dirait plutôt qu’il était allé voir un événement sportif entre des équipes universitaires et qu’il avait écrit à quel point il avait été impressionné. Ce n’est pas faux, c’est
Moi — C’est ?
Fukube — Ah, non, rien, juste mon imagination. Désolé, Chitanda-san, pouvons-nous continuer ?
La présidente acquiesça et tout le monde consentit.
Chitanda — Eh bien, y a-t-il d’autres questions ?
Il semblerait que non. Ibara avait l’air nerveuse quand elle commença à frénétiquement chercher dans ses notes, pour annoncer sa théorie.
Ibara — Hum, très bien, voici mon hypothèse. Bien qu’elle rejette la théorie de Chi-chan. Vous allez comprendre en entendant.
Juin et octobre étaient éloignés alors un silence lui fit part de notre accord.
Ibara — L’auteur mentionne que les plans du pouvoir en place se sont retournés contre eux à cause du pragmatisme. Le résultat fut le départ du président du club de littérature comme mentionné dans « Hyouka ». Maintenant quelle action de ces pragmatiques provoqua son départ ? Je concorde avec Chi-chan sur ce point : la violence. S’il s’agissait d’un événement récent, cela aurait pu être des vitres brisées, mais Fuku-chan aurait eu probablement quelque chose à redire. Les victimes ici sont dans le pouvoir en place. Anti-institutionnel, on entend souvent cela quand on parle d’aller contre le gouvernement, donc quelque chose dans ces eaux-là. Le reste est simple, le président du club de littérature était à leur tête et il affronté les enseignants, et enfin…
Elle serra ses poings et feignit un coup de poing.
Ibara — « Bang », il leur en a collé une. Mais on ne sait pas s’ils ont été agressés sérieusement ou pas, mais ça a dû être quelque chose comme ça. Bien sûr, ce n’était pas leur intention. Le premier paragraphe que j’ai mis en évidence est important. Grossomodo, il souligne leur volonté d’indépendance. Pour une raison ou une autre, il y a 33 ans, leur indépendance était menacée, et pour la protéger, le président du club de littérature n’avait d’autre choix que d’organiser la résistance.
Ibara termina en fermant son bloc-notes et en regardant dans notre direction.
Chitanda — Hum… C’est frustrant.
La présidente, qui devait être en train de digérer ce qu’elle venait d’entendre, pensa à voix haute. J’exprimai mon accord de la tête.
Moi — Qu’est-ce qui est frustrant ?
Chitanda — Ibara-san, ce que tu viens de nous s’articule sur le fait que les enseignants ont menacé le mode de vie des étudiants, ce qui a conduit ces derniers à avoir recours à la violence, c’est bien ça ?
Ibara réfléchit un instant avant de répondre :
Ibara — Oui, c’est exact.
Chitanda — Néanmoins, comment devrais-je te le dire ? Bien que je comprenne certaines parties, je ne comprends pas l’ensemble.
Je comprenais certes en partie ce qu’elle voulait dire, dans l’ensemble, je ne comprenais pas non plus ce qu’elle venait juste de dire. Mais ce n’était pas non plus incompréhensible. Elle voulait simplement dire que la théorie d’Ibara n’est pas très convaincante. Je m’exprimai ainsi après Chitanda :
Moi — Ton hypothèse est trop abstraite. Encore un peu et tu n’aurais fait qu’un simple scan du passage.
Ibara — T’as raison. C’est un peu ça, mais…
Même en l’ayant admis, Ibara ne voulait pas se laisser démonter.
Ibara — Attends, tu veux dire qu’il y a une contradiction ?
Contrairement à Chitanda, elle voulait se défendre, mais j’avais malheureusement remarqué une contradiction.
Moi — Yep.
J’ai dit cela en me redressant. Ça n’avait rien à voir avec l’ambiance un peu tendue vu que l’on devait se contredire les uns les autres dans tous les cas. Mes jambes commençaient juste à s’engourdir.
Moi — Pour faire simple, tu as rejeté la théorie de Chitanda en disant que l’incident avait eu lieu en juin et non pas pendant le festival culturel, en octobre. Toutefois, si l’on vient à croire « Hyouka » et « Unité et Salutations », bien que l’incident ait eu lieu en juin, le départ aurait eu lieu en octobre. Mais la théorie de Chitanda ne fait aucunement mention de cela. Mais ne trouves-tu pas étrange que l’on ait attendu quatre mois pour exclure quelqu’un ayant eu un comportement violent ?
Si le cas avait été laissé en attente pendant ce temps, cela aurait été une autre histoire.
Ibara — Mais, c’est,
Ibara semblait avoir compris, mais rétorqua.
Ibara — Il se pourrait que « Hyouka » soit inexact. « Unité et Salutations » mentionne clairement le mois de juin alors que « Hyouka » se contente de mentionner que « cela ne fait qu’un an…». L’incident peut avoir eu lieu en juin, suivi du départ durant le même mois, et le festival en octobre. Ce n’est pas trop irraisonnable comme possibilité ?
Une marge de quatre mois, hein ? Ça sonnait bien comme un des arguments tirés par les cheveux d’Ibara. Pendant que j’hésitais, Chitanda et Satoshi présentèrent leurs jugements respectifs.
Chitanda — Je pense que l’on ne peut pas ignorer un intervalle aussi long.
Fukube — Moi aussi. Le festival culturel était mentionné juste avant la phrase « cela fait un an que » après tout. Donc je pense que son départ a bien eu lieu durant le mois d’octobre.
J’acquiesçai silencieusement et les deux autres exprimèrent leur accord. Trois contre un. Ibara sembla contrariée.
Ibara — Ugh, vous faites trop attention aux détails.
Bien que cette réaction mignonne ne collât pas tellement au personnage, elle aida à alléger un peu l’atmosphère. Satoshi essaya d’aider à faire passer la pilule en disant dans un ton bon enfant la chose suivante :
Fukube — Mais je pense que ton approche au moins était bonne.
Chitanda fit disparaître son regard sérieux et approuva d’un sourire.
Chitanda — En effet. Les critiques n’ont pas à être trop catégoriques.
Je le pensais aussi. Comment dire, c’était comme de suivre une carte au milieu d’un labyrinthe dans le brouillard et se frustrer si quelque chose ne se passait pas comme prévu. Si « Hyouka » et « Unité et Salutations » étaient notre unique source de documentation alors la théorie d’Ibara aurait eu plus de poids. Il ne restait maintenant plus que les données de Satoshi et moi pour compléter. Et si une quelconque contradiction fatale était découverte entre temps, je n’aurais eu plus qu’à trouver une solution avant mon tour. En y réfléchissant, de quoi parlaient mes notes déjà ? Tout ce que je savais c’était que nous devions préparer matière à parler, mais je n’avais pas vraiment fait le tour du contenu des miennes.
Ibara — J’imagine que mon tour est terminé ?
Chitanda acquiesça à la question d’Ibara. Suivant le sens des aiguilles d’une montre, le suivant était Satoshi. À la demande de Chitanda, il commença à distribuer ses notes. Il s’arrêta soudainement avant de joyeusement dire :
Fukube — Ah, c’est vrai. J’ai oublié de dire que certaines de mes notes contredisent l’hypothèse de Mayaka.
Les fiches que nous avions reçues étaient des copies du Mensuel de Kamiyama. Ça me rappelait que Toogaito nous avait dit qu’il approchait leur 400e publication. Avec une dizaine de sorties par année en moyenne, cela voulait dire que ce journal existait bien depuis 40 ans. J’aurais dû réaliser plus tôt qu’ils devaient forcément avoir une édition d’il y a 33 ans…
L’un des articles était entouré d’un cercle au stylo. Seule une petite partie de la copie avait un lien avec notre sujet, mais elle était clairement suffisante pour réfuter la théorie d’Ibara.
C’était ainsi de là que venait la confiance de Satoshi dans ses dires. Il essayait peut-être de maintenir une certaine fluidité dans le déroulement de la discussion…
En jetant un rapide coup d’œil à Ibara, son expression de visage était peu claire. Un mélange de satisfaction et de colère.
C’était à prévoir vu que Satoshi commençait son explication en commentant sa théorie et non pas celle de Chitanda. Mais Satoshi ne faisait qu’imiter Ibara et la façon qu’elle a eue de réfuter l’hypothèse précédente. Naturellement, c’était une facette habituelle de son humour.
▼ Suite aux perturbations dans l’aile spécialisée la semaine dernière, ayant sali l’honneur et la fierté des clubs artistiques du lycée Kamiyama, deux des responsables furent suspendus et cinq autres reçurent un avertissement.
▼ Bien sûr, l’honneur existe également chez les voleurs. Le club de cinématographie affirma son attention de ne pas rester muets à cette punition sévère. Le club de photographie a quant à lui fermement déclaré être à 100 % innocent. Notre rédaction n’ira pas jusqu’à confirmer la véracité de ce propos. Reste le problème du fait que ce conflit ait été résolu avec les mains. Ignorant les efforts faits pour le résoudre par le dialogue, certaines personnes aux pensées extrémistes ont décidé de choisir la voie facile, mais pathétique de la violence. ▼ Nous encourageons fortement les élèves de terminale au club de cinématographie de se repentir de leur agression insensée contre Yukiko Sachimura-san (club de théâtre moderne, seconde D), qui fut la médiatrice durant la négociation. À l’heure où nous publions ces lignes, Sachimura-san est actuellement hospitalisée.
▼ Les mouvements légendaires d’il y a deux ans n’auraient jamais eu recours à une telle violence. Même si les événements récents nous rendent tous furieux, nous ne devons pas les laisser faire voler en éclat notre solidarité, notre mouvement de désobéissance civile doit persévérer.
▼ Uniquement à ce moment-là nous pourrons vivre conscients d’être à la hauteur de nos traditions et de notre honneur.
Satoshi commença à expliquer calmement :
Fukube — Mes trouvailles nous viennent d’une ancienne édition du Mensuel de Kamiyama. Je suis tombé sur ce document qui hibernait dans les archives de la bibliothèque. J’ai donc décidé de le lire pour tuer un peu le temps après les cours. Néanmoins, il ne fait aucune mention directe de l’incident d’il y a 33 ans, et ceci est tous ce que l’on peut en tirer. Pour être honnête, je pense que nous tournerons en rond avec ce papier. C’est une ancienne édition, mais elle est à moitié illisible due aux mauvaises conditions de conservation et il y a toutes sortes de notes écrites dessus au Stabilo. Mais on n’y peut rien donc voici les points principaux :
◯ L’incident n’a pas été résolu par la violence.
◯ L’incident a concerné et affecté toute l’école.
◯ Durant cet incident, « nous » s’était unis
◯ De la désobéissance civile a été observée tout au long de l’incident.
Fukube — Les premiers et derniers points peuvent sembler contradictoires, mais ils sont liés à la même chose. Puisque l’incident n’a pas été résolu par la violence, c’est ici que la théorie de Mayaka a besoin d’être revue. Les deux points du milieu veulent pratiquement dire la même chose. Même s’il n’est pas sûr que ce « nous » représente bien toute l’école, je pense que l’on peut dire sans soucis que cela n’a pas grande importance.
Vraiment… ? Je n’étais pas franchement satisfait de cette explication. Comme s’il avait senti la chose, Satoshi ajouta :
Fukube — Je veux dire, si « nous » signifie toute l’école, alors logique que tout le corps étudiant soit impliqué. Sinon, cela voudrait dire que ce « nous » a décidé de soutenir une personne en particulier. N’ai-je pas raison ?
Je vois.
Fukube — Voilà qui conclut mon rapport. Des questions ?
Un silence s’en était suivi. Chitanda demanda encore une fois pour être sûre.
Chitanda — … Y a-t-il des questions ?
Je pensais à quelque chose et levai donc la main.
Moi — Satoshi, ce « mouvement légendaire » mentionné ici, est-ce qu’il est totalement différent de l’incident qu’on est en train d’investiguer ? Ce n’est pas clair en ayant que ce document.
Je demandai cela dans le but de confirmer quelque chose. Comme prévu, Satoshi hocha sa tête.
Fukube — Je ne sais pas. Il n’y a aucune preuve qu’il s’agisse bien de l’incident que l’on cherche.
Moi— Tu ne sais pas, tu dis…
Bien qu’il eût dit cela calmement, sa réponse était plutôt téméraire. Bien que ses connaissances étaient riches et profondes, il était plutôt quelconque dans la manière de s’en servir.
Moi — Alors tes informations sont pratiquement inutiles.
Ibara — En effet, c’est aussi ce que j’ai pensé.
Fukube — Comment ça, c’est aussi ce que tu as pensé ?!
Ibara — Je peux prouver ce que j’avance.
Fukube — Vraiment ?
Ibara — Un tollé conséquent a été causé par l’incident que l’on cherche, pas vrai ? Nous savons cela grâce aux anthologies de deux clubs. Cet incident et le « mouvement légendaire » sont deux événements différents puisque même s’ils sont similaires, l’un d’entre eux est clairement décrit comme « légendaire » ici, n’est-ce pas ?
Satoshi applaudit.
Fukube — Ah, c’est donc ça. T’es incroyable Mayaka.
Non, je doute que tu aies ne serait-ce qu’essayé d’y réfléchir ! Ce que dit Ibara était bien vrai. Quand on y réfléchissait logiquement, si on ne pouvait pas confirmer que deux objets étaient les mêmes, alors on présumait qu’ils étaient différents. De plus, je n’allais pas gaspiller mon énergie dans le seul but de trouver des preuves. Je fis signe de la main que j’acceptais cette explication. Il n’y avait pas d’autres questions.
Chitanda — Alors, écoutons ton hypothèse.
Mais Satoshi révéla un sourire amer en entendant cette requête.
Fukube — Hum, une hypothèse, hein ?
Chitanda — Y a-t-il un problème ?
Fukube — Chitanda-san, je ne souhaite en aucun cas perturber le déroulement de la réunion, mais je ne crois pas être en mesure d’établir une quelconque théorie. Bien que j’aie dit que ne ferions chacun nos recherches, tout ce que j’ai trouvé c’est ce document… Le mieux que je pouvais faire c’était amender la théorie de Mayaka.
Un classique de sa part. Il allait dire ça : « On ne peut tirer aucune… »
Fukube — On ne peut tirer aucune conclusion à partir de seulement cette base de données.
En fin de compte, Satoshi n’avait aucune hypothèse. J’imagine qu’on ne pouvait rien. Ce n’était pas comme si j’attendais grand-chose de sa part au début. À présent, le problème reposait sur moi. Mince, maintenant je regrette de ne pas avoir lu mes documents. J’avais déjà une théorie en tête cependant, j’ignorai donc mon mal-être et pris en main la réunion.
Chitanda — Eh bien alors, Oreki-san, tu peux commencer.
J’acquiesçai et distribuai les copies en jetant un œil à la mienne en même temps. Tout comme Satoshi, le contenu ne relatait pas en majorité à l’incident. C’était juste une liste de faits ennuyeux que voici :
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1967
Événements au Japon et dans le monde.
Le produit national brut du Japon dépasse les 45 billions de yens et le pays devient la troisième économie du monde capitaliste. La prise de la deuxième position à l’Allemagne de l’Ouest est attendue pour 1968.
La foudre a frappé un groupe d’élèves du lycée Fukashi à Matsumoto, préfecture de Nagano, alors qu’ils faisaient une randonnée au mont Nishiho[6], faisant 11 morts.
Le militantisme étudiant à la faculté de Waseda s’intensifie avec des rassemblements massifs[7].
Événements aux lycée Kamiyama.
◯ Avril : Dans un discours du directeur Takasu Eida : « Nous ne devons pas nous autoriser à être complaisants et laisser notre école stagner. La culture du talent devrait être la priorité absolue du système éducatif. L’enseignement secondaire se doit de préparer ces talents à l’enseignement supérieur ». Allusion à un changement de la direction de l’école.
◯ 13 juin : « Comité d’examen du festival culturel » tenu après les cours.
◯ Juillet : Voyage d’études en Amérique (Organisé par Manninbashi-sensei)
- 13 au 17 octobre : Festival culturel.
- 31 octobre : Festival sportif.
- 35 au 18 novembre : Voyage d’étude des élèves de première, Takamatsu, Miyajima et Akiyoshidai.
◯ 2 décembre : À la lumière des récents accidents de la circulation consécutifs, les lycéens doivent se déplacer en groupe afin d’assurer leur sécurité mutuelle.
◯ 12 janvier : Le cagibi des équipements de sport a été partiellement endommagé par les fortes chutes de neige.
- 23 au 24 janvier : Sortie au ski des élèves de seconde.
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Chitanda — Houtarou, c’est…
Je répondis avec une mine grincheuse.
Moi — Ouais, ça vient de « Lycée Kamiyama : En marche ensemble depuis 50 ans », comme tu l’as compris.
Ayant vu comment les trois autres avaient présenté leurs notes, si je voulais les imiter, il me fallait résumer le contenu. Mais il n’y avait pas vraiment matière à le faire. Ce n’était pas comme si j’avais amené cela avec de grandes idées derrière la tête. En le regardant d’un autre œil, il n’y avait même pas grande signification en soi. Les instants suivants s’écoulèrent avec un moi cherchant quoi faire pour avancer. Vu qu’il ne s’agissait que de la demande d’une étudiante et d’une tâche de club, je n’allais pas non plus me tendre pour ça. D’autant plus que c’était mon style de dire « Désolé les gens, je n’ai rien trouvé » et laisser Chitanda et Ibara prendre les choses en mains. Mais même cette option était un peu trop grise pour moi.
Moi — Excusez-moi. Avant de continuer, je dois aller aux toilettes.
Chitanda ne put s’empêcher de glousser.
Chitanda — Oui, bien sûr.
Fukube — T’es nerveux ?
Dit-il comme s’il cherchait à me calmer, mais je n’avais pas l’intention de lui laisser ce plaisir. Chitanda se leva et me montra le chemin. En la suivant, je glissai nonchalamment ma copie dans ma poche. Je commençai à réfléchir en arrivant aux grandes parties communes. Quatre feuilles de papier. Quatre sources de documentation. Et après, un débat. Quelle était la réponse qui liait tout ça ? Que s’était-il passé il y a 33 ans ? Je me plongeai dans mes réflexions et arrivai finalement à une conclusion.
Moi — Désolé les gens, comme je n’ai pas suivi la même démarche que vous, je n’ai pas cherché d’hypothèse. Donc est-ce que je peux juste sauter à la conclusion comme je suis le dernier à parler ?
En entendant ma suggestion, Satoshi sourit malicieusement.
Fukube — Houtarou, t’as quelque chose en tête ?
Moi — Arrête de lire dans ma tête… De toute façon, je vais expliquer brièvement.
Chitanda — Je…
Chitanda prit une inspiration avant de continuer.
Chitanda — Brièvement, ce n’est pas assez suffisant. S’il y a quelqu’un qui peut arriver à une hypothèse sans aucune contradiction, c’est toi, Oreki-san,
……Eh… Eh bien, je ne sais pas pour cela.
Chitanda — Laisse-nous écouter ta théorie, Oreki-san.
Ibara — Oui, allez. Dis-nous tout de suite.
Fukube — Après tout ce qu’on a discuté, je suis assez impatient aussi.
Ils n’en faisaient qu’à leur tête… Même si je n’étais pas vraiment sous pression, c’était assez difficile de parler quand ils me fixaient tous comme ça. Par où allais-je commencer ? Je réfléchis un instant et dis :
Moi — Très bien, on va y aller par la bonne vieille méthode des six questions. Quand ? Où ? Qui ? Pourquoi ? Quoi ? Comment ? Je n’ai rien oublié, n’est-ce pas ?
Chitanda acquiesça.
Moi — Bien. Tout d’abord, quand ? Nous savons que c’est arrivé il y a 33 ans, mais nous ne savons pas si c’est arrivé en juin ou en octobre. Si « Unité et Salutations » est exact, alors ce serait juin, mais selon la description dans « Hyouka », on pencherait plus pour octobre. Néanmoins, vu que les deux sources sont assez sûres, je dirais que l’incident a eu lieu en juin et le départ de « senpai » en octobre.
L’air mécontent, les sourcils d’Ibara se dressèrent, car j’avais il n’y a pas si longtemps mis en évidence les contradictions dans sa théorie. Je l’ignorai et ai continué.
Moi — Ensuite, où ? Cette fois-ci, la réponse est claire : au lycée Kamiyama. Qui ? D’après « Unité et Salutations », nous savons que le personnage principal est Jun Sekitani, le président du club de littérature de l’époque. Permettez-moi de développer un peu ici : le personnage principal est en fait l’entièreté du corps étudiant, Sekitani n’étant qu’un des nombreux protagonistes.
Bien que je fusse assez certain de n’avoir commis aucune erreur jusque-là, je jetai occasionnellement un coup d’œil à mes notes en parlant. Tout allait bien jusqu’ici. On passait maintenant aux choses sérieuses.
Moi — Pourquoi ? Si tout le corps étudiant était uni, alors leur adversaire devait naturellement être le corps enseignant. Pour citer Ibara, « leur indépendance était menacée ». Et la cause de l’incident est le festival culturel lui-même.
En présentant ma conclusion, je pouvais tous les sentir me dévisager avec de regards interrogatifs. J’avais l’impression de pouvoir faire un arrêt cardiaque à tout moment.
Ibara — … C’était mentionné quelque part ?
Fukube — Bien qu’il soit mentionné que l’exclusion a eu lieu pendant le festival culturel, rien ne nous dit qu’elle ait un quelconque rapport avec le festival lui-même.
Je hochai la tête.
Moi — Non, ça a tout à voir avec le festival. Ma conclusion vient d’une conversation qu’ont eue les étudiants avec les enseignants et la direction, qui amena le festival culturel à avoir lieu en octobre comme prévu.
Le regard de Satoshi s’orienta vers « Lycée Kamiyama : En marche ensemble depuis 50 ans » et commenta :
Fukube — Tu parles de ce « comité d’examen du festival culturel », n’est-ce pas ? Mais pourquoi tu crois que c’est la cause de l’incident ? Mais même sans ce truc, le festival culturel aurait quand même eu lieu comme chaque année, non ?
Moi — Non, tu fais erreur. Vu que j’ai pris le temps de copier du contenu de ce document, regarde plus attentivement.
Pas seulement Satoshi, mais Chitanda et Ibara y jetèrent un œil. Et puis :
Moi — Chaque événement est marqué d’un carré ou d’un cercle !
Fukube — … Je comprends ! Les carrés indiquent des événements réguliers alors que les cercles des événements qui n’ont eu lieu que cette année-là !
Moi — C’est presque ça. Tu trouverais probablement ce genre d’événements qui ne collent pas avec les événements habituels dans l’historique d’autres années.
Après mon document, je me focalisai ensuite sur « Hyouka » et continuai :
Moi — Pourquoi y avait-il ce comité d’examen il y a 33 ans ? Pour répondre aux exigences des étudiants concernant le festival culturel. Quelle demande pouvait avoir provoqué la mise en place d’un tel comité ? Un indice se trouve dans « Hyouka ».
Je pris un stylo à bille et souligna quelques mots.
Moi — Ici : « Durant cette année, senpai est entré dans la légende en devenant un héros. Résultat, le festival culturel de cinq jours allait débuter comme prévu », vous ne trouvez pas un détail étrange dans cette ligne ?
Vu que personne ne disait quoi que ce soit, je continuai.
Moi — « Comme prévu ». Pourquoi l’auteur a ajouté un détail aussi inutile ? Notre attention ne devrait pas se diriger vers ce terme d’ailleurs, mais vers « cinq jours ».
Fukube — … De quoi tu parles ? Je ne comprends pas. Je ne vois pas où tu veux en venir, Oreki. Ça montre quoi ?
Moi — La prouesse du héros est d’avoir fait en sorte que le festival culturel dure cinq jours. Retournons un instant sur le document « Lycée Kamiyama : En marche ensemble depuis 50 ans » et observez le discours du directeur en avril. Si on le prend littéralement, c’est juste un message d’encouragement pour que les élèves se concentrent sur leurs activités scolaires. Néanmoins, j’aimerais que vous lisiez entre les lignes. Le festival culturel de notre école était tenu durant la semaine, pendant cinq jours entiers. C’est particulièrement long quand on compare au festival d’autres écoles. C’est pourquoi le festival est devenu le symbole de nos activités de club. Et si le directeur insinuait que les élèves devaient se concentrer plus sur leurs études que leurs clubs, cela aurait pour conséquence de raccourcir le festival au grand dam des élèves. Voilà pourquoi ils étaient furieux. Voilà donc la cause de l’incident, le « pourquoi ».
Je soupirai et remarquai que je commençais à avoir la gorge sèche. J’avais bien envie d’une tasse de thé d’orge pour me désaltérer, mais je voulais avant tout en finir avec ça. J’allais faire avec ma salive.
Moi — Maintenant, comment ? « Grâce au soutien héroïque du président du club de littérature »,les étudiants ont pu faire mener à bien leur « pragmatisme audacieux ». Finalement, le « Quoi ». En colère face à la décision de la direction, les étudiants ont mis en place un politique de « désobéissance civile » tout en s’abstenant de tout comportement violent. Résultat, le comité a été mis en place et les cinq jours de festival ont été conservés. Dans l’absolu, ce résultat fut atteint sans violence, mais on ne peut pas en dire autant si on prend du recul. Je ne suis pas entièrement sûr, mais des protestations non violentes massives doivent impliquer des choses comme des grèves de la faim, des manifestations et des absences des en cours. Je suis certain que Satoshi est plus au courant que moi à ce sujet. Au final, l’école a cédé aux pressions des élèves et a accepté de ne pas raccourcir le festival. Mais le prix à payer fut le départ du « héros », Jun Sekitani.
J’ajoutai encore une chose.
Moi — Pour ce qui est de l’écart entre l’incident et son départ, je dirais que vu qu’il était un pilier du mouvement en juin, s’ils l’avaient exclu immédiatement, le tollé se serait probablement intensifié. Son exclusion a donc été retardée post festival culturel, quand tout le monde allait passer à autre chose.
Je pris une brève respiration après avoir fini de parler.
Moi — Fiou.
Je sentais la chaleur de l’été recommencer à s’emparer de moi. Voilà qui terminait à peu près mon explication. Quelqu’un se mit à applaudir sans conviction. C’était Satoshi.
Fukube — Waou, c’était vraiment édifiant, Houtarou. Je comprends mieux maintenant.
Ibara commença silencieusement à récupérer ses notes. Elle avait l’air mécontente, mais c’était bien son attitude habituelle. Pour ce qui est de Chitanda, comme un enfant tout excité après être sorti d’un show au cirque, notre demoiselle ouvrit la bouche et s’exprima.
Chitanda — C’était magnifique, Oreki-san. Tu es arrivé à une telle conclusion avec uniquement les ressources que nous avions ici… J’ai eu raison de demander ton aide !
Même moi j’appréciais de me faire complimenter. Mais je me sentais un peu embarrassé. On dirait bien que le problème de Chitanda était résolu et que nous avions de quoi écrire notre anthologie maintenant. Après avoir discuté avec Chitanda fin avril, toute cette histoire était enfin terminée. Dans son rôle de présidente, Chitanda continua et demanda :
Chitanda — Y a-t-il une quelconque autre question ?
Comme rien ne vint en réponse, Chitanda hocha grandement la tête et conclut.
Chitanda — Alors notre essai anthologique aura pour base les conclusions d’Oreki-san. Nous discuterons des détails durant une autre occasion. Nous en avons donc terminé pour l’instant… Merci à tous pour votre travail.
Nous nous saluâmes ensuite. Chitanda me guida vers l’entrée alors que j’allais partir. Son sourire me disait tout de sa satisfaction quant au déroulement de la réunion.
Chitanda — Je suis profondément reconnaissante.
Elle dit cela et s’inclina infiniment.
Moi — Je n’étais pas seul,
Je dis cela en mettant mes chaussures. Satoshi, qui était sorti avant moi, me faisait signe de me dépêcher. Comme je n’étais pas familier avec le trajet, je n’avais d’autre choix que de le laisser me guider.
Chitanda — Nous nous reverrons à l’école,
Moi — Ouais, au revoir.
Je fis un signe de main à la résidence Chitanda et partis. Je me demandais ce qu’allait faire Chitanda après. Alors que je m’éloignais, elle se tenait à l’entrée avec l’expression de quelqu’un venant juste de réaliser quelque chose. Je ne savais pas ce qu’elle avait bien pu se murmurer à elle-même, mais se posait-elle la question de pourquoi elle avait pleuré ce jour-là ?
[1] En japonais, mamachari (ママチャリ), se dit pour un vélo de ville communément utilisé par les mamans (mama) afin de placer leur bébé dans le panier. Chari est de l’argot japonais pour désigner vélo. En France on désigne plutôt ce vélo de ville avec le terme de « grand-mère ».
[2] Probablement une référence au révolutionnaire chinois Sun Yat-sen
[3] Uchimizu. Cela désigne la pratique japonaise de l’aspersion d’eau dans les jardins secs et les rues.
[4] Espace en retrait dans une salle de réception de style japonais. Cela s’apparente à une alcôve en architecture.
[5] Nous avons dû adapter pour trouver un mot pas très connu et que l’on pouvait écorcher. Dans le contexte original il y avait bien une erreur de prononciation de la part de Houtarou Oreki vu qu’il ne connaissait pas le terme.
[6] Le mont Nishiho fait partie des monts Hida. Le massif montagneux à une forme de grand « Y » vu du ciel. Concernant l’épisode des élèves frappés par la foudre là-bas à cette époque, il s’agit d’une histoire vraie.
[7] Référence à la période des mouvements étudiants de protestation au Japon dans les années 60. Un peu comme Mai 68 en France.