Hyouka t5 - chapitre 4

Plus simple de juste lâcher prise

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Traduction : Raitei
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1. Présent : 14,3 km ; reste 5,7 km

Il y a environ dix ans, je crois, j’avais parcouru une assez longue distance avec ma sœur. Apparemment, un vieux centre communautaire allait être démoli, et ma grande sœur avait décidé de m’emmener avec elle pour aller voir ça, toute excitée à l’idée qu’ils allaient peut-être le faire exploser. En vérité, je suis presque certain que j’étais tout aussi enthousiaste qu’elle. Si je pouvais retourner dans le passé, j’irais saisir mes épaules par derrière et me souffler avec un sourire : « ils ne feront jamais sauter un bâtiment comme ça ». Quoi qu’il en soit, nous avions marché, marché, et marché encore avec ferveur. Même lorsque j’étais au bord des larmes, elle me répétait : « ce sera forcément incroyable ! », et je continuais d’avancer. J’étais un enfant tenace, non ?

Bien sûr, ils avaient utilisé de lourds engins pour aider à la démolition, sans le moindre explosif en vue, mais je ne me rappelle pas en avoir été spécialement déçu. Voir un immense bâtiment se faire broyer morceau par morceau était largement suffisant pour me satisfaire.

Ce dont je me souvenais très clairement, en revanche, c’était du retour, d’une brutalité sans nom. Toute l’excitation du trajet aller avait déjà disparu, et je la suivais à l’aveugle sur une route inconnue, sans la moindre idée de là où nous étions, le ventre vide et le soleil déclinant. Alors que je traînais derrière, ma sœur m’avait dit ceci :

— Si tu t’arrêtes tout le temps, tu vas vraiment te faire mal aux jambes. Garde le rythme.

Avais-je réussi à rentrer chez nous par mes propres moyens, ce jour-là ? Je ne m’en souvenais pas.

Bien sûr, si ce souvenir m’était revenu, c’était parce que mes jambes commençaient à me faire mal alors que j’alternais sans cesse entre marcher et courir. Plus précisément, c’était l’articulation de ma jambe droite qui se mettait à avoir une douleur lancinante.

Si ç’avait été mes pieds ou mes mollets, ou même la rate, j’aurais pu accepter ça comme quelque chose d’inévitable, mais pourquoi est-ce que ça devait faire mal là ?

La pente descendante touchait presque à sa fin.

Je relevai volontairement la tête et vis un vaste paysage s’ouvrir devant moi : des rizières vertes à perte de vue, clairsemées de quelques propriétés. Peut-être n’avaient-ils pas encore retiré les décorations, ou peut-être qu’ils célébraient à la fois la fête des Garçons[1] et celle des pêches dans le coin, mais je distinguais des carpes en tissu flotter au vent devant les maisons au loin.

Je voyais presque la forme du vent dans les ondulations qu’elles dessinaient, et je le sentais ensuite me traverser, vif et agréable. Le soleil était déjà haut, mais sa chaleur n’avait rien de suffocant. Pour la première fois depuis le départ sur le terrain du lycée, j’eus envie de courir un peu. Naturellement, ce fut aussi exactement le moment où la douleur dans ma jambe devint insupportable.

Ce n’était probablement rien de grave, mais par précaution, je ralentis jusqu’à m’arrêter. Une petite fleur blanche avait poussé sur le bord de la route. Même quelqu’un d’aussi peu sensible que moi pouvait en apprécier la beauté. C’était un muguet. Sans vraiment réfléchir, je fixais la fleur tandis que je posais la paume sur l’articulation. J’appuyai, puis tapotai légèrement.

— Bon, si ça se limite à ça…

La douleur ne disparaissait pas, mais exercer une pression n’aggravait rien. Ce n’était pas raide non plus. Après m’être assuré que ça irait probablement, je m’apprêtais à repartir lorsqu’une voix agressive jaillit derrière moi.

— Hé, tu veux pas te mettre à courir sérieusement, espèce de déchet ?

Je relevai la tête pour voir ce qu’il se passait et aperçus Nanigashi, un garçon de ma classe l’an dernier, passer devant moi en courant.

Je ne savais pas grand-chose de lui. Même si nous étions dans la même classe, nous n’avions presque jamais parlé. En y repensant, en fait, je me souvenais avoir déjà entendu ce ton méprisant auparavant.

C’était juste avant les vacances d’hiver, lorsque tous les élèves nettoyaient les locaux. La poubelle était pleine, et quand j’étais allé la vider, il m’avait lancé d’une voix profondément hostile : « tu n’y touches pas ». Pensant qu’il voulait simplement le faire lui-même, j’étais parti sans rien dire.

S’il avait su que j’étais en classe A, il aurait sans doute été surpris de me voir aussi loin derrière. Ce qui me surprenait davantage, toutefois, c’était la virulence de son ton. Apparemment, sans grande surprise, il nourrissait contre moi une animosité tenace. Je n’avais aucun souvenir de lui avoir fait quoi que ce soit, mais quelle que fût la raison, ça devait le contrarier. Peut-être qu’il était juste irrité par la course.

Si je me mettais à courir maintenant, je me retrouverais juste derrière lui, et rien que d’y penser m’insupportait. Mes jambes allaient sans doute bien, mais je décidai quand même de marcher un peu.

Plusieurs élèves me dépassèrent, et je me mis à réfléchir à ce que signifiait détester quelque chose.

Je ne pense pas être le genre de personne qui se fait remarquer et s’attire des ennemis, mais je ne suis pas non plus le genre de personne qu’on adore. Si je devais fréquenter une centaine de personnes, il y en aurait forcément pour qui je serais insupportable. Après tout, même en m’accordant la meilleure image possible, je n’étais pas du genre à me montrer actif en groupe. Il m’était arrivé bien des fois de montrer clairement mon désintérêt pour les activités de classe. Et, bien sûr, même lorsque je me prenais de plein fouet les regards glacials et silencieux qui me jugeaient pour mon inaction, eh bien… comment dire… même dans ces moments-là, j’étais le genre de type à ne pas s’en formaliser. On pourrait même appeler ça de l’indifférence.

Cela dit, je n’avais aucune envie d’approcher les personnes qui me détestaient vraiment. Le simple fait que je marche en était la preuve. J’étais différent de Satoshi sur ce point.

Ce type ne reculait jamais devant les interactions, alors il apparaissait partout. Il donnait un coup de main et bavardait, mais sans jamais être intrusif. Ce n’était pas le genre à dire : « laissez-moi tout faire », mais plutôt : « je peux aider un peu ». Jamais rien d’irresponsable.

Parfois, son attitude désinvolte prêtait à confusion. Mais finalement, même conscient d’être détesté, il y allait quand même. Il se souciait encore moins que moi de ce que les autres pensaient de lui. C’était sans doute aussi une forme d’indifférence.

Et puis, il y avait ceux qui étaient à mille lieues de cette indifférence. Grâce aux insultes de Nanigashi, un autre souvenir me revint brusquement. Une histoire que j’avais cru entendre hier.

Mais seuls les deux concernés pouvaient en parler.

Il y avait un arrêt de bus sur le bas-côté.

Heureusement, une petite zone d’attente couverte se trouvait là. Les parois de tôle étaient rongées de rouille, le panneau cloué arborait une typographie vieillotte et une couche d’émail brillant. Le banc en plastique semblait prêt à résister à un typhon, mais l’usure lui donnait un air fragile. Une longue fissure le traversait. La couleur était passée par endroits, mais rien ne s’était encore détaché. Ce n’était pas récent.

C’était l’endroit idéal pour observer les lycéens de Kamiyama passer. Je me glissai à l’intérieur et restai immobile dans la zone ombragée, comme pour me dissimuler. Il me suffisait d’attendre pour intercepter Chitanda à son passage.

Même si Nanigashi m’avait ordonné de courir, je m’étais finalement arrêté de marcher aussi. J’avais une raison, plus ou moins valable.

Ce matin, avant même de franchir la ligne de départ, une idée m’était venue. Hier, nous étions trois dans la salle de géologie : Chitanda, Ôhinata et moi. Puis Ibara était arrivée, nous apprenant qu’Ôhinata disait vouloir quitter le club. Comme résumé, rien de tout cela n’était faux.

Pour le reste, mes souvenirs s’arrêtaient là. Ce que j’avais appris ensuite d’Ibara et de Satoshi ne faisait que souligner à quel point ces quelques dizaines de minutes après les cours avaient eu du poids. Dire « je lisais un livre alors je ne me souviens plus » n’allait clairement pas suffire. En comprenant cela, un souvenir que j’avais rejeté comme insignifiant refit surface.

Vrai ou non, Chitanda était convaincue qu’Ôhinata quittait le club par sa faute, et elle prenait toute la responsabilité pour elle. Même si j’avais été assez culotté pour me lever et la poursuivre en disant : « je pourrais peut-être t’aider, dis-moi ce qu’il s’est vraiment passé », elle aurait probablement secoué la tête sans un mot. C’était le genre de personne qui ne cède jamais dans ces moments-là.

Je devais arrêter Chitanda.

Pour ça, je devais absolument me rappeler ce qui s’était réellement passé hier après les cours, et lui présenter une hypothèse claire.

Autrement dit, une hypothèse expliquant pourquoi elle croyait être responsable du départ d’Ôhinata.

Je pensais avoir une piste.

2. Passé : environ 19 heures et 30 minutes plus tôt

Je ne m’en étais pas rendu compte sur le moment, mais il était encore bien trop tôt pour que la soirée soit tombée. Je quittai la salle de 1ère A au troisième étage et me dirigeai tranquillement vers la salle du club de littérature classique, la salle de géologie. Il ne me restait que quelques pages avant de terminer le livre de poche que je transportais, et je comptais aller le finir là-bas.

Dans le couloir, les élèves qui s’apprêtaient à partir allaient et venaient. Un élève accrochait des affiches sur le panneau d’affichage, sans que je puisse dire de quel club il venait. Une élève portant une énorme boîte en carton entre les bras, la tête dépassant tantôt à gauche tantôt à droite pour regarder où elle allait, passa devant moi. C’était la même scène que celle que je voyais tous les jours après les cours : des rires aigus, du brouhaha grave, une agitation continue. Je mis les mains dans mes poches. J’y avais encore la monnaie du déjeuner, et je me mis à faire tinter les pièces.

Pour rejoindre le bâtiment spécial où se trouvait notre salle, il fallait passer par une passerelle. Celui-ci longeait le deuxième étage, mais par beau temps, on pouvait aussi passer par son toit accessible au troisième. Je sortis sur ce toit balayé par le vent, et j’entendis le bruit métallique caractéristique des battes du club de base-ball frappant de multiples balles.

D’ordinaire, au lycée Kamiyama, on entendait aussi résonner les répétitions du club de fanfare ou de celui d’a cappella, mais ce jour-là, tout était calme. Je vis une fille que je n’avais jamais croisée, penchée sur la rambarde rouillée, l’air si mélancolique qu’on aurait dit qu’il n’existait sur cette planète pas la moindre chose capable d’apporter du bonheur. Si le soleil avait été un peu plus bas, on en aurait tiré un très beau tableau.

Je montai au quatrième étage. Dans le palier entre deux volées d’escaliers se trouvait un autre panneau d’affichage, mais les inscriptions pour les nouveaux clubs étaient terminées depuis longtemps, si bien que le liège nu dominait. La seule affiche restante représentait une actrice magnifique, tout sourire, avec en bas la phrase : « attends un peu ! toi aussi, tu peux avoir une vie radieuse ! ». Je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire.

Cette année, les seuls clubs du quatrième étage du bâtiment spécial étaient celui de littérature classique et celui d’astronomie. Le club d’astronomie était parfois bruyant, mais la veille, on aurait entendu une aiguille tomber. Alors que je me dirigeais vers la salle de géologie en longeant le couloir désert, je m’arrêtai soudain, manquant de trébucher.

La porte d’une salle vide était restée coulissée. Et quelqu’un pendait à son cadre.

L’image était si dérangeante que, l’espace d’un fragment de seconde, j’eus l’impression que quelqu’un s’était pendu. Comment pouvait-on être aussi impulsif, alors qu’il restait pourtant, d’après l’affiche vue plus tôt, un moyen de vivre une vie radieuse… ?

Mais je compris aussitôt que ce n’était pas ça. La personne s’accrochait simplement au cadre avec ses deux mains.

C’était une fille en uniforme marin. Je ne voyais que son profil, puisqu’elle tournait le dos à la partie fermée de la porte. Pourtant, cela aurait dû largement suffire à comprendre de qui il s’agissait. Je regardai ses pieds : ses chaussettes bleu marine ne touchaient absolument pas le sol. J’envisageai de l’interpeler, mais je me ravisai. Peut-être était-ce quelque chose qu’elle ne voulait pas qu’on voie, et je devrais faire semblant de n’avoir rien remarqué.

Mais cette délicatesse fut vaine. Je pensais n’avoir fait aucun bruit, mais elle m’entendit malgré tout. Elle poussa un petit cri et lâcha prise, heurta la porte avec un excès d’élan, puis retomba sur les fesses. Elle se releva aussitôt, gênée, et fit semblant de n’avoir rien fait.

— Bonjour

Quelle courtoisie.

— Ouais, bonjour

— Il fait beau, hein ?

— Ça oui.

Pourquoi Tomoko Ôhinata pendait-elle au cadre d’une porte, au quatrième étage du bâtiment spécial après les cours ?

Si Chitanda avait été là, elle en aurait fait un mystère de la plus haute importance. Souriant comme à l’accoutumée, Ôhinata passa ses mains dans son dos pour dépoussiérer discrètement l’arrière de sa jupe.

Elle savait déjà que je l’avais vue, si bien que sa comédie était à moitié faite. Je voulus lui demander ce qu’elle faisait là, d’un ton inoffensif, mais aucun mot ne me vint.

— Euh…

Je fis tourner mon index dans l’air sans raison particulière, puis j’eus soudain une illumination.

— Tu essayais ça, hein ? Tu voulais t’étirer le dos ?

À cette tentative absolument lamentable de consolation, elle répondit par un sourire amer.

— Je pense pas que mon dos s’étirerait comme ça. Si quelque chose s’étirait, ce seraient mes bras.

— Donc tu voulais allonger tes bras ?

— Ouais, quelque chose comme ça.

D’un mensonge peu convaincant, elle détourna les yeux vers la fenêtre. Puis elle me regarda du coin de l’œil et posa une question à son tour.

— Tu vas au club, là, tout de suite ?

— Ouais.

— Je vois…

Elle dit cela d’un ton détaché, mais je pouvais sentir que ça n’allait pas dans le sens qu’elle espérait. Elle avait dû partir du principe que je ne viendrais pas. Après tout, il était impossible de savoir à l’avance qui se présenterait un jour donné. Chacun venait quand il en avait envie, et ça n’avait pas changé depuis un an.

Au bout du couloir, je vis que la porte de la salle de géologie était entrouverte, probablement pour l’aération.

— On dirait qu’il y a déjà quelqu’un.

Elle fixa l’ouverture.

— C’est la présidente.

— Chitanda, hein ?

— Fukube-senpai est en réunion avec le Comité d’organisation apparemment. Il est passé un moment et il est reparti aussitôt après.

Satoshi devait se préparer pour la Coupe Hoshigaya du lendemain. J’étais d’ailleurs surpris qu’il soit passé au club ce jour-là.

— Toujours occupé, j’imagine.

Ôhinata hocha la tête avec un léger sourire.

— On dirait bien. Même ce week-end, il…

Elle s’interrompit. Puis, soudain, elle me lança une question, le visage grave, comme si elle tournait autour d’un secret embarrassant.

— Tu es l’ami de Fukube-senpai, Oreki-senpai, donc tu sais, hein ?

Sans atteindre les sommets de Chitanda, je remarquais qu’Ôhinata avait aussi une fâcheuse tendance à omettre les éléments essentiels. Chitanda allait trop vite et s’arrêtait net. Ôhinata, elle, croit que, dès qu’un sujet est personnel, il n’a pas besoin d’être expliqué : l’autre est censé deviner.

J’avais seulement dit que Satoshi était quelqu’un d’occupé. Ôhinata avait acquiescé puis commencé à parler du week-end. Je ne connaissais pas les projets précis de Satoshi, mais je pouvais deviner quelque chose qui accaparait son temps. Au besoin, il y aurait eu une chose que je pouvais mentionner, mais en parler n’était pas simple.

— En gros, oui. Et toi ?

— Je l’ai appris de quelqu’un de ma classe.

— Quelqu’un que tu connais ?

Même en y réfléchissant bien, une classe de seconde n’était pas assez grande pour propager un tel ragot.

— Tu es amie avec la petite sœur de Satoshi ?

— Plus ou moins. Disons qu’on déjeune ensemble.

— Je ne lui ai pas beaucoup parlé, mais elle est un peu bizarre, non ?

Ôhinata inclina la tête.

— Elle est particulière, oui, mais pas au point que je dirais bizarre. Je dirais que Fukube-senpai est plus étrange qu’elle.

Elle se tut.

Je me demandai ce que la sœur un peu spéciale de Satoshi avait bien pu raconter à Ôhinata.

Nous nous observions. J’essayais de deviner ce qu’elle savait, ce que je pouvais dévoiler sans créer de problème. Le silence devint suffocant.

J’en eus assez de tourner autour du pot. Pourquoi fallait-il parler de Satoshi comme si je manipulais une casserole brûlante ?

Je parlai franchement.

— C’est à propos de Satoshi et Ibara, pas vrai ?

Ôhinata prit une inspiration de soulagement. Son expression se détendit.

— Ouais, c’est ça. Je vois que tu étais au courant.

Ibara aimait Satoshi depuis longtemps. Au plus tard, je l’avais appris en hiver de notre troisième année de collège. Satoshi avait toujours esquivé la question. Quant à moi, ne voulant soutenir ni l’un ni l’autre, je n’avais pas suivi les détails de près. J’avais entendu dire que, durant les vacances de printemps, Satoshi avait enfin arrêté de fuir. Depuis, ses week-ends étaient toujours occupés.

— C’est quelque chose qu’elle m’a dit, mais…

Jusqu’ici, je n’avais jamais eu l’occasion de bavarder avec une élève à propos d’un commérage. J’imagine que beaucoup auraient affiché un sourire coupable de gourmandise. Je restai silencieux, l’écoutant.

— Depuis qu’ils sortent ensemble, depuis trois jours, Fukube-senpai est devenu une pauvre créature qui ne fait que répéter « je suis désolé… je suis désolé », comme s’il devait s’excuser auprès d’Ibara-senpai pour quelque chose. Il s’est passé un truc ?

Bon sang… Que la situation de Satoshi soit parvenue jusqu’à sa sœur, et que celle-ci l’ait ensuite rapportée à sa kôhai, Ôhinata… c’était franchement pitoyable. Heureusement, elle n’en connaissait pas les détails. Après une année entière passée à hésiter, il devait sans doute avoir beaucoup de choses à dire. Mais personnellement, je n’étais pas captivé par le sujet. Je lui donnai une réponse courte pour lui faire plaisir.

— Il s’excuse sûrement de l’avoir fait attendre si longtemps, alors qu’il ne méritait même pas sa patience.

À ces mots un peu étranges, Ôhinata resta bouche bée un instant.

Je pensais qu’elle allait enchaîner, mais elle sourit soudainement.

— C’est gentil, dit comme ça. Ça sonne tellement chaleureux.

Je ne savais pas quoi répondre. Elle me fixa un instant, puis perdit doucement son sourire. Comme je tentais de lancer de petites banalités, elle me coupa :

— Euh, senpai.

— Ouais ?

Je m’arrêtai et me retournai. Ôhinata bafouilla :

— Euh… eh bien…

Puis elle abandonna.

— Attends-moi juste une seconde.

Elle retourna vers le cadre où elle pendait plus tôt et sauta pour s’y raccrocher.

J’étais évidemment surpris. Je n’avais même plus l’énergie de demander ce qu’elle faisait. J’attendis, comme demandé.

Je fixai son dos suspendu. Sa jupe portait encore des traces blanches, vestiges de sa chute. Dommage que le grand nettoyage ait été expédié.

— C’est super fatigant, de rester accrochée comme ça.

Je le pensais aussi. Mais je répondis :

— Mais tu t’accroches de ton plein gré.

— Ouais, enfin, j’avais envie, je suppose, dit-elle comme en dissimulant quelque chose.

— Ou bien quelqu’un t’a accrochée là.

— On pourrait voir la chose comme ça aussi.

Je réfléchis un instant. Si quelqu’un l’avait vraiment suspendue là, je pouvais compatir. Ma sœur m’avait souvent fait subir la même chose, alors je connaissais cette sensation.

— Dans ce cas, vas-y, remonte.

Ôhinata tourna légèrement la tête.

— J’ai pas assez de force dans les bras. Attends un peu.

Ça ne dura que quelques dizaines de secondes. Elle lâcha, retomba parfaitement, puis se tourna vers moi avec un grand sourire.

— C’est plus simple de juste lâcher prise. Désolée de t’avoir fait attendre.

À cet instant, quelque chose me parut étrange. Le jour du festival de recrutement, quand elle s’était inscrite, j’avais trouvé Ôhinata étonnamment grande pour une élève de seconde. Et son visage hâlé par le soleil, toujours souriant, son énergie débordante… tout ça m’avait semblé un peu envahissant.

Mais là, dans ce couloir du quatrième étage, après les cours… Ôhinata me parut soudain minuscule. Comme une vraie seconde finalement. Voire comme une élève de dernière année de collège.

— Bon, on y va ?

Sous son ton faussement guilleret, je percevais une bravoure qui sonnait creux, et je compris que mon intuition était juste.

Je me demandais ce que pouvait bien être en train de faire Chitanda seule, mais elle révisait consciencieusement ses manuels et son dictionnaire, fidèle à elle-même. Quand elle nous aperçut, elle leva la tête avec un large sourire et referma ses ouvrages.

— De quoi parliez-vous tous les deux ?

Je n’étais nullement surpris. Non seulement la porte de la salle était ouverte, mais Chitanda avait l’ouïe exceptionnelle. Même sans comprendre les détails, elle avait forcément entendu qu’on parlait. Je n’avais aucune envie de lui mentir.

— On parlait du fait que Satoshi avait l’air très occupé.

Ce n’était pas toute la vérité, mais ce n’était pas un mensonge. Chitanda hocha la tête sans la moindre suspicion.

— Oui, il y a la Coupe Hoshigaya demain.

C’était sans doute la première fois que j’entendais quelqu’un autre que Satoshi appeler la compétition de marathon par ce nom.

— Ça fait trois jours qu’on t’a pas vue, Ôhinata, hein ?

— Ah… vraiment ?

Ôhinata répondit non sans mollesse, son regard fuyant. Puis elle se rapprocha lentement de Chitanda.

— Euh… je peux m’asseoir à côté de toi ?

Chitanda sursauta légèrement, puis répondit avec douceur :

— Oui, vas-y.

J’imaginais que la porte ouverte servait bel et bien à ventiler la pièce. Plusieurs fenêtres donnant sur la cour étaient ouvertes, et les rideaux roulés bougeaient à peine. Comme on était déjà à la fin du mois de mai, l’air qui entrait n’était pas froid.

Je tirai une chaise dans la troisième rangée en partant du fond, trois places depuis la fenêtre donnant sur les terrains. Je m’assis et sortis mon livre de poche de mon sac en bandoulière.

J’entendis une chaise glisser. Je levai les yeux : Ôhinata s’était installée juste devant Chitanda.

Je retrouvai ma page et me plongeai dans ma lecture. Mais lentement, je devins conscient que Chitanda et Ôhinata discutaient.

Je ne sais pas combien de temps passa.

— Oui.

Ce seul mot brisa ma concentration.

Le livre était passionnant, mais certains passages étaient un peu ennuyeux. Comme j’étais en train de décrocher, une voix inattendue me ramena à la réalité. Je levai la tête et vis Chitanda, de dos. Elle n’avait pas tourné la tête vers moi.

J’hésitai. Avais-je rêvé ? Non, j’étais sûr d’avoir entendu quelqu’un dire oui. Et c’était forcément Chitanda.

Puis je remarquai autre chose : Ôhinata avait disparu. Rien d’étonnant. Elle était probablement partie.

Quoi qu’il en soit, j’appelai doucement :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Ma voix n’était ni forte ni inaudible. Pourtant, elle ne réagit pas. Je pensai d’abord qu’elle dormait, mais non… personne ne pouvait dormir avec une posture si droite. Je l’appelai plus fort :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Le corps de Chitanda sursauta.

Elle tourna lentement la tête. C’était une expression que je ne lui avais jamais vue. Une absence totale de lumière dans ses yeux figés. Elle secoua brièvement la tête, comme effrayée, puis se retourna aussitôt.

Je me demandai si quelque chose s’était produit, mais il n’y avait que nous deux. Et si quelque chose s’était passé, elle m’aurait forcément dit je suis curieuse. Donc je supposai que tout allait bien.

Le vent s’était levé. Il traversait toute la salle. Le soleil ne s’était pas encore couché, mais la température baissait. Je me levai pour fermer les fenêtres. Chitanda restait droite, les yeux dans le vide.

Je retournai m’asseoir et repris ma lecture, défilant les pages.

Quand je relevai la tête, j’avais déjà terminé un chapitre de plus. Il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps.

Je comptais terminer le livre, mais dehors la lumière déclinait. Je posai le livre de poche, me disant qu’il était bientôt temps de partir.

À ce moment, la porte s’ouvrit et Ibara entra.

— Hé, il s’est passé quelque chose ?

Chitanda répondit faiblement :

— Non…

Ibara se tourna vers le couloir, puis reprit d’une voix à peine voilée :

— Je viens juste de croiser Hina-chan. Elle a dit qu’elle n’allait pas s’inscrire.

3. Présent : 14,5 km ; 5,5 km restants

Quelques élèves du lycée Kamiyama passèrent devant moi tandis que je me dissimulais dans l’ombre du petit abribus fermé. Certains avaient l’air de venir tout juste de quitter la ligne de départ, d’autres semblaient avoir brûlé leurs dernières forces dans les montées et descentes meurtrières et haletaient bruyamment. Il y en avait même qui, manifestement, avaient renoncé à la Coupe Hoshigaya et traînaient lourdement les pieds.

À vrai dire, j’aurais voulu pouvoir baisser les yeux vers le sol et réfléchir tranquillement. Mais si je faisais ça, j’étais presque certain de manquer Chitanda lorsqu’elle passerait.

Je m’installai sur le banc usé par le temps et relevai légèrement le menton en réfléchissant.

J’étais convaincu que la raison pour laquelle Ôhinata avait décidé de quitter le club se trouvait quelque part dans les quarante jours écoulés depuis la semaine de recrutement des nouveaux membres et la veille de son départ. Si je gardais ce soupçon en tête et que je rembobinais mes souvenirs, bien des événements commençaient soudain à paraître étranges. La réponse qu’elle avait donnée au sujet d’Ibara et de Satoshi semblait appuyer cette hypothèse.

Mais qu’en était-il de Chitanda ? À la voir hier, elle semblait avoir une idée de la raison pour laquelle Ôhinata avait décidé de partir. Peut-être pensait-elle que tout venait d’une accumulation progressive au cours de ces quarante jours. Ou peut-être croyait-elle que tout venait uniquement des quelques minutes d’hier après les cours.

Si la raison se trouvait dans ces quarante jours, cela signifiait ceci :

Chitanda était convaincue d’avoir acculé Ôhinata. Sans qu’il y ait eu volonté d’être hostile ou mauvaise, elle pensait néanmoins avoir agi d’une manière telle que « compte tenu de ce que j’ai fait, Ôhinata va quitter le club ». Elle croyait, comme un fait établi, avoir provoqué son départ.

Si la raison se trouvait dans les quelques minutes d’hier après les cours, cela signifiait ceci :

Pendant que je me délectais du récit palpitant de la vie d’un maître espion, Chitanda avait mis Ôhinata dans une colère claire et nette. Par exemple, elle aurait pu faire quelque chose comme lui presser du jus de citron sur son karaage[2] sans prévenir ni pitié. Ôhinata, furieuse, lui aurait lancé quelque chose comme : « Je ne peux plus rester près de quelqu’un comme toi ! », avant de partir en claquant la porte et de quitter le club. Une explosion de sentiments refoulés, pour ainsi dire.

Laquelle des deux situations était la bonne ?

Sans doute possible, quelque chose avait mijoté en elle durant ces quarante jours. Cela expliquait pourquoi Ôhinata avait critiqué Chitanda de manière détournée en disant qu’« elle ressemblait à un bodhisattva en apparence ».

Mais dans ce cas, cela signifiait-il que Chitanda n’était en réalité qu’une yaksha ? Avait-elle vraiment, sans le vouloir, fait peser suffisamment de pression mentale sur Ôhinata pour que celle-ci quitte le club ?

Peu à peu, je compris où je devais réellement porter mon attention.

Attendre était difficile. Je n’étais pas l’Ôhinata d’hier, mais rester « suspendu en l’air » était réellement épuisant.

Évidemment, le pire était la possibilité de manquer Chitanda au moment précis où je détournerais les yeux. Si cela arrivait, je resterais là à l’attendre éternellement, pour quelqu’un qui ne viendrait jamais, jusqu’à ce qu’on découvre mon corps gelé un matin d’hiver, mourant de faim, inspirant plus tard une pièce de théâtre intitulée En attendant Chitanda. À ce stade, je n’étais même plus capable d’estimer la distance qui nous séparait.

Je m’amusai d’une idée.

Si je ne retournais pas au lycée Kamiyama, la Coupe Hoshigaya ne se terminerait pas. Pourtant, courir restait insupportable. Ou, pour être exact, j’étais épuisé. D’un autre côté, j’étais dans un abribus. Un autobus, après tout, était un moyen de transport.

Dans ce cas, j’aurais vraiment préféré qu’un bus arrive et me ramène au lycée. Ce serait très bien. J’avais quelques pièces dans ma poche. Je les avais gardées au cas où j’aurais très soif en chemin et qu’un distributeur croiserait mon passage. Quelle splendide idée, non ? Si on n’est pas doué en calcul mental, on utilise une calculatrice. Si on n’est pas doué en anglais, on utilise un logiciel de traduction. Si on n’est pas doué en course, on utilise un autre moyen de transport. Je l’avais toujours su. Peut-être était-ce cela, la manifestation de la force nécessaire pour continuer à vivre. J’avais appris de grandes choses aujourd’hui.

C’est alors qu’en plein milieu de mes pensées, Chitanda passa devant moi.

Pendant un instant, je ne fus pas totalement convaincu par ce que je voyais. En partie parce que je n’étais pas encore habitué à la voir dans la tenue de sport : un t-shirt blanc à manches courtes et un short rouge vif. Mais aussi parce que ses longs cheveux relevés différaient tellement de son apparence habituelle. Je l’avais déjà vue les attacher, par exemple lors de notre visite au sanctuaire juste après le Nouvel An. Elle avait voulu assortir sa coiffure à son kimono. Mais jamais encore je ne l’avais vue les attacher aussi haut. C’est parce que j’étais si habitué à son apparence ordinaire que je faillis ne pas la reconnaître lorsqu’elle passa en courant, les lèvres légèrement entrouvertes.

Je me levai d’un bond et me mis à courir. Mon moment d’hésitation me fit réagir trop tard, et je m’efforçai donc de rattraper le coup.

La portion de col juste devant nous était l’une des pires du parcours, mais aucun signe de fatigue ne transparaissait dans sa foulée. Ses bras restaient près de son buste tandis que sa taille oscillait, ses pieds frappaient l’asphalte avec régularité, son corps tout entier parfaitement en rythme avec les lignes blanches tracées sur la route.

La route filait droit, coupant entre la densité des forêts et les champs fraîchement plantés qui approchaient. On aurait dit que l’asphalte avait été refait récemment : il était d’un noir profond, presque neuf. Je pensais qu’il restait un peu de temps avant midi, mais je dus plisser les yeux en regardant le soleil brillant déjà très haut dans le ciel. J’évaluai la distance qui nous séparait tout en continuant à courir.

Je songeai à accélérer brusquement pour la rattraper. Certes, on ne faisait pas attention aux autres lorsque l’on courait, mais il y avait beaucoup de camarades devant comme derrière. Et puis, la filer ainsi donnait une curieuse impression. Je voulais accélérer tout en la rattrapant de manière naturelle.

Partant de cette résolution, je réduisis peu à peu l’écart. Je n’avais pas besoin d’être assez près pour la toucher. Seulement assez pour que ma voix puisse l’atteindre.

Pourtant, même comme ça, elle restait loin.

Ma voix resta coincée dans ma gorge. Mes jambes s’alourdirent. Même la douleur dans mes articulations sembla revenir. Ma respiration devint subitement plus laborieuse.

— C’est pas bon…

La phrase s’échappa à peine.

Je n’avais pas envie de la rattraper.

Je n’avais pas envie parce que je n’avais simplement pas envie. Le moment où je le ferais, je serais obligé de lui asséner mes raisonnements et déductions. Cette seule pensée rendit mes jambes encore plus lourdes. Oui, c’était sûrement ça. Et pourtant, je ne pouvais pas abandonner.

Étions-nous séparés de cinquante mètres ? De cent ? Peut-être davantage. Je restais à distance fixe derrière elle : incapable de réduire, incapable d’augmenter cet écart. Je ne pouvais pas continuer indéfiniment ainsi, courant en fixant sa queue-de-cheval qui se balançait de gauche à droite.

Je serrai les dents. C’était maintenant ou jamais.

Et au même moment, quelque chose d’inimaginable se produisit.

Chitanda tourna le haut de son corps en courant et regarda derrière elle.

Nos regards se croisèrent.

Il n’y avait plus le choix : il fallait y aller. J’accélérai.

Bien qu’elle se soit retournée, elle n’avait sans doute aucune idée que j’étais là. Ses yeux s’écarquillèrent avant qu’elle ne se remette aussitôt face à la route. Il n’y avait rien de plus dangereux que de courir en regardant derrière soi. Même si elle prenait la Coupe Hoshigaya au sérieux et ne ralentissait pas, elle ne fit rien non plus pour me distancer.

Si je me décidais à la rejoindre, j’en étais capable. Dans la brise de fin mai, je courus à ses côtés.

Elle ne rompit jamais son rythme. Elle me lança un coup d’œil discret, et je pris la parole en feignant l’assurance.

— Désolé. J’ai hésité à t’appeler, mais…

Même si j’avais voulu éviter de la suivre comme un stalker, c’est exactement ce qui s’était passé. Elle ne montrait pas vraiment d’intérêt pour mes excuses, mais je vis ses traits contractés se relâcher un peu, comme traversés par un doute. Sans doute pour économiser sa respiration, elle me posa une question brève.

— Pourquoi es-tu là ?

Elle devait se dire que j’aurais dû être bien plus en avant. Je répondis sans attendre.

— Je veux parler d’Ôhinata.

— …

— Pour ça, je veux connaître ta version.

À ces mots, sa respiration devint plus instable. Son allure, elle, resta parfaitement régulière. Nous courions côte à côte, séparés d’à peine quelques dizaines de centimètres. J’attendais sa réponse.

Finalement, Chitanda répondit, le regard douloureux.

— C’est de ma faute.

— Ce qui s’est passé hier, hein ?

— C’est entre moi et Ôhinata.

Elle reprit, entre deux respirations.

— Je suis désolée que tu te sois donné tout ce mal, mais je ne peux pas t’embarrasser avec ça.

Ses yeux brillaient légèrement, peut-être simplement parce qu’ils étaient secs, mais elle fixa l’horizon, sans ajouter un mot. Je m’étais attendu à ce qu’elle prenne tout sur elle, mais je compris qu’elle refusait même de s’arrêter pour me raconter sa version.

Je ne voulais toutefois pas renoncer avant de jouer ma carte maîtresse.

— Raconte-moi ce qui s’est passé. Ôhinata se trompe peut-être sur ce qu’elle a cru voir.

— Merci de t’en soucier. Vraiment. Mais…

Elle tourna légèrement la tête et m’adressa un doux sourire.

— Ce n’est la faute de personne d’autre.

Si je n’avais pas été en train de courir, j’aurais sans doute soupiré. Elle en était tellement convaincue. Pourtant, il y avait quelque chose que moi, je savais…

Je voulus lui saisir l’épaule pour la stopper, mais c’était impossible. Alors je mis toute ma force dans ma voix, espérant qu’elle l’entendrait.

— Tu te trompes.

Je tentai de raisonner son profil tendu.

— C’est pas ça. Ôhinata n’était pas en colère parce que tu as regardé son téléphone. Pas du tout.

Pour la première fois, la respiration de Chitanda, d’ordinaire imperturbable, se décomposa.

Le parcours suivait la lisière de la forêt, qui ressemblait moins à un véritable bois qu’à une sorte de bosquet entourant le sanctuaire local. La rue devant le sanctuaire Mizunashi menait également à la berge de la rivière.

On ne voyait aucune trace de présence humaine dans l’enceinte du sanctuaire. Je n’aurais su dire quel oiseau c’était, mais on entendait au loin son chant perçant.

Un jet d’eau, jaillissant d’un bambou taillé en biais sans bassin pour le recueillir, coulait en continu. Chitanda se tenait là, recueillant l’eau du bec de bambou avec la louche du sanctuaire avant de la porter à ses lèvres.

— Je suis plutôt douée pour courir longtemps, continua-t-elle, ses vêtements de sport impeccablement ajustés sur elle.

— Je voulais essayer de faire tout le parcours sans marcher une seule fois.

— Désolé.

— L’eau est très froide et délicieuse. Tu devrais en prendre un peu.

Comme elle se décala, je me lavai les mains et bus moi aussi. L’eau, claire comme du verre, paraissait si glacée qu’elle pouvait faire mal à l’estomac si je l’avalais d’un coup. Je n’en pris qu’une petite quantité, la laissant couler lentement dans ma gorge.

À travers le torii du sanctuaire, on apercevait la ligne continue des élèves du lycée Kamiyama qui suivaient le parcours. Aucun ne levait la tête vers le torii[3] ni les marches de pierre menant jusqu’à nous. Chitanda avait proposé que nous entrions dans le sanctuaire parce que « ce n’était pas le genre d’histoire qu’on peut raconter en courant au bord de la route ». Et en effet, l’endroit était parfaitement calme, propice à une discussion sans agitation.

La tête légèrement inclinée, elle serrait de sa main droite son bras gauche. Elle me regarda boire, puis demanda d’une voix posée :

— Tu as vu, n’est-ce pas ? Ce que j’ai fait…

— Non, je n’ai rien vu. Justement, je veux que tu me racontes tout.

— Tu n’as… rien vu ?

Même en murmurant cela, elle ne me pressa pas de continuer. Je me relavai les mains sous le filet glacé. La sensation froide était agréable.

— Je n’ai vu que ton dos. Et j’ai entendu que tu disais « oui ». À partir de là, j’ai pu deviner plus ou moins ce qui s’était passé.

— J’ai vraiment dit quelque chose comme ça ?

— Sans doute inconsciemment.

Je lui adressai un sourire un peu ironique.

En repassant mes souvenirs d’hier, je me rappelai très nettement ce « oui » prononcé sans transition. Cela m’avait surpris, mais comme elle n’avait rien relevé, j’avais supposé que ce n’était rien d’important, et j’avais oublié.

Mais lorsque ce seul mot m’avait tiré de mon livre pour me ramener au réel, nous n’étions que tous les deux dans la salle de géologie. Pensant qu’elle cherchait à m’appeler, je lui avais répondu instinctivement : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Qu’était-ce alors ? Même si j’avais confondu le souffle du vent avec sa voix, elle aurait dû réagir aussitôt quand je l’avais appelée. Et pourtant, la première fois, elle n’avait même pas tourné la tête. La seconde, elle ne s’était retournée qu’un instant.

J’aurais dû comprendre sur-le-champ. Chitanda n’avait pas prononcé un seul mot à mon intention. Pourquoi ?

Ce n’était pas qu’elle me détestait au point d’ignorer ma voix.

— Ce « Oui », c’était la réponse que tu donnes quand tu décroches un téléphone.

— Ah… bon ?

— Je me trompe ? Tu répondais au téléphone, non ?

— Oui, je répondais à un appel. Je ne me souviens plus si j’ai dit « oui » ou « allô ».

Ce n’était pas impossible. On ne pense pas toujours aux formules qu’on prononce en décrochant. Mais si elle avait dit « allô », je l’aurais compris immédiatement.

— Quand je t’ai appelée, tu t’es juste retournée un instant, sans rien dire.

— Je me souviens de ça. Mais je veux dire…

— Tu ne pouvais pas m’écouter parce que tu étais au téléphone.

Elle hocha la tête.

Bien sûr, ce n’était pas elle qui avait lancé l’appel : elle avait simplement répondu. Sinon, elle n’aurait pas commencé par un simple « Oui. ».

Mais Chitanda n’avait pas de téléphone portable. Pour une raison que j’ignorais, elle n’en possédait pas. Alors de qui était le téléphone ? Celui d’un élève. Quelqu’un ayant eu cours dans cette salle ce jour-là. Peut-être avait-il sonné après la fin des cours.

Mais en y réfléchissant bien, cela ne tenait pas.

— S’il avait été posé quelque part d’un peu caché, tu n’aurais pu le remarquer que s’il sonnait assez fort. Pourtant, je n’ai rien entendu.

Un vibreur qui cogne contre une table fait forcément un bruit sourd. Je l’aurais entendu, comme ce « oui » qui m’avait tiré de mon livre. Or je n’avais rien entendu d’autre.

Donc soit il n’y avait pas eu de son, soit il avait été étouffé. Pourquoi ?

— Si le téléphone appartenait à Ôhinata, tout s’expliquerait, dis-je.

— Tu dis que le téléphone d’Ôhinata était en silencieux ?

— Non, pas du tout. Souviens-toi : où était son téléphone ?

Chitanda répondit aussitôt :

— Sur la table. Ôhinata l’a posé juste après s’être assise.

Et c’était vrai : lors de la dégustation des pâtisseries de Kagoshima, elle avait fait exactement la même chose. Peut-être que ce geste était lié à l’uniforme marin, peu pratique pour ranger un téléphone, allez savoir.

— Hier, tu avais posé dessus un manuel et ton cahier. Sur une surface molle, les vibrations sont étouffées. Je ne pouvais rien entendre d’où j’étais.

Lorsqu’on se trouve chez quelqu’un et que le téléphone sonne, et que personne n’est là, on peut soit ignorer l’appel, soit décrocher pour prévenir que « la personne n’est pas disponible ».

Lorsque nous étions allés au café comme clients test, Chitanda était arrivée en retard précisément parce qu’elle avait répondu à un téléphone dans une maison où elle passait. En voyant le portable vibrer, elle avait probablement voulu rendre service.

Mais ça n’avait pas tourné à son avantage.

— Quand tu l’as pris en main, Ôhinata n’était pas là. Elle n’était pas partie chez elle. Elle était sans doute simplement allée se laver les mains…

Elle hocha légèrement la tête.

Hier, après ce « oui », un courant d’air glacé parcourait la salle, donc j’étais allé fermer les fenêtres. La raison de ce courant était probablement que la porte était restée ouverte. Mais lorsque Ibara était arrivée, je me souvenais très bien qu’elle avait ouvert la porte.

Quelqu’un avait donc dû la refermer entre-temps.

Et ce quelqu’un, c’était probablement Ôhinata. Elle avait dû revenir, voir Chitanda avec son téléphone en main, et partir immédiatement.

— Le téléphone d’Ôhinata a vibré sur mon dictionnaire.

Chitanda commença à expliquer.

— Ôhinata est partie se laver les mains, donc elle n’était plus là. J’ai pensé que ce n’était peut-être pas mon rôle de décrocher, mais si c’était important… Alors je l’ai pris. Je crois avoir appuyé sur un bouton, et il a cessé de vibrer. Si j’ai dit « oui », c’est que j’ai dû croire que ça avait décroché. Mais je n’ai entendu aucune voix.

Elle baissa les yeux.

— Comme ce n’était pas le mien, j’avais peur de le casser… Je me souviens que tu m’as appelée. Maintenant que j’y pense, j’aurais dû te demander de m’aider.

Le récit de Chitanda confirmait tout. Elle croyait que l’appel avait été décroché. En réalité, le vibreur s’était juste arrêté de lui-même.

Peut-être un message, peut-être un appel manqué qui avait expiré avant de décrocher. Peu importait : aucune communication n’avait été établie.

Mais Ôhinata ne pouvait pas le savoir.

— Elle est revenue. Elle t’a vue tenir son téléphone.

Chitanda ravala ses mots.

— Elle m’a regardée… d’une manière que je n’avais jamais vue. Je n’ai même pas réussi à parler. Elle a repris son téléphone et m’a dit « au revoir » d’une voix glaciale, comme si elle disparaissait à jamais. Et elle est partie. Je suis stupide, n’est-ce pas ? C’est là que j’ai compris l’ampleur de ma bêtise.

— Ce n’était qu’un téléphone.

— Pour moi, oui. Mais…

Elle esquissa un sourire amer.

— Chacun tient à certaines choses.

Sa voix devint presque un souffle.

— Comme je n’en ai pas moi-même, je ne pouvais pas deviner à quel point elle y tenait. Maintenant je comprends : pour certains, c’est comme un journal intime… peut-être même plus précieux encore. Si un ami lisait ton journal en cachette, ce serait suffisant pour rompre toute relation, n’est-ce pas ? Chacun a ses secrets… Je pensais le savoir. Alors il est normal qu’elle soit furieuse.

Je pouvais comprendre son raisonnement. Le parallèle n’était pas idiot.

— Et maintenant ? demandai-je.

— Je comptais m’excuser après être rentrée au lycée. Hier, je n’ai même pas réussi à faire ça.

C’était logique, venant de Chitanda. Si elle s’excusait sincèrement, Ôhinata pourrait peut-être lui pardonner. Si tout venait du téléphone.

Mais ce n’était pas le cas.

— Tu devrais renoncer. Ça ne servira à rien.

— Oui.

Elle approuva d’un petit signe de tête.

— Oreki-san, tu m’as dit que ce n’était pas à cause du téléphone, n’est-ce pas ? Si c’est vrai, alors oui… ce serait inutile. Mais dans ce cas…

Elle se tut.

Pour quelqu’un d’ordinairement si lente à comprendre, elle était étrangement lucide dans ces moments-là. Elle leva soudain la tête, et sa voix, empreinte de solitude, tomba entre nous.

— J’ai dû la blesser sans m’en rendre compte, n’est-ce pas ?

Hier, avant d’entrer dans la salle du club, Ôhinata avait fait quelque chose de très étrange : elle s’était suspendue à l’embrasure d’une porte. Comme si elle voulait se décider. En réalité, elle ne cherchait probablement rien d’autre qu’à se donner du courage.

Moi aussi, en allant en salle des profs sans savoir pourquoi j’étais convoqué, il m’arrivait de me gifler légèrement pour me donner de la résolution. Avant d’ouvrir une lettre de ma sœur dont je pressentais le contenu déplaisant, je levais les yeux au ciel en soupirant. Ces petits rites ridicules étaient sûrement les mêmes que les siens.

Autrement dit, Ôhinata s’était dirigée vers la salle hier avec la résolution de quelqu’un décidé à régler les choses une bonne fois pour toutes. Et c’était probablement pour cela qu’elle avait été déçue de me voir entrer avec elle.

Chitanda joignit ses mains devant elle et murmura, la tête baissée :

— Je ne te demande pas de me croire.

— Comment ça ?

— Sur le fait que, si je lui ai fait du mal, ce n’était pas intentionnel. Que, si je n’ai pas été une bonne senpai pour elle, ce n’était pas par indifférence. Que je ne comprends même pas ce que j’ai pu faire de travers. Je ne te demande pas de me croire.

Pourquoi disait-elle cela maintenant ? Je n’y comprenais rien. Il lui arrivait parfois de parler comme si la logique n’avait plus cours.

— Il est trop tard pour ça.

— Oui… je sais.

— Si tu pensais vraiment lui avoir fait du mal, jamais tu n’aurais arrêté en plein milieu du marathon. Pas exprès. Pas un jour aussi fatigant.

Elle releva brusquement la tête, surprise. Je détournai les yeux.

C’était un pari. Un pari insensé, basé sur des « je ne pense pas que… » et des intuitions irrationnelles.

Mais ce pari reposait sur une année passée à ses côtés. Sur les fragments d’elle que j’avais découverts. Même minimes, ils existaient.

Et je refusais de croire qu’elle avait chassé une nouvelle recrue.

Je regardai du coin de l’œil Chitanda, debout entre les troncs immenses et la lumière tachetée qui filtrait des branches. Elle ressemblait à une enfant perdue qu’on aurait enfin retrouvée.

— Oreki-san, je…

Mais je n’avais plus le temps. Son groupe était le dernier des première. Je devais tout savoir avant qu’Ôhinata ne nous rattrape.

— Alors, qu’est-ce que vous vous êtes dit hier ?

Elle sembla hésiter, puis hocha résolument la tête.

— Je comprends. Je vais tout t’expliquer.

Puis, dans un souffle presque inaudible :

— Mais, quoi qu’il en soit, c’était juste une conversation banale après les cours…

4. Présent : 14,6 km ; 5,4 km restants

— Hier, je révisais mes cours d’anglais. Je sentais que quelqu’un se trouvait dans le couloir. Comme c’était particulièrement calme, j’entendais distinctement les bruits de pas. Impossible cependant de savoir de qui il s’agissait avant de te voir entrer toi-même dans la salle. Et j’ai compris que la personne avec qui tu parlais était Ôhinata. Je sentais vraiment comme un mur entre Ôhinata et moi. Elle me saluait toujours avec une politesse excessive, presque distante. C’est pour ça que j’étais vraiment heureuse lorsqu’elle a commencé à me parler spontanément, hier. Au début, nous avons discuté du manuel posé sur ma table. Elle disait qu’elle n’était pas très douée en anglais, que les maths seraient sûrement plus utiles, et elle m’a demandé dans quelles matières j’étais forte.

Ça me semblait une conversation parfaitement banale. Puis le sujet a dérivé sur la météo. Avec la Coupe Hoshigaya le lendemain, Ôhinata me disait qu’elle espérait qu’il pleuvrait. Comme je la croyais sportive, je lui ai répondu que je ne m’attendais pas à l’entendre dire ça. Elle a ri et m’a dit : « Courir parce que j’aime ça et courir parce c’est obligatoire, ce sont deux choses complètement différentes ». Mais, rétrospectivement, j’ai eu l’impression que cette conversation était… préparée d’avance. Comme si elle avait décidé de chaque phrase avant de venir.

D’un coup, elle s’est interrompue, comme si elle voulait dire autre chose. Je ne l’ai pas incitée, mais je ne l’ai pas empêchée non plus. Pourtant, elle a pris une petite inspiration et, avec son entrain habituel, m’a dit : « Ibara-senpai n’est pas là aujourd’hui, hein. » J’ignorais si Mayaka-san comptait venir ou non, alors j’ai répondu naturellement : « Je suppose. Peut-être qu’elle est partie au club de manga ? » Mais aussitôt après l’avoir dit, j’ai compris ma bourde, et j’ai corrigé : « Ah oui, c’est vrai, elle a quitté le club. » Je me souviens que dès que j’ai prononcé ces mots, Ôhinata s’est légèrement penchée vers moi, curieuse.

— Quoi ? Ibara-senpai était au club de manga ?

— Oui. Elle dessine vraiment très bien. Je crois qu’elle avait des amis là-bas, mais au fond, je pense que c’est mieux pour elle d’être partie.

— À ces mots, Ôhinata se crispa légèrement :

— Ibara-senpai a rejoint ce club parce qu’elle aimait le manga, non ? Si elle y avait des amis, pourquoi ce serait « mieux » qu’elle soit partie ?

— J’étais un peu embarrassée. Je savais à quel point Mayaka-san avait souffert dans ce club. Et comme elle n’en parlerait jamais d’elle-même à Ôhinata-san, je ne savais pas s’il était juste d’évoquer tout cela sans sa permission. Alors j’ai parlé très vaguement, en prenant soin de ne rien révéler de précis :

— Voyons… Je pense que Mayaka-san garde malgré tout une certaine affection pour le club, mais… il y avait beaucoup de membres dont les opinions différaient des siennes. Même si chacun aurait pu faire un effort pour s’entendre, cela restait difficile. L’an dernier, elle a beaucoup supporté de choses. Et puis… chercher l’harmonie quand chacun tient à ses propres idées est très éprouvant. Même si elle peut avoir quelques regrets, je crois qu’elle a fait le bon choix en quittant le club.

— Ôhinata-san m’écoutait avec une attention inhabituelle, presque en scrutant mes yeux. Puis elle inclina la tête devant moi, très poliment, et a dit : « Même comme ça, on ne devrait pas juste les abandonner, non ? ». Le terme « Abandonner » était violent. Tu le sais aussi bien que moi, Oreki-san : Mayaka-san s’était volontairement isolée du groupe dominant du club de manga. Mais si l’on considère uniquement ceux qui l’admiraient, la minorité, on peut effectivement dire qu’en quittant le club, elle les a « abandonnés ». Pensant que c’était ce que voulait dire Ôhinata-san, j’ai répondu ainsi :

— C’était dur pour elle, mais elle devait penser à elle aussi. Malgré tout ce qu’elle a enduré, personne au club n’est venu l’aider. À vrai dire, elle n’avait aucune raison de provoquer un conflit. Elle aurait pu rester en retrait, faire comme si seul le manga l’intéressait. Mais… c’était trop tard, et Mayaka-san n’est pas quelqu’un qui pourrait agir ainsi. Si elle devait partir un jour, alors… tu ne trouves pas que c’était mieux de le faire au début de la nouvelle année scolaire ?

— Ôhinata-san resta silencieuse longtemps. Cela m’a émue qu’elle réfléchisse autant à ce que ressentait Mayaka-san. Puis elle a souri. Un sourire factice, tellement factice que même moi je pouvais le remarquer. Elle s’est levée et a dit : « Je suppose qu’elle n’a pas choisi un mauvais moment, alors. » Elle ajouta ensuite un « Excuse-moi un instant », et elle est sortie de la salle. Oreki-san, je ne comprends rien ! Je n’ai pourtant rien dit d’inhabituel hier après les cours !

  1. Présent : 14,6 km ; 5,4 km restants

Je comprenais ce que disait Chitanda. Certes, si l’on s’en tenait à ce qu’elle racontait, toute l’histoire se résumait à : « Chitanda s’inquiétait pour Ibara et soutenait sa décision. » Étrange ou non, rien ne concernait directement Ôhinata. Cependant, moi, j’avais entendu plusieurs autres récits. En les ajoutant au sien, je commençais à percevoir la nature véritable de ce mur invisible derrière lequel Ôhinata s’était enfermée. Et je sentais monter en moi quelque chose qui expliquait ce qui avait bouillonné chez elle.

Ôhinata pensait que Chitanda était une senpai terrifiante. Chitanda pensait qu’elle avait poussée Ôhinata au point de la faire quitter. Avant même le début de la Coupe Hoshigaya, j’avais compris que quelque chose clochait.

Satoshi l’avait dit dès le début : il trouvait étonnant que j’aie réussi à recruter une nouvelle élève. Moi, je n’y attachais aucune importance. Après tout, nous ne faisions presque rien dans ce club. Qu’Ôhinata rejoigne ou parte… cela ne changeait rien pour moi.

Mais je ne voulais pas laisser une incompréhension empoisonnée planer entre elles. Si c’était moi qui avais été mal compris, je n’y aurais pas prêté attention.
Mais ce n’était pas le cas.

— Est-ce qu’il y a autre chose que je devrais savoir ?

Il ne restait, en théorie, rien d’essentiel. Mais il y avait quelque chose que j’avais décidé de demander à Chitanda avant même le départ de la course.

En revoyant le fil de mes souvenirs jusqu’au sanctuaire Mizunashi, j’avais compris qu’il existait un point que seule Chitanda pouvait confirmer.
Cela avait paru étrange le jour où c’était arrivé. Maintenant, je voyais pourquoi.

— Oui. Je voudrais juste te poser une dernière question.

— Vas-y.

— Cela concerne le jour où nous sommes allés au café tenu par le cousin d’Ôhinata. Avant qu’on parte, Ôhinata t’a posé une question. Elle voulait savoir si tu connaissais une certaine élève de seconde.

Comme prévu, Chitanda s’en souvint immédiatement.

— Oui, c’était Agawa-san.

— Qui est-elle ?

Ce jour-là, si je me rappelais bien, Chitanda avait répondu sans hésiter lorsque Ôhinata lui avait demandé si elle connaissait cette fille. J’avais naturellement supposé qu’elles avaient un lien quelconque.

— Eh bien… je ne sais rien d’elle, en réalité.

— Vraiment ?

— Tout ce que je sais, c’est qu’elle est en seconde A.

— Même sans la connaître, tu sais dans quelle classe elle est ?

— Même toi, tu devrais savoir, Oreki-san.

Moi ?

Chitanda avait une mémoire phénoménale des noms et visages. Qu’elle se souvienne d’une seconde ne m’étonnait pas. Mais moi ?

Il n’y avait presque aucune occasion d’apprendre le nom d’un kôhai. Je baissai la tête en réfléchissant.

Seconde A. Sachi Agawa.

— Quelqu’un que je devrais connaître… Agawa… Agawa…

— Allez.

Chitanda m’interrompit soudainement.

Elle n’essayait pas de se moquer, j’en étais sûr.  

Et pourtant, d’un coup, tout s’éclaira.

Agawa, classe A.

Elle occupait sans doute le numéro de place le plus évident : celui obtenu par les meilleures notes à l’entrée.

— C’était la représentante des élèves à la cérémonie d’entrée ?

— C’est exact.

Chitanda acquiesça.

— Le premier garçon et la première fille de la classe A, Naoya Aikura-san et Sachi Agawa-san, ont pris la parole au nom des élèves lors de la cérémonie d’entrée.

Elle ne posait pas cette question pour tester la mémoire de Chitanda.

— Tu sais quelque chose d’autre sur elle ?

— Elle avait les cheveux extrêmement longs. Je ne l’ai vue que de dos, alors c’est tout ce dont je me souviens.

Ôhinata, elle, ignorait sans doute ce détail. J’avais fini de demander tout ce que je voulais comprendre. Il ne restait plus qu’à parler à Ôhinata.

Je ne pouvais pas dire que j’étais serein. J’aurais presque voulu faire comme Ôhinata et aller m’étirer en hauteur pour me donner du courage.

— Très bien, ça me suffit. Je devrais pouvoir gérer la suite. Tu devrais retourner sur le parcours.

Je relevai la tête.

Les yeux de Chitanda occupaient tout mon champ de vision.

Je me reculais tandis qu’elle me disait :

— Je suis désolée, Oreki-san. Je te laisse le reste. Ôhinata ne m’écoutera sûrement plus. Mais…

Elle inspira profondément.

— Si Ôhinata-san souffre vraiment de quelque chose, pourrais-tu l’aider ? Si un malentendu malheureux est à l’origine de tout ça, pourrais-tu le dénouer ? Je ne te demande pas de la ramener au club de Littérature Classique, mais… pourrais-tu au moins faire cela ?

C’était mon intention depuis le début. Je hochai la tête.

Chitanda inclina légèrement la sienne, puis retourna vers la route en repartant en courant.

[1] La Fête des Garçons, le 5 mai, se célèbre souvent en hissant des banderoles en forme de carpes qui flottent au vent.

[2] Le karaage est une méthode de friture consistant à plonger un aliment dans l’huile après l’avoir simplement couvert d’une fine couche de farine, sans autre panure.

[3] De grands portiques en bois, souvent rouges, que l’on trouve couramment alignés le long des sentiers menant aux sanctuaires.

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