Inauguration du projet
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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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Devant le ryotei[1] Sawagawa.
Nous étions fin janvier. Même s’il ne neigeait pas, les températures étaient négatives. Cela faisait plus d’une heure que nous attendions dans le froid.
Kamogawa — Il fait si froid, Ayanokôji-san… Naoe-sensei en a encore pour longtemps… ?
Se plaignant pour la troisième fois, il expira dans ses mains pour se réchauffer.
Moi — C’est une constante avec Naoe-sensei. Pour lui, l’heure fixée n’est que formalité.
Kamogawa — Faut-il s’attendre à une heure ou deux heures de retard ?
Apparemment, dans son esprit, c’était le pire scénario possible.
Moi — Quel optimisme. Estime-toi heureux s’il se montre, déjà.
Kamogawa — Seigneur… Et combien de temps comptes-tu rester, alors ?
Moi — Autant qu’il le faudra. Sauf indication contraire, j’attendrai même après la fermeture du restaurant.
Kamogawa — Tu risques d’y laisser la vie.
Un membre de la faction de Naoe devait être prêt à mourir, dans l’indifférence complète de ce dernier. Nous n’étions que des outils. Bon, ceux qui attendaient Naoe-sensei à l’intérieur ne semblaient pas très ouverts à cette idée.
Kamogawa — Mais… C’est tout de même rageant qu’une personne ait aussi peu la notion du temps.
Moi — « Aussi peu la notion du temps »… En es-tu sûr ?
Kamogawa — Bien entendu !
Moi — Le retard est une arme pour Naoe-sensei. Comme dans l’histoire de Musashi Miyamoto sur l’île de Ganryujima[2].
Ce n’était pas comme s’il s’inspirait volontairement de ces vieilles histoires. Il était juste Naoe-sensei, donc il pouvait tout se permettre.
Moi — De toute façon, 80% des personnes voyant leur rendez-vous annulé n’ont que les yeux pour pleurer.
Peu de gens pouvaient tenir tête à Naoe-sensei. Même l’actuel Premier ministre n’avait d’autre choix que de constamment solliciter son aide. Peu importe le temps qu’ils attendaient, ils accueillaient Naoe-sensei avec le sourire.
Kamogawa — Et les 20% restants… Que font-ils ?
Moi — Qui se préoccupe de ces idiots ?
Kamogawa — Disons que je suis juste curieux…
Moi — Les 20% restants sont les gens irrités qu’on leur fasse faux bond, me criant dessus afin que j’appelle Naoe-sensei pour lui faire savoir à quel point ils ont attendu.
Kamogawa, à côté de moi, avala sa salive en se raclant la gorge. Même étant nouveau en politique, il connaissait l’horreur de donner des ordres à Naoe-sensei. Mais chaque fois que j’ai été confronté à de telles circonstances, j’ai pris une position ferme et leur ai donné à tous la même réponse.
Moi — Et comme je dois veiller à l’honneur de Naoe-sensei… Je me contente de les mettre dehors.
Ils avaient deux choix : prendre un autre rendez-vous, ou s’en aller à jamais. Et malgré ça, 80% des gens s’humilient. Malgré leur haine, Naoe-sensei était une priorité absolue. S’impliquer avec lui était toujours tumultueux.
Kamogawa — Il semblerait que ce ne soit pas facile pour toi.
Moi — On dit que travailler dur, paie. Néanmoins, pour l’instant, j’ai plutôt tâté des cendriers, des clubs de golf ou d’autres objets.
Ils ne pouvaient pas mettre la main sur Naoe-sensei, donc ils se vengeaient sur moi. Et que vous êtes naïfs si vous imaginez qu’un coup de poing allait me valoir la reconnaissance de Naoe-sensei.
Kamogawa — Et tu subis ça depuis plus de 4 ans, Ayanokôji-san ?
Moi — C’est un travail facile. Ce n’est pas pour tout le monde, mais tout le monde peut le faire s’il est prêt à mourir.
Pour moi, roturier sans aucune instruction, intelligence spécifique ou background familial, c’était la seule voie envisageable. Mon collègue ici présent, conseiller depuis un an et de deux ans mon ainé, était hors-sol.
Moi — Le sénateur Kamogawa ne t’a pas appris la règle d’or ?
Il était tout ce que je méprisais le plus chez un politicien.
Kamogawa — Mon père ne m’a rien dit de tel…
Le politicien typique de deuxième génération. Né avec une cuillère en argent dans la bouche, n’a jamais eu à faire le moindre effort. Il était juste d’une caste privilégiée, condition pour se hisser au sommet dans le monde politique. Son père, le sénateur Kamogawa Toshizou, partisan de longue date de Naoe-sensei, était un vétéran avec une carrière politique de plus de 30 ans. Naturellement, il n’allait jamais laisser son fils faire l’expérience de la misère. Il n’était pas comme moi, un rebut pouvant être brisé et remplacé alors que j’étais pourtant une pièce maîtresse de la faction Naoe.
Moi — « Tais-toi et suis Naoe-sensei, tu auras de beaux jours en politique ». Il avait même ajouté que je pourrai sûrement être sénateur pour toujours, avec un revenu fixe et éventuellement obtenir un meilleur poste encore.
Il n’avait aucun but en tant que politicien, il se contentait de survivre dans ce milieu. Cela concernait beaucoup de ces « fils de ». Une aubaine pour les types au sommet qui trouvaient alors des parasites corvéables et manipulables à souhait pour un maigre vote.
Kamogawa — J’ai hâte de monter les échelons et de trouver une planque.
Kamogawa contempla le ciel nocturne avec dédain.
Kamogawa — Puis j’ai faim… Avec ce froid, je ne rêve que de saké chaud.
Ce type était-il incapable de silence ?
Moi — Assez, Kamogawa !!
Kamogawa — Aller, c’est sympa de discuter. Puis ça fait passer le temps… Dis-m’en plus sur Naoe-sensei et toi !
La seconde partie de sa phrase m’avait pour le moins intrigué.
Moi — Sur moi ?
Kamogawa — Le bruit court que les sbires de Naoe-sensei deviennent rapidement inutiles. Mais toi, tu sembles être une recrue intéressante. Quel est le secret de ta longévité, Ayanôkoji-san ?
Kamogawa semblait totalement déconnecté. Je mourrais d’envie de lui remettre quelques idées en place en lui faisant tâter de mon poing, mais ça n’allait pas être très constructif. S’il ne voyait pas le problème à ce qu’on me considère comme une « recrue » encore quatre ans après…
Moi — Il semblerait que l’attente touche à sa fin. Regarde.
Kamogawa — Hein ?
Je me redressai tout de suite après avoir entendu un taxi au loin. Kamogawa comprit tout de suite et en fit de même, après s’être de nouveau raclé la gorge. Le taxi arriva lentement devant le ryotei. Peu après, une autre berline noire s’arrêta légèrement derrière le taxi. Sans même un regard, il était évident qu’il s’agissait des gardes du corps de Naoe-sensei. La porte du taxi ne s’ouvrit pas. Kamogawa se pencha par curiosité, mais je le retins : après un rapide coup d’œil, je pouvais voir Naoe-sensei par la fenêtre.
Moi — Ne fais pas ce que je pense que tu vas faire.
Kamogawa — Mais…
Je croyais discerner un rapport intime entre un homme et une femme sur la banquette arrière, de loin. Il ne valait mieux pas les interrompre. Cependant, il était inhabituel pour Naoe-sensei d’être accompagné d’une femme. Et quand bien même nous étions au beau milieu de la soirée, cela semblait un geste peu judicieux pour un politicien. Après une minute de silence sur le siège arrière du taxi, la porte s’ouvrit finalement.
- À plus tard, sensei !
Kamogawa avait compris en entendant la petite voix de la femme. Naoe-sensei, qui bavarda avec elle quelques instants encore, sorti enfin du taxi. Un homme mince sortit instantanément du siège passager de la berline derrière lui, en même temps. Sans dire un mot, il se tint silencieusement à côté de Naoe-sensei. C’est un garde du corps que je ne connaissais pas. Mais je n’avais pas le temps de m’en soucier.
Kamogawa — Merci infiniment, Naoe-sensei !!
M. Naoe — Je vous remercie.
Kamogawa était-il perturbé par ce qu’il venait de voir, ou simplement parce qu’il se tenait face à Naoe-sensei ? Dans les deux cas, il était stupide de le laisser transparaître. Je me mis devant pour bloquer le disgracieux spectacle qu’était Kamogawa mais ce n’était peut-être pas nécessaire. Naoe-sensei n’avait juste aucune considération pour Kamogawa et ne regardait qu’en direction du ryotei.
M. Naoe — Où est Asama ?
Son costume et sa posture, tout en contrastant avec son âge avancé, le rajeunissaient légèrement.
Moi — Il vous attend. Laissez-moi vous faire entrer.
Je lançais un regard au Kamogawa nerveux, à l’arrière, lui demandant de payer le taxi, et conduisis Naoe-sensei à l’intérieur du ryotei. À peine le rideau franchi, tout le monde se leva, du propriétaire au chef cuisinier, se hâtant d’incliner la tête à toute vitesse. Naoe-sensei ôta ses chaussures sans changer d’expression, tout en imprégnant la zone de son aura. En foulant le sol en bois, il se dirigea vers une salle privée située à l’extrémité du restaurant.
Naoe Jinnosuke était membre du Parti des citoyens, actuellement au pouvoir. Il avait occupé les postes de ministre des transports, ministre de l’économie et était actuellement secrétaire général du parti. Certes, le secrétaire général est hiérarchiquement en dessous du vice-président, sans même parler du Premier Ministre, mais il s’agit en réalité du poste le plus fondamental. Le poste concentrant le plus d’influence. Et malgré ses 68 ans, il ne montrait pas le moindre affaiblissement. Il n’y a pas d’âge de retraite en politique, alors je me disais qu’il pouvait rester encore une dizaine voire une vingtaine d’années en fonction, si les problèmes liés à l’âge ne le rattrapaient pas.
Moi — Asama-sensei, j’ai fait venir Naoe-sensei avec moi.
Au-delà du shoji[3], Asama-sensei attendait en seiza[4] pour accueillir Naoe-sensei. En voyant Naoe-sensei, il se leva pour s’incliner. Asama Hisashi avait 71 ans, soit trois ans de plus que Naoe-sensei. Il occupait actuellement le poste de vice-ministre de l’aménagement du territoire, des infrastructures, des transports et du tourisme, et était une figure de proue de la faction de Naoe. J’étais une fourmi face à lui, mais une fois Naoe-sensei dans la pièce, Asama-sensei passait de maître à esclave. En un clin d’œil, nous pouvions voir qui avait vraiment le pouvoir.
M. Asama — Nous vous attendions, Naoe-sensei.
M. Naoe — Désolé de vous avoir fait attendre, Asama. J’étais pris par le travail.
M. Asama — Nous savons tous à quel point vous êtes occupé.
Je baissai la tête avant de me prosterner sur le tatami et puis fermai discrètement la porte. La règle était tacite : je ne pouvais pas écouter cette discussion entre deux pointures.
M. Asama — Naoe-sensei. J’aimerais vous solliciter à ce sujet…
Seule un maigre shoji nous séparait. Le diable m’aurait conseillé d’écouter aux portes afin de recueillir des informations. Un micro aurait même pu faire l’affaire… Mais je ne pouvais pas prendre le risque d’être découvert, sauf si je voulais la mort de ma carrière. Je me levai donc pour m’installer dans la pièce la plus éloignée possible. Dans la salle privée préparée pour lui, Kamogawa était assis par terre, le regard fixé sur le saké devant lui.
Moi — Désolé pour la légère attente.
Kamogawa — Aucun problème. Commençons !
Moi — Non, pas encore.
Kamogawa — Ce n’est pas le genre de saké que l’on trouve dans un izakaya[5]… Vais-je donc l’observer sans pouvoir y goûter avant le départ de Naoe-sensei et autres ?
Moi — Il n’y a rien à gagner à jouer inconsidérément avec l’alcool.
Kamogawa — Bon sang…
C’était un éblouissant restaurant gastronomique. Je comprenais sa frustration de ne pas pouvoir boire avant le dîner. Il était vrai que c’était tentant, mais par le passé j’avais pu observer plusieurs mentors finir dans de très mauvais états au cours de dîners. Les sous-fifres nettoyaient derrière, de toute façon.
Et quand je dis sous-fifres, il s’agissait aussi bien de parlementaires inférieurs dans la hiérarchie ou les membres du personnel… Ils méprisaient le peuple dans son entièreté, enivrés par le désir de conquête et d’accomplissement en ne jouant que selon les règles qu’ils ont eux-mêmes édictées.
Kamogawa — Ayanokôji-sensei, je me demandais quelque chose…
Quel moulin à parole !
Kamogawa — Pourquoi t’assieds-tu toujours sur les genoux, comme ça ? Viens sous la table !
Moi — C’est nécessaire pour tenir des heures à écouter Naoe-sensei et les autres. Tu devrais t’y habituer toi aussi.
Le genre de moment dans lesquels il n’était pas permis de demander « Puis-je me dégourdir les jambes ? ». Il fallait tenir jusqu’à ne plus sentir ses membres.
Kamogawa — Oh, mon Dieu…
Kamogawa, qui n’avait probablement aucune confiance en ses capacités de tenir cette posture, s’empressa d’adopter cette position. Même un petit morceau de tofu aux œufs servi dans une petite assiette aurait coûté très cher ici. Cependant, j’engloutis l’assiette qu’on m’apporta sans aucun scrupule.
Kamogawa — Quel gâchis… !
Je continuai à manger, ignorant la plupart des bavardages incessants de Kamogawa. Le prix, la fraîcheur ou la provenance de la nourriture m’importaient peu : tout ce qui comptait, c’était d’avoir de l’énergie ensuite.
Moi — Je vais aux toilettes.
Je me détournai de Kamogawa, me levant sur mes jambes légèrement engourdies et quittai la pièce. Une fois ma « commission » effectuée, je retournai rejoindre Kamogawa lorsque j’aperçus des hommes en costume. Parmi eux, il y en avait un qui sortait du lot. Mais tout cela ne dura pas, il disparut quasi aussitôt au bout du couloir.
Moi — Qu’est-ce que c’était ?
J’étais tenté de le suivre, avant de m’abstenir.
J’avais cru reconnaître le sénateur Kijima, membre d’aucune des trois grandes factions qui étaient celle de Naoe-sensei, celle d’Isomaru-sensei ou celle du Premier ministre Miyako.
Il faisait partie de la quatrième faction minoritaire du Parti des Citoyens, n’appartenant à aucune des trois factions principales. Il était si prometteur qu’il était même présenté comme l’homme le plus proche du Premier ministre parmi la jeune génération.
Ils se retrouvaient régulièrement dans ce ryotei. L’usage voulait que le ryotei prenne des dispositions pour que la discrétion soit assurée.
Naoe-sensei avait-il déjà commencé à préparer la prochaine élection ?
1
L’entrevue privée de Naoe-sensei se termina environ une heure après.
Après le départ du sénateur Asama, Naoe-sensei nous rappela, Kamogawa et moi, dans la salle privée. Je pus observer trois coupes ainsi qu’une multitude de petits bols de nourriture sur la table. Je supposais que le sénateur Kijima fut probablement ici également. Tout ce qui était servi ici était délicieux, cependant ils ne semblaient pas avoir énormément touché à leurs baguettes ; à l’exception de quelques verres, ils avaient donc essentiellement discuté.
M. Naoe — Quelque chose te perturbe ?
Je sentis une tension dans mon cœur, comme s’il lisait le moindre de mes regards.
Moi — Non, ce n’est rien !
« Quelqu’un d’autre était là, n’est-ce pas ? »… Il savait certainement ce que j’avais en tête, néanmoins il n’insista pas plus que cela.
M. Naoe — Ayanokôji, depuis combien de temps travailles-tu pour moi?
Moi — C’est ma quatrième année sous votre supervision, sensei.
Naoe — Exact. Tout d’abord, peu débutent leur carrière politique dans la vingtaine. Tu es certainement le premier démuni à gravir les échelons du succès ainsi !
Les « démunis ». Cela faisait partie du néo langage inventé par Naoe-sensei, désignant les personnes défavorisées par opposition aux enfants issus d’une famille de politiciens depuis plusieurs générations ou d’une famille notoire dans le monde des affaires. Ces gens que je ne pouvais pas voir en peinture. Mais ainsi est la réalité : il y a « les nantis », et les « démunis », et votre réussite politique dépend de votre catégorie d’appartenance.
Nous pouvons faire une analogie avec une entreprise familiale : un étranger est un étranger, peu importe ses compétences. À moins d’être un génie extrême, il y a une limite dans les échelons que vous pouvez gravir. Les personnes modestes ne peuvent espérer une carrière brillante.
Quelqu’un comme moi pouvait, au mieux, se contenter de ce qu’il avait accompli et confier le flambeau à ses enfants pour en faire de futurs nantis pouvant briser ce plafond de verre. Ensuite, avec la renommée conjointe, j’allais éventuellement pouvoir gravir quelques échelons chez « les anciens ». Mais c’était plus facile à dire qu’à faire : même parmi les enfants ou petits-enfants, la concurrence était rude. Peut-être même que leur ascension familiale allait plutôt se faire au bout de la 4e ou de la 5e génération.
Moi — Je vous suis vraiment reconnaissant, Naoe-sensei d’avoir pris sous votre aile quelqu’un comme moi.
M. Naoe — C’est à vos capacités que vous le devez, qui m’ont rendues bien des services.
La convenance était inévitable pour un politicien. D’autant que quand Naoe-sensei faisait l’éloge de quelqu’un, quelque chose de fâcheux l’attendait.
M. Naoe — Mais ces capacités ne sont pas reconnues au sein du parti.
Moi — Bien entendu, j’en suis tout à fait conscient.
Tout le mérite de n’importe lequel de mes exploits revenait à Naoe-sensei. Seul lui savait ce que je faisais, que ce soit dans le parti ou même au sein de l’opposition.
M. Naoe — La discussion d’aujourd’hui, comme vous l’avez peut-être deviné, portait sur Isomaru.
Isomaru Youkou avait régné sur la politique pendant de nombreuses années en tant que numéro trois du Parti des citoyens.
M. Naoe — Il se fait vieux, tout comme moi. Il a peu de chances de devenir Premier Ministre.
S’agissait-il d’une discussion pour contrer Isomaru-sensei ?
M. Naoe — Les membres de la faction se méfient beaucoup d’Isomaru. Il est certes redoutable, toutefois ses mécanismes sont vieux et bien connus.
Après des décennies de compétition amicale dans le monde politique, ils connaissaient probablement les astuces des uns et des autres.
M. Naoe — Je ne pense pas qu’Isomaru soit celui dont nous devons vraiment nous méfier.
Moi — Vous voulez dire…
M. Naoe — Connais-tu Kijima ?
Peut-être parce que je l’avais vu de dos encore il y a peu, je paniquai légèrement. La discussion d’aujourd’hui concernait réellement des personnes importantes, dont Asama-sensei. Les yeux de Naoe-sensei, comme d’habitude, me transpercèrent.
Moi — Je l’ai aperçu plusieurs fois, mais je n’ai jamais eu l’occasion de m’entretenir avec lui directement.
M. Naoe — Je pense qu’il est notre ennemi le plus dangereux.
Il n’hésitait pas à qualifier d’ennemi un homme du même parti que lui. Cela témoignait à quel point Naoe-sensei se méfiait de Kijima. Si Naoe-sensei et Isomaru-sensei étaient dans l’ombre du Parti des citoyens, c’était tout le contraire pour Kijima-sensei qui était la véritable vitrine du parti en tant qu’homme relativement jeune, puissant et innovant. Je me disais, malgré ses soutiens évidents, qu’il allait lui falloir un certain temps avant qu’il ne trouble Naoe-sensei et ses acolytes.
Toutefois, ce temps semble plus proche que je ne l’imaginais puisque Naoe-sensei semblait reconnaître Kijima comme une menace. Les trois hommes les plus puissants en dessous du Premier ministre Miyako étaient Naoe-sensei, puis Isomaru-sensei, puis le jeune Kijima-sensei. Ils rivalisaient avec vigueur pour obtenir le prochain poste de Premier ministre.
M. Naoe — Savez-vous quel est le facteur le plus important dans l’ascension de Kijima ?
Moi — Je suis sûr qu’il y en a beaucoup, mais je dirais que le point culminant est la création de ce lycée d’élite.
Le Lycée Publique d’Excellence, un établissement directement sous la tutelle du gouvernement pour former des jeunes ayant de l’avenir. Il n’avait pas encore accompli grand-chose, mais on attendait beaucoup de lui. Du moins, le gouvernement, avait beaucoup d’attentes.
M. Naoe — L’éducation de la jeunesse est indissociable du développement et de la culture de la paix. Même moi, je suis on ne peut plus impressionné par cette idée.
Kamogawa écoutait, en sueur, sans pouvoir intervenir un seul instant. Peut-être n’était-ce pas plus mal au vu de l’importance de la discussion.
M. Naoe — Les jeunes membres du parti lui font extrêmement confiance.
Avec sa grande exposition médiatique, beaucoup d’entre eux ne juraient que par Kijima.
M. Naoe — Je voulais juste m’assurer que tu n’étais pas de son côté.
Moi — Réellement ? Vous avez ma loyauté pleine et entière.
Ce que je pensais vraiment. Après tout, quand bien même Isomaru-sensei ou Kijima-sensei faisaient un gros bond en popularité lors de la prochaine élection, ils étaient liés à Naoe-sensei et à tout ce qu’il avait construit. Mais quel était le but de ce dîner avec Kijima-sensei, un adversaire si inquiétant ? Soucieux, je n’avais pas le temps de m’y intéresser pour l’instant.
M. Naoe — En fait, aujourd’hui, nous avons décidé de lancer officiellement le projet dont nous avons parlé en coulisses.
En disant cela, Naoe-sensei déposa une enveloppe brune de format A4 sur la table.
M. Naoe — C’est un projet sérieux pouvant chambouler ma carrière. Mais Isomaru, Kijima et l’opposition montant lentement en puissance, il nous est nécessaire d’agir.
Naoe, nous faisant comprendre de remplir sa coupe quand elle est vide, finit le verre tout d’un trait.
M. Naoe — Ce projet aura certainement un grand impact sur l’élection.
C’était dire l’importance du contenu de cette enveloppe.
M. Naoe — La plupart de mes assistants ne tiennent même pas six mois. Soit par pure incompétence, soit car ils n’assument plus le travail. Mais te voilà à mes côtés depuis quatre ans maintenant, et tu sembles devenir de plus en plus fort. Tu me rappelles moi dans mes jeunes années.
Moi — Je vous remercie.
M. Naoe — Laissez-moi vous demander une chose. Qu’est-ce qu’un politicien d’exception ? Kamogawa, réponds.
Il n’y alla pas de main morte avec cette question.
Kamogawa — T…très bien.
Il ne pouvait ni garder le silence ni donner une réponse appropriée. Après tout, chacun avait son opinion avec ce genre de questions.
Kamogawa — Celui qui peut répondre aux souhaits du peuple… ?
Une réponse, mais une réponse simple. Pourquoi pas, mais même un enfant aurait pu la trouver. Naoe-sensei hocha la tête une fois et se tourna vers moi.
M. Naoe — Et toi, Ayanokôji ?
Soit je visais dans le mille, soit non. C’était aussi simple que ça.
Moi — Si je peux me permettre, je pense que ce serait quelqu’un comme vous, Naoe-sensei.
En recevant des éloges, Naoe leva les lèvres. Je repris rapidement la parole.
Moi — Les mauvais politiciens servent du tempura aux clients voulant des sushis.
M. Naoe — Des clients ? Que veux-tu dire ?
Moi — Un client est un client. Appelez ça des « gens », des « politiciens », ou n’importe qui d’autre…
Les politiciens ne traitent pas avec un groupe en particulier. Un politicien ne pouvant pas répondre aux besoins d’un nombre indéterminé de clients n’est pas compétent.
M. Naoe — Où est donc passée ton éloquence ? Précise ta pensée.
Moi — Un bon politicien servira de bons sushis aux clients qui en demandent. 30%… Non, sûrement 20% des hommes politiques en sont capables. Ceux ayant le soutien de nombreuses personnes entrent naturellement dans cette catégorie.
M. Naoe — Ne parlons-nous pas là d’excellents politiciens, déjà ?
Oui et non, puisque ce que je décrivais ce dont était capable un bon homme politique et non pas quelqu’un de classe supérieure.
Moi — C’est insuffisant pour être considéré comme un politicien d’exception, à mon sens. Cette définition conviendrait à un homme pouvant satisfaire avec des bols de curry au bœuf ces clients qui voulaient des sushis.
Il ne suffit pas de docilement répondre à toutes les demandes. Dans de nombreuses situations, ce n’est pas possible et il faut tout faire pour éviter le mécontentement. Rien qu’avec un petit projet de loi, il n’y a que deux choix possibles : l’adopter ou ne pas l’adopter, et un camp est forcément déçu. C’est pourquoi il est souvent nécessaire de préparer une troisième option qui n’est ni l’une ni l’autre et supprimer à la fois le soutien et l’opposition. Et Naoe-sensei avait de nombreuses fois prouvé à quel point il était bon à cet exercice.
M. Naoe — Je vois. J’apprécie l’analogie.
Moi — Je vous remercie.
Le regard de Naoe-sensei s’intensifia de plus en plus.
M. Naoe — J’espère qu’un jour tu pourras mettre cette situation en pratique de tes propres mains.
Un jour, un jour… Cela faisait déjà quatre ans. C’est beaucoup dans une vie, pourtant en politique ce n’est rien du tout. Je me demandais combien d’années j’allais devoir travailler dans l’ombre avant que ce jour n’arrive.
M. Naoe — N’aie pas l’air si abattu. Tu en es capable, je suis bien placé pour le savoir. Tout ce que l’on demande à des jeunes comme toi, c’est de la régularité. Et cela finira par payer.
Il engloutit une bouchée à l’aide de ses baguettes, puis désigna l’enveloppe avec ces mêmes baguettes.
M. Naoe — Cela ne fait pas « seulement » quatre ans, mais déjà quatre ans ! Il est temps pour toi d’accéder à la reconnaissance que tu mérites.
Moi — Dois-je comprendre que vous m’offririez cette opportunité ?
À maintes reprises, j’avais trimé pour Naoe-sensei. Le mérite lui revenait, les erreurs me revenaient. Ce n’était pas par bonté d’âme que j’avais subi ça. Le poing sur mes genoux se resserra naturellement.
M. Naoe — Si l’on veut. Mais cela doit réussir. Es-tu vraiment prêt ?
« Puis-je regarder dans l’enveloppe ? »… Encore quelque chose que je ne pouvais demander.
Moi — Peu de temps après mon arrivée, vous m’avez dit : Tout ce que l’on fait est déterminé par ses objectifs.
Je n’avais aucun moyen de le savoir à ce moment-là, mais c’était une citation d’un grand homme. Si j’échouais ici, mes quatre dernières années allaient probablement être effacées d’un seul revers de main.
Moi — Je vais y mettre tout mon cœur et toute mon âme.
Je m’inclinai profondément et acceptai volontiers ma mission.
M. Naoe — Si tu y parviens, la gloire te viendra naturellement.
Je ne prenais pas ce qu’il me disait pour argent comptant, mais c’était la première fois qu’il faisait tant de promesses. Dans tous les cas, il s’agissait d’un projet hautement important, ce qui signifiait que j’avais gagné sa confiance. Je ne devais pas laisser passer cette chance.
M. Naoe — Ouvre-la donc.
Moi — Veuillez m’excuser.
Je pris l’enveloppe brune et en sortis une pile de papiers d’environ 5 mm d’épaisseur. La première feuille s’intitulait « Plan de développement des ressources humaines (provisoire) ».
M. Naoe — Le niveau scolaire au Japon est en chute libre. Le Japon a maintenant besoin de se projeter non pas pour les cinq ou dix prochaines années, mais pour les trente d’après.
Kamogawa — Je ne savais pas que le système éducatif était votre priorité.
M. Naoe — Un politicien ne peut complètement ignorer ce domaine, ne serait-ce qu’à cause des votes qu’il peut engendrer.
Cet homme se fichait du système éducatif. Il cherchait juste à étendre son influence. L’imbécile d’à côté était bien naïf.
M. Naoe — Tu peux te joindre à nous, Kamogawa. Tente ta chance avec Ayanokôji.
Kamogawa — Oh, je vous remercie !
Kamogawa jeta un coup d’œil rapide, en souriant joyeusement. Je me serais bien passé de cette « aide », mais si Naoe-sensei en décidait ainsi, je n’avais pas le choix. Le plan de développement des ressources humaines, pour faire simple, consistait à offrir une éducation aux enfants surdoués dès leur naissance. Après avoir terminé de lire, je demandais à Kamogawa de faire une deuxième lecture.
Moi — Qu’est-ce que tu en penses ? Tu as saisi, Kamogawa ?
Kamogawa — Une institution sous le contrôle direct du gouvernement, dès la petite enfance ? Je n’en avais jamais entendu parler.
Aucune profondeur ni capacité de réflexion.
M. Naoe — Ce ne serait pas un « projet majeur » si tu en avais entendu parler, n’est-ce pas ?
Sans que je n’aie besoin de le corriger, Naoe-Sensei le recadra.
M. Naoe — Tu dois faire preuve de flexibilité intellectuelle, Kamogawa.
Kamogawa — Je suis désolé…
M. Naoe — Mais puisque tu as un regard neuf, j’aimerais te demander ton avis sur ce projet.
Kamogawa — Eh bien… Je ne sais pas quoi dire.
Kamogawa était tendu comme pas possible. Puis avec une expression pitoyable, il se tourna vers moi pour implorer mon aide.
Moi — Naoe-sensei veut juste avoir ton ressenti, il n’a pas réellement besoin de ton avis.
J’avais intérêt à ne pas contrarier Naoe-sensei, il était de si bonne humeur.
Kamogawa — Eh bien, alors… euh, je me demandais… Y aurait-il des parents qui enverraient leurs enfants dans une telle institution ? Cela me semble irréaliste… À moins d’organiser des kidnappings.
En entendant cela, Naoe-sensei regarda dans ma direction comme pour me tester.
M. Naoe — C’est une observation juste. Ayanokôji, un commentaire ?
Sa réponse était certes acceptable pour un « débutant », mais j’avais sérieusement intérêt à relever le niveau. Je pris une inspiration et me tournai vers Kamogawa.
Moi — Cela n’est aucunement un problème. Chaque année, des centaines d’enfants sont abandonnés dès la naissance. Et ce ne sont que les chiffres officiels.
La question était de savoir comment se « procurer » des enfants.
Moi — Les enfants abandonnés auraient la possibilité de bénéficier d’un soutien généreux du gouvernement et d’un enseignement approprié, en toute sécurité. Le projet leur permet également d’entrer plus facilement au lycée et à l’université.
M. Naoe — Tout à fait. Certes, les enfants seront tout d’abord trouvés de façon non conventionnelle. Mais cela n’est qu’un début.
Moi — En effet, sensei.
M. Naoe — Par la suite, si la structure prend de l’ampleur, l’approche des mères pourrait être différente. Il y a plus de cent mille procédures d’avortement par an dans ce pays à la natalité déclinante. Cela pourrait remédier à ce problème tout en servant nos intérêts.
En souriant, Naoe-sensei hocha la tête et prit une autre gorgée de saké.
M. Naoe — Le monde politique et le monde des affaires a tout à y gagner.
Moi — C’est-à-dire ?
M. Naoe — Disons que chez les personnes riches, les enfants illégitimes ou non reconnus sont nombreux.
Moi — En effet, beaucoup ont des enfants en secret et se voient obligés de les abandonner. Sauf si le gouvernement les soutient en coulisses, leur opinion vis-à-vis de celui-ci changera du tout au tout.
Petit à petit, je recollais les morceaux de puzzle autour de ce projet.
M. Naoe — Puis, finalement, ils donneront tout pour que leurs chers enfants intègrent ce parcours d’exception.
Voilà ce qui se cachait derrière le « projet de développement des ressources humaines ».
L’objectif était clair : recevoir des fonds de familles aisées pour prendre en charge ces enfants qu’elles veulent cacher, puis former ces jeunes afin d’en faire des pantins de Naoe-sensei à leur majorité. Des serviteurs dociles, éduqués comme des enfants surdoués, et ayant le sang d’hommes politiques ou d’affaires qui coule dans leurs veines. Cela semblait risqué, mais la récompense était potentiellement grosse. De toute façon, nous ne pouvions plus reculer si nous voulions rester dans les petits papiers de Naoe-sensei.
Moi — Les personnes sur cette liste…
M. Naoe — Les personnes sur cette liste sont des génies s’étant retirés de la vie médiatique. Il est difficile de traiter avec eux.
Il y avait une dizaine de documents, faisant penser à des CV.
M. Naoe — Ce sont des personnes ayant interrompu leur carrière pour des raisons financières, de santé mentale ou autre malgré leur excellence à représenter le Japon, voire le monde.
Je vois. Compte tenu de ce programme exigeant, convaincre des pointures de s’investir dans un projet pareil n’allait pas être aisé. Toutefois, se tourner vers des personnes ayant des problèmes rendait les choses plus faciles, surtout contre de l’argent. Certes, ils avaient sûrement des soucis, mais avoir ces gens avec nous ne pouvait nous être que bénéfique surtout s’ils étaient notoirement reconnus pour être brillants. Cela dit, ils n’allaient probablement jamais devenir des icônes japonaises, en tout cas cela allait être plus difficile de les ériger comme tels.
M. Naoe — Te souviens-tu ? Juste après ton arrivée à mon service, nous avions évoqué l’éducation.
Moi — En effet. Ma vision de l’éducation est de faire en sorte que les enfants s’intéressent à la politique dès leur plus jeune âge, qu’ils s’instruisent à ce sujet et qu’ils deviennent des individus à l’esprit politique. Cela fera grandir le Japon, et c’est pourquoi j’ai demandé à pouvoir être pris sous votre direction.
M. Naoe — Quand j’avais entendu ça, j’avais tout d’abord pensé à une énième couleuvre d’un jeune politicien. Pourtant, il faut croire que cela m’a inspiré… Autrement dit, tu es qualifié pour participer à cette opération. Puis-je compter sur toi, Ayanokôji ?
Il fallait bien comprendre qu’il ne me demandait pas réellement mon avis. Le « oui » était le strict minimum. Et puis, il fallait avouer que ce projet était assez proche de mes convictions.
Moi — N’est-ce pas là une évidence ?
M. Naoe — Inutile de rappeler que tout cela est confidentiel, que ce soit au sein du parti ou envers l’opposition. Des questions d’éthique sont en jeu. Si le projet est exposé maintenant et qu’il est violemment critiqué, votre carrière politique sera terminée à tous les deux.
Oui, la mienne. Pas celle de Naoe-sensei, qui a rédigé ce projet. Pour être plus précis, la pendaison était sûrement ce qui nous attendait, Kamogawa inclus.
Moi — Je ferai de mon mieux. Cependant, j’ai une faveur à vous demander Naoe-sensei.
M. Naoe — Quoi donc ?
Au risque de paraître présomptueux, je préférais m’exprimer.
Moi — Seuls, Kamogawa et moi, risquons d’avoir quelques difficultés devant l’ampleur du projet. Auriez-vous un tiers de confiance à nous présenter ?
M. Naoe — Bien entendu. Il y a quelqu’un de connu dans le monde politique et des affaires, Sakayanagi. Il n’est pas beaucoup plus âgé que vous, mais j’aime son éloquence et il a l’air fiable.
J’avais déjà entendu ce nom-là. Il me semblait qu’il supervisait ce lycée d’élite… Mais il me semblait être plutôt du côté de Kijima-sensei.
M. Naoe — Je me suis mal exprimé. Le Sakayanagi à qui vous pensez, a un fils. C’est avec lui que vous allez vous entretenir.
Cela me semblait plus logique, d’un coup.
Moi — Compris.
M. Naoe — Et j’ai quelque chose d’important à vous dire, n’attendez pas de soutien financier de ma part.
Kamogawa — Quoi ? Mais un tel projet… risque d’être fort coûteux !!!
J’attrapai Kamogawa par les épaules pour le faire taire.
Moi — Cela peut sembler imprudent, mais… qu’en est-il du nom « Naoe-sensei » ?
M. Naoe — Non plus. Pour l’instant, rien ne doit indiquer que je suis impliqué.
Le visage de Kamogawa pâlit d’un coup.
M. Naoe — Je vais donc compter sur toi, Ayanokôji.
Il exagérait. Mais je n’avais pas le choix.
Moi — J’essayerai d’y mettre toute mon âme.
Ce n’était peut-être qu’une idée, ou un plan qu’il allait jeter à la poubelle le lendemain… Mais si c’était ce que Naoe-sensei voulait maintenant, je devais m’exécuter. Ainsi, après plus ample discussion, nous fûmes invités à disposer.
Je pris l’initiative d’ouvrir la porte coulissante de la pièce afin de dire au revoir à Naoe-sensei. Au bout du couloir, un nouveau venu, un garde du corps, attendait le retour de Naoe-sensei.
M. Naoe — Tu ne le connais pas, n’est-ce pas ?
Moi — Les gardes du corps de sensei travaillent très dur, il n’est pas rare qu’ils soient remplacés.
L’homme en face de moi me regardait avec un sourire permanent.
Moi — Dois-je me présenter ?
Le garde du corps répondit à peine, ayant l’air totalement désintéressé. Un tel comportement est normalement impensable avec Naoe-sensei, mais ce dernier n’avait pas l’air plus offensé que cela.
M. Naoe — Son nom est Ayanokôji, sénateur. Un petit bonjour ne serait pas de trop.
L’homme à la belle posture droite s’approcha de moi et me tendit la main.
M. Tsukishiro — Mon nom est Tokinari Tsukishiro. Je suis désolé de vous dire que je ne suis pas un garde du corps.
Moi — Veuillez m’excuser… Qui êtes-vous ?
M. Naoe — Comment dire… C’est un touche-à-tout, si j’ose dire. En cas de problème, n’hésitez pas à solliciter Tsukishiro. Il est à peine plus âgé que toi mais il fait des miracles.
Moi — « Touche-à-tout »…
Comme s’il m’avait attendu, l’homme s’étant présenté comme Tsukishiro me laissa sa carte de visite.
M.Tsukishiro — De la protection personnelle à la collecte d’informations, je peux répondre à toutes vos demandes.
« Toutes vos demandes », aucune tournure de phrase n’est plus suspecte. Mais s’il était proche de Naoe-sensei, je supposais pouvoir lui faire confiance.
Moi — Je m’appelle Ayanokôji, sous la supervision de Naoe-sensei. Si le besoin se fait sentir, votre aide sera précieuse.
M. Tsukishiro — Je ne suis pas seulement membre du Parti des citoyens, mais aussi du Parti de la paix.
Le Parti de la paix était le principal parti d’opposition. Il avait toujours eu une relation conflictuelle avec le parti des citoyens. Juste avant que je ne devienne politicien, le Parti de la Paix avait failli remporter les élections de façon inattendue. Sans certaines manœuvres de Naoe-Sensei, l’administration aurait pu être renversée. Généralement, si vous faites partie d’un camp, vous êtes hostile à l’autre. Peu importe le domaine. Alors j’avais un peu de mal à comprendre sa double allégeance.
Tsukishiro s’éloigna avec Naoe-sensei, gardant en permanence un sourire étrange sur son visage. Il plaça Naoe-sensei dans le taxi qui l’attendait et continua à incliner la tête jusqu’à ce que la voiture soit hors de vue.
Kamogawa — Il fait froid. Je crois que plus personne ne regarde…
Moi — Maintiens-la tête baissée au moins une minute après que la voiture soit partie. Et n’aie pas l’air fatigué en te redressant. Les yeux sont partout.
Ne serait-ce que les gens du ryotei, qui nous regardaient furtivement. S’ils avaient entendu la moindre insatisfaction de Naoe-sensei, cela aurait été le début des ennuis pour eux.
Kamogawa — Mais pourquoi Naoe-sensei était-il dans un taxi aujourd’hui ? Et pourquoi avec une jeune fille ? Adultère quand tu nous tiens !
Moi — Je crois que lui aussi est un touche-à-tout, après tout.
Je ne connaissais pas les détails. Mais peut-être avait-il essayé d’attirer quelqu’un ici. C’était une possibilité.
Moi — Ce n’est pas ce qui devrait nous préoccuper. Concentre-toi sur le projet qu’on nous a refourgué !
Il y a toujours des choses horribles en coulisses, dont personne ne sait rien.
Kamogawa — C’est un grand projet, mais c’est un peu scandaleux.
C’était un sacré challenge, en effet. Cependant, le fait que Naoe-sensei ait également mis Kamogawa dans le coup semble être une erreur. Ce dernier est une girouette sans la moindre conviction. Au moindre pépin, je n’ose pas imaginer…
Non, Naoe-sensei n’aurait jamais commis une telle imprudence.
L’avait-il intégré au plan pour nous donner une issue de secours en cas d’échec ? Toujours était-il que, pour l’instant, je démarrais avec un certain handicap.
[1] Ryotei (料亭). Restaurant traditionnel japonais.
[2] Référence à un duel entre Musashi Miyamoto et Sasaki Kojirô, deux célèbres samurais japonais, dans lequel le premier est arrivé avec 3 heures de retard.
[3] Shoji (障子) : fine porte coulissante, courante dans les intérieurs traditionnels japonais.
[4] Seiza (正座) : position assisse traditionnelle japonaise.
[5] Izakaya ( 居酒屋) : restaurant/brasserie informelle, pour se restaurer et boire un verre.