Illusion
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Traduction : Wene
Correction : Raitei
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Le 30 mars arriva enfin. C’était aussi le jour du rendez-vous que j’avais promis à Kei. Nous comptions voir un film de son choix. Je regardai le statut des messages que j’avais envoyés à une certaine personne, puis j’ouvris l’onglet concernant Kei. Je fis ensuite défiler l’écran jusqu’à un de nos précédents échanges.
Moi — J’ai pu réserver les sièges que tu voulais pour le 30 mars. C’est à 10h, ça te va ?
C’était le message que je lui avais envoyé.
Karuizawa — Bien sûr ! J’ai vraiment hâte d’y être !
Un message innocent venant de Kei, qui ne savait rien quant à ce que j’avais fait, demeurait encore. Le film en lui-même était déjà sorti il y a quelques jours, le 26 mars. Cependant, entre les examens de fin d’année, les problèmes liés à Hoshinomiya-sensei, et enfin quelques réflexions personnelles, j’avais remis cette sortie à plus tard.
La télé, qui était allumée depuis tôt ce matin, venait d’en finir avec son long programme d’informations matinal, ne laissant ainsi à l’écran plus que des personnes jouant à pierre-papier-ciseaux. J’y avais jeté un léger coup d’œil, quand, peu après, une publicité pour le film que nous allions voir commença à être diffusée. C’était déjà la troisième fois aujourd’hui. Les efforts qui avaient été déployés pour ce film étaient quelque peu évidents.
Les sièges que Kei voulait occuper se trouvaient dans la cinquième rangée à partir de l’avant, deux sièges en plein milieu. Être trop près ou trop loin était plutôt déplaisant alors il fallait trouver un équilibre et Kei aimait regarder ses films en plein milieu de la salle. Il aurait été plus simple que nous quittions le dortoir ensemble, mais Kei, voulant pleinement profiter de l’atmosphère de notre rendez-vous, avait spécifiquement demandé à ce que nous nous retrouvions devant le cinéma. Peut-être était-ce là ce que l’on appelait la passion d’une jeune fille ?
En temps normal, cela aurait dû être un jour apportant un soupçon de bonheur dans un couple.
Cependant, une fois ce film terminé, ce jour allait marquer la fin de notre relation. Oui, c’était mes adieux à Kei. C’était prévu depuis le jour où j’avais commencé à sortir avec elle, il y a un an maintenant. Le grave harcèlement qu’elle avait subi au collège avait jeté une grande ombre sur sa vie. Contrairement aux adultes, les élèves se devaient de survivre dans ce petit monde qu’était l’école. À proprement parler, il était toujours possible de s’enfuir, mais peu de personnes pouvaient faire ce choix. Beaucoup avaient dû affronter la solitude, le désespoir, et pourtant, ils continuaient de se battre.
Kei, qui avait connu un passé difficile, avait changé sa façon de vivre en entrant au lycée. Elle avait aiguisé son instinct de survie, réfléchissant à la manière de ne pas répéter les mêmes erreurs. Elle était allée jusqu’à parasiter sa propre personnalité, se faisant passer pour quelqu’un de plus fort qu’elle ne l’était réellement. Elle avait aussi choisi de parasiter Hirata Yôsuke, qui s’était rapidement vu admiré au sein de la classe.
Pour un parasite, l’existence d’un hôte était cruciale. Aussi fort qu’un hôte potentiel pût être, s’il ne permettait pas au parasite de s’accrocher à lui, il serait éliminé de la sélection. Que Yôsuke ait eu une personnalité le poussant à se sentir obligé d’aller à la rescousse des autres n’était rien d’autre qu’une coïncidence, mais pour Kei, c’était le meilleur des partenaires.
Cependant, elle avait dû faire face à une nouvelle épreuve lorsque Manabe, Yabu, Yamashita et Morofuji, toutes de la classe de Ryuuen, avaient appris qu’elle avait été victime de harcèlement par le passé. Si elle avait été livrée à elle-même, les ténèbres auraient ressurgi. Mais je lui avais tendu la main, ce qui m’avait permis de l’en sauver.
Cette fois-ci, et ce, malgré les risques, elle était parvenue à me parasiter. Ou plutôt, s’il fallait être précis, je l’avais guidée en ce sens. Manipuler Kei, qui était au sommet de la hiérarchie sociale dans la classe de Horikita était pratique pour de nombreux aspects de la vie scolaire. Nonobstant, ma vie quotidienne dans cette école avait peu à peu modifié ma façon de penser. Il ne s’agissait plus seulement d’utiliser ceux qui m’entouraient. J’avais commencé à favoriser la croissance des élèves par la même occasion. Non seulement celle de mes camarades que ce soit Horikita ou Yôsuke, mais aussi celle d’élèves d’autres classes, comme Ryuuen ou encore Ichinose.
Kei n’était finalement qu’un nom dans la liste. Le parasitisme n’était pas le seul moyen de survivre. Si l’on pouvait s’en libérer et être indépendant, alors l’on serait capable d’évoluer de manière significative en tant qu’être humain.
Les avantages mutuels étaient clairs pour tout le monde. En échange de la chance que j’offrais à Kei de grandir, j’apprenais également les spécificités du comportement d’une jeune fille. Cela impliquait donc de comprendre le sexe opposé, de connaître l’amour, et enfin la séparation. Le manuel sur la romance que je lisais jusqu’à maintenant arrivait bientôt à sa dernière page.
Bien évidemment, pour Kei, qui était en sécurité tant qu’elle jouait le rôle d’un parasite, il s’agissait peut-être là d’une faveur malvenue. En étant arrachée de force à son hôte, il n’y avait aucune garantie de survie par la suite. L’avenir était prévisible, mais pas absolu. La décision finale ne dépendait que de la personne. Quand on échouait, on échouait, tout simplement.
Kei avait du potentiel, mais elle ne pouvait pas s’épanouir seule. C’était là tout ce qu’il y avait à dire. Qu’elle arrête d’aller à l’école, qu’elle choisisse de se retirer volontairement, ou bien qu’elle rejette complètement le monde, plusieurs dénouements cruels étaient envisageables. Mais quel que soit ce dénouement, il m’intriguait et peu importe si elle restait en vie ou non.
Aujourd’hui, la bataille pour la survie de Kei allait commencer.
Alors que j’avais essayé de m’approcher de l’entrée, je n’avais pas pu faire le premier pas. Quelque chose de nouveau s’était mêlé à mes pensées.
Moi — Juste…
Oui, même ainsi, ce n’était pas que je ne réfléchissais pas. Le long processus de cette histoire d’amour, qui avait duré une année entière, avait, contre toute attente, donné naissance à quelque chose d’inattendu. Je pourrais ressentir une émotion qui m’était alors inconnue à l’idée de rompre avec Karuizawa Kei.
Avoir passé tant de temps en tant que petit ami, cela pouvait-il se transformer en quelque chose de nouveau ? Même si j’avais le pressentiment qu’il ne se passerait rien, je l’espérais. Peut-être qu’au dernier moment, les choses allaient changer, que je finirais par tenir bon devant la personne concernée. Non, j’avais même envie que les choses changent.
J’avais l’intime souhait de résister à mes propres pensées et prédictions. Tout ce qui concernait l’avenir n’était pas gravé dans le marbre.
Serais-je vraiment capable de faire mes adieux à Kei ?
Même si j’étais certain d’y parvenir, n’y avait-il pas une possibilité, aussi infime soit-elle, que je me mette à hésiter, puis que je l’embrasse ?
Je l’espérais sincèrement.
J’espérais qu’au plus profond de moi sommeillent des émotions qui ne pouvaient être calculées.
Même en cet instant, en ce jour où j’avais décidé que tout prendrait fin, je ne pouvais pas m’arrêter d’espérer.
Je repris la marche que j’avais arrêtée, puis quittai la chambre afin de ne pas être en retard pour notre rendez-vous.
1
Je fus accueilli par son sourire éclatant. N’importe quel élève se serait déjà spontanément vu esquisser un sourire.
Karuizawa — Bonjour Kiyotaka !
Il était à présent 10h, l’heure à laquelle ouvrait le Keyaki. M’attendant au lieu de rendez-vous, Kei, qui était arrivée plus tôt, me fit signe d’entrer. Elle ne semblait se comporter différent, ce qui était prévisible. J’avais unilatéralement décidé de rompre avec elle, et il n’y avait aucun moyen que Kei le sût. Cependant, je ne pouvais pas complètement écarter la possibilité qu’elle ait senti que quelque chose n’allait pas. Je m’étais progressivement préparé à cette rupture, ainsi l’avais-je envisagé. Pourtant, il n’était pas certain que Kei, qui se tenait à présent devant moi, nourrît ces sentiments d’anxiété. Dès que nous nous rejoignîmes, son sourire se transforma en une expression des plus lugubres, tandis qu’elle plaça ses deux mains sur son ventre.
Karuizawa — Je n’ai rien mangé depuis ce matin, alors j’ai vraiment faim.
Moi — Tu es toujours comme ça. Tu aurais dû manger un peu.
Karuizawa — Je ne peux pas m’en empêcher. Je finis toujours par manger trop de pop-corn pendant la projection.
Nous n’allions pas souvent au cinéma ensemble, mais je connaissais plutôt bien ses goûts. Une moitié salée et l’autre au caramel. Étant donné que Kei finissait par manger trop de ceux au caramel, je me retrouverais à manger les salés. Le pop-corn restant était alors mis dans un sac en plastique transparent, légèrement fermé, puis ramené dans ma chambre. Une fois rentrés, nous nous accorderions à dire que, plus le temps passait, plus ils perdaient de leur saveur, avant de finir par les manger en regardant la télé. Telle était la routine dont nous nous étions entichés lors d’une sortie ciné.
Se tenant à mes côtés, elle prit immédiatement ma main. Elle était un peu froide, mais elle se réchauffa vite.
Karuizawa — On y va ?
Ce n’était pas moi qui menais la danse, mais bel et bien Kei, qui était impatiente de voir le film. Elle commença à m’entraîner avec elle, comme si elle marchait d’un demi-pas en avant.
Moi — Quelqu’un m’a-t-il blâmé pour ce que j’ai fait ?
Karuizawa — Hein ? Comment ça ? Y avait un truc à blâmer ?
Moi — C’est de ma faute si Maezono s’est fait expulser. Je m’inquiétais de savoir s’il y avait eu des répercussions.
Karuizawa — Pas du tout. Rien de tel.
Elle avait répondu sans une once d’hésitation, et non par besoin de me protéger. Il semblerait qu’en effet qu’elle n’était aucunement affectée.
Karuizawa — Mais…
Moi — Mais ?
Après avoir réfléchi un instant, Kei prit la parole.
Karuizawa — J’ai le sentiment que même ceux qui semblaient se faire une fausse idée de toi, ou plutôt, qui n’étaient pas parvenus à te cerner dès le début commencent à se dire que leur première impression était peut-être fausse. Certains disent même que Maezono a été expulsée intentionnellement comme punition pour nous avoir trahis.
Ce n’était pas surprenant, Kushida l’avait instantanément remarqué. Il était juste question de savoir jusqu’où chacun pouvait lire entre les lignes. Il n’était donc pas étonnant que certains élèves en vinssent à de telles conclusions.
Moi — Je vois. Et toi, qu’en penses-tu, Kei ?
Karuizawa — Quant au fait que Maezono ait été expulsée intentionnellement ?
Moi — Ouais.
Je le lui avais demandé par simple curiosité.
Karuizawa — Et bien, ouais. Je pense… que c’était intentionnel.
Moi — Et pourquoi donc ?
Karuizawa — Parce que tu as le pouvoir de vaincre n’importe qui. De plus, pendant tout ce temps passé à tes côtés, je n’ai cessé de t’observer, toi, ainsi que ta façon de penser. Si tu as été jusqu’à exclure Maezono, alors ça veut dire qu’il y avait une raison autre que de simplement sortir victorieux, n’est-ce-pas ? Comme lui faire payer sa trahison. Mais les conséquences d’une expulsion sont importantes. Peu importe tes véritables intentions, elles allaient être immédiatement éclipsées par l’ampleur des répercussions. Je me disais que c’était peut-être une sorte de camouflage pour empêcher les gens de découvrir la vérité.
Sans trop de difficultés, Kei avait résumé ses pensées sur l’incident qui avait eu lieu. De la même manière que Kushida, elle avait à peu de chose près deviné mes intentions. Néanmoins, alors que je m’apprêtais à reconnaître la perspicacité dont elle avait fait preuve, Kei me regarda droit dans les yeux, puis me dit d’attendre.
Karuizawa — Hmm, il y a peut-être autre chose. Je pensais détenir presque toute la vérité, mais… Par exemple, si Ichinose s’était avérée être un adversaire bien plus coriace que je ne le pensais, alors peut-être que tu as utilisé Maezono comme un moyen infaillible pour transformer une chance de victoire de 99 % en 100 %. Ou peut-être que tu avais regardé beaucoup plus loin, pas seulement vers cet incident, et que tu avais décidé de l’écraser complètement ici-même.
Sa réponse initiale aurait déjà pu lui rapporter 70 points, mais elle en avait gagné d’autres grâce à ses précisions.
Karuizawa — J’ai raison, non ?
Je n’avais pas changé d’expression. Pourtant, en concentrant son regard sur moi, Kei en était venue à être convaincue de la véracité de ce qu’elle avançait. Nous arrivâmes au cinéma puis commençâmes à imprimer les billets que nous avions réservés.
Moi — Je suis vraiment impressionné. C’est très certainement la réponse la plus proche de la vérité que quiconque dans la classe aurait pu donner.
Karuizawa — Vraiment ? Héhé, tu peux être plus impressionné si tu veux.
Elle s’était fièrement vantée d’avoir réussi, plaçant ses mains sur ses hanches d’un air triomphant.
Karuizawa — En voyant les choses sous cet angle, ouais. Peut-être que mes inquiétudes ont disparu.
Moi — Inquiétudes ?
Karuizawa — Tu sais bien, à propos d’Ichinose-san. Je m’étais mise à douter de toi, Kiyotaka. Je me demandais si tu n’allais pas te retenir face à elle.
Moi — Je vois, c’est à propos de ça. Je t’ai déjà dit qu’il n’y avait rien.
Karuizawa — Si c’est un malentendu alors je ne vais pas chercher plus loin. Mais je pensais que tu avais pris des grandes mesures cette fois.
Moi — J’ai agi avec audace sur ce coup, mais j’ai été reconnaissant que cela n’ait pas attiré l’attention autant que je le craignais.
Karuizawa — Oui. C’est important que la classe A ait perdu dans les coulisses, d’autant que l’expulsion de Sakayanagi était en jeu. Vu qu’il est assez délicat d’évoquer l’expulsion de Maezono, tout le monde ne parle plus que de Sakayanagi. Pas un jour n’est passé depuis que l’examen s’est terminé sans que j’en entende parler.
À cet égard, les enseignants ayant coopéré avec moi dans l’affaire Hoshinomiya avaient fait un excellent travail. Tout particulièrement Mashima-sensei, qui semblait terriblement abattu par la rétrogradation de sa classe et l’expulsion de son leader. Mais il ne l’avait jamais montré devant les élèves.
Karuizawa — Ichinose-san ne s’est pas retenue non plus.
Le sujet changea, mais il fut ramené de force.
Moi — N’as-tu pas explicitement dit que tu ne chercherais pas plus loin ? Pourquoi ce regard suspicieux ?
Karuizawa — Je plaisante.
Elle plissa les yeux d’un air taquin, puis afficha un sourire. Il semblerait qu’elle prenne du plaisir quant au fait que je sois sérieux et que j’écrase Ichinose.
Moi — C’est tout ce qu’il y a de plus naturel que de faire des efforts pour sa classe, n’est-ce pas ?
Karuizawa — Wow, ça sonne tellement faux…! Je suis sûre que tu caches quelque chose, après tout on parle bien de toi, Kiyotaka.
Elle s’en était bien sortie. Bien qu’elle ne pût pas dire précisément de quoi il s’agissait, comme on pouvait s’y attendre, elle avait senti qu’il y avait certaines circonstances. Après cela, nous fîmes la queue pour acheter du pop-corn comme prévu et y ajoutâmes deux sets de thé oolong avant de payer.
Karuizawa — J’ai hâte de voir le film.
Moi — Ouais.
Tandis que nous conversions, nous avions remis nos billets à l’employé, et une élève qui nous précédait se retourna. Elle avait dû reconnaître la voix.
— Ugh, Ayanokôji, Karuizawa !
Celle qui venait de faire une grimace des plus déplaisantes n’était autre qu’Ibuki. Elle s’était empressée de s’éloigner comme pour fuir, mais il était vite devenu évident que nous allions à la même séance.
Ibuki — On va vraiment regarder le même film ? Ça pouvait pas être pire…
Non, il n’y avait manifestement aucune raison valable qui justifiait d’être traité de cette façon, juste parce que l’on allait voir le même film… Elle grommela, et ouvrit rapidement la porte du cinéma, puis disparut.
Karuizawa — Qu’est-ce que c’était que ça ?
Moi — Je ne sais pas. Peut-être ne devrions-nous pas y prêter trop d’attention ?
Après un bref échange de regards, nous entrâmes dans la salle puis nous dirigeâmes vers le milieu de la cinquième rangée…
Ibuki — Ugh, Parmi toutes les places, vous vous êtes ramenés ici ?
Apparemment, le siège d’Ibuki était à côté de celui de Kei. Autrement dit, il y avait Ibuki, Kei et moi, tous alignés.
Moi — On ne peut pas y faire grand-chose, on ne peut pas prévoir qui sera à côté de nous, non ?
Ibuki — Ouais.
Ibuki et moi n’étions pas vraiment compatibles, et il en valait encore moins pour elle et Kei. Cette dernière avait eu beaucoup de problèmes l’année dernière, c’était donc compréhensible. Elle n’en parlait dorénavant plus car ne s’en préoccupant plus, mais c’était une preuve de sa gentillesse.
Karuizawa — Tu aimes aussi regarder des films, Ibuki-san ?
Kei lui adressa la parole même si personnellement je ne l’aurais pas fait.
Ibuki — …Pas vraiment. Juste une coïncidence, rien de plus.
Avec un “Hmph”, elle nous tourna le dos afin de nous tenir au plus loin de son champ de vision.
Ibuki — Et si vous me laissiez tranquille ?
Karuizawa — Eh bien, c’est d’accord. Mais tu veux du pop-corn ?
Ibuki — Non merci.
Elle ne nous avait même pas adressé un regard, encore moins à l’écran. Elle devait avoir mal à la nuque.
Karuizawa — Dis, pourquoi Sakayanagi-san n’a pas trouvé l’intrus ?
Ibuki — Hein ? De quoi tu parles ? Demande à l’idiot à côté de toi.
Karuizawa — Bah je te le demande à toi. Je te parle, Ibuki-san…
Ibuki — Tu veux te battre ou quoi ?
À ce stade, Ibuki, qui n’avait même pas daigné poser ses yeux sur nous, s’était brusquement retournée avec colère. Kei taquinait Ibuki, et en riait. Au fond d’elle, elle devait encore garder une certaine rancœur envers Ibuki. Et pourtant, rien de tout cela ne ressortait. La façon dont elle interagissait si naturellement avec Ibuki était probablement due au fait qu’elle avait acquis une certaine force intérieure, et que le temps lui avait donné la possibilité de régler les choses.
Ibuki — J’ai pas moyen de le savoir… Tu t’es rendue compte d’un truc ?
Elle me lança un vif regard noir, tout en continuant de regarder Kei.
Moi — Je ne sais pas. C’était un examen où l’on ne pouvait pas interférer avec les autres classes, il n’y a donc aucun moyen que je le sache.
Ibuki — Je vois. Bref, peu importe…
Étant donné que Sakayanagi n’avait rien dit quant au message que j’avais fait porter à Hashimoto, le fait qu’elle n’eût pas pu repérer l’intrus, menant à sa défaite, était là la seule chose que les élèves savaient.
Quand j’avais rencontré Morishita et les autres, j’avais demandé, en toute décontraction, ce qu’il en était. Apparemment, Hashimoto avait continué de se montrer en classe, agissant comme si rien ne s’était passé, bien que bon nombre de ses camarades l’aient pointé du doigt.
Un intrus qui agissait de manière à empêcher le représentant de le repérer respectait les règles. En fin de compte, cela n’aurait été qu’une simple erreur de la part de Sakayanagi, que de ne pas voir clair dans son jeu.
Les bandes-annonces des films commencèrent, et nous nous focalisâmes tranquillement sur le grand écran devant nos yeux.
2
Une fois le film fini, nous quittâmes le cinéma, main dans la main après avoir attendu le générique de fin. Le film n’avait pas été à la hauteur de nos attentes, en particulier à cause de son slogan un peu trop ambitieux, « Changer l’histoire du cinéma japonais », mais il était toutefois intéressant. D’ailleurs, la personne qui m’avait jeté un vif regard noir, assise à côté de moi, avait quitté la salle en plein milieu du générique, détestant l’idée de sortir en même temps que nous.
J’aurais bien aimé savoir ce qu’elle en avait pensé… Eh bien, peu importe. Je jetai ensuite un léger coup d’œil à ma petite amie, alors que nous marchions main dans la main. Elle avait un magnifique profil. Mon regard, désormais droit, était concentré sur l’écran du téléphone entre les mains. Le temps s’écoulait lentement. Tandis que j’avançais, je fus soudain en pleine réflexion.
Nous nous étions donné rendez-vous pendant les vacances, nous étions assis côte à côte, et avions regardé un film ensemble dans la joie. C’était un rendez-vous des plus ordinaires. Bien qu’il s’agisse d’un choix des plus classiques quand on y repensait, c’était assez étrange. Un film durait généralement deux heures, et la grande majorité du temps, nos regards étaient dirigés vers l’écran, ne laissant pas vraiment place à une quelconque conversation entre amoureux. De rares fois, suite à une scène marquante, ils étaient peut-être amenés à se regarder, ou à se chuchoter doucement des choses. Pourtant, il n’en demeurait pas moins que leur attention restait tournée vers le film. D’une certaine façon, ces deux heures n’étaient pas passées de manière active.
Et pourtant, c’était une activité de couple notable. Pour les nouveaux couples, ou encore ceux qui ne tarderaient pas à sortir ensemble, il n’était pas nécessaire de se forcer à faire la conversation, et l’activité en elle-même allait apporter des sujets de discussion. Alors que pour les couples qui s’étaient habitués à la présence de l’autre, ces bénéfices ne semblaient que minimes. Et pourtant, cela restait une activité populaire. Je trouvais ça assez mystérieux. En dépit de la remise en question d’un rendez-vous au cinéma, le véritable plaisir résidait dans le fait d’avoir plus de sujets à discuter en commun.
Karuizawa — Le film était intéressant, mais je pense qu’il vaut mieux éviter de placer la barre trop haute. T’en penses quoi, Kiyotaka ?
Moi — Pour ce qui est de placer la barre trop haute, je suis du même avis. Mais même en tenant compte de cela, ce n’était pas mauvais. Non, c’était même plutôt plaisant, car le personnage invité dans le film est testé sur ses choix en quelque sorte. Certes ce n’était pas parfait dans l’exécution, mais c’était suffisamment satisfaisant.
Karuizawa — Tant mieux. Quelle partie as-tu trouvé intéressante ? Pour moi…
Nous avions passé une grande partie de notre vie privée ensemble au sein de cette école. Ainsi, le plus infime sujet pouvait se transformer en quelque chose de beaucoup plus important. Si les sujets du film venaient à s’épuiser, il y avait toujours les événements d’hier, ou encore ceux d’aujourd’hui. Ou bien même ce qui s’était passé il y a un, voire six mois de cela.
Ou encore… le futur.
Des conversations qui ne pouvaient avoir lieu qu’entre deux personnes qui s’aimaient. Si je devais dire quelque chose de banal, je dirais que c’était une « période irremplaçable ». Tout ce temps partagé ensemble ne pouvait être gâché. Main dans la main, nous nous dirigeâmes vers le karaoké à l’intérieur du Keyaki. C’était là aussi, un rendez-vous des plus banals. En entrant, nous nous assîmes l’un à côté de l’autre sur un large canapé. Puis, en nous disputant le micro, le poussant chacun vers l’autre, nous finîmes par chanter nos chansons favorites. De temps en temps en solo, parfois en duo, répétant ainsi les rendez-vous que l’on avait si souvent eus. C’était à n’en pas douter un moment merveilleux. Il était naturel de vouloir que cela dure pour toujours.
Ça aurait dû se poursuivre ainsi pour toujours.
Ce n’était pas là que des pensées égoïstes. Ma moitié devait sûrement souhaiter la même chose. Les choses n’étaient pas censées prendre fin surtout devant un avenir radieux qui s’étendrait indéfiniment. Et pourtant… nous nous retrouvâmes soudainement dans le silence. Alors que nous étions censés sentir la chaleur émaner du corps de l’autre, je sentis une froideur grandir en moi, quelque part, je ne sais où. C’était le signal.
Naturellement, une certaine distance était apparue. Le temps était enfin venu. Les émotions qui avaient longtemps sommeillé en moi.
Ce qui nous avait séparés.
Tandis que je suivais son regard, je me mis à réfléchir. Bientôt, j’allais prononcer des mots d’adieu. C’était là quelque chose que j’avais décidé il y a bien longtemps. Malgré l’envie d’y résister, ce jour était arrivé. Cet instant fatidique allait avoir lieu. Avant cela, je n’avais pas pu m’empêcher de ressentir des sueurs froides et désagréables.
Un incroyable, et déroutant sentiment.
Alors même que, tout au long de ma vie, j’avais eu à faire face à de nombreuses situations critiques, c’était comme une première pour moi. Mes battements de cœur, qui n’avaient alors jamais été perturbés, étaient à présent d’une violence sans pareille. Et, à mesure que ce moment approchait, un sentiment inespéré finit par s’éveiller en moi.
Quelle était donc cette sensation exactement ?
J’avais honte de moi quand je repensais au calme dont j’avais fait preuve il y a encore quelques instants. Ces mots d’adieu que j’avais cru si simple à partager me semblaient finalement impossibles à prononcer.
Ah, c’est vrai.
J’ai pu m’en apercevoir juste avant, de ce qu’étaient mes vrais sentiments.
Je ne veux pas rompre.
Je ne veux pas rompre avec la fille qui se tenait juste devant moi.
J’avais fini par le réaliser.
Je l’aime
Ce sentiment qui, sans même prévenir, avait émergé au fond de moi, du plus profond de mon être. Jusqu’à maintenant, je n’avais jamais pu m’en rendre compte.
Le charme de la personne qui se tenait à mes côtés…
Son visage, sa voix, son corps, tout m’était cher…
Ses gestes adorables que je regardais sans vraiment prendre le temps de les apprécier…
Je ne pouvais plus parler…
… Séparons-nous.
J’avais l’intention de lui prononcer ces mots.
Allez, encore une fois…
J’avais essayé de les prononcer à voix haute de nouveau, la regardant droit dans les yeux.
… Séparons-nous.
Malheureusement, j’en étais incapable. C’était à ce moment-là que je compris. Avant même que je m’en aperçoive, elle, Karuizawa Kei, était devenue une personne chère à mes yeux. C’était bien de l’amour. Pour commencer, je n’aurais jamais pu lui prononcer ces mots d’adieu, et ce, car en vérité, je savais depuis longtemps… que je l’aimais.
Ah… ça ira…
※ ※ ※ ※ ※ ※ ※ ※ ※ ※ ※ ※
Ayanokôji — Séparons-nous.
Ils ressentaient tous les deux la même chose. Tant qu’ils savaient que leurs sentiments étaient réciproques, il n’y avait aucune raison que cela se finisse.
J’y ai longuement réfléchi, Kiyotaka. Que ce soit la veille, aujourd’hui, demain ou encore de l’année prochaine, jamais je ne pensais que nous en arriverions là… à la rupture. C’est ce que moi, Karuizawa Kei, avais toujours cru. Mais… tous ces désirs n’étaient que des illusions. Il s’agissait simplement de ma vision égoïste.
Des yeux sans une once de vie me regardaient. Le lent mouvement de ses lèvres disait :
Ayanokôji — Séparons-nous.
Je ne sais pas à quoi il peut bien penser… ou plutôt, je ne veux pas le savoir.
Moi — C’est la seule solution n’est-ce pas ?
Etonnamment, ces mots étaient sortis de ma bouche avec calme. La salle du karaoké était plongée dans le silence même si l’on pouvait entendre une personne dans la salle d’à côté chanter passionnément une chanson d’animé.
Ayanokôji — Oui. Que ce soit mieux ainsi ou non, je ne cherche pas à en discuter. Finissons-en, ici et maintenant.
C’est en arborant une expression déterminée que Kiyotaka prononça ces mots.
Moi — Alors… Je vois…
Ma gorge était sèche. Je voulais boire de l’eau. Cependant, mon corps ne pouvait pas se mouvoir correctement. Tout ce que j’avais pu faire n’était qu’un sourire forcé, faisant ainsi comme si tout allait bien.
Ayanokôji — Tu ne sembles pas surprise.
Quand avais-je commencé à l’aimer ? Je ne pouvais plus me remémorer un instant précis.
Moi — En quelque sorte… je comprends… je peux dire que tes sentiments ont disparu.
Non, ce n’est pas ça. Kiyotaka n’avait même peut-être jamais eu de sentiments pour moi. Se chérir et s’aimer l’un l’autre, ce sentiment a toujours été unilatéral. Je l’avais seulement réalisé récemment, mais, au fond de moi, je le savais sans doute déjà depuis quelque temps.
Kiyotaka n’est jamais tombé amoureux de moi.
J’avais continué de faire comme si je ne l’avais pas remarqué. Alors, pourquoi est-il sorti avec moi ? Je ne poserais pas cette question, et ce, car je comprenais ce à quoi Kiyotaka pensait. C’était à moitié pour moi, et l’autre moitié pour Kiyotaka lui-même. Mais il ne s’agissait pas d’un pile ou face. Kiyotaka avait toujours considéré ses propres pensées comme absolues. Il avait donc sûrement, et ce dès le début, décidé que les choses se passeraient ainsi.
C’est alors que l’horloge sonna minuit, et, comme le sortilège de Cendrillon qui se rompait inévitablement, il en allait de même pour ma relation avec Kiyotaka.
Dès l’instant où nous nous étions rapprochés l’un de l’autre, la fin de notre relation avait été prévue. L’heure de notre séparation était simplement arrivée. J’avais vraiment envie de pleurer, de m’accrocher, et de dire que je ferais n’importe quoi. J’avais envie d’implorer : « Je ferai n’importe quoi pour toi ». Peut-être que… fut un temps, je l’aurais fait.
Mais je ne le ferai pas. Je ne peux pas.
Parce que résister ne ferait que trahir les attentes de Kiyotaka.
Ayanokôji — As-tu besoin d’explications quant à la raison ?
En disant cela, Kiyotaka sortit son téléphone portable pour une raison quelconque. Mais, incapable de penser clairement, je secouai la tête d’un côté à l’autre et gardai le sourire.
Moi — Non, ça ira.
Je répondis cela tout en essayant de paraître la plus calme possible, tandis que Kiyotaka rangeait son téléphone, me disant qu’il comprenait.
Ayanokôji — Désolé de ne pas avoir pu répondre à tes attentes.
Moi — C’est bon. En fait, j’ai aussi senti que l’ambiance était un peu lourde.
Je fis semblant d’être joyeuse, mais mon cœur était encore attaché à Kiyotaka. Aujourd’hui encore, je faisais de mon mieux pour m’amuser sans me souvenir des angoisses passées. À ce moment-là, je voulais que l’on me dît que c’était un mensonge, et que l’on m’embrassât. Mais, il y avait une raison pour laquelle j’avais agi ainsi.
Ayanokôji — C’est peut-être vrai.
Tandis que je m’efforçais de garder ce sourire forcé, Kiyotaka avait répondu avec un ton laissant penser qu’il parlait à quelqu’un d’autre.
Moi — En quelque sorte, nous avons tous les deux… l’impression que nos sentiments se sont comme refroidis. Oh, c’est pas comme si je te détestais tu sais ? Seulement, je me disais qu’il serait peut-être mieux que l’on redevienne de simples amis
Peux-tu imaginer le courage qu’il m’a fallu pour aligner ces phrases ?
Peu importait à quel point les émotions de Kiyotaka semblaient froides, j’avais fait semblant de ne pas le remarquer
Ayanokôji — C’est vrai. Redevenir amis est ce qu’il y a de plus naturel pour nous.
Moi — Ouais, pas vrai ? J’avais le sentiment que c’était mieux comme ça.
Je fis des hochements de tête à plusieurs reprises.
Si ça continue comme ça…
Moi — … Merci pour tout ce que tu as fait jusqu’à présent.
Tout allait finir. J’avais un sourire forcé que je ne comprenais pas moi-même. Nos derniers instants étaient sur le point de prendre fin.
Ayanokôji — Quand on te demandera la raison de notre séparation, tu pourras dire que tu m’as largué. Ça ne me dérange pas.
Moi — Eh ? Vraiment ? Ça ne serait pas un peu embarrassant pour toi ?
Ayanokôji — Ce n’est pas grave. Tu peux donner la raison que tu veux. Si quelqu’un me le demande, je m’alignerai sur ça.
Dans ce cas, ne dis pas que l’on devrait se séparer. Reste avec moi pour toujours, et à jamais. Reste à mes côtés…
Ayanokôji — Au revoir… Karuizawa.
Durant un court instant, je fus surprise lorsque je l’entendis m’appeler par mon nom de famille. D’amis à couple puis de couple à amis. Revenir en arrière signifiait devoir rembobiner tout ce qui avait été bâti jusque-là. Tout ce que moi, ainsi que Kiyotaka, avions construit ensemble.
Est-ce là ce que cela signifiait ?
Tenant l’addition, Kiyotaka se leva puis quitta la pièce sans se retourner. Sans montrer aucune hésitation. Sans même s’arrêter. La porte qui s’ouvrait se ferma aussitôt, me laissant toute seule.
Moi — Au revoir…
Inconsciemment, je ravalai ma salive. Des mots que je ne voulais pas avoir à dire. Et pourtant… ces mots devaient être prononcés.
Moi — Au revoir… À bientôt… Ayanokôji… kun…
Je souris et saluai la présence dont la silhouette avait disparu. Ce n’est pas grave. Après tout, n’était-ce pas là ce qu’avait souhaité Kiyotaka ?
Que moi, qui ne pouvais vivre sans me reposer sur quelqu’un, puisse maintenant vivre seule. Je n’étais pas une personne très importante. Mais il y avait des choses qui n’étaient accessibles qu’à moi et à moi seule.
Comme comprendre tes émotions, ce dont personne n’est capable, n’est-ce pas ?
N’est-ce pas ?
Hey…
Même si je souhaitais qu’un miracle se produise, la porte, alors jusque-là fermée, n’allait jamais s’ouvrir. Ainsi, seule au beau milieu de cet endroit plongé dans le silence, je m’écroulai.
Je me demande si j’ai réussi à garder la face devant toi jusqu’au bout. Ai-je été capable de te montrer que je pouvais dorénavant me débrouiller seule ?
…Kiyotaka…
Aide-moi…
